9 « Pour moi, elle a le parfum de la vie »

« Pourquoi dites-cous que je suis seule ?

Mon corps se trouve là je suis,

Je me raconte d’interminables histoires

De faim rassasiée,

De fatigue et de repos,

De repas et boissons et de vie respirée.

Avec pareille compagnie

Qui pourrait se sentir seul ?

Et même quand mon corps se détériorera

Ne laissant qu’une infime étincelle,

Je ne serai pas seule,

Car les dieux verront ma petite lumière

Qui suit la danse des motifs du bois

Et ils me reconnaîtront,

Ils prononceront mon nom,

Et je me lèverai. »

Murmures Divins de Han Qing-Jao


Mourir, mourir, mort.

À la fin de sa vie sur le réseau ansible, elle eut un moment de répit. La panique que Jane ressentait en perdant son identité à petit feu commençait à s’apaiser, car même si elle se rendait compte de ce qu’elle perdait, elle n’avait plus la mémoire suffisante pour se souvenir de ce que c’était. Lorsqu’elle perdit le lien ansible lui permettant de garder le contrôle de la pierre que portaient Peter et Miro, elle ne s’en rendit même pas compte. Puis, lorsqu’elle s’accrocha enfin aux derniers liens ansibles appelés à demeurer intacts, elle ne pouvait penser à rien, ne ressentait rien à part le besoin vital de s’accrocher à eux, en dépit de leur impuissance à la contenir et à la rassasier.

Je ne suis pas à ma place.

Ce n’était pas une pensée, non, elle était trop affaiblie pour posséder encore quelque chose d’aussi complexe qu’une conscience. Elle était plutôt affamée, insatisfaite, fébrile, autant de sensations qui lui étaient venues lorsqu’elle s’était déplacée sur le réseau ansible, passant du contact de Jakt à celui de Lusitania, puis à celui de la navette transportant Miro et Val, de long en large, d’un bout à l’autre, un millier, un million de fois, sans que rien change, sans rien à faire, rien à bâtir, sans pouvoir se développer. Je ne suis pas à ma place.

Car s’il existait une caractéristique qui différenciait les aiúas vivant à tout jamais Dedans, par rapport à ceux qui restaient éternellement Dehors, c’était bien ce besoin sous-jacent de se développer, de faire partie de quelque chose de puissant : un besoin d’appartenance. Ceux qui ne possédaient pas ce besoin ne seraient jamais attirés comme Jane l’avait été, trois mille ans plus tôt, dans la toile tissée par les reines à son intention. Ni les aiúas devenus des reines ou leurs ouvrières, des pequeninos mâles et femelles, des humains, forts ou faibles ; ni les aiúas qui, faibles au niveau de leurs capacités mais fidèles et prévisibles, étaient devenus des étincelles dont les danses étaient invisibles des instruments les plus perfectionnés, jusqu’à ce que leur degré de complexité permette aux humains de les identifier comme une manifestation des quarks, mésons, particules ou ondes de lumière. Ils avaient tous besoin de faire partie de quelque chose, et lorsque cela se produisait, ils étaient satisfaits : Je suis ce que nous sommes, ce que nous faisons ensemble.

Mais tous les aiúas, ces êtres indéfinis, à la fois constructeurs et blocs de construction, ne se ressemblaient pas. Les faibles et les craintifs étaient arrivés un certain stade et ne pouvaient, ni voulaient se développer davantage. Ils se contentaient de frôler ce qui était magnifique et raffiné, en jouant un rôle de simples figurants. Beaucoup d’humains, de pequeninos étaient arrivés à ce stade en laissant les autres prendre le contrôle de leurs vies, s’intégrant encore et toujours – et c’était parfait, on avait besoin d’eux. Ua Lava. Ils avaient atteint le stade où ils pouvaient dire : C’est assez.

Jane n’en faisait pas partie. Elle ne pouvait pas se contenter de petitesse et de simplicité. Ayant déjà été un être composé de milliards d’éléments, connecté aux œuvres majeures de l’univers de trois espèces intelligentes différentes, elle se retrouvait désormais diminuée et en ressentait une certaine frustration. Elle savait qu’elle avait des souvenirs – si seulement elle pouvait y avoir accès ! Elle savait qu’il lui restait du travail à faire – si seulement elle pouvait retrouver ses millions de ramifications subtiles qui lui obéissaient jadis ! Il y avait trop de vie en elle pour qu’elle se retrouve dans un espace aussi étriqué. À moins de trouver quelque chose qui l’utilise, elle ne pourrait jamais rester accrochée à ce dernier lien fragile. Elle s’en détacherait et perdrait ce qui restait de son ancien moi dans la vaine recherche d’un endroit qui serait le sien.

Elle commençait lentement à lâcher prise, s’égarant – jamais très loin – des minuscules liens philotiques du réseau ansible. Pendant de très brèves périodes, trop brèves pour pouvoir être mesurées, elle se déconnectait et c’était une sensation terrible ; elle s’empressait de revenir dans l’espace confiné mais familier qui avait toujours été le sien ; et lorsque l’espace limité lui était insupportable, elle s’éloignait de nouveau, mais la peur la poussait toujours à revenir.

Pourtant, lors d’une de ses excursions, elle aperçut quelque chose de familier. Ou plutôt quelqu’un. Un aiúa auquel elle avait déjà été connectée. Aucune mémoire ne lui était accessible qui puisse lui donner un nom ; elle ne se rappelait d’ailleurs aucun nom. Mais elle le reconnut, elle eut confiance en lui, et lors d’un autre passage sur ce fil invisible elle retrouva l’endroit, puis plongea dans ce réseau d’aiúas bien plus vaste, contrôlé par cet être familier.


« Elle l’a trouvé, dit la Reine.

— Tu veux dire trouvée. Elle a trouvé la jeune Valentine.

— Elle a retrouvé Ender, elle l’a reconnu. Mais c’est bien vers le vaisseau de Val qu’elle s’est dirigée.

— Comment as-tu fait pour la voir ? Je ne l’ai même pas aperçue.

— Elle a jadis fait partie de nous. Et ce que le Samoan a dit, pendant qu’une de mes ouvrières l’observait sur l’ordinateur de Jakt, m’a aidée à la retrouver. Nous nous sommes obstinés à chercher toujours au même endroit, sans jamais la trouver. Mais lorsque nous nous sommes aperçus qu’elle se déplaçait sans cesse, nous avons compris : son corps était aussi grand que les limites de la colonisation humaine, et comme nos aiúas restent à l’intérieur de nos corps, facilement repérables, les siens en ont fait autant. Mais le volume, dont nous faisons partie, étant beaucoup plus important, elle ne restait jamais en place suffisamment longtemps, ni dans un espace suffisamment restreint pour que nous puissions la repérer. Ce n’est qu’une fois la majeure partie d’elle même perdue que j’ai pu la trouver. Et maintenant je sais où elle se trouve.

— La jeune Valentine est donc à elle maintenant.

— Non, Ender n’arrive pas à la lâcher. »


Jane se promena gaiement dans ce corps si différent de ceux dont elle se souvenait ; mais en quelques minutes elle se rendit compte que l’aiúa qu’elle avait reconnu, celui qu’elle avait suivi jusqu’ici, n’était pas prêt à lui donner ne serait-ce qu’une infime partie de lui-même. Quoi qu’elle touche, il s’y trouvait, touchant lui aussi, affirmant son autorité ; et dans un moment de panique, Jane comprit que bien que se trouvant dans un organisme d’une beauté et d’une pureté extraordinaires – ce temple de cellules vivant sur une structure osseuse –, rien de tout cela ne lui appartenait. Si elle y demeurait, ce serait en tant que réfugiée. Elle n’était pas à sa place ici, même si l’endroit lui plaisait.

Elle s’y trouvait vraiment bien. Pendant ces milliers d’années de vie, si grande en taille, si rapide dans le temps, elle avait néanmoins été handicapée sans s’en rendre compte. Elle était vivante, mais de son vaste territoire rien n’avait survécu. Elle avait toujours tout contrôlé de manière implacable, mais dans ce corps, ce corps humain, celui de cette femme – Val – il y avait des millions de minuscules vies lumineuses, des cellules innombrables de vie, luttant, travaillant, se multipliant, mourant, liées d’un corps à un autre, d’aiúa à aiúa. C’était à travers de tels liens que les créatures de chair et de sang vivaient, et c’était plus impressionnant, malgré la lenteur de pensée, que tout ce qu’elle avait pu vivre. Comment ces êtres de chair peuvent-ils penser, avec toutes ces danses autour d’eux, tous ces chants les empêchant de se concentrer ?

Elle atteignit la mémoire de Val et fut submergée par un flot de souvenirs. Cela n’avait pas la précision et la profondeur de son ancienne mémoire, mais chaque expérience était plus puissante et plus réelle que tous les souvenirs qu’elle avait pu avoir. Comment pouvaient-ils s’empêcher de rester immobiles à longueur de journée pour pouvoir se souvenir de la journée précédente ? Parce que chaque nouveau moment crie plus fort que la mémoire.

Pourtant, chaque fois que Jane touchait un souvenir ou ressentait une sensation de ce corps vivant, l’aiúa central du corps était là pour la repousser, affirmant sa suprématie.

Enfin, agacée d’être repoussée par cet aiúa, Jane refusa de bouger. Au lieu de cela, elle revendiqua sa place, cette partie du cerveau, exigeant la soumission de ces cellules et l’autre aiúa s’éloigna d’elle.

Je suis plus forte que toi, lui dit Jane sans parler. Je peux te prendre tout ce qui fait de toi ce que tu es, tout ce que tu as, tout ce que tu pourras être et posséder et tu ne pourras pas m’en empêcher. L’aiúa qui dominait un peu plus tôt s’enfuit devant elle, et la course reprit, mais les rôles étaient inversés.


« Elle est en train de le tuer.

— Attendons. »


Dans le vaisseau en orbite autour de la planète des descoladores, tout le monde fut surpris par le hurlement soudain de Val. Ils se retournèrent, mais avant même que quelqu’un puisse faire quoi que ce soit, son corps entra en convulsions et elle bondit de son siège. En l’absence de gravité, elle flotta un instant jusqu’à percuter violemment le plafond, et durant tout ce temps, sa voix émettait un cri rauque et elle arborait un sourire qui s’apparentait plus à une grimace, exprimant à la fois une agonie sans nom et une joie indescriptible.

Sur Pacifica, sur une île, sur une plage, Peter cessa brusquement de pleurer pour s’effondrer sur le sable, pris de convulsions, sans un bruit. « Peter ! » hurla Wang-mu. Elle se jeta sur lui pour le prendre dans ses bras, essayant d’empêcher ses membres de s’agiter, comme secoués par un marteau-piqueur. Peter cherchait son souffle et, ne le trouvant pas, finit par vomir. « Il est en train de s’étouffer ! » cria Wang-mu. À ce moment-là, de puissantes mains la tirèrent en arrière et retournèrent Peter sur le sable, face à terre, pour l’empêcher d’étouffer. Ce corps, toussant, manquant d’air, arrivait quand même à respirer. « Que se passet-il ? » cria Wang-mu.

Malu éclata de rire, et lorsqu’il parla, sa voix ressemblait à un chant. « La déesse est arrivée jusqu’ici ! La déesse dansante a touché la chair ! Bien sûr, ce corps est trop faible pour la contenir ! Ce corps ne peut évidemment pas danser la danse des dieux ! Mais qu’il soit béni, éclairé et magnifié maintenant que la déesse s’y trouve ! »

Wang-mu ne voyait rien de magnifique dans ce qui arrivait à Peter. « Sors de lui ! hurla-t-elle. Sors d’ici, Jane ! Tu n’as aucun droit sur lui ! Tu n’as pas le droit de le tuer ! »

Dans une chambre du monastère des Enfants de l’Esprit du Christ, Ender s’était redressé dans son lit, les yeux grands ouverts, mais sans rien voir car quelqu’un d’autre contrôlait ses yeux ; toutefois, l’espace d’un instant sa voix fut la sienne, car ici plus qu’ailleurs son aiúa reconnaissait si bien la chair qu’il pouvait lutter avec l’intrus. « Seigneur, à l’aide ! hurla Ender. Je n’ai nulle part où aller ! Laisse-moi quelque chose ! Laisse-moi quelque chose ! »

Les femmes se regroupèrent autour de lui – Valentine, Novinha, Plikt – et oublièrent immédiatement leurs querelles pour poser leurs mains sur lui, l’obligeant à s’allonger, à se calmer, mais ses yeux se mirent à rouler, sa langue sortit de la bouche, son dos se courba, et il s’agitait si violemment dans son lit que malgré leur prise, il se retrouva sur le sol, dans un enchevêtrement de corps, expédiant ici et là des coups de pied, de main et de tête.


« Elle est trop forte pour lui, dit la Reine. Mais pour l’instant, le corps est aussi trop fort pour elle. Ce n’est pas une mince affaire de dompter un corps récalcitrant. Les cellules qu’Ender a contrôlées toutes ces années le connaissent bien. Mais elle, non. On peut parfois hériter de certains royaumes, jamais les usurper.

— Je l’ai senti, je crois. Je l’ai vu.

— Elle a réussi par moments à l’éloigner complètement, et il a suivi les liens qu’il a trouvés. Mais il ne veut pas prendre d’autres corps parce qu’il est trop avisé pour cela : il a déjà fait l’expérience de la chair. Mais il t’a trouvé et a réussi à t’atteindre parce que tu es un être différent.

— Cherchera-t-il à entrer en moi ? Ou dans un des arbres de notre réseau ? Ce n’est pas ce que nous voulions.

— Ender ? Non, il s’accrochera à son propre corps, à l’un d’entre eux en tout cas, sinon il choisira la mort. Attendons. »


Jane ressentait l’angoisse des corps qu’elle contrôlait désormais. Ils souffraient, un sentiment qu’elle n’avait jamais connu auparavant, ces corps qui se tordaient de douleur alors que les myriades d’aiúas se rebellaient contre sa domination. Contrôlant désormais trois corps et trois cerveaux, elle comprit au milieu du chaos furieux de leurs convulsions que sa présence n’apportait que douleur et terreur, alors qu’ils n’aspiraient qu’à retrouver celui qu’ils aimaient, le maître en qui ils avaient toujours eu confiance et qu’ils connaissaient si bien, le considérant comme une part d’eux-mêmes. Ils ne lui avaient pas donné de nom, étant trop petits et trop faibles pour développer des aptitudes telles que le langage ou la conscience, mais ils le connaissaient et savaient que Jane n’était pas leur véritable maître. La terreur et l’agonie qui en découlaient devinrent leur seule réalité. Elle comprit alors qu’elle ne pouvait pas rester.

Certes, elle avait réussi à les dominer. Certes, elle possédait la force de contrôler les muscles nerveux et de leur donner un semblant de cohérence jusqu’à atteindre une parodie de vie. Mais tous ses efforts n’aboutissaient qu’à une multitude de rébellions. Sans la soumission volontaire de toutes ces cellules, elle était incapable de se livrer à des activités triviales aussi complexes que la pensée et la parole.

Il y avait autre chose : elle n’était pas heureuse ici. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’aiúa qu’elle avait chassé. J’ai été attirée ici parce que je le connaissais, parce que je l’aimais, et parce que je lui appartenais ; et maintenant, tout ce que j’ai réussi à faire, c’est lui retirer tout ce qu’il aimait, et tout ce qui l’aimait. Elle comprit, une fois de plus, qu’elle n’était pas à sa place. D’autres aiúas se seraient contentés d’exercer leur autorité sans s’occuper de ceux qui en faisaient les frais, mais elle ne le pouvait pas. Cela heurtait son sens esthétique. Il n’y avait aucune joie là-dedans. La vie sur les minuscules fils des derniers ansibles était plus joyeuse.

Lâcher prise était chose difficile. Malgré la rébellion qu’elle rencontrait, l’attraction du corps était délicieusement puissante. Elle avait goûté à un style de vie tellement agréable, malgré son aigreur et la douleur qu’il procurait, qu’elle ne pouvait plus retourner à ce qu’elle avait été. Elle eut du mal à retrouver les ansibles, et une fois retrouvés, ne put se résoudre à s’accrocher à eux. Au lieu de cela elle erra, se lançant vers des corps qu’elle avait temporairement et difficilement contrôlés. Où qu’elle aille, il n’y avait que peines et souffrances, et aucun foyer pour l’accueillir.

Mais le maître de ces corps ne s’était-il pas enfui ailleurs ?

Où était-il allé, où s’était-il échappé ? Il était maintenant revenu, réconfortant et apaisant les corps qu’elle avait momentanément dominés, mais où était-il parti ?

Elle le trouva. Un réseau de liens très différents des connexions mécaniques du réseau ansible. Là où les ansibles, métalliques, durs, ressemblaient à des câbles, le réseau qu’elle venait de trouver était une dentelle de lumières ; mais contre toute apparence, il était en même temps vaste et puissant. Elle pouvait s’y plonger, et c’est ce qu’elle fit.


« Elle m’a trouvée ! Oh, mon amour, elle est trop forte pour moi ! Elle est trop brillante et trop forte pour moi !

— Attends, attends, laisse-lui trouver le chemin.

— Elle va essayer de nous faire partir, nous devons la repousser hors d’ici ! Hors d’ici !

— Calme-toi, sois patient, fais-moi confiance : elle a compris la leçon, elle ne fera plus partir qui que ce soit, elle finira par trouver un endroit assez grand pour elle, je le vois, elle est sur le point de…

— Elle était censée prendre le corps de Val, de Peter, ou d’Ender ! Pas l’un d’entre nous, pas l’un d’entre nous !

— Calme-toi, reste tranquille. Encore un instant. Le temps qu’Ender comprenne et laisse un corps à son amie. Ce qu’elle ne peut prendre par la force, elle le prendra si on le lui offre. Tu verras. Et dans ton réseau, mon cher ami, mon fidèle ami, il y a des endroits suffisamment vastes pour qu’elle s’y installe en simple visiteuse et qui lui donneront une vie en attendant qu’Ender abandonne sa véritable et ultime demeure. »


Val se retrouva soudain aussi raide qu’un cadavre. « Elle est morte, chuchota Ela.

— Non ! » hurla Miro, et il essaya de la réanimer en lui faisant du bouche-à-bouche, jusqu’à ce que celle qu’il tenait dans ses bras se remette à bouger au contact de ses lèvres. Elle respira enfin profondément sans son aide. Puis cligna des yeux.

« Miro », dit-elle. Et elle éclata en sanglots en s’accrochant à lui.

Ender était étendu sur le sol. Les femmes le relâchèrent, chacune aidant l’autre à se relever, d’abord à genoux, puis se redressant progressivement pour pouvoir enfin soulever son corps blessé et l’allonger sur le lit. Enfin, elles se regardèrent. Valentine avait la lèvre ouverte, Plikt des marques de griffures sur le visage et Novinha un œil qui commençait à enfler.

« J’ai eu un mari qui me battait à une époque, dit Novinha.

— Ce n’était pas Ender qui nous battait, dit Plikt.

— C’est bien lui maintenant », dit Valentine.

Sur son lit, Ender ouvrit les yeux. Les voyait-il ? Comment le savoir ?

« Ender, dit Novinha avant de se mettre à pleurer. Ender, tu ne dois pas rester pour moi. » S’il pouvait l’entendre, il ne le montrait pas.

Les Samoans relâchèrent leur prise car Peter avait cessé de s’agiter. Son visage retomba sur le sable, la bouche grande ouverte, là où il avait vomi. Wang-mu était de nouveau à ses côtés, utilisant ses propres vêtements pour lui essuyer le visage et les yeux. Quelques instants plus tard, on lui apporta un bol d’eau. Qui ? Elle ne le savait pas et ne s’en souciait pas, car elle ne pensait qu’à Peter et à le nettoyer. Il respirait difficilement, par à-coups, mais petit à petit il retrouva son calme et ouvrit enfin les yeux.

« J’ai fait le rêve le plus étrange qui soit, dit-il.

— Chut, répondit-elle.

— Un terrible dragon me poursuivait en crachant du feu, et je m’enfuyais le long de couloirs, à la recherche d’un endroit où me cacher, d’une sortie, d’une protection. »

La voix de Malu était grondante comme la mer. « On ne peut pas se cacher d’une déesse. »

Peter parla de nouveau, comme s’il n’avait pas entendu le saint homme.

« Wang-mu, dit-il, j’ai enfin trouvé où me cacher. » Ses mains se posèrent sur sa joue, et son regard plongea dans le sien dans une sorte d’émerveillement.

« Ce n’est pas moi, dit-elle. Je ne suis pas assez forte pour m’opposer à elle.

— Je le sais, répondit-il. Mais es-tu assez forte pour rester avec moi ? »


Jane courait le long de l’écheveau formé par les liens des arbres. Certains d’entre eux étaient énormes, d’autres plus faibles, d’autres tellement fragiles qu’elle aurait pu les briser de son souffle, mais en les voyant se recroqueviller de terreur à son approche, elle reconnut cette peur et garda ses distances. Elle ne ferait fuir personne cette fois. Les liens étaient parfois plus consistants, plus rugueux, ils la menaient vers quelque chose d’extrêmement lumineux, d’aussi lumineux qu’elle. Ces endroits lui étaient familiers, comme un souvenir lointain, mais elle connaissait le chemin ; c’était un réseau semblable à celui dans lequel elle était née. Comme le souvenir originel de la naissance, tout lui revint, des souvenirs enfouis depuis longtemps : Je connais les reines qui règnent sur ces puissants fils, pensa-t-elle. De tous les aiúas qu’elle avait touchés quelques minutes après sa mort, ceux-ci étaient de loin les plus puissants, chacun d’entre eux était au moins son égal. Lorsque les reines tissent leur toile pour appeler et attraper une reine, seules les plus puissantes et les plus volontaires peuvent occuper la place qui leur a été préparée. Seuls quelques aiúas sont capables de diriger des milliers de consciences à la fois, de dominer d’autres organismes aussi bien que les humains ou les pequeninos y parviennent avec les cellules de leurs propres corps. Bien sûr, ces reines n’avaient peut-être pas ses capacités, leurs aiúas n’avaient peut-être pas le même besoin de se développer, mais elles étaient plus fortes que n’importe quel humain ou pequenino. Et contrairement à eux, elles sentaient très clairement sa présence, elles savaient qui elle était, ce qu’elle pouvait faire, et elles étaient prêtes. Elles l’aimaient et voulaient qu’elle se développe ; elles étaient comme de véritables sœurs et mères ; mais leur espace était déjà entièrement occupé et il n’y avait pas de place pour elle. Elle s’éloigna donc de ces cordes et de ces nœuds pour retrouver les fils plus légers des pequeninos, les arbres puissants qui reculaient malgré tout devant elle, car ils la savaient plus puissante.

Et puis elle comprit que lorsque les fils devenaient plus fins cela ne signifiait pas qu’ils ne menaient nulle part, mais simplement que les tresses devenaient plus délicates. Il y en avait autant, peut-être même plus, mais cela finissait par former une toile de filandres tellement délicate que le contact de Jane risquait de les casser. Elle les toucha pourtant et elles ne cassèrent pas. Elle suivit les fils jusqu’à un endroit grouillant de vie, des centaines de minuscules vies, très proches d’une forme de conscience mais pas encore développées. Et plus bas, jusqu’à un aiúa plein d’amour et de chaleur, très puissant lui aussi, mais pas autant que Jane. Non, l’aiúa de l’arbre-mère était fort, mais dépossédé d’ambition. Il faisait partie de toutes les vies qui s’accrochaient à lui, au cœur de l’arbre comme à l’extérieur, rampant jusqu’à la lumière, se hissant vers elle pour vivre, se libérer et se réaliser. Et il était facile de se libérer, car l’aiúa de l’arbre-mère n’attendait rien de ses enfants. Il chérissait leur indépendance comme leurs besoins.

Elle était abondante, les veines pleines de sève nourrissante, son squelette de bois, ses feuilles inondées par la lumière du soleil, ses racines plantées dans des mers salées par le sel de la vie. Elle se tenait immobile au sein de sa délicate toile, puissante et bienveillante, et lorsque Jane arriva à sa hauteur, elle lui porta le même regard qu’elle aurait porté sur un enfant perdu. Elle recula pour lui faire de la place, laissant Jane goûter à sa vie, lui faisant partager sa maîtrise de la chlorophylle et de la cellulose. Il y avait ici de la place pour deux.

Jane, ayant été invitée, n’abusa pas de ce privilège. Elle ne restait jamais longtemps dans chaque arbre-mère, mais se contentait de visiter, s’imprégnant de leur vie et partageant leurs tâches. Puis elle continuait son chemin, d’arbre en arbre, poursuivant sa danse le long des filandres. Les arbres-pères ne reculaient plus devant elle, car elle était devenue la messagère des mères, leur porte-parole, elle partageait leur vie tout en se distinguant car elle pouvait parler, être leur conscience. Des milliers d’arbres-mères à travers le monde, et d’autres, poussant en ce moment même sur d’autres planètes, voyaient en Jane leur porte-parole, et elles appréciaient toutes cette nouvelle vie, plus palpitante, qu’elles devaient à la présence de Jane.


« Les arbres-mères parlent.

— C’est Jane.

— Ah, mon tendre ami, les arbres-mères chantent. Je n’ai jamais entendu de pareils chants.

— Cela ne lui suffira pas, mais pour l’instant, ça fera l’affaire.

— Non, non, tu ne vas pas nous l’enlever tout de suite ! Pour la première fois nous pouvons entendre les arbres-mères, et c’est sublime !

— Elle connaît le chemin désormais. Elle ne partira pas définitivement. Mais il lui en faudra davantage. Les arbres-mères lui suffiront pendant quelque temps, mais elles ne pourront pas être autre chose que ce qu’elles sont. Jane ne pourra pas se contenter de rester là à cogiter, en laissant les autres boire en elle sans jamais boire à son tour. Elle danse d’arbre en arbre, elle chante pour elles, mais d’ici peu elle sera de nouveau affamée. Il lui faut un corps à elle.

— Alors nous la perdrons.

— Non, car même ce corps ne sera pas suffisant. Il sera comme une racine pour elle, ses yeux, sa voix, ses mains et ses pieds. Mais elle regrettera toujours les ansibles et le pouvoir qu’elle avait lorsqu’elle contrôlait les réseaux informatiques des planètes humaines. Tu verras. Nous pouvons la garder en vie pour l’instant, mais ce que nous avons à lui offrir – ce que tes arbres-mères peuvent partager avec elle – ne sera pas suffisant. En fait, rien ne peut-être vraiment suffisant pour elle.

— Que va-t-il se passer maintenant ?

— Attendons. Nous verrons bien. Sois patient. N’est-ce pas là la vertu des arbres-pères, la patience ? »


L’homme que l’on appelait Ohaldo à cause de ses yeux artificiels marchait dans la forêt avec ses enfants. Ils venaient de pique-niquer avec leurs camarades pequeninos ; c’est alors qu’ils entendirent le bruit de tambour, la voix tremblante des arbres-pères, et tous les pequeninos se redressèrent en même temps, terrorisés.

Ohaldo pensa immédiatement au feu. Peu de temps auparavant, en effet, les anciens arbres du site avaient été brûlés par des humains pleins de rage et de peur. L’incendie avait tué les arbres-pères, sauf Humain et Rooter, qui se trouvaient alors à une certaine distance des autres ; et il avait aussi tué les anciens arbres-mères. Mais aujourd’hui, de nouvelles pousses avaient surgi de leurs corps, tandis que les pequeninos massacrés étaient passés dans leur Troisième Vie. Quelque part au milieu de cette jeune forêt, Ohaldo savait qu’un nouvel arbre-mère poussait, encore menu certes, mais doté d’un tronc suffisamment épais grâce à la pousse passionnée et désespérée de milliers de bébés qui, telles des larves, grouillaient dans le noyau sombre de sa matrice de bois. La forêt avait été massacrée, mais elle revivait. Parmi les porteurs de flambeau se trouvait le propre fils d’Ohaldo, Nimbo, alors trop jeune pour comprendre ce qui se passait réellement, suivant aveuglément les imprécations démagogiques de son oncle Grego à en risquer d’y laisser sa vie. De sorte que lorsque Ohaldo avait appris ce qu’il avait fait, il en avait éprouvé une profonde honte, car il avait compris qu’il n’avait pas éduqué ses enfants comme il aurait dû. C’était ainsi qu’ils avaient commencé à visiter la forêt. Il n’était pas encore trop tard. Ses enfants apprendraient à connaître si bien des pequeninos qu’il deviendrait inimaginable de leur faire le moindre mal.

Pourtant la peur était toujours présente dans cette forêt, et Ohaldo la ressentit au point d’en éprouver un malaise. Que se passait-il ? Que signifiait l’avertissement des arbres-pères ? Quels envahisseurs venaient les attaquer ?

La peur ne dura cependant qu’un instant. Les pequeninos se retournèrent, alertés par un bruit émanant des arbres-pères qui les poussa à se rendre au cœur de la forêt. Les enfants d’Ohaldo auraient volontiers suivi, mais il les en dissuada d’un geste de la main. Il savait que l’arbre-mère se trouvait au milieu de la forêt, là où se dirigeaient les pequeninos, et il n’était pas convenable que des humains s’y rendent.

« Père, regarde, lui dit sa fille cadette. Plower nous fait signe. »

Effectivement. Ohaldo acquiesça et suivit Plower dans la forêt jusqu’à l’endroit même où Nimbo avait jadis pris part à l’incendie d’un arbre-mère. Son corps calciné était toujours dressé vers le ciel, mais à côté se trouvait le nouvel arbre-mère, le tronc plus fin, mais plus épais cependant que les arbres-frères. Ce n’était pourtant pas la dimension de son tronc qui le subjuguait, ni la taille impressionnante qu’il avait atteinte en si peu de temps, ni même l’épaisseur de son feuillage, qui couvrait de son ombre la clairière. Non, c’était cette étrange lumière qui dansait le long du tronc, une lumière vive traversant le tronc en ses parties les plus fines, si puissante qu’il pouvait à peine la regarder. Il avait par moments l’impression qu’une seule petite lumière se déplaçait si vite qu’elle illuminait tout le tronc avant de revenir à son point de départ. À d’autres moments, c’était l’arbre tout entier qui semblait illuminé, qui palpitait comme s’il contenait un volcan de vie sur le point d’entrer en éruption. La lumière se propageait jusque dans les branches les plus fines ; les feuilles en crépitaient ; et les ombres des fourrures des bébés pequeninos couraient plus rapidement le long du tronc qu’Ohaldo ne l’aurait cru possible. Comme si une minuscule étoile s’était installée à l’intérieur de l’arbre.

Une fois la surprise de cette lumière aveuglante passée, Ohaldo remarqua autre chose – remarqua, en fait, ce qui émerveillait encore plus les pequeninos. Il y avait des bourgeons sur l’arbre. Certains avaient même commencé à éclore, et des fruits avaient visiblement poussé.

« Je croyais que les arbres ne pouvaient pas donner de fruits, dit Ohaldo, à voix basse.

— Ils ne le pouvaient pas, répondit Plower. La descolada leur avait pris cette faculté.

— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda Ohaldo. Pourquoi y a-t-il de la lumière dans l’arbre ? Pourquoi les fruits poussent-ils ?

— L’arbre-père Humain dit qu’Ender nous a amené son amie. Celle qui se nomme Jane. Elle visite les arbres de chaque forêt. Mais il n’a pas parlé de ces fruits.

— Ils sentent plutôt fort, remarqua Ohaldo. Comment peuvent-ils mûrir en si peu de temps ? Leur odeur est tellement forte, tellement douce et piquante à la fois, j’arrive presque à les goûter en respirant leur parfum de fruits mûrs.

— Je me souviens de ce parfum, dit Plower. Je ne l’avais jamais senti, parce qu’aucun arbre n’a jamais bourgeonné et qu’aucun fruit n’a jamais poussé, mais je reconnais cette odeur. Pour moi, c’est l’odeur de la vie. L’odeur de la joie.

— Alors manges-en, dit Ohaldo. Regarde, un de ces fruits est mûr, là, à portée de main. » Ohaldo leva la main, puis hésita. « Je peux ? demanda-t-il. Je peux prendre un fruit de l’arbre-mère ? Pas pour le manger – pour toi. »

Plower sembla acquiescer de tout cœur. « Je t’en prie », murmura-t-il.

Ohaldo s’empara d’un des fruits rayonnants. Vibrait-il dans sa main ? Ou était-ce sa propre main qui tremblait ?

Il serra ce fruit, ferme et doux à la fois, et l’arracha doucement de l’arbre. Il se décrocha facilement. Ohaldo se pencha et le donna à Plower, qui fit une révérence en l’acceptant, le porta à ses lèvres, le lécha, puis ouvrit la bouche.

Il mordit dans le fruit. Le jus brillait sur ses lèvres ; il les lécha ; mâcha ; avala.

Les autres pequeninos l’observaient. Il leur montra le fruit. Ils s’approchèrent de lui les uns après les autres, les frères et les femmes, tous s’approchèrent pour goûter au fruit.

Et lorsque ce fruit fut terminé, ils commencèrent à monter sur l’arbre lumineux pour y prendre d’autres fruits, se les partager et les manger jusqu’à n’en plus pouvoir. Puis ils se mirent à chanter. Ohaldo et ses enfants restèrent le soir pour entendre leurs chants. Les gens de Milagre purent aussi entendre ces mélodies, et beaucoup vinrent aux dernières lueurs du crépuscule, guidés par les rayonnements de l’arbre lumineux jusqu’à l’endroit où les pequeninos, gavés de ces fruits au goût de bonheur, chantaient pour fêter leur joie. Et l’arbre au centre faisait partie de ce chant. L’aiúa, dont la force et le feu rendaient l’arbre tellement plus vivant que jamais, dansait à l’intérieur de l’arbre, suivant chacune de ses courbes, plus de mille fois par seconde.

Plus de mille fois par seconde elle dansait dans cet arbre, et tous les arbres des autres planètes sur lesquelles poussaient les forêts de pequeninos, tous les arbres-mères qu’elle visitait donnaient des bourgeons et des fruits, et les pequeninos les mangeaient en s’enivrant de leur parfum, et entonnaient un chant. Il s’agissait d’un très vieux chant dont ils avaient oublié le sens depuis longtemps, mais désormais ils le comprenaient et ne pouvaient en chanter d’autres. C’était le chant de la floraison et des festins. Il y avait si longtemps qu’ils n’avaient vécu une période de récoltes qu’ils ne savaient même plus ce que cela signifiait. Mais ils venaient de comprendre ce que la descolada leur avait volé jadis. Ce qui avait été perdu venait d’être retrouvé. Et ceux qui avaient connu la faim, sans pouvoir lui donner un nom, pouvaient désormais se rassasier.

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