POSTFACE

Tout ce qui concerne Peter et Wang-mu était lié au Japon dès le démarrage de Xénocide qui, à l’origine, devait inclure Les enfants de l’esprit. Lisant une histoire du Japon d’avant-guerre, j’avais été intrigué par une théorie selon laquelle ceux qui poussaient le Japon à entrer en guerre n’étaient pas des membres de l’élite dirigeante, ni même des chefs de l’armée, mais plutôt de jeunes officiers subalternes. Ces officiers auraient bien entendu trouvé ridicule que l’on puisse imaginer qu’ils aient la moindre influence sur la logique de guerre. Ils poussaient le Japon vers la guerre, non pas grâce au pouvoir qu’ils détenaient, mais parce que les dirigeants du Japon n’osaient pas se ridiculiser devant eux.

Lors de mes propres réflexions sur ce sujet, il m’est apparu que c’était l’image que l’élite dirigeante se faisait de ces jeunes officiers – et de leur façon de considérer la question d’honneur – qui motivait l’élite en question. Sa perception de l’honneur influençait les subordonnés, qui risquaient alors de ne pas répondre aux ordres de repli comme les officiers supérieurs le craignaient. Ainsi, personne n’allait tenter de convaincre ces officiers que se lancer dans la guerre était chose stupide et vouée à l’échec – ils le savaient déjà et avaient choisi de l’ignorer de peur d’être méprisés par les autres. Il aurait été préférable d’essayer de convaincre les officiers supérieurs que leurs subalternes – dont l’opinion, pour une question d’honneur, était capitale –, loin de les condamner pour avoir cédé devant une force irrépressible, les féliciteraient plutôt d’avoir su préserver l’indépendance de leur propre nation.

Cependant, en poussant plus loin cette réflexion, je me suis rendu compte que même cela était trop direct – les choses ne pouvaient pas se passer ainsi, il aurait fallu non seulement mettre en évidence que l’opinion des officiers subalternes avait évolué, mais aussi rendre plausible ce changement d’opinion. Du coup, je me suis demandé ce qu’il serait advenu si un philosophe de grande influence, faisant partie de la culture de l’élite militaire, avait interprété l’histoire de manière à modifier le point de vue militaire d’un grand stratège. De telles idées novatrices sont déjà apparues – en particulier au Japon qui, malgré l’apparente rigidité de sa culture, et peut-être en raison de la longue influence de la culture chinoise, a été le pays de l’ère moderne qui a su le mieux adopter et adapter des idées étrangères comme si elles avaient toujours été les siennes, préservant ainsi cette image de rigidité et de continuité tout en se montrant capable de flexibilité. Une idée aurait pu faire son chemin dans la culture militaire, montrant aux élites qu’une guerre n’était ni nécessaire, ni souhaitable. Si cela s’était produit avant Pearl Harbour, le Japon aurait pu éviter d’entrer en guerre contre la Chine, consolider ses acquis et faire la paix avec les États-Unis.

(Que ceci eut été une bonne chose reste à débattre, bien entendu. Éviter la guerre qui a causé tant de morts et a été à l’origine de tant d’atrocités – dont le bombardement des villes japonaises et l’utilisation de l’arme atomique pour la première et dernière fois dans l’Histoire, du moins jusqu’à nouvel ordre – aurait été indiscutablement une bonne chose. Mais n’oublions pas que c’est en perdant cette guerre que le Japon a accepté l’occupation américaine et l’introduction forcée d’idées et de pratiques démocratiques. Ce qui a dynamisé la culture et l’économie japonaise, chose qui n’aurait sans doute jamais été possible sous le contrôle de l’élite militaire. C’est une bonne chose que de ne pouvoir refaire l’Histoire, car dans ce cas il nous faudrait choisir : faut-il équarrir le cheval pour avoir la colle ?)

Quoi qu’il en soit, je savais qu’il fallait dans le roman que quelqu’un – et j’ai cru un instant que ce serait Ender – aille d’une planète à une autre pour trouver le centre du pouvoir du Congrès Stellaire. Quel esprit fallait-il influencer pour modifier la culture du Congrès Stellaire et arrêter la Flotte lusitanienne ? Comme cette problématique partait d’une réflexion sur l’histoire japonaise, j’en ai conclu qu’il fallait qu’une civilisation japonaise futuriste joue un rôle dans l’histoire. C’est ainsi que Peter et Wang-mu se sont retrouvés sur Vent Divin.

Cependant, c’est une autre digression de ma pensée qui m’a poussé à m’intéresser au Japon. J’étais allé visiter de bons amis dans l’Utah, Van et Elizabeth Gessel. Van, professeur de japonais à l’université de Brigham, venait d’acquérir un CD intitulé Musique d’Hikari Oe. Van m’a fait écouter le CD – une musique puissante, pleine de grâce, et très évocatrice de la tradition mathématique occidentale – tout en me parlant du compositeur. Ainsi m’a-t-il appris qu’Hikari Oe était un handicapé mental, mais qu’il possédait un véritable don en musique. Son père, Kenzaburo Oe, avait écrit de nombreux ouvrages, et ses œuvres les plus puissantes, en tout cas celles qui avaient reçu des prix, étaient celles qui traitaient de sa relation avec son fils handicapé, du sentiment parfois lourd d’avoir un tel fils, mais aussi de l’immense joie de découvrir la véritable nature de cet enfant, alors même que le père découvrait sa propre nature en restant avec lui et en lui donnant toute son affection.

Je me suis tout de suite trouvé des affinités avec Kenzaburo Oe, non à cause d’une quelconque ressemblance dans nos œuvres, mais parce que j’ai moi aussi un fils handicapé mental et que j’ai dû suivre mon propre cheminement pour réussir à l’accepter dans ma vie. Comme Kenzaburo Oe, je n’ai pu m’empêcher de parler de mon fils dans certains de mes livres ; il y apparaît en effet régulièrement. Et pourtant, cette affinité a créé en moi une certaine réticence à me pencher sur son œuvre, car je craignais qu’il n’ait sur la question des idées que je ne pourrais partager, qui me blesseraient ou m’offenseraient, ou au contraire tellement vraies et pertinentes que j’en serais réduit au silence, n’ayant rien à ajouter. (Rien de déplacé dans cette crainte. J’avais un livre sous contrat avec mon éditeur intitulé Genesis, lorsque j’ai lu le roman de Michael Bishop Ancient of Âge. Même si les trames de ces deux récits différaient sensiblement en dehors du fait qu’elles traitaient toutes les deux de la survie d’hommes primitifs dans un monde moderne, les idées de Bishop étaient si puissantes et son écriture si authentique que j’ai dû annuler ce contrat. Le livre était devenu tout simplement impossible à écrire et continue de l’être sous sa forme initiale.)

Par la suite, après avoir écrit les trois premiers chapitres du présent livre, j’étais un jour à la caisse de la librairie News and Novels à Greensboro, Caroline du Nord, lorsque j’ai aperçu sur un présentoir un unique exemplaire d’un livre intitulé Japon, the ambiguous, and myself. Son auteur : Kenzaburo Oe. Je ne l’avais pas cherché, mais lui m’avait trouvé. J’ai acheté le livre et l’ai rapporté chez moi.

Pendant deux jours, il est resté sur ma table de chevet. Puis sont venues les nuits d’insomnie au cours desquelles j’ai commencé à écrire le quatrième chapitre, où Wang-mu et Peter rencontrent pour la première fois la culture japonaise de la planète Vent Divin (qui au départ devait s’appeler Nagoya parce que mon frère Russel y a fait sa retraite de mormon dans les années soixante-dix). Mon regard est tombé sur le livre de Oe, je l’ai ouvert et j’ai commencé à lire la première page. Oe y parle d’abord de sa longue relation d’amour avec la Scandinavie, ayant lu dans sa jeunesse des traductions (ou plutôt des réécritures japonaises) d’une série d’histoires Scandinaves mettant en scène un personnage nommé Nils.

J’ai interrompu aussitôt ma lecture, car je ne m’étais jamais rendu compte des similitudes qu’il pouvait y avoir entre le Japon et la Scandinavie. Mais, en y regardant de plus près, j’ai compris que le Japon et la Scandinavie étaient toutes deux des nations périphériques entrées dans le monde civilisé dans l’ombre (ou bien éblouies par l’éclat ?) d’une culture dominante.

Je me suis mis à penser à d’autres nations périphériques – les Arabes, qui ont développé une idéologie grâce à laquelle ils ont pu se débarrasser du joug de la culture romaine ; les Mongols, qui sont restés unis assez longtemps pour conquérir d’autres territoires avant d’être engloutis par la Chine ; les Turcs qui, aux limites du monde musulman, ont fini par plonger au cœur de celui-ci et par renverser les vestiges de l’empire romain, avant de redevenir une nation périphérique dans l’ombre de l’Europe. Toutes ces nations périphériques, même lorsqu’elles ont dominé les civilisations dans l’ombre desquelles elles avaient d’abord végété, n’ont jamais pu se débarrasser du sentiment de non-appartenance, de cette crainte que leur propre culture ne soit définitivement inférieure, reléguée au second plan.

Résultat : elles ont fini par devenir agressives et par s’étendre au-delà des frontières qu’elles étaient capables de consolider et de contrôler. Elles manquaient tellement de confiance en elles qu’elles se sont débarrassées de tout ce qui était puissant et novateur dans leur culture pour ne garder que les apparences extérieures de leur indépendance. Les dirigeants mandchous de la Chine, par exemple, prétendaient se distinguer du peuple qu’ils gouvernaient, bien déterminés à ne pas se laisser dévorer par les grandes dents de la culture chinoise, ce qui n’a pas entraîné pour autant une prédominance de la culture mandchoue, mais une marginalisation inévitable.

Les véritables nations centrales n’ont pas été légion dans l’histoire. L’Egypte en a été une, et l’est restée jusqu’à ce qu’elle soit conquise par Alexandre – et encore, même à ce moment-là, elle a réussi à maintenir sa position centrale avant que la puissante idéologie de l’islam ne balaye tout. La Mésopotamie aurait pu en être une à une certaine époque, mais contrairement à l’Egypte, ses cités n’ont pu constituer un front suffisamment uni pour contrôler les territoires intérieurs. Résultat : elles n’ont cessé d’être balayées et dominées par leurs propres nations périphériques. La position centrale de la Mésopotamie lui a tout de même permis d’absorber les cultures de ses conquérants pendant de nombreuses années, jusqu’à ce qu’elle devienne une province, passant des mains des Romains à celles des Parthes et vice versa. Comme pour l’Egypte, son rôle central a été brisé par l’Islam.

C’est plus tard que la Chine est devenue une nation centrale, mais avec un succès étonnant. Le chemin menant à l’unité a été long et sanglant, mais une fois acquise, cette unité a perduré, sinon politiquement, du moins culturellement. Les dirigeants chinois, comme ceux de l’Egypte, se sont employés à contrôler le territoire intérieur, mais là encore, comme en Egypte, se sont rarement risqués et n’ont jamais réussi à exercer une domination de quelque durée sur des nations véritablement étrangères.

En gardant cette idée à l’esprit, ainsi que d’autres partant du même principe, j’ai imaginé une conversation entre Wang-mu et Peter dans laquelle Wang-mu lui expliquerait sa théorie sur les nations centrales et les nations périphériques. Je me suis mis à l’ordinateur pour taper quelques notes à ce sujet. En voici un extrait.


« Les nations centrales n’ont pas peur de perdre leur identité. Elles partent du principe que tous les autres peuples veulent leur ressembler, qu’elles font partie des civilisations les plus avancées et que tout le reste ne peut être qu’une pâle copie ou une erreur passagère. L’arrogance, de manière assez contradictoire, amène à une forme d’humilité – les nations centrales ne se pavanent pas, ni ne se vantent de manière excessive, car elles n’ont aucun besoin de prouver leur supériorité. Elles opèrent des transformations progressives tout en prétendant le contraire.

D’un autre côté, les nations périphériques savent qu’elles ne font pas partie des civilisations les plus avancées. Parfois il leur arrive d’envahir, de piller et de s’installer pour imposer leur domination – les Vikings, les Mongols, les Turcs, les Arabe –, parfois elles se livrent à des changements radicaux pour se mesurer aux autres – les Grecs, les Romains, les Japonais –, et dans d’autres cas, elles se contentent piteusement de rester dans leur coin. Mais lorsqu’elles sont en plein essor, elles deviennent intolérables, car elles doutent d’elles-mêmes et n’ont de cesse de s’afficher et de se pavaner pour affirmer leur suprématie – jusqu’à ce qu’enfin elles aient l’impression d’être devenues des nations centrales. Malheureusement, cette suffisance finit par les détruire, parce que ce ne sont pas des nations centrales et que l’impression d’en être une est trompeuse. Les nations périphériques triomphantes ne durent pas, comme l’Egypte ou la Chine, elles disparaissent, comme les Arabes, les Turcs, les Vikings et les Mongols après leurs victoires.

Les Japonais sont devenus à tout jamais une nation périphérique. »


Je me suis aussi penché sur l’Amérique, qui se composait d’immigrés de nations périphériques, mais se comportait néanmoins comme une nation centrale, contrôlant (parfois avec brutalité) son territoire intérieur, mais sans vraiment nourrir de rêves d’empire, se contentant plutôt d’être le centre du monde. L’Amérique, du moins temporairement, a adopté la même attitude arrogante que les Chinois – en partant du principe que le reste du monde souhaitait lui ressembler. Et je me suis demandé si, comme pour l’Islam, une idée forte avait fait une nation centrale d’une nation périphérique. De même que les Arabes ont perdu le contrôle du nouveau centre de l’Islam, jadis contrôlé par les Turcs, la culture originale anglaise de l’Amérique pourrait être adoucie ou adaptée, tandis que la puissante nation de l’Amérique demeurerait au centre ; c’est une idée qui me trotte encore dans la tête et dont je ne suis toujours pas en mesure de vérifier le bien-fondé, puisque tout cela ne pourra être constaté que dans le futur. Il ne s’agit donc là que de pures hypothèses. Toujours est-il que je crois fermement en cette idée de nations centrales et de nations périphériques pour autant que j’arrive à la cerner.

Ayant tapé mes notes, j’ai commencé à écrire le chapitre la nuit même. J’avais amené Wang-mu et Peter à la fin de leur repas au restaurant, et m’apprêtais à les faire rencontrer un personnage japonais pour la première fois. Mais il était quatre heures du matin. Ma femme Kristine, s’étant levée pour s’occuper de notre fille, Zina, âgée d’un an, a pris le texte de mes mains et s’est mise à le lire. Alors que je me préparais pour la nuit, elle s’est endormie, mais s’est réveillée peu de temps après pour me raconter le rêve qu’elle venait de faire durant son bref sommeil. Elle avait rêvé que les Japonais de Vent Divin portaient les cendres de leurs ancêtres dans des amulettes ou de petits boîtiers autour du cou ; ainsi Peter devait se sentir perdu parce qu’il n’avait qu’un seul ancêtre, et qu’à la mort de celui-ci, il mourrait à son tour. J’ai tout de suite compris qu’il fallait absolument que j’utilise cette idée ; je me suis allongé dans mon lit pour feuilleter quelques pages du livre de Oe.

Vous imaginez quelle a été ma surprise lorsque, après avoir parlé de ses sentiments envers la Scandinavie, il se lançait dans une analyse de la culture et de la littérature japonaise, développant précisément l’idée qui avait fait son chemin dans mon esprit quand j’avais lu son introduction – les paragraphes concernant Nils, apparemment sans lien avec ce qui suivait. Lui, un homme qui avait étudié de près les peuples limitrophes (ou périphériques) du japon, en particulier la culture d’Okinawa, considérait le Japon comme une culture menacée de perdre son élément central. Selon lui, la littérature sérieuse japonaise était précisément en train de dépérir parce que les intellectuels japonais « acceptaient » et « excusaient » les idées occidentales, sans forcément y croire, pris par l’effet de mode, tout en ignorant les idées si fortes inhérentes à la culture Yamato (la tradition japonaise), idées qui auraient donné au Japon le pouvoir de devenir une nation centrale par ses propres moyens. Enfin, il utilisait les mots « centre » et « périphérie » dans la phrase qui suit :


« Cependant, les écrivains d’après-guerre recherchèrent un chemin différent qui propulserait le Japon sur la scène mondiale, non en son centre mais dans sa périphérie. » (pp. 97–98)


Son propos n’était pas le même que le mien, mais sa notion de centre et de périphérie était plutôt harmonieuse.

J’ai pris toutes les remarques de Oe sur la littérature de manière très personnelle, parce que, comme lui, je fais partie d’une culture « périphérique » qui « accepte » et « excuse » les idées de la culture dominante et risque de perdre son impulsion individuelle. Je parle de la culture mormone, née en marge de l’Amérique et qui a longtemps été plus américaine que mormon. La littérature supposée « sérieuse » dans la culture mormone a toujours consisté en imitations – pitoyables pour la plupart, mais occasionnellement de qualité correcte – de la littérature « sérieuse » contemporaine américaine, elle-même un produit dérivé, décadent et dénué d’intérêt, sans lectorat qui croie un tant soit peu à ses histoires, ou s’en soucie, et qui soit capable de transformations communautaires. Et comme Oe – ou d’après ce que je pense comprendre de son propos – je ne vois la rédemption (ou, de manière plus discutable, la création) d’une véritable littérature mormone que dans le rejet de la littérature américaine prétendument « sérieuse » (mais en réalité, triviale) et son remplacement par une littérature rejoignant les critères de ce que Oe appelle junbungaku :


« Le rôle de la littérature – dans la mesure où l’homme est évidemment un être historique – est de créer une réplique de l’ère contemporaine englobant le passé et le futur, ainsi que des répliques de ceux qui vivent dans cette ère. » (p. 66)


Ce que les littérateurs mormons « sérieux » n’ont jamais tenté de faire, c’est une réplique des gens vivant dans notre culture et dans notre ère. Ou plutôt, ils l’ont tenté, mais jamais de l’intérieur : le point de vue de l’auteur impliqué (pour utiliser le terme employé par Wayne Booth) était toujours sceptique et externe plutôt que critique et interne. Je suis convaincu qu’aucune littérature véritablement nationale ne peut être produite par des gens dont les valeurs se situent en dehors de cette culture nationale.

Mais je n’écris pas seulement, ni même principalement une littérature mormone. Le plus souvent, je suis un auteur de science-fiction s’adressant à des lecteurs de science-fiction – une autre culture périphérique, bien qu’elle dépasse les frontières nationales. Je suis aussi, en bien ou en mal, un Américain produisant une littérature américaine s’adressant à un public américain. Mais plus précisément, je suis un être humain produisant une littérature humaine s’adressant à un public d’êtres humains, comme tous ceux qui se livrent à cette activité. Il y a des moments où même cela me paraît relever d’une culture périphérique. Nous éprouvons cet irrépressible besoin de nous regrouper tout en nous isolant, de conjurer la mort tout en vénérant son pouvoir irrésistible, de balayer les ingérences tout en nous occupant de la vie des autres, de préserver nos secrets tout en revêtant ceux des autres, de devenir des individus uniques dans un monde où prévaut l’uniformité. Nous sommes en effet fort étranges comparés aux plantes et aux animaux qui, contrairement à nous, savent rester à leur place et, si jamais il leur arrive de penser à Dieu, ne le voient pas comme un père, ou ne se voient pas comme sa descendance. Et à l’instar de ces royaumes périphériques, nous sommes dangereux, toujours susceptibles de faire éruption dans des territoires jusque-là préservés pour nous retrouver finalement au centre de tout.

Ce que Kenzaburo Oe cherche pour la littérature japonaise, je le cherche pour la littérature américaine, ainsi que la littérature mormone, la science-fiction, et la littérature humaine. Mais cela n’est pas toujours évident. Lorsque Shûsaku Endô considère la question du sens de la vie face à la mort, il met en scène un groupe de personnages appartenant au Japon traditionnel, mais les courants de magie, de science et de religion ne sont jamais très éloignés du cœur du récit. Bien que je ne possède pas les mêmes talents de conteur qu’Endô, n’ai-je pas abordé les mêmes questions, en utilisant les mêmes outils, dans ce roman ? Est-ce que Les enfants de l’esprit échoue en tant que junbungaku pour l’unique raison que ce roman se situe dans un futur lointain ? Mon roman Lost Boys est-il le seul de mes ouvrages à se définir comme « sérieux », dans la mesure où il est un reflet de la vie à Greensboro, Caroline du Nord, en 1983 ?

Oserai-je me faire l’écho des paroles d’un lauréat du prix Nobel en suggérant que l’on peut facilement créer « une réplique de l’ère contemporaine englobant le passé et le futur » à travers le subterfuge d’un roman créant fidèlement et scrupuleusement une société située dans un autre temps et un autre espace, dont le contraste avec notre ère contemporaine permet de jeter quelque lumière sur cette dernière ? Ou bien dois-je déclarer un anti-junbungaku, attaquer un énoncé avec lequel je suis pourtant d’accord et feindre d’être aux antipodes d’un but que je me suis fixé ? Le point de vue de Oe sur la littérature contemporaine est-il imparfait ? Ou bien ne suis-je qu’un simple intervenant dans des littératures périphériques, souhaitant être au centre, mais voué à ne jamais arriver en un lieu si paisible et si chaleureux !

C’est ce qui pourrait expliquer pourquoi l’Étranger et l’Autre ont une telle importance dans mes écrits (bien qu’involontairement au départ), même lorsque mes histoires soulignent l’importance du Membre et du Familier. Mais ce n’est pas en soi une réplique de notre ère contemporaine englobant le passé et le futur. Ne suis-je pas, au sein de mes propres contradictions entre l’Intérieur et l’Extérieur, Membre et Étranger, une réplique de mes contemporains ? Un auteur n’a-t-il qu’un décor à sa disposition pour raconter des histoires vraies ?

Lorsque je lis Deep River de Shûsaku Endô, je me sens étranger à ce monde. Ce qui a une résonance chez des lecteurs japonais, qui acquiescent en disant : « Oui, c’est bien vu, c’est comme ça pour nous », me paraîtra étrange, et je me dirai : « Ça se passe donc comme ça, c’est l’impression que ça donne ? » Est-ce que je ne trouve pas autant d’intérêt à lire un roman qui décrit l’ère contemporaine d’un d’autre ? Est-ce que je n’apprends pas autant d’Austen que de Tyler ? D’Endô que de Russo ? Les mondes de l’Étranger et de l’Autre ne sont-ils pas aussi importants pour apprendre ce que signifie être humain dans le monde qui est le mien ? N’est-il donc pas possible pour moi de créer un futur imaginaire qui puisse autant parler à des lecteurs contemporains que l’univers de ces écrivains dont « l’ère contemporaine » se situe à une autre époque ou dans un autre pays ?

Chaque univers est peut-être un produit de notre imagination, que l’on vive dedans ou qu’on l’invente. Peut-être qu’un autre Japonais trouvera Deep River aussi bizarre que moi, parce que Endô est lui-même différent des autres Japonais. Peut-être qu’un écrivain qui invente scrupuleusement un autre monde de fiction, crée inévitablement un miroir de sa propre époque, tout en créant un monde connu de lui seul. Ce ne sont que quelques détails insignifiants tels que des noms de lieux, des dates, et des personnes célèbres qui séparent un univers créé de toutes pièces comme Les Enfants de l’esprit et le « véritable » univers décrit dans Deep River. Ce qu’Endô a réussi et que j’espère accomplir est identique : donner au lecteur une impression de réalisme convaincant, tout en explorant chaque détail, en pénétrant la structure de cause et d’effet comme nous espérons tous le faire sans jamais y arriver dans le monde réel. La cause et l’effet sont toujours imaginés, même si nous nous efforçons de « créer une réplique de l’ère contemporaine ». Mais si nous l’imaginons correctement sans nous contenter « d’accepter » et « d’excuser » ce qui nous est donné par la culture environnante, ne sommes-nous pas en train de créer un junbungaku ?

Je ne pense pas que les outils que nous procure la science-fiction soient moins adaptés pour créer un junbungaku que ceux de la littérature contemporaine dite sérieuse, bien qu’en maniant ces outils nous ne les utilisions peut-être pas à leur meilleur avantage. Mais je me trompe peut-être ; mon propre travail n’est peut-être pas suffisamment bon pour démontrer ce qu’il est possible d’accomplir dans notre littérature. Une chose est sûre : la communauté de lecteurs regroupe autant de penseurs et d’explorateurs sérieux de la réalité que n’importe quelle autre communauté littéraire dont j’ai pu faire partie. Si une grande littérature demande un grand public, le public est là et tout échec est à mettre sur le compte de l’auteur.

Ainsi, je continuerai de tenter de faire du junbungaku, d’évoquer la culture contemporaine sous un déguisement symbolique ou artificiel comme le font tous les auteurs de science-fiction, consciemment ou non. Il appartient aux autres de décider si mon œuvre arrive à atteindre le degré de sérieux indiqué par Oe. Car quelles que soient les qualités de l’écrivain, il faut aussi un public pour recevoir son œuvre avant que le moindre changement ne s’opère. Je dépends d’un public énergique, en mesure de découvrir lui-même la douceur et la lumière, la beauté et la vérité, au-delà des compétences de l’artiste laissé à lui-même pour les créer.


FIN
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