Jon

Val attendait à la porte dans le froid du prélude à l’aube, enveloppée dans une cape en peau d’ours si vaste qu’elle aurait pu convenir à Sam. À côté d’elle se tenait un poney, sellé et bridé, un animal gris hirsute avec un œil blanc. Mully et Edd-la-Douleur se tenaient auprès de Val, improbable couple de gardes. Leur souffle se givrait dans l’air froid et noir.

« Vous lui avez donné un cheval aveugle ? demanda Jon, incrédule.

— Il l’est qu’à demi, m’sire, fit valoir Mully. Sinon, il est bien gaillard. » Il flatta l’encolure du poney.

« Le cheval est peut-être borgne, mais pas moi, déclara Val. Je sais où je dois aller.

— Madame, vous n’êtes pas obligée de faire cela. Les risques…

— … m’appartiennent, lord Snow. Et je suis pas une dame sudière, mais une fille du peuple libre. Je connais la forêt mieux que tous vos patrouilleurs en défroque noire. Elle a pas de fantômes, pour moi. »

J’espère que non. Jon comptait là-dessus, s’en remettant à Val pour réussir où Jack Bulwer le Noir et ses compagnons avaient échoué. Elle n’avait aucun mal à craindre du peuple libre, il l’espérait… mais tous deux ne savaient que trop bien que les sauvageons n’étaient pas seuls aux aguets dans les bois. « Vous avez assez de provisions ?

— Du pain dur, du fromage dur, des gâteaux d’orge, de la morue salée, du bœuf salé, du mouton salé et une outre de vin doux pour me laver la bouche de tout ce sel. Je mourrai pas de faim.

— En ce cas, il est temps de partir.

— Vous avez ma parole, lord Snow. Je reviendrai, avec Tormund ou sans lui. » Val jeta un coup d’œil au ciel. La lune n’était qu’à la moitié de son plein. « Attendez-moi au premier jour de la pleine lune.

— Je le ferai. » Ne me faillis pas, songea-t-il, ou Stannis aura ma tête. « Ai-je votre parole que vous surveillerez de près notre princesse ? » avait demandé le roi, et Jon avait promis qu’il n’y manquerait pas. Mais Val n’est pas princesse. Je le lui ai répété une demi-centaine de fois. C’était une piètre esquive, un triste chiffon pour panser sa parole meurtrie. Jamais son père n’aurait approuvé. Je suis l’épée qui protège les royaumes humains, se remémora Jon, et au bout du compte, cela doit compter davantage que l’honneur d’un seul homme.

La route sous le Mur était aussi ténébreuse et froide que le ventre d’un dragon de glace et aussi sinueuse qu’un serpent. Edd-la-Douleur leur ouvrit la voie pour la traversée, une torche en main. Mully avait les clés des trois portes, où des barreaux en fer noir aussi épais qu’un bras d’homme barraient le passage. Des piquiers à chaque porte portèrent le poing au front face à Jon Snow, mais lorgnèrent sans se cacher Val et son poney.

Lorsqu’ils émergèrent au nord du Mur, par une porte épaisse fraîchement taillée dans du bois vert, la princesse sauvageonne s’arrêta un instant pour contempler le champ couvert de neige où le roi Stannis avait remporté sa bataille. Au-delà attendait la forêt hantée, sombre et silencieuse. La lumière de la demi-lune changeait les cheveux blond miel de Val en argent pâle, et laissait ses pommettes blanches comme neige. Elle prit une profonde inspiration. « L’air a bon goût.

— J’ai la langue trop engourdie pour le savoir. Je ne sens que le froid.

— Le froid ? » Val eut un rire léger. « Non. Quand il fera froid, on aura mal en respirant. Quand viendront les Autres… »

C’était une pensée inquiétante. Six des patrouilleurs qu’avait dépêchés Jon manquaient toujours. Il est trop tôt. Ils peuvent encore revenir. Mais une autre partie de lui insistait : Ils sont morts, jusqu’au dernier. Tu les as envoyés à la mort, et tu recommences avec Val. « Dites à Tormund ce que je vous ai dit.

— Il écoutera peut-être pas vos paroles, mais il les entendra. » Val l’embrassa avec légèreté sur la joue. « Vous avez mes remerciements, lord Snow. Pour le cheval borgne, la morue salée, l’air libre. Pour l’espoir. »

Leurs souffles se mêlèrent, une brume blanche dans l’air. Jon Snow se recula et déclara : « Les seuls remerciements que j’attends sont…

—… Tormund Fléau-d’Ogres. Oui-da. » Val remonta la cagoule de sa peau d’ours. La fourrure brune était considérablement salée de gris. « Avant que je parte, une question. Avez-vous tué Jarl, messire ?

— C’est le Mur qui a tué Jarl.

— Je l’ai entendu dire. Mais je me devais d’être sûre.

— Vous avez ma parole. Je ne l’ai pas tué. » Mais j’aurais pu, si les choses avaient tourné autrement.

« Eh bien, adieu, donc », dit-elle, presque espiègle.

Jon Snow n’était pas d’humeur. Il fait trop froid et trop noir pour jouer, et il est trop tard. « Pour un temps, seulement. Vous reviendrez. Pour l’enfant, si pour aucune autre raison.

— Le fils de Craster ? » Val haussa les épaules. « Il n’est pas de ma famille.

— Je vous ai entendue chanter pour lui.

— Je chantais pour moi-même. Peut-on me faire reproche s’il écoute ? » Un léger sourire caressa ses lèvres. « Ça le fait rire. Oh, très bien. C’est un gentil petit monstre.

— Un monstre ?

— Son nom de lait. Fallait bien que je lui trouve un nom. Veillez à ce qu’il demeure en sécurité et au chaud. Pour sa mère et pour moi. Et tenez-le à distance de la femme rouge. Elle sait qui il est. Elle voit des choses dans ses feux. »

Arya, songea-t-il, en espérant que c’était vrai. « Des cendres et des braises.

— Des rois et des dragons. »

Des dragons, encore. Un instant, Jon les vit presque, lui aussi, lovés dans la nuit, leurs ailes sombres se dessinant contre une mer de flammes. « Si elle savait, elle nous aurait retiré l’enfant. Le fils de Della, pas votre monstre. Un mot à l’oreille du roi y aurait mis un terme. » Et à moi aussi. Stannis aurait considéré cela comme une trahison. « Pourquoi laisser faire si elle savait ?

— Parce que cela lui convenait. Le feu est chose capricieuse. Personne ne peut prévoir dans quel sens ira une flamme. » Val posa un pied dans un étrier, lança sa jambe par-dessus le dos du cheval et regarda Jon du haut de la selle. « Vous souvenez-vous de ce que ma sœur vous a dit ?

— Oui. » Une épée dépourvue de poignée, sans aucun moyen de la saisir sans risque. Mais Mélisandre disait vrai. Même une épée sans poignée vaut mieux qu’une main vide, quand les ennemis vous cernent.

« Bien. » Val fit virer le poney vers le nord. « La première nuit de la pleine lune, donc. » Jon la regarda s’éloigner sur sa monture en se demandant s’il reverrait jamais son visage. Je suis pas une dame sudière, l’entendait-il répéter, mais une fille du peuple libre.

« Elle peut bien raconter ce qu’elle veut, bougonna Edd-la-Douleur tandis que Val disparaissait derrière un bosquet de pins plantons. L’air est si froid que ça fait bel et bien mal de respirer. J’arrêterais bien, mais ça me ferait encore plus mal. » Il se frotta les mains. « Tout ça va mal finir.

— Tu le dis de tout.

— Oui-da, m’sire. Et en général, j’ai raison. »

Mully s’éclaircit la gorge. « M’sire ? La princesse sauvageonne, la laisser partir, y a des hommes qui disent…

— … que je suis à moitié sauvageon moi-même, un tourne-casaque qui a l’intention de vendre le royaume à nos assaillants, aux cannibales et aux géants. » Jon n’avait pas besoin de plonger le regard dans un feu pour savoir ce qu’on racontait sur lui. Le pire était qu’ils ne se trompaient pas, pas complètement. « Les mots sont du vent et, au Mur, le vent souffle toujours. Venez. »

Il faisait encore noir lorsque Jon regagna ses quartiers derrière l’armurerie. Fantôme n’était toujours pas revenu, nota-t-il. Encore en train de chasser. L’énorme loup blanc était plus souvent absent, ces derniers temps, s’éloignant de plus en plus en quête de proie. Entre les hommes de la Garde et les sauvageons de La Mole, les chasseurs avaient dépouillé les collines et les champs jouxtant Châteaunoir ; la région était de toute façon pauvre en gibier. L’hiver vient, songea Jon. Et il vient vite, trop vite. Il se demanda s’il verrait jamais un printemps.

Edd-la-Douleur effectua le voyage jusqu’aux cuisines et revint sans tarder avec une chope de bière brune et un plateau couvert. Sous la cloche, Jon trouva trois œufs de cane frits dans la graisse, une bande de bacon, deux saucisses, un boudin noir et une demi-miche de pain encore chaude du fournil. Il mangea le pain et la moitié d’un œuf. Il aurait également avalé le bacon, mais le corbeau s’en empara avant qu’il en ait eu le loisir. « Voleur », lança Jon tandis que le volatile allait se percher dans un battement d’ailes sur le linteau de la porte pour dévorer sa prise.

« Voleur », admit le corbeau.

Jon essaya une bouchée de saucisse. Il se lavait la bouche du goût avec une gorgée de bière quand Edd revint annoncer que Bowen Marsh attendait au-dehors. « Othell l’accompagne, et le septon Cellador. »

Ça n’a pas traîné. Il se demanda qui colportait les nouvelles et s’il y en avait plus d’un. « Fais-les entrer.

— Ouais, m’sire. Zallez devoir surveiller vos saucisses, avec c’te équipe. Zont le regard affamé, tous. »

Affamé n’était pas le mot qu’aurait employé Jon. Le septon Cellador apparaissait hagard et assommé, en grand besoin de reprendre le dessus sur le dragon qui l’avait incendié, tandis qu’Othell Yarwyck, Premier Ingénieur, donnait l’impression d’avoir gobé quelque chose qu’il n’arrivait pas tout à fait à digérer. Bowen Marsh était furibond. Jon le lisait dans ses yeux, dans la tension autour de sa bouche, dans la rougeur de ses joues rebondies. Une rougeur qui ne vient pas du froid. « Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il. Puis-je vous offrir à manger ou à boire ?

— Nous avons déjeuné dans les salles communes, répondit Marsh.

— Je dis pas non à un supplément. » Yarwyck se coula sur une chaise. « C’est bien aimable à vous de proposer.

— Du vin, peut-être ? suggéra le septon Cellador.

Grain, hurla le corbeau du haut de son linteau. Grain, grain.

— Du vin pour le septon et une assiette pour notre Premier Ingénieur, commanda Jon à Edd-la-Douleur. Et pour l’oiseau, rien. » Il se retourna vers ses visiteurs. « Vous êtes venus me voir à propos de Val.

— Et d’autres sujets, dit Bowen Marsh. Les hommes s’inquiètent, messire. »

Et qui t’a désigné pour parler en leur nom ? « Moi aussi. Othell, comment avance la tâche, sur Fort Nox ? J’ai reçu une lettre de ser Axell Florent, qui se fait appeler la Main de la Reine. Il m’informe que la reine Selyse ne se satisfait pas de ses quartiers à Fort-Levant et qu’elle désire venir s’installer immédiatement dans le nouveau siège de son époux. Est-ce que ce sera possible ? »

Yarwyck haussa les épaules. « La plus grosse partie du donjon est réparée et on a retoituré les cuisines. Faudrait qu’elle ait des vivres, des meubles, et du bois de chauffage, notez bien, mais ça pourrait aller. Y a pas autant de confort qu’à Fort-Levant, c’est sûr. Et on est loin des navires, si Sa Grâce avait envie de nous quitter, mais… oui-da, elle pourrait y vivre, même s’il faudra des années avant que la place ressemble à un castel convenable. Plus tôt, si j’avais davantage d’ouvriers.

— Je pourrais te proposer un géant. »

L’offre fit sursauter Othell. « Le monstre dans la cour ?

— Il se nomme Wun Weg Wun Dar Wun, me dit Cuirs. Ce n’est pas d’une prononciation facile, je sais. Cuirs l’appelle Wun Wun, et ça paraît suffire. » Wun Wun ressemblait fort peu aux géants des contes de sa vieille nounou, ces énormes créatures sauvages qui mêlaient du sang à leur gruau d’avoine du matin et dévoraient des bœufs entiers, avec le poil, la peau et les cornes. Ce géant-ci ne mangeait pas de viande du tout, mais il ne faisait aucun quartier quand on lui servait une hotte de racines, broyant oignons et navets, et même des panais, crus et durs, entre ses grandes dents carrées. « C’est un travailleur vaillant, bien qu’on ait parfois des difficultés à lui faire comprendre ce qu’on veut. Il parle plus ou moins la Vieille Langue, mais pas un mot de la Langue Commune. Infatigable, toutefois, et d’une force prodigieuse. Il pourrait abattre l’ouvrage d’une douzaine d’hommes.

— Je… messire, jamais les hommes ne… Les géants mangent de la chair humaine, je crois… Non, messire, je vous en sais grand gré, mais j’ai pas assez d’hommes pour surveiller une telle créature, il… »

Jon n’en fut pas surpris. « Comme tu voudras. Nous garderons le géant ici. » À dire le vrai, il aurait regretté de se séparer de Wun Wun. T’y connais rien, Jon Snow, aurait pu commenter Ygrid, mais Jon discutait avec le géant à chaque occasion qui se présentait, par le truchement de Cuirs ou d’un des représentants du peuple libre qu’ils avaient ramenés du bosquet, et en apprenait tant et plus sur son peuple et son histoire. Il regrettait seulement que Sam ne fût pas présent pour coucher les histoires par écrit.

Non qu’il fût aveugle au danger que posait Wun Wun. Le géant réagissait avec violence quand il se sentait menacé, et ces mains énormes étaient de taille à déchirer un homme en deux. À Jon, il rappelait Hodor. Hodor, en deux fois plus grand, deux fois plus fort et moitié moins malin. Voilà une perspective qui pourrait dégriser même le septon Cellador. Mais si Tormund a des géants avec lui, Wun Weg Wun Dar Wun pourrait nous aider à traiter avec eux.

Le corbeau de Mormont grommela sa mauvaise humeur quand la porte s’ouvrit en dessous de lui, annonçant le retour d’Edd-la-Douleur avec une carafe de vin et une assiette d’œufs et de saucisses. Bowen Marsh attendit avec une impatience visible pendant qu’Edd versait, ne reprenant que lorsqu’il fut de nouveau sorti. « Tallett est un brave homme, et il est populaire et Emmett-en-Fer s’est révélé excellent maître d’armes, dit-il alors. Cependant, on raconte que vous voulez les envoyer au loin.

— Nous avons besoin de braves, à Longtertre.

— La Tanière aux Putes, ont commencé à l’appeler les hommes, déclara Marsh, mais peu importe. Est-il vrai que vous avez l’intention de remplacer Emmett par ce sauvage, ce Cuirs, comme maître d’armes ? On réserve le plus souvent cette charge aux chevaliers, ou au moins aux patrouilleurs.

— Cuirs est un sauvage, oui, admit Jon avec douceur. Je peux en attester. J’ai pris sa mesure dans la cour d’exercice. Il est aussi dangereux avec une hache de pierre que la plupart des chevaliers avec de l’acier forgé dans un château. Je vous l’accorde, il n’est pas aussi patient que je le souhaiterais, et certains des jeunes sont terrifiés par lui… mais tout cela n’est pas forcément une mauvaise chose. Un jour, ils se retrouveront dans un vrai combat, et une certaine accoutumance à la terreur leur sera utile.

— Mais c’est un sauvageon !

— Il l’était, jusqu’à ce qu’il prononce les vœux. Désormais, il est notre frère. Un frère capable d’enseigner aux jeunes plus que l’art de l’épée. Apprendre quelques mots de la Vieille Langue et un peu des coutumes du peuple libre ne leur ferait aucun mal.

Libre, bougonna le corbeau. Grain. Roi.

— Les hommes n’ont pas confiance en lui. »

Lesquels ? aurait pu demander Jon. Combien d’entre eux ? Mais cela l’entraînerait sur un chemin où il ne tenait pas à s’aventurer. « Je regrette de l’apprendre. Y a-t-il autre chose ? »

Le septon Cellador prit la parole. « Le jeune, ce Satin. On dit que vous avez l’intention d’en faire votre aide de camp et écuyer, à la place de Tallett. Messire, ce jeune homme est un bardache… Un… j’ose à peine… un bougre fardé des bordels de Villevieille. »

Et toi, tu es un ivrogne. « Ce qu’il était à Villevieille ne nous concerne en rien. Il apprend vite et a l’esprit vif. Les autres recrues l’ont d’abord méprisé, mais il les a gagnées à lui et en a fait des amis. Il est intrépide au combat et sait même lire et écrire, plus ou moins. Il devrait être capable d’aller chercher mes repas et de seller mon cheval, vous ne croyez pas ?

— Probablement, répondit Bowen Marsh, le visage de marbre, mais cela ne plaît pas aux hommes. Traditionnellement, les écuyers du lord Commandant sont des jeunes gens de bonne naissance qu’on prépare au commandement. Pensez-vous, messire, que les hommes de la Garde de Nuit suivront jamais un bougre à la bataille ? »

La mauvaise humeur de Jon fulgura. « Ils ont suivi bien pire. Le Vieil Ours a laissé quelques notes de mise en garde sur certains hommes, à l’intention de son successeur. Nous avons à Tour Ombreuse un cuisinier qui prenait plaisir à violer les septas. Il se vantait d’imprimer au fer rouge sur sa chair une étoile à sept branches pour chacune d’elles. Il a le bras gauche couvert d’étoiles du poignet au coude, et des étoiles marquent également ses mollets. À Fort-Levant, nous avons un homme qui a incendié la maison de son père et barricadé la porte. Toute sa famille a péri brûlée vive, ils étaient neuf. Quoi que Satin ait pu faire à Villevieille, il est désormais notre frère, et sera mon écuyer. »

Le septon Cellador but un peu de vin. Othell Yarwyck embrocha une saucisse avec son poignard. Bowen Marsh était assis, le visage rubicond. Le corbeau battit des ailes en s’écriant : « Grain, grain, tuer. » Finalement, le lord Intendant s’éclaircit la gorge. « Votre Seigneurie sait ce qui vaut mieux, j’en suis convaincu. Puis-je m’interroger sur ces cadavres dans les cellules de glace ? Ils mettent les hommes mal à l’aise. Et les placer sous garde ? Assurément, c’est gaspiller deux hommes, à moins que vous ne craigniez qu’ils…

— … se relèvent ? Mais je prie pour cela. »

Le septon Cellador blêmit. « Que les Sept nous préservent. » Du vin dégoulina sur son menton en un filet rouge. « Lord Commandant, les spectres sont des monstres, des créatures contre nature. Des abominations aux yeux des dieux. Vous… vous n’avez quand même pas l’intention de discuter avec eux ?

— Mais peuvent-ils parler, seulement ? lui demanda Jon Snow. Je ne le crois pas, bien que je ne puisse prétendre le savoir. Des monstres, certes, ils le sont ; toutefois ils étaient des hommes avant que de mourir. Quelle part en subsiste-t-il ? Celui que j’ai tué avait résolu de tuer le lord Commandant Mormont. À l’évidence, la créature se rappelait qui il était et où le trouver. » Mestre Aemon aurait saisi son intention, Jon n’en doutait pas ; Sam Tarly aurait été terrifié, mais il aurait compris, lui aussi. « Le seigneur mon père me disait toujours qu’un homme doit connaître ses ennemis. Nous comprenons peu de chose des spectres, et moins encore des Autres. Nous avons besoin d’apprendre. »

Cette réponse ne leur plut pas. Le septon Cellador tripota le cristal qui pendait à son cou et dit : « Je trouve tout cela très imprudent, lord Snow. Je prierai l’Aïeule de brandir sa brillante lanterne afin de vous guider sur le sentier de la sagesse. »

La patience de Jon Snow était à bout. « Nous pourrions tous profiter d’un surplus de sagesse, j’en ai la conviction. » T’y connais rien, Jon Snow. « À présent, si nous parlions de Val ?

— Alors, c’est vrai ? demanda Marsh. Vous l’avez libérée.

— Au-delà du Mur. »

Le septon Cellador eut un petit hoquet. « La prise du roi. Sa Grâce sera fort courroucée de la découvrir partie.

— Val reviendra. » Avant Stannis, si les dieux sont bons.

— Qu’en savez-vous ? répliqua Bowen Marsh.

— Elle me l’a dit.

— Et si elle mentait ? S’il lui arrivait quelque malheur en chemin ?

— Eh bien, en ce cas, vous aurez peut-être l’occasion de choisir un lord Commandant plus à votre goût. Jusque-là, je le crains, vous devrez me souffrir. » Jon but une gorgée de bière. « Je l’ai envoyée à la rencontre de Tormund Fléau-d’Ogres pour lui apporter ma proposition.

— Si ce n’est pas indiscret, quelle est cette offre ?

— La même que j’ai faite à La Mole. De la nourriture, un abri et la paix, s’il veut joindre ses forces aux nôtres, combattre notre ennemi commun, nous aider à tenir le Mur. »

Bowen Marsh ne parut pas surpris. « Vous avez l’intention de le laisser passer. » Sa voix suggérait qu’il le savait depuis le début. « De lui ouvrir les portes, à lui et à ses fidèles. Par centaines. Par milliers.

— S’il lui en reste autant. »

Le septon Cellador fit le signe de l’étoile. Othell Yarwyck émit un grognement. « Certains pourraient qualifier cela de trahison, reprit Bowen Marsh. Ce sont des sauvageons. Des barbares, des pillards, des violeurs, des animaux plus que des hommes.

— Tormund n’est rien de tout cela, riposta Jon, pas plus que ne l’était Mance Rayder. Mais même si chacun des mots que vous avez prononcés était vrai, ils demeurent des hommes, Bowen. Des vivants, aussi humains que vous et moi. L’hiver vient, messeigneurs, et quand il sera ici, nous les vivants aurons besoin de nous unir face aux morts.

Snow, criailla le corbeau. Snow, Snow. »

Jon l’ignora. « Nous avons interrogé les sauvageons que nous avons ramenés du bosquet. Plusieurs d’entre eux nous ont rapporté une intéressante histoire, sur une sorcière des bois appelée la mère Taupe.

— La mère Taupe ? répéta Bowen Marsh. Un nom assez invraisemblable.

— Apparemment, elle se serait établie dans un terrier sous un arbre creux. Vraisemblable ou non, elle a eu la vision d’une flotte de vaisseaux qui venaient pour transporter le peuple libre vers la sécurité de l’autre côté du détroit. Des milliers de ceux qui ont fui la bataille ont été assez désespérés pour la croire. La mère Taupe les a tous conduits jusqu’à Durlieu, afin d’y prier en attendant le salut venu de l’autre bord de la mer. »

Othell Yarwyck grimaça. « Je suis pas patrouilleur, mais… c’est un endroit mal famé, Durlieu, à c’ qu’on dit. Maudit. Même votre oncle le disait, lord Snow. Pourquoi voudraient-ils s’en aller là-bas ? »

Jon avait une carte étalée devant lui sur la table. Il la retourna pour qu’ils puissent la voir. « Durlieu se situe sur une anse abritée et possède une rade naturelle assez profonde pour les plus gros vaisseaux. Le bois et la pierre abondent dans les parages. Les eaux regorgent de poisson, et il y a des colonies de phoques et de morses à proximité.

— Tout ça est vrai, j’en doute pas, admit Yarwyck, mais c’est pas un endroit où j’aimerais passer la nuit. Vous connaissez l’histoire. »

Il la connaissait. Durlieu était en bonne voie de devenir une ville, la seule véritable au nord du Mur, jusqu’à la nuit, six cents ans plus tôt, où l’enfer l’avait avalée. Ses habitants avaient été réduits en esclavage ou abattus pour leur viande, selon la version de l’histoire que vous préfériez, les foyers et leurs palais consumés dans un incendie qui avait sévi avec tant d’ardeur que les guetteurs sur le Mur, loin au sud, avaient cru voir le soleil se lever au Nord. Par la suite, des cendres avaient plu sur la forêt hantée et la mer Grelotte pendant presque la moitié d’une année. Des marchands rapportèrent n’avoir trouvé qu’une dévastation de cauchemar à l’endroit où s’était dressé Durlieu, un paysage d’arbres calcinés et d’os carbonisés, d’eaux grosses de cadavres gonflés, de cris à vous glacer le sang sortant de l’embouchure des grottes qui ponctuaient la grande falaise dominant la colonie.

Six siècles avaient passé depuis cette nuit-là, mais Durlieu restait honni. La nature sauvage avait reconquis le site, avait-on dit à Jon, mais des patrouilleurs affirmaient que les ruines envahies de végétation étaient hantées par des goules, des démons et des revenants embrasés avec un goût malsain pour le sang. « Ce n’est pas non plus le genre de refuge que je choisirais, reconnut Jon, mais on a entendu la mère Taupe prêcher que le peuple libre trouverait le salut où ils avaient jadis trouvé la damnation. »

Le septon Cellador fit une moue. « Le salut ne s’atteint qu’à travers les Sept. Cette sorcière les a tous condamnés.

— Et sauvé le Mur, peut-être, fit observer Bowen Marsh. Ce sont d’ennemis que nous parlons. Qu’ils aillent prier dans les ruines, et si leurs dieux leur envoient des navires pour les emporter vers un monde meilleur, fort bien. Dans ce monde-ci, nous n’avons pas de nourriture à leur donner. »

Jon plia les doigts de sa main d’épée. « Les galères de Cotter Pyke croisent parfois au large de Durlieu. Il me dit qu’il n’y a aucun refuge, là-bas, en dehors des grottes. Les cavernes qui hurlent, comme les appellent ses hommes. La mère Taupe et ceux qui l’ont suivie vont périr là-bas, de froid et de faim. Par centaines. Par milliers.

— Des milliers d’ennemis. Des milliers de sauvageons. »

Des milliers de gens, songea Jon. Des hommes, des femmes, des enfants. La colère monta en lui, mais quand il parla, sa voix était tranquille et froide. « Êtes-vous si aveugles, ou est-ce que vous ne voulez pas voir ? Que croyez-vous qu’il adviendra quand tous ces ennemis seront morts ? »

Au-dessus de la porte, le corbeau marmotta : « Morts, morts, morts.

— Ce qu’il adviendra, laissez-moi vous le raconter, poursuivit Jon. Les morts se lèveront de nouveau, par centaines et par milliers. Ils se lèveront comme des spectres, avec des mains noires et de pâles yeux bleus, et ils viendront nous chercher. » Il repoussa sa chaise pour se mettre debout, les doigts de sa main d’épée s’ouvrant et se refermant. « Vous avez ma permission de vous retirer. »

Le septon Cellador se leva, le visage gris et suant, Othell Yarwyck avec raideur, Bowen Marsh, blême, les lèvres pincées. « Merci de nous avoir accordé de votre temps, lord Snow. » Ils sortirent sans ajouter un mot.

Загрузка...