1 « Je ne suis pas moi-même »

« Mère. Père. Ai-je bien fait ? »

Dernières paroles de Han Qing-Jao,

d’après Murmures Divins de Han Qing-Jao


Si Wang-mu s’avança. Le jeune homme nommé Peter lui prit la main et la guida dans le vaisseau spatial. La porte se referma derrière eux.

Wang-mu s’assit sur l’un des sièges pivotants de la petite salle aux parois métalliques. Elle regarda autour d’elle, s’attendant à voir quelque chose de nouveau et d’étrange. Or, les parois métalliques mises à part, elle aurait pu se trouver dans un quelconque bureau sur la planète La Voie. C’était propre, mais sans exagération. Meublé de manière très fonctionnelle. Elle avait vu des hologrammes de vaisseaux en déplacement : des vaisseaux de combats aérodynamiques et des navettes entrant et sortant de l’atmosphère ; des vaisseaux aux énormes structures arrondies frôlant la vitesse de la lumière autant que la matière le permettait. D’un côté, la puissance affûtée d’une aiguille, de l’autre la puissance destructrice d’une masse de forgeron. Mais dans cette salle, point de démonstration de puissance. Il s’agissait d’une simple salle.

Où se trouvait le pilote ? Il devait fatalement y avoir un pilote, car le jeune homme assis de l’autre côté de la pièce qui murmurait devant son ordinateur pouvait difficilement contrôler un vaisseau capable de se déplacer plus vite que la lumière.

Et pourtant, ce devait bien être ce qu’il faisait, car il n’y avait aucune autre porte donnant sur d’autres salles. Le vaisseau lui avait semblé petit de l’extérieur ; cette pièce devait vraisemblablement remplir tout l’espace disponible. Là, dans un coin, se trouvaient les batteries servant à engranger l’énergie des capteurs solaires situés sur la superstructure du vaisseau. Et dans un coffre qui semblait protégé par une isolation rappelant celle d’un réfrigérateur, devait se trouver de la nourriture et de quoi boire. Voilà ce qu’il en était des systèmes de survie. Où était passé le côté romanesque du voyage dans l’espace, quand tout se résumait à cela ? Une simple salle.

Comme rien d’autre n’attirait son regard, elle reporta son attention sur le jeune homme devant l’ordinateur. Il avait dit s’appeler Peter Wiggin. Le nom de l’ancien Hégémon, le premier homme à avoir rassemblé la race humaine sous son contrôle à une époque où les hommes ne vivaient que sur une seule planète. Toutes ces nations, ces races, ces religions et ces philosophies vivant coude à coude, sans autre endroit où aller à part chez le voisin. Car le ciel était alors un plafond, et l’espace un vaste gouffre dont la traversée était impossible. Peter Wiggin, l’homme qui avait régné sur la race humaine. Ce n’était pas lui, bien sûr, et il l’avait admis. Andrew Wiggin l’avait envoyé ; Wang-mu se souvenait, selon les dires de Maître Han, qu’Andrew Wiggin l’avait en quelque sorte créé. Est-ce que cela impliquait que le Porte-Parole des Morts était le père de Peter ? Ou bien était-il en quelque sorte le frère d’Ender, non seulement le représentant mais aussi l’incarnation de l’Hégémon mort depuis bientôt trois mille ans ?

Peter cessa de murmurer, s’enfonça dans son fauteuil et lâcha un profond soupir. Il se frotta les yeux, s’étira, puis poussa un grognement. Ce qui faisait preuve d’un certain manque de délicatesse à l’égard de son hôte. Le genre de réaction que l’on s’attendrait plutôt à voir chez un manœuvre rustre.

Il parut remarquer la désapprobation de Wang-mu, ou peut-être l’avait-il simplement oubliée et venait-il tout juste de se rappeler qu’il avait de la compagnie. Toujours avachi dans son fauteuil, il tourna la tête et la fixa.

« Excusez-moi, dit-il. J’avais oublié que je n’étais pas seul. »

Wang-mu mourait d’envie de lui répondre avec impudence, malgré une vie entière passée à s’interdire de telles réactions. Après tout, il s’était bien adressé à elle avec une certaine impudence agressive lorsque son vaisseau était apparu tel un champignon sur la berge de la rivière et qu’il s’était présenté avec une simple fiole contenant un antivirus destiné à guérir sa planète d’origine, La Voie, de sa maladie génétique. Il n’y avait pas un quart d’heure qu’il l’avait regardée clans les yeux avant de lui dire : « Venez avec moi, et vous inscrirez votre nom dans l’histoire. Vous ferez l’histoire. » Et, malgré sa peur, elle avait accepté.

Elle avait dit oui, et se retrouvait maintenant à l’observer sur son siège pivotant, se comportant comme un rustre et s’étirant comme un tigre devant elle. Était-ce là sa bête de cœur, le tigre ? Wang-mu avait lu l’Hégémon. Elle pouvait croire sans problème qu’il y avait quelque chose du tigre dans ce terrible et imposant personnage. Mais lui ? Ce garçon ? Il avait beau être plus vieux que Wang-mu, elle était assez âgée pour reconnaître un être immature quand elle en voyait un. Alors comme ça, il allait changer le cours de l’histoire ! Nettoyer le Congrès de sa corruption. Arrêter la Flotte lusitanienne. Faire de toutes les planètes colonisées des membres à part entière des Cent Planètes. Lui, ce garçon qui était là à s’étirer comme un chat sauvage.

« Vous semblez ne pas approuver », dit-il. Il paraissait agacé et amusé à la fois. Cela dit, elle n’était pas forcément apte à repérer les inflexions d’une telle personne. Il était en effet difficile de déchiffrer les grimaces d’un homme aux yeux si ronds. Son visage et sa voix contenaient tous deux des langages cachés qu’elle ne pouvait déchiffrer.

« Vous devez comprendre, lui dit-il. Je ne suis pas moi-même. »

Wang-mu parlait assez couramment la langue usuelle pour comprendre l’expression idiomatique. « Ça ne va pas aujourd’hui ? » Mais tout en disant cela, elle s’avisa qu’il n’utilisait pas cette expression dans son sens idiomatique.

« Je ne suis pas moi-même, répéta-t-il. Je ne suis pas vraiment Peter Wiggin.

— J’espère bien que non, dit Wang-mu. J’ai lu ce que l’on disait sur son enterrement quand j’étais à l’école.

— Je lui ressemble quand même, non ? » Il fit apparaître un hologramme au-dessus de son ordinateur. L’image pivota pour faire face à Wang-mu ; Peter se leva pour se placer à côté, prenant la même pose.

« Il y a une certaine ressemblance, admit-elle.

— Bien sûr, je suis plus jeune, dit Peter. Parce que Ender ne m’a plus revu depuis qu’il a quitté la Terre à… quel âge avait-il déjà, cinq ans ? Un avorton en tout cas. J’étais donc encore un enfant. C’est ce qu’il avait en tête lorsqu’il m’a fait apparaître comme ça.

— Pas comme ça, dit-elle. De nulle part.

— Pas vraiment de nulle part non plus. Toujours est-il qu’il m’a fait apparaître. » Il eut un rictus. « Je peux appeler les esprits des abîmes. »

Ces mots avaient un sens pour lui, mais pas pour elle. Sur La Voie, on attendait d’elle qu’elle soit une servante, elle avait donc été très peu éduquée. Plus tard, dans la maison de Han Fei-Tzu, ses talents avaient été reconnus, d’abord par son ancienne maîtresse, Han Qing-Jao, et plus tard par le maître lui-même. Grâce à eux, elle avait pu recevoir, de manière informelle, un minimum d’éducation. L’enseignement qu’elle avait reçu avait surtout été d’ordre technique, et le peu de littérature qu’elle avait apprise était celle du Royaume Intermédiaire ou de La Voie. Elle aurait pu citer à longueur de journée le fameux poète Li Qing-Jao, à qui sa maîtresse d’un temps devait son nom. Mais du poète qu’il venait de citer, elle ne savait rien.

« Je peux appeler les esprits des abîmes », répéta-t-il. Puis il modifia sa voix et sa gestuelle pour se répondre à lui-même. « Tout comme moi et tant d’autres hommes. Mais répondront-ils à votre appel ?

— Shakespeare ? » tenta-t-elle.

Il esquissa un rictus. Elle pensa aussitôt au sourire d’un chat jouant avec sa proie. « C’est toujours le meilleur choix lorsque la citation vient d’un Européen, dit-il.

— La citation est amusante. Un homme se vante de pouvoir appeler les morts. Mais l’autre lui fait remarquer que la difficulté ne réside pas tellement dans le fait de les appeler mais de réussir à les faire venir. »

Il s’esclaffa. « Vous avez une étrange conception de l’humour.

— Cette citation représente quelque chose à vos yeux, parce que Ender vous a rappelé du royaume des morts. »

Il parut surpris. « Comment le saviez-vous ? »

Elle eut un frisson d’angoisse. Était-ce possible ? « Je ne le savais pas, je disais cela pour rire.

— En fait, ce n’est pas tout à fait exact. Pas à la lettre, du moins, il n’a pas ressuscité les morts. Même s’il était persuadé d’en être capable si besoin était. » Peter lâcha un soupir. « Je suis mauvaise langue. Ce sont juste des mots qui me passent par la tête. Ils ne reflètent pas vraiment ce que je pense. Ils viennent d’eux-mêmes.

— Est-il possible que les mots vous passent par la tête sans que vous les formuliez à haute voix ? »

Il roula des yeux. « Je n’ai pas été formé pour la servilité, comme vous l’avez été. »

Telle était donc l’attitude de quelqu’un issu d’un monde d’hommes libres – se moquer d’une personne qui avait été bien malgré elle une servante. « Au cours de mon éducation, on m’a appris à garder les paroles blessantes pour moi-même, par simple politesse, dit-elle. Mais peut-être que pour vous il ne s’agit là que d’une autre forme de servilité.

— Comme je vous l’ai dit, Mère Royale de l’Ouest, la méchanceté sort de ma bouche sans que je puisse la contrôler.

— Je ne suis pas la Mère Royale, dit Wang-mu. Ce nom est une blague cruelle…

— Et seule une personne cruelle pourrait se moquer de votre nom. » Peter grimaça. « Mais on m’a donné pour nom celui de l’Hégémon. Je pensais que porter des noms complètement insensés était quelque chose que nous pouvions avoir en commun. »

Elle demeura assise en silence en se demandant s’il ne s’agissait pas là d’une tentative pour sympathiser.

« Il y a peu de temps que je suis au monde, dit-il. Cela se compte en semaines. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous soyez au courant de ce détail me concernant. »

Elle ne voyait pas où il voulait en venir.

« Vous savez comment fonctionne ce vaisseau ? » dit-il.

Il passait du coq à l’âne. Pour la tester. Eh bien, elle en avait assez d’être testée. « Selon toute apparence, en restant assis à l’intérieur sous les yeux d’un inconnu malpoli, dit-elle. »

Il sourit et acquiesça. « Un prêté pour un rendu. Ender m’avait dit que vous n’étiez pas du genre à jouer les servantes.

— J’étais la fidèle servante de Qing-Jao. J’espère qu’Ender ne vous a pas menti à ce sujet. »

Il préféra ignorer sa façon de tout prendre au pied de la lettre. « Avec cependant une personnalité bien à vous. » De nouveau ses yeux la scrutèrent ; de nouveau elle sentit que son regard soutenu lisait à travers elle comme la première fois, sur la berge de la rivière. « Wang-mu, quand je dis que je viens à peine d’être créé, ce n’est pas une façon de parler. Je dis bien d’être créé et non de naître. Et la façon dont j’ai été créé est en étroit rapport avec la façon dont ce vaisseau fonctionne.

Je ne veux pas vous ennuyer à vous expliquer ce qui est déjà du domaine de votre compréhension, mais vous devez savoir ce que je suis – et non pas qui je suis – pour comprendre pourquoi j’ai besoin de vous ici. Je vais donc vous reposer la question – savez-vous comment fonctionne ce vaisseau ? »

Elle acquiesça. « Je crois que oui. Jane, l’être qui habite les ordinateurs, a une image extrêmement précise du vaisseau et de ceux qui se trouvent à l’intérieur. Les gens eux aussi possèdent leur propre image et savent qui ils sont et ainsi de suite. Elle déplace alors le tout du monde réel dans le néant, ce qui se fait en un rien de temps, puis le ramène à la réalité dans un endroit qu’elle a choisi. Ce qui se fait aussi en un rien de temps. Ainsi, au lieu d’avoir des vaisseaux voyageant pendant des années d’un monde à un autre, tout se passe en un clin d’œil. »

Peter acquiesça. « Excellent. À un détail près. Ce que vous devez comprendre, c’est que lorsque le vaisseau est Dehors, il n’est pas entouré par le néant. Il est en fait entouré d’un nombre incalculable d’airas. »

Elle détourna le visage.

« Vous ne comprenez pas ce que sont les aiúas ?

— Une façon de dire que tous les êtres humains ont toujours existé ? Que nous sommes plus vieux que les plus anciens dieux…

— En quelque sorte, oui. Seulement en ce qui concerne les aiúas du Dehors, on ne peut pas dire qu’ils ont une existence à part entière, du moins pas de la manière dont nous la concevons. Ils sont simplement… là. Et encore ce n’est pas tout à fait exact, puisqu’il n’y a pas de notion d’emplacement, pas d’endroit où ils peuvent se trouver, ils sont, tout simplement. Jusqu’à ce qu’une intelligence, quelle qu’elle soit, les appelle, leur donne un nom, les classe selon un ordre donné, et leur attribue une forme précise.

— La glaise peut devenir un ours, dit-elle. Mais pas tant qu’elle demeure froide au fond du lit d’une rivière.

— Exactement. Et c’est ainsi qu’Ender Wiggin et plusieurs autres personnes, que vous n’aurez pas – espérons-le – à rencontrer, se sont retrouvés à faire le premier voyage Dehors. Ils n’avaient pas vraiment de destination précise. Le but de ce voyage était de rester assez longtemps Dehors, pour que l’une de ces personnes, une scientifique plutôt douée, experte en génétique, puisse créer une nouvelle molécule, extrêmement complexe, d’après l’image mentale qu’elle en avait. Ou plutôt l’image des modifications qu’il lui était nécessaire de faire dans un… enfin, passons, vous n’avez pas les connaissances nécessaires en biologie. Quoi qu’il en soit, elle a fait ce qu’elle devait faire, créer une nouvelle molécule, calloo caliay, le seul problème étant qu’elle n’était pas la seule personne à se livrer à l’acte créateur ce jour-là.

— L’esprit d’Ender vous a créé ? demanda Wang-mu.

— Involontairement. J’étais, dirons-nous, un tragique accident. Un effet secondaire malencontreux. Disons que tout le monde, et même tout, à vrai dire, était pris de frénésie créatrice. Voyez-vous, les aiúas se trouvant là-bas ont un besoin urgent d’être transformés en quelque chose. Des vaisseaux furtifs se créaient tout autour de nous. Toutes sortes de constructions fragiles, faibles, fragmentées et éphémères qui se construisaient et se déconstruisaient à chaque instant. Seulement quatre de ces constructions se sont révélées suffisamment solides. L’une de celles-ci était la molécule qu’Elanora Ribeira avait créée.

— Et vous faisiez partie des trois autres ?

— La moins intéressante, je le crains. La moins aimée et la moins importante. L’un des membres du vaisseau était un homme du nom de Miro. Il avait été mutilé à la suite d’un terrible accident quelques années auparavant. Le cerveau avait été touché. Parlant difficilement, maladroit de ses mains et boitant, il avait gardé en lui la précieuse et vivante image de ce qu’il avait été. Et à partir de cette vision parfaite de lui-même, un grand nombre d’aiúas se sont assemblés pour en reproduire une copie exacte, pas tel qu’il était à ce moment-là, mais tel qu’il avait été et tel qu’il voulait redevenir. Même sa mémoire avait été préservée – une copie parfaitement identique. Tellement parfaite qu’elle partageait avec lui la même répulsion envers ce corps mutilé. Ainsi, le nouveau Miro amélioré – ou plutôt la copie de l’ancien Miro, de parfaite constitution… bref, Miro se retrouvait là tel un reproche vivant de son double mutilé. Et devant leurs yeux, ce vieux corps rejeté s’est recroquevillé pour disparaître dans le néant. »

Wang-mu en eut le souffle coupé ; elle s’imaginait la scène. « Il est mort ?

— Non, tout est là, ne comprenez-vous pas ? Il était vivant. Son propre ailla – non les milliards d’aiúas qui composaient les molécules et les atomes de son corps, mais celui qui les contrôlait tous, celui qui était lui, ou plutôt son esprit – est tout simplement passé dans l’autre corps qui, lui, était parfait. C’était son vrai lui. Et l’ancien…

— N’était plus nécessaire.

— N’avait plus rien pour lui donner forme. Vous voyez, je suis convaincu que nos corps demeurent en place grâce à une forme d’amour. L’amour qu’éprouve l’aiúa majeur envers le puissant et glorieux corps lui obéissant, c’est ce qui donne au moi toute son expérience du monde. Même Miro, malgré toute la haine qu’il éprouvait envers son corps mutilé, devait quand même garder un semblant d’amour pour ce corps pathétique qui lui restait. Jusqu’à ce qu’il en ait un neuf.

— Et c’est là qu’il a changé de corps.

— Sans même se rendre compte du processus. Il a suivi son amour. »

L’histoire fantasque que Wang-mu venait d’écouter devait être vraie, car elle avait souvent entendu parler de ces aiúas dans des conversations entre Han Fei-Tzu et Jane ; après ce que venait de raconter Peter Wiggin, tout cela prenait un sens. Ce devait être vrai, ne serait-ce que parce que le vaisseau avait surgi de nulle part sur la berge de la rivière derrière la maison de Han Fei-Tzu.

« Vous devez certainement vous demander comment quelqu’un comme moi, si conscient d’être mal aimé et indigne de l’être, a pu être mis au monde.

— Vous l’avez déjà dit. C’est grâce à l’esprit d’Ender.

— L’image la plus vivante dans l’esprit de Miro était celle de sa propre personne, plus jeune, plus forte et en meilleure santé. Mais les images qu’Ender chérissait le plus étaient celles de sa sœur aînée Valentine et de son frère aîné Peter. Pas tels qu’ils sont devenus, cependant, étant donné que son vrai frère, Peter, était mort depuis longtemps – quant à Valentine, ayant accompagné son frère à chacun de ses séjours dans l’espace, elle est toujours vivante, mais le temps a passé et elle a vieilli. C’est une personne plus mûre. Une vraie personne. Et pourtant, dans ce vaisseau, alors qu’il était Dehors, il a créé une copie de sa sœur telle qu’elle avait été. Une jeune Valentine. Pauvre vieille Valentine ! Elle n’a pas pris conscience d’être vieille avant de voir cette version jeune d’elle-même, cet être parfait, cet ange né de l’esprit torturé d’Ender dès son enfance. Je dois avouer que c’est la victime la plus à plaindre de ce petit drame. Apprendre que votre frère garde une telle image de vous, au lieu de vous aimer pour ce que vous êtes… Bref, il est clair que la patience de la Vieille Valentine – elle déteste ce nom, mais c’est comme cela que tout le monde la voit, et qu’elle-même se voit, la pauvre –, il est clair que sa patience est vraiment mise à rude épreuve.

— Mais si la première Valentine est toujours vivante, qui est la nouvelle Valentine ? dit Wang-mu, perplexe. Qui est-elle vraiment ? Vous pouvez être Peter parce que le vrai Peter est mort et que personne ne porte son nom, mais…

— C’est étonnant, non ? Mais là où je voulais en venir, c’est que mort ou non, je ne suis pas Peter Wiggin. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas moi-même. »

Il se renversa dans le fauteuil et fixa le plafond. L’hologramme qui planait au-dessus de l’ordinateur se tourna vers lui. Il n’avait pas touché aux commandes.

« Jane est avec nous, dit Wang-mu.

— Elle est toujours avec nous, dit Peter. C’est l’espion d’Ender. »

L’hologramme se mit à parler. « Ender n’a pas besoin d’espions. Il a besoin d’amis, s’il en trouve. Ou du moins, d’alliés. »

Peter tendit négligemment la main vers l’ordinateur pour l’éteindre. L’hologramme disparut.

Cet incident perturba Wang-mu. Comme si Peter venait de gifler un enfant. Ou de battre un serviteur. « Jane est une personne trop noble pour mériter un tel manque de respect.

— Jane est un programme d’ordinateur avec un défaut dans le disque dur. »

Il était d’humeur sombre, ce garçon qui était venu l’enlever à bord de son vaisseau spatial pour lui faire quitter La Voie. Mais quoi qu’il en fût, une fois l’hologramme disparu, elle comprenait ce qu’elle venait de voir. « Ce n’est pas uniquement parce que vous êtes si jeune et que les hologrammes de Peter Wiggin l’Hégémon sont ceux d’un homme mûr, dit Wang-mu.

— Quoi ? dit-il, d’un ton impatient. Qu’est-ce qui n’est pas quoi ?

— La différence physique entre vous et l’Hégémon.

— Et c’est quoi alors ?

— Il a un air… satisfait.

— Il a conquis le monde.

— Et lorsque vous aurez accompli la même chose, vous aurez cet air-là ?

— Je suppose que oui. C’est là le but de ma vie. C’est la mission pour laquelle Ender m’a désigné.

— Ne me mentez pas. Au bord de la rivière vous m’avez parlé des terribles choses que j’avais accomplies au nom de mon ambition. J’étais ambitieuse, je le reconnais, j’avais désespérément besoin de m’élever au-dessus de ma modeste condition. J’en connais le goût, l’odeur, et je la sens sur vous. On dirait l’odeur du goudron un jour de chaleur. Oui, vous puez l’ambition.

— L’ambition aurait-elle une odeur ?

— Au point de me faire tourner la tête. »

Il sourit, puis toucha le joyau qu’il avait à l’oreille. « Rappelez-vous que Jane nous écoute, et qu’elle répète tout à Ender. »

Wang-mu se tut, mais pas parce qu’elle était mal à l’aise. Elle n’avait simplement plus rien à dire.

« Donc, je suis ambitieux. Mais c’est ainsi qu’Ender m’a imaginé. Ambitieux, retors et cruel.

— Mais je croyais que vous n’étiez pas vous-même… »

Une lueur de défi passa dans ses yeux. « Exact. » Il se détourna. « Désolé, Gepetto, mais je ne peux pas être un véritable petit garçon. Je n’ai pas d’âme. »

Elle n’avait pas bien saisi le nom qu’il avait prononcé, mais elle comprenait le mot âme. « Pendant toute mon enfance j’ai été conditionnée à accepter mon statut de servante. À ne pas avoir d’âme. Et puis un jour, on s’est aperçu que j’en avais bel et bien une. À ce jour, cela ne m’a pas rendue plus heureuse.

— Je ne suis pas en train de parler d’un quelconque concept religieux. Je parle de l’aiúa. Je n’en possède pas. Rappelez-vous ce qui est arrivé au corps mutilé de Miro lorsque son aiúa l’a abandonné.

— Mais vous ne tombez pas en poussière, vous avez donc bien un aiúa.

— Non, c’est lui qui m’a. Je continue à exister parce que l’aiúa, dont la volonté irrésistible m’a créé, continue de m’imaginer. D’avoir besoin de moi, de me contrôler, d’être ma volonté.

— Ender Wiggin ?

— Mon frère, mon créateur, mon bourreau, mon dieu, mon être même.

— Et la jeune Valentine ? Elle aussi ?

— Ah, mais elle, il l’aime. Il est fier d’elle. Il est content de l’avoir créée. Moi, il me déteste. Et pourtant c’est sa volonté qui me fait dire toutes ces choses déplaisantes. Lorsque je me montre sous mon côté le plus méprisable, souvenez-vous que je ne fais que ce que mon frère m’ordonne de faire.

— Ainsi, vous l’accusez de…

— Je ne l’accuse pas, Wang-mu. Je ne fais qu’exprimer la pure vérité. Sa volonté contrôle désormais trois corps. Le mien, celui de mon angélique et impossible sœur, et son propre corps de vieillard fatigué. Chaque aiúa de mon corps reçoit de lui ses ordres et sa place. Je suis, en tout état de cause, Ender Wiggin. Sauf qu’il m’a créé pour être l’acteur de toutes les pulsions qu’il craint et déteste en lui. Son ambition – oui, c’est en effet son ambition que vous pouvez sentir lorsque vous sentez la mienne. Son agressivité. Sa rage. Sa méchanceté. Sa cruauté. Ce sont les siennes, pas les miennes, parce que en ce qui me concerne, je suis mort, et de toute manière je n’ai jamais été comme ça, tel qu’il me voyait. La personne que vous avez devant vous est un déguisement, un leurre ! Je suis un souvenir corrompu. Un rêve méprisable. Un cauchemar. Le monstre sous le lit, c’est moi. Il m’a tiré du chaos pour être la terreur de son enfance.

— Dans ce cas, ne soyez rien de tel. Si vous ne voulez pas être ce que vous dites, ne le devenez pas. »

Il soupira puis ferma les yeux. « Puisque vous êtes si intelligente, pourquoi n’avez-vous pas compris un traître mot de ce que je viens de vous dire ? »

Elle avait pourtant bien compris. « Quelle est votre volonté, après tout ? Personne ne la voit. Vous n’entendez pas ses pensées. Vous ne pouvez savoir ce qu’est votre véritable volonté qu’après coup, quand vous faites le bilan de votre vie.

— C’est la blague la plus cruelle qu’il m’ait faite, dit Peter d’une voix douce, les yeux toujours fermés. Je passe ma vie en revue, et je n’y vois que les souvenirs qu’il a imaginés. Il a été arraché à notre famille lorsqu’il n’avait que cinq ans. Que peut-il savoir de moi ou de ma vie ?

— Il a écrit L’Hégémon.

— Ce livre. Oui, fondé sur les souvenirs de Valentine tels qu’elle les lui a racontés. Ainsi que les documents publics de mon extraordinaire carrière. Et bien sûr les quelques bribes de conversation entre Ender et mon double avant que je… qu’il disparaisse. Je n’ai que quelques semaines d’existence, et pourtant je peux citer Henri IV. Owen Glendower se vantant devant Hotspur. Henry Percy. Comment puis-je connaître cela ? Quand suis-je allé à l’école ? Combien de nuits blanches ai-je passées à lire de vieilles pièces de théâtre pour mémoriser des répliques entières ? Est-ce qu’Ender a fourni à ce corps toute l’éducation qu’avait reçue son frère ? Toutes ses pensées intimes ? Ender n’a connu le vrai Peter Wiggin que lors de ses cinq premières années. Les souvenirs que je possède ne sont pas ceux d’une vraie personne. Ce sont ceux qu’Ender pense que je devrais avoir.

— Il pense que vous devriez connaître Shakespeare, donc vous le connaissez ? demanda-t-elle, dubitative.

— Si seulement il ne s’agissait que de Shakespeare. Les grands écrivains, les grands philosophes. Si seulement il s’agissait là des seuls souvenirs présents en moi. »

Elle s’attendait à ce qu’il lui énumère la liste de ces souvenirs. Mais il se contenta de frissonner.

« Mais si Ender vous contrôle vraiment… alors vous êtes lui. C’est en cela que vous êtes vous-même. Vous êtes Andrew Wiggin. Vous avez un aiúa.

— Je suis le cauchemar d’Andrew Wiggin. Je représente le dégoût qu’il a pour lui-même. Je suis tout ce qu’il craint et déteste en lui. Voilà le scénario qu’on m’a donné. Et c’est celui que je dois suivre. »

Il serra le poing, puis écarta à demi les doigts, faisant de sa main une griffe. Le tigre à nouveau. Et l’espace d’un instant, Wang-mu eut peur de lui. Mais un instant seulement. Il relâcha ses doigts. Un ange passa. « Quel rôle votre scénario prévoit-il pour moi ?

— Je ne sais pas, dit Peter. Vous êtes très futée. Bien plus que moi, j’espère. Bien que je sois tellement imbu de moi-même que j’ai du mal à imaginer que l’on puisse être plus futé que moi. Un bon conseil m’est donc d’autant plus nécessaire que je ne pense pas en avoir besoin.

— Vous tournez autour du pot.

— Cela fait partie de ma cruauté. Je vous torture avec ma conversation. Mais peut-être suis-je censé aller beaucoup plus loin. Peut-être suis-je supposé vous torturer et vous tuer comme je me rappelle l’avoir fait jadis avec des écureuils. Peut-être suis-je censé traîner votre corps encore vivant dans les bois pour vous écarteler entre quatre arbres et vous découper en lamelles, guettant le moment où les mouches viendront pondre leurs œufs dans votre chair. »

Elle eut un haut-le-cœur en visualisant la scène. « J’ai lu le livre. Je sais que l’Hégémon n’était pas un monstre !

— Ce n’est pas le Porte-Parole des Morts qui m’a créé Dehors. C’était Ender, le petit garçon effrayé. Je ne suis pas le Peter Wiggin qu’il a si sagement décrit dans le livre. Je suis le Peter Wiggin qui lui donnait des cauchemars. Celui qui dépeçait les écureuils.

— Il vous a vu faire ça ?

— Non, pas moi, s’énerva-t-il. Et il n’a pas vu l’autre le faire non plus. C’est Valentine qui le lui a dit plus tard. Elle a trouvé le corps de l’écureuil dans les bois près de la maison de leur enfance à Greensboro, Caroline du Nord, dans le continent nord-américain, sur Terre. Mais cette image était si nette dans ses cauchemars qu’il a décidé de me la faire partager. Je vis avec ces souvenirs. Sur un plan intellectuel, je ne pense pas que le vrai Peter Wiggin ait été réellement cruel. Il était studieux et très cultivé. Il n’a eu aucune compassion pour l’écureuil parce qu’il ne ressentait rien pour lui. Ce n’était qu’un simple animal. Sans plus d’importance qu’une feuille de salade. Le découper ne lui semblait sans doute pas plus immoral que de préparer une salade. Mais ce n’était pas ainsi qu’Ender s’en souvenait, ce n’est donc pas ainsi que je m’en souviens.

— Et comment vous en souvenez-vous ?

— Comme pour mes autres prétendus souvenirs. D’un point de vue extérieur. En m’observant avec une terrible fascination alors que je me complais avec délice dans la cruauté. Tous ces souvenirs antérieurs à ma naissance, lorsque Ender était Dehors… dans chacun d’entre eux, je me vois à travers les yeux de quelqu’un d’autre. C’est une sensation très bizarre, croyez-moi.

— Mais maintenant ?

— Maintenant je ne me vois plus du tout. Parce que je n’ai plus de moi. Je ne suis pas moi-même.

— Mais vous vous rappelez. Vous avez des souvenirs. Cette conversation par exemple, vous vous en souvenez déjà. Rien qu’en me regardant. Vous en êtes sûrement capable.

— Oui, je me souviens de vous. Et je me souviens d’être ici et de vous voir. Mais il n’y a aucun moi derrière ce regard. Je me sens stupide et las, même lorsque je suis aussi brillant et astucieux que je sais l’être. »

Il esquissa un sourire charmeur et Wang-mu remarqua à cet instant la différence qui séparait Peter de l’hologramme de l’Hégémon. C’était comme il l’avait dit : même lorsqu’il se dénigrait, les yeux de ce Peter Wiggin lançaient les éclairs d’une rage intérieure. Il était dangereux. Cela se voyait tout de suite. Lorsqu’il plongeait ses yeux dans les vôtres, on devinait qu’il cherchait quand et comment vous tuer.

« Je ne suis pas moi-même, répéta Peter.

— Vous dites cela pour vous maîtriser, dit Wang-mu, certaine d’avoir vu juste. C’est une sorte de mantra pour vous empêcher de faire ce que vous désirez. »

Peter soupira et se pencha jusqu’à appuyer sa tête sur l’ordinateur, son oreille collée sur la froide surface en plastique.

« Que désirez-vous ? dit-elle, craignant la réponse.

— Fichez le camp.

— Pour aller où ? Il n’y a qu’une seule pièce dans votre beau vaisseau.

— Ouvrez la porte et sortez.

— Vous avez l’intention de me tuer ? De m’envoyer dans l’espace, où je serai congelée avant même d’avoir le temps d’étouffer ? »

Il se redressa et la considéra avec étonnement. « L’espace ? »

Sa stupéfaction la rendit perplexe à son tour. Où pouvaient-ils bien être sinon dans l’espace ? C’était là qu’étaient censés aller les vaisseaux spatiaux, dans l’espace.

Sauf celui-ci, bien entendu.

Constatant qu’elle commençait à comprendre, il s’esclaffa.

« Ah, ça, vous êtes bien la lumière annoncée, ils ont remodelé La Voie tout entière pour avoir votre génie ! »

Elle préféra ignorer la pique.

« Je m’attendais à ce qu’il y ait une sensation de mouvement. Ou quelque chose de ce genre. Nous sommes-nous déplacés ? Sommes-nous déjà arrivés ?

— Le temps d’un clin d’œil. Nous sommes passés Dehors puis de nouveau Dedans, mais à un autre endroit, en si peu de temps que seul un ordinateur pourrait évaluer la durée du voyage. Jane a accompli cela avant la fin de notre conversation. Avant que je vous adresse la parole.

— Mais alors où sommes-nous ? Qu’y a-t-il derrière la porte ?

— Nous sommes au milieu des bois quelque part sur la planète Vent Divin. L’air y est respirable. Vous ne gèlerez pas. C’est l’été à l’extérieur. »

Elle s’avança vers la porte et abaissa la poignée, ce qui relâcha le sas hermétique. La porte s’ouvrit sans difficulté. La lumière du soleil pénétra dans la pièce.

« Vent Divin, dit-elle. J’en ai entendu parler – ce devait être une planète shintoïste, tout comme La Voie devait être taoïste. Toute la pureté de la culture japonaise traditionnelle. Mais je ne crois pas qu’elle soit aussi pure de nos jours.

— Pour être plus précis, c’est la planète sur laquelle Andrew, Jane et moi-même avons senti – si l’on peut admettre que je puisse ressentir des émotions autres que celles d’Ender – que ce monde risquait d’être le lieu du pouvoir central des planètes contrôlées par le Congrès. L’endroit où se trouvaient les décideurs. Le pouvoir derrière le trône.

— Pour les renverser et dominer la race humaine ?

— Pour arrêter la Flotte lusitanienne. La domination de la race humaine n’est prévue que pour un peu plus tard sur notre calendrier. La Flotte lusitanienne est pour l’instant notre urgence. Il ne nous reste que quelques semaines avant que la flotte n’arrive ici et n’utilise le Petit Docteur, le Dispositif DM, pour réduire Lusitania en poussière. Pendant ce temps, et parce que Ender et les autres s’attendent à me voir échouer, ils sont en train de se dépêcher de construire ces petits vaisseaux en fer-blanc pour transporter le maximum de Lusitaniens – humains, piggies, et doryphores – vers d’autres planètes inhabitées mais habitables. Ma chère sœur Valentine – la jeune – est partie avec Miro – dans son corps tout neuf – afin de trouver d’autres planètes aussi vite que leur vaisseau le leur permettra. C’est un vaste projet. Ils ont tous parié sur mon… sur notre échec. Essayons de les décevoir.

— Les décevoir ?

— En réussissant. Nous devons réussir. Trouvons le pouvoir central de la race humaine et essayons de les convaincre d’arrêter la flotte avant qu’elle ne détruise inutilement une planète. »

Wang-mu lui lança un regard dubitatif. Les persuader d’arrêter la flotte ? Ce garçon cruel à l’esprit tordu ? Comment pourrait-il persuader qui que ce soit d’accomplir quoi que ce soit ?

Comme s’il lisait dans ses pensées, il répondit à son doute non formulé. « Vous comprenez pourquoi je vous ai proposé de venir avec moi ? Lorsque Ender m’a inventé, il a oublié qu’il ne connaissait rien de la période de ma vie où je persuadais des gens de se regrouper en alliances variables – enfin, ce genre de bêtise. Par conséquent, le Peter Wiggin qu’il a créé est tellement méchant, ouvertement ambitieux et cruel, qu’il n’irait même pas conseiller à quelqu’un ayant le cul irrité de se gratter. »

Elle détourna de nouveau les yeux.

« Vous voyez ? dit-il. Je ne cesse de vous offenser. Regardez-moi. Vous comprenez mon dilemme ? Le vrai Peter, l’original, lui seul aurait pu accomplir la tâche qui m’a été assignée. Il aurait pu le faire les yeux fermés. Il aurait déjà un plan en tête. Il aurait conquis le cœur des gens, les aurait rassurés, se serait faufilé jusque dans leurs conseils. L’autre Peter Wiggin ! Il pourrait retirer le dard d’une abeille en lui faisant du charme. Mais moi ? En suis-je capable ? J’en doute. Car, voyez-vous, je ne suis pas moi-même. »

Il se leva de son siège, passa devant elle sans ménagement, et quitta la cabine métallique qui les avait transportés d’un monde à l’autre pour prendre pied sur la prairie environnante. Wang-mu se retrouva sur le pas de la porte à le regarder s’éloigner – mais pas trop – du vaisseau.

Je pense comprendre ce qu’il peut ressentir, pensa-t-elle. Je sais ce que c’est que de devoir immerger sa volonté dans celle des autres. De vivre à leur place, comme s’ils tenaient les premiers rôles dans le film de votre vie et que vous n’étiez qu’un second couteau. J’ai été esclave. Mais au moins, pendant tout ce temps, je savais qui j’étais. Je savais ce que je pensais vraiment, même lorsque je faisais ce que l’on me demandait, quel que soit le prix à payer pour obtenir ce que je voulais d’eux. Peter Wiggin, en revanche, ne sait pas vraiment ce qu’il veut, car même la frustration que lui inspire son manque de liberté n’est pas la sienne, c’est aussi celle d’Andrew Wiggin. Même son dégoût de lui-même est celui d’Andrew et…

Et tout cela tournait en rond, comme le chemin qu’il était en train de suivre, le nez en l’air, dans la prairie.

Wang-mu pensait à sa maîtresse – ou plutôt, à son ancienne maîtresse – Qing-Jao. Elle aussi dessinait des motifs étranges. C’était ce que les dieux lui ordonnaient de faire. Non, c’est une façon de penser dépassée. C’était ce que son problème compulsif obsessionnel la poussait à faire. S’asseoir à même le sol et suivre les motifs du bois de chaque planche, suivre une même ligne sur toute sa longueur, et répéter ce geste ligne après ligne. Cela ne rimait à rien, et pourtant elle devait s’y résoudre car c’était grâce à cette seule soumission, aussi abrutissante que dépourvue de sens, qu’elle pouvait se libérer en partie de ses pulsions. Qing-Jao, elle, a toujours été esclave ; moi, non. Car le maître qui la contrôlait opérait de l’intérieur de son esprit. Alors que j’avais toujours mon maître en face de moi, de sorte que mon être profond n’a jamais été atteint.

Peter Wiggin sait qu’il est contrôlé par les peurs et les passions inconscientes d’un homme complexe se trouvant à des années-lumière de lui. Qing-Jao, de son côté, pensait que les dieux étaient à l’origine de ses obsessions. À quoi bon se répéter que ce qui vous contrôle vient de l’extérieur, si vous le ressentez au plus profond de vous-même ? Comment le fuir ? Comment s’en cacher ? Qing-Jao devait être libre désormais, délivrée par le virus porteur que Peter avait apporté avec lui sur La Voie pour le remettre à Han Fei-Tzu. Mais Peter… quelle liberté pouvait-il espérer ?

Et pourtant il faut qu’il vive comme s’il était libre. Il doit lutter pour sa liberté, même si cette lutte elle-même est une autre manifestation de son esclavage. Une part de lui veut être lui-même. Non, pas lui-même. Un être.

Alors quel est mon rôle dans tout cela ? Dois-je accomplir un miracle et lui donner un aiúa ? Je n’en ai pas le pouvoir.

Et pourtant je possède un pouvoir, pensa-t-elle.

Elle devait avoir un pouvoir, sinon pourquoi lui aurait-il parlé si librement ? Tout étranger qu’il était, il s’était confié à elle sans hésiter. Pourquoi ? Parce qu’elle était dans le secret, certainement, mais il y avait autre chose.

Ah, bien sûr. Il pouvait lui parler librement parce qu’elle n’avait jamais connu Andrew Wiggin. Peut-être que Peter n’était rien d’autre qu’une facette d’Ender, tout ce qu’Ender craignait et détestait en lui-même. Mais elle ne pouvait pas les comparer. Quoi que puisse être Peter, et quel que soit celui qui le contrôlait, elle était sa confidente.

Ce qui faisait d’elle, une fois de plus, la servante d’un autre. Elle avait aussi été la confidente de Qing-Jao.

Elle frissonna, comme pour se débarrasser de la triste comparaison. Non, se dit-elle. Ce n’est pas pareil. Parce que ce jeune homme vagabondant parmi les fleurs sauvages n’a aucune emprise sur moi ; il se borne à me faire part de sa douleur en espérant que je vais le comprendre. Quoi que je lui donne, ce sera de mon plein gré.

Elle ferma les yeux et appuya la tête contre l’encadrement de la porte. Oui, je le lui donnerai de mon plein gré, pensa-t-elle. Mais que pourrais-je bien lui donner ? Eh bien, exactement ce qu’il attend de moi – ma loyauté, mon dévouement, mon aide dans toutes les tâches qu’il doit accomplir. M’immerger en lui. Mais pourquoi suis-je en train d’anticiper tout ce que je vais faire ? Parce que malgré les doutes qui le rongent, il a le pouvoir de rallier les hommes à sa cause.

Elle ouvrit de nouveau les yeux, puis alla le rejoindre dans les hautes herbes. Il la vit et demeura silencieux alors qu’elle s’approchait de lui. Des abeilles bourdonnaient autour d’elle, des papillons virevoltaient dans l’air, l’évitant malgré leur vol apparemment désordonné. Au dernier moment, elle tendit la main pour attraper une abeille qui butinait une fleur et referma sa main sur elle, puis brusquement – avant qu’elle ne la pique –, la jeta au visage de Peter.

Surpris et agacé, il agita les bras pour éloigner l’abeille agressive, se baissa pour l’éviter, et fit quelques pas en courant jusqu’à ce qu’elle se désintéresse de lui pour retourner vers les champs de fleurs. Il put alors se tourner vers Wang-mu, furieux.

« Pourquoi avez-vous fait ça ? »

Elle gloussa – sans pouvoir s’en empêcher. Il avait eu l’air si ridicule.

« C’est ça, marrez-vous. Je sens que vous allez être de charmante compagnie.

— Fâchez-vous, je m’en moque, dit Wang-mu. Je vais vous dire quelque chose. Vous croyez que là-bas, sur Lusitania, l’aiúa d’Ender s’est dit : « Oh, une abeille ! » et vous a poussé à la faire partir en vous débattant comme un clown ? »

Il roula des yeux. « Comme vous êtes futée ! Ah ça, mademoiselle Mère Royale de l’Ouest, on peut dire que vous avez réglé tous mes problèmes ! Je m’aperçois enfin que j’ai toujours été un véritable garçon ! Et pendant tout ce temps, ces chaussons rouges avaient le pouvoir de me ramener au Kansas !

— Quel Kansas ? demanda-t-elle, en regardant ses chaussures, qui n’étaient pas rouges du tout.

— Un souvenir de plus qu’Ender et moi partageons. »

Il resta là à la considérer, les mains dans les poches.

Elle demeura silencieuse elle aussi, les mains croisées devant elle, lui retournant son regard.

« Alors vous êtes avec moi ? lui demanda-t-il enfin.

— Il faudra que vous fassiez un effort pour ne pas être méchant avec moi.

— Il faudra voir ça avec Ender.

— Je me moque de savoir quels aiúas vous contrôlent. Vous avez quand même vos propres pensées, et elles sont différentes de celles d’Ender – vous avez eu peur de l’abeille, alors qu’il ne pensait même pas à une abeille à ce moment-là, vous le savez très bien. Donc, quelle que soit la partie de vous qui contrôle le reste, ou quel que soit votre vrai « vous », c’est cette bouche qui se trouve là, sous votre nez, qui va m’adresser la parole. Et si vous voulez que l’on travaille ensemble, vous avez intérêt à être aimable avec moi.

— Alors plus de bataille d’abeilles ? demanda-t-il.

— C’est d’accord.

— C’est mieux comme ça. Avec ma chance, Ender m’aura donné un corps allergique aux piqûres d’abeille.

— Il peut aussi être très dangereux pour les abeilles. »

Il esquissa un sourire. « Je commence à vous apprécier. Et je ne suis pas certain que cela me plaise. »

Il se dirigea vers le vaisseau. « Allez, venez ! lui cria-t-il. Voyons voir quelles informations Jane peut nous donner sur la planète que nous sommes supposés envahir. »

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