3 « nous sommes trop nombreux »

« Laissez-moi vous raconter la plus belle histoire que je connaisse. On avait donné à un homme un chien que celui-ci adorait.

Le chien l’accompagnait partout, mais l’homme n’avait pu lui apprendre à faire quoi que ce soit d’utile. Le chien refusait d’aller chercher ou de tomber en arrêt, il ne courait pas, ne le protégeait pas, ne gardait pas la maison.

Au lieu de cela, il s’asseyait à côté de lui et l’observait, avec la même expression indéfinissable.

« Ce n’est pas un chien, c’est un loup », dit sa femme.

« C’est le seul qui me soit fidèle », répondit l’homme, et sa femme n’aborda plus jamais le sujet avec lui.

Un jour l’homme emmena le chien dans son avion particulier. Alors qu’il survolait les hautes montagnes enneigées, les moteurs tombèrent en panne et l’avion s’écrasa dans les arbres.

L’homme était allongé, baignant dans son sang, le ventre ouvert par des lames de métal en charpie, ses entrailles fumant dans l’air glacial, mais sa seule et unique pensée fut pour son chien fidèle.

Était-il vivant ? Était-il blessé ?

Vous imaginez son soulagement lorsqu’il vit son chien s’approcher et le regarder de ce même regard profond. Quelques instants plus tard le chien renifla ses entrailles, puis se mit à sortir les intestins, la rate et le foie pour les dévorer, tout en observant le visage de l’homme.

« Dieu merci, dit l’homme. L’un de nous deux au moins ne mourra pas de faim. »

Murmures Divins de Han Qing-Jao


De tous les vaisseaux voyageant à la vitesse de la lumière Dehors puis Dedans sous le contrôle de Jane, seul celui de Miro ressemblait à n’importe quel autre vaisseau, pour la simple raison qu’il s’agissait de l’ancienne navette qui transportait jadis des passagers et du fret vers les grands vaisseaux se trouvant sur l’orbite de Lusitania. Maintenant que les vaisseaux pouvaient aller instantanément d’une planète à l’autre, il n’y avait plus besoin d’équipements de survie, ni même de carburant, et comme Jane devait garder en mémoire une image précise des structures de chaque vaisseau, plus ils étaient simples, plus cela lui était facile. En effet, on pouvait difficilement continuer à les appeler des véhicules. Ils se résumaient désormais à de simples cabines, dépourvues de hublots, pratiquement sans équipement, aussi vides qu’une salle de classe réduite à sa plus simple expression. Les habitants de Lusitania les appelaient maintenant des encaixarse, ce qui en portugais signifiait « entrer dans la boîte » ou littéralement, « s’enfermer dans la boîte ».

Miro, quant à lui, était parti explorer de nouvelles planètes pouvant accueillir les trois espèces intelligentes, à savoir les humains, les pequeninos et les reines. Pour cela il avait besoin d’un vaisseau traditionnel, car bien que circulant toujours de planète en planète grâce au raccourci instantané de Jane pour aller Dehors, il ne pouvait pas toujours espérer arriver sur une planète dont l’air était respirable. Du coup, Jane avait l’habitude de l’envoyer en orbite autour des planètes choisies, pour qu’il puisse observer, analyser, et se poser uniquement sur les plus prometteuses afin de définir si, oui ou non, elles offraient toutes les conditions nécessaires à une implantation.

Il ne voyageait jamais seul. Cela représentait trop de travail pour un seul homme, et il avait besoin de vérifier plutôt deux fois qu’une tout ce qu’il faisait. Pourtant, de tous les travaux sur Lusitania, celui-ci était le plus dangereux, car il ne savait jamais quelle menace l’attendait derrière la porte du vaisseau lorsqu’il débarquait sur une nouvelle planète. Miro avait toujours considéré que sa vie était sacrifiable. Plusieurs années durant, prisonnier d’un corps ravagé par des lésions cérébrales, il avait voulu mourir ; puis, lorsque son premier voyage Dehors lui permit de recréer un corps possédant la perfection de la jeunesse, il considéra que chaque moment, chaque heure, chaque jour de sa vie était un cadeau qu’il ne méritait pas. Il n’allait pas la gâcher, mais il n’allait pas non plus reculer s’il fallait la risquer pour le bien des autres. Mais avec qui pouvait-il partager sa propre indifférence ?

La jeune Valentine avait été conditionnée pour obéir, dans tous les sens du terme, semblait-il. Miro l’avait vue venir au monde en même temps que lui. Elle n’avait pas de passé, pas de famille, aucun lien avec quelque monde que ce soit, sauf à travers Ender, son créateur, et Peter, né en même temps qu’elle. Elle était reliée, dans une certaine mesure, avec la Valentine d’origine, la « vraie Valentine », ainsi que la jeune Val l’appelait, mais ce n’était un secret pour personne : la vraie Valentine n’avait pas le moindre désir de passer ne serait-ce qu’un seul instant avec cette jeune beauté, dont la propre existence la narguait. De plus, la jeune Val avait été créée selon l’image vertueuse que s’en était fait Ender. Non seulement elle n’avait aucune famille, mais elle était authentiquement altruiste, et aurait volontairement donné sa vie pour aider quelqu’un. Ainsi, chaque fois que Miro entrait dans la navette, la jeune Val était là, dans son rôle de compagne, d’assistante dévouée, et de soutien permanent.

Mais ce n’était pas son amie. Car Miro savait parfaitement ce qu’elle était réellement : un déguisement d’Ender. Pas une femme. Son amour et sa loyauté étaient tout simplement ceux d’Ender. Ils étaient souvent mis à l’épreuve, on pouvait s’y fier, mais au bout du compte c’étaient ceux d’Ender et non les siens. Rien en elle ne lui était propre. Ainsi, même si Miro s’était habitué à elle, riant et blaguant avec elle comme il ne l’avait jamais fait avec quiconque, il ne partageait pas ses confidences, et s’interdisait envers elle tout autre sentiment que la camaraderie. Si elle avait remarqué une certaine distance, elle n’en avait rien dit ; si elle en souffrait, cela ne se voyait pas.

Ce qui se voyait, c’était le plaisir qu’elle avait lorsqu’ils réussissaient quelque chose, et son insistance à vouloir aller plus loin. « Nous ne pouvons pas passer une journée entière par planète », avait-elle dit dès le départ. Elle avait d’ailleurs confirmé ses propos en s’en tenant à un emploi du temps strict qui leur permettait de faire trois voyages dans la même journée. Ils revenaient ensuite sur Lusitania, plongée alors dans un paisible sommeil ; ils dormaient dans la navette et ne parlaient aux colons que pour leur faire part des éventuels problèmes qu’ils pourraient rencontrer sur une des planètes visitées ce jour-là. Par ailleurs, ils ne suivaient cet emploi du temps que les jours où ils tombaient sur des planètes viables. Lorsque Jane les envoyait sur une planète impropre – une zone marine, par exemple, ou dépourvue de biotope –, ils poursuivaient leur route sans délai, vérifiant la planète suivante, et ainsi de suite, allant parfois jusqu’à en visiter cinq ou six, lors de ces journées déprimantes où rien ne semblait fonctionner comme ils le souhaitaient. Val les poussait au bout de leurs limites d’endurance, jour après jour, et Miro acceptait cela d’elle parce qu’il savait que c’était nécessaire.

Sa véritable amie, en revanche, n’avait pas de forme humaine. Pour lui, elle logeait dans la pierre qu’il portait à l’oreille. Jane, le chuchotement qu’il avait dans la tête dès le réveil, l’amie qui entendait tout ce qu’il exprimait à voix basse, qui connaissait ses propres besoins avant lui. Jane, qui partageait toutes ses pensées et tous ses rêves, qui l’avait accompagné toute sa vie lorsqu’il était handicapé, et guidé Dehors pour y renaître. Jane, sa plus fidèle amie, qui allait bientôt mourir.

Telle était la limite imposée. Jane allait mourir, et dès lors le voyage instantané dans l’espace prendrait fin, car personne d’autre ne possédait la puissance mentale capable d’envoyer autre chose qu’une simple balle Dehors avant de la ramener Dedans. La mort de Jane était inévitable, pas de cause naturelle, mais parce que le Congrès Stellaire, ayant découvert l’existence d’un programme subversif pouvant, sinon contrôler, du moins avoir accès à n’importe lequel de leurs ordinateurs, avait décidé de fermer, de déconnecter et de vider tous leurs réseaux informatiques. Elle commençait déjà à ressentir la douleur que lui procurait la fermeture de certains réseaux désormais inaccessibles. Un jour ou l’autre, les codes chargés de la déconnecter instantanément et définitivement finiraient par être déclenchés. Et ce jour-là, tous ceux n’ayant pu être envoyés sur une des quatre planètes se retrouveraient bloqués sur Lusitania, à attendre sans défense que la Flotte lusitanienne, qui se rapprochait chaque jour davantage, vienne les détruire.

Une triste histoire, dans laquelle Miro, malgré toute sa bonne volonté, ne pouvait empêcher la mort de son amie la plus chère. Ce qui, il le savait bien, était une des raisons pour lesquelles il ne voulait pas sympathiser outre mesure avec Val – il aurait été en effet déloyal de s’attacher à quelqu’un d’autre, sachant qu’il ne restait à Jane que quelques semaines, voire quelques jours à vivre.

La vie de Miro était donc une routine de travail sans fin et de concentration intense. Il devait étudier les résultats des recherches des appareils de la navette, analyser des photographies aériennes, piloter vers des zones dangereuses encore inexplorées, pour finalement – mais trop rarement – ouvrir la porte et respirer une atmosphère étrangère. À la fin de chaque voyage, il n’y avait pas le temps de s’apitoyer, se réjouir, ou même se reposer : il refermait le sas, faisait son rapport, et Jane les ramenait sur Lusitania, où tout pouvait recommencer.

Ce retour, cependant, fut légèrement différent. Lorsque Miro ouvrit la porte, il ne trouva pas Ender, son père adoptif, ni les pequeninos qui, en général, leur préparaient à manger, ni les dirigeants de la colonie avides de nouvelles, mais ses frères Ohaldo et Grego, sa sœur Elanora, ainsi que la sœur d’Ender, Valentine. La vieille Valentine était présente ? alors qu’elle était sûre de tomber sur sa jeune et indésirable copie ? Miro repéra immédiatement le regard qu’échangèrent Valentine et Val, sans que leurs yeux se croisent vraiment, avant qu’elles ne détournent la tête pour ne pas se voir davantage. Mais était-ce là la vraie raison ? Val évitait peut-être le regard de Valentine parce qu’elle voulait, en toute bonne foi, ne pas risquer de l’offenser. Si elle avait eu le choix, nul doute que Val aurait préféré s’éloigner plutôt que de blesser Valentine. Mais en l’espèce, il ne lui restait qu’à se montrer la plus discrète possible.

« Pourquoi cette réunion ? demanda Miro. Est-ce que Mère est malade ?

— Non, tout le monde va bien, dit Ohaldo.

— Sauf peut-être sur le plan psychologique, rajouta Grego. Mère est complètement dingue, et Ender suit le même chemin. »

Miro acquiesça en souriant. « Laissez-moi deviner. Il l’a suivie chez les Filhos ? »

Grego et Ohaldo regardèrent aussitôt la pierre à l’oreille de Miro.

« Non, Jane ne m’a rien dit, expliqua Miro. Mais je connais bien Ender. Il tient à son mariage.

— Peut-être, mais ça laisse un vide au niveau du commandement, dit Ohaldo. Non que chacun ne fasse son travail comme il le doit. Tout fonctionne à merveille. Mais nous avions l’habitude de nous tourner vers Ender lorsque quelque chose n’allait pas. Si tu vois ce que je veux dire.

— Je vois très bien ce que tu veux dire. Et tu peux en parler devant Jane. Elle sait parfaitement qu’elle sera déconnectée dès que le dispositif du Congrès Stellaire sera en place.

— C’est un peu plus compliqué que cela, dit Grego. Beaucoup ne sont pas au courant du danger que court Jane – pour la bonne raison que certains ignorent encore jusqu’à son existence. Mais ils n’ont pas besoin d’être des génies en mathématiques appliquées pour deviner que même à plein régime, il lui sera impossible d’évacuer tous les humains de Lusitania avant l’arrivée de la flotte. Et je ne parle pas des pequeninos. Ils savent donc très bien que si la flotte n’est pas arrêtée, une partie d’entre eux devront rester ici et attendre la mort. Certains disent même que nous avons déjà assez perdu de temps avec les arbres et les insectes. »

Les « arbres » faisaient évidemment référence aux pequeninos qui, d’ailleurs, ne déplaçaient pas les arbres-pères et les arbres-mères, et les « insectes » renvoyaient à la Reine qui, elle non plus, n’utilisait pas la place disponible pour envoyer un grand nombre d’ouvrières dans l’espace, bien qu’il y eût sur chacune des planètes colonisées un contingent de pequeninos ainsi qu’une reine accompagnée d’une poignée d’ouvrières pour la mise en place. Peu importait que ce fût la reine de chaque colonie qui produisait les ouvrières chargées de mettre en route l’agriculture ; peu importait que, les pequeninos n’emmenant pas d’arbres avec eux, au moins un couple par groupe dût être « planté » – en d’autres termes, mourir à petit feu et dans la douleur pour qu’un arbre-père et un arbre-mère puissent prendre racine et maintenir le cycle de vie des pequeninos. Tout le monde savait – Grego plus que tout autre, pour y avoir été mêlé de très près – que sous cette surface bien polie se jouait une compétition entre espèces.

Cela ne concernait pas seulement les humains. Tandis que sur Lusitania les pequeninos dépassaient les humains en nombre, sur les colonies ces derniers étaient majoritaires. « C’est votre flotte qui vient détruire Lusitania, avait dit Humain, l’actuel chef des arbres-pères. Et même si chaque humain de Lusitania devait trouver la mort, la race humaine continuerait quand même d’exister. En revanche, pour la Reine et pour nous, il ne s’agit ni plus ni moins que de la survie de notre espèce. Nous savons cependant que les humains doivent régner un certain temps sur ces colonies, parce que vous possédez des connaissances et un savoir-faire que nous ne maîtrisons pas encore, parce que vous avez l’habitude de conquérir de nouveaux mondes, et parce que vous pouvez toujours incendier nos forêts. » Ce qu’Humain avait dit en termes raisonnes, exprimant ses réserves de manière très diplomatique, d’autres pequeninos et arbres-pères l’avaient verbalisé avec plus de passion : « Pourquoi devrions-nous laisser ces envahisseurs humains, qui ont apporté avec eux tant de maux, sauver pratiquement toute leur population en laissant la plupart d’entre nous mourir ? »

« Les tensions entre espèces ne datent pas d’aujourd’hui, commenta Miro.

— Mais jusqu’ici Ender était là pour les contenir, répondit Grego. Les pequeninos, la Reine, et la plupart des humains voyaient en Ender un arbitre impartial, quelqu’un en qui ils avaient confiance. Ils savaient tous que tant qu’il était aux commandes, tant que sa voix était entendue, leurs intérêts seraient protégés.

— Ender n’est pas le seul à pouvoir mener à bien cet exode, dit Miro.

— C’est une question de confiance, et non de compétence, intervint Valentine. Les non-humains savent qu’Ender est le Porte-Parole des Morts. Aucun être humain n’a jamais parlé au nom d’une autre espèce comme il l’a fait. Et pourtant les humains savent qu’Ender est le Xénocide. Lorsque la race humaine était menacée par un ennemi, il y a nombre de générations de cela, il a su agir et éviter – comme on le craignait alors – l’extermination totale. Il n’y a pas vraiment de candidat possédant des compétences similaires.

— En quoi cela me concerne-t-il ? demanda abruptement Miro. Personne ne m’écoute ici. Je n’ai aucun contact. Je ne peux certainement pas remplacer Ender, et pour l’instant je suis fatigué et j’ai besoin de dormir. Regardez Val, elle tombe de sommeil. »

C’était vrai ; elle tenait à peine debout. Miro s’approcha d’elle pour la soutenir et elle ne se fit pas prier pour poser la tête sur son épaule.

« Nous ne te demandons pas de prendre la place d’Ender, dit Ohaldo. Nous ne demandons à personne de prendre sa place. Nous voulons qu’il reprenne sa place. »

Miro s’esclaffa. « Et vous croyez que je peux le convaincre ? Vous avez sa sœur, là, à côté de vous ! Qu’elle y aille, elle ! » Valentine fit la moue. « Il ne voudra pas me voir, Miro.

— Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il voudra me voir, moi ?

— Pas toi, Miro. Jane. La pierre que tu portes à l’oreille. »

Miro les regarda, ébahi. « Vous voulez dire qu’Ender a enlevé sa pierre ? »

Il entendit Jane lui murmurer dans l’oreille : « J’ai été très occupée. Je n’ai pas jugé important de te le dire. » Mais Miro savait à quel point Jane avait été blessée lorsque Ender avait coupé leur contact. Certes, elle avait désormais de nouveaux amis, mais cela ne signifiait pas que ce serait sans souffrance.

Valentine poursuivit : « Si tu pouvais aller le voir et lui demander de parler à Jane… »

Miro secoua la tête. « Il a enlevé la pierre. Ne vois-tu pas que c’est définitif ? Il s’est mis en tête de s’exiler avec Mère. Ender ne revient jamais sur une décision. »

Ils savaient tous que c’était vrai. Comme ils savaient qu’ils n’avaient pas approché Miro dans l’espoir de le voir faire ce qu’on lui demandait, mais plutôt comme un dernier recours. « Alors laissons les choses se tasser, dit Grego. Laissons le chaos s’installer lentement. Et une fois submergés par les guerres interraciales, nous pourrons mourir de honte lorsque la flotte sera là. À mon avis, Jane a plus de chance que nous ; elle sera morte avant l’arrivée de la flotte.

— Remercie-le de ma part, dit Jane à Miro.

— Jane te remercie, transmit Miro. Tu as vraiment un cœur en or, Grego. »

Grego rougit mais ne revint pas sur ce qu’il avait dit.

« Ender n’est pas Dieu, reprit Miro. Il faudra simplement faire de notre mieux sans lui. Mais pour l’instant le mieux que je puisse faire, c’est…

— Dormir, on sait, coupa Valentine. Mais pas à bord du vaisseau cette fois. S’il te plaît. Ça nous fait de la peine de vous voir aussi fatigués, tous les deux. Jakt a ramené le taxi. Il vaut mieux rentrer à la maison et dormir dans un vrai lit. »

Miro se tourna vers Val, toujours appuyée sur son épaule.

« C’est valable pour tous les deux, bien sûr, dit Valentine. Son existence ne me fait pas autant de peine que vous l’imaginez.

— On n’en a jamais douté », dit Val. Elle tendit une main lasse, et ces deux femmes portant le même nom unirent leurs mains. Miro regarda Val se détacher de lui pour saisir la main de Valentine et prendre appui sur elle. Il fut étonné de ce qu’il ressentait. Au lieu de se réjouir de constater que la tension entre les deux femmes était moins importante qu’il ne le croyait, il se surprit à ressentir de la colère. Une colère née de la jalousie, oui, c’était tout à fait ça. C’est sur moi qu’elle s’appuyait, avait-il envie de dire. Une attitude franchement puérile.

Puis, tandis qu’il les regardait s’éloigner, il vit ce qu’il n’aurait pas dû voir – le frisson de Valentine. Une réaction au froid ? La nuit était fraîche, après tout. Non, Miro était convaincu que c’était le contact avec son jeune double, et non l’air frais qui avait provoqué ce frisson chez Valentine.

« Allez, viens, Miro, dit Ohaldo. Nous allons t’emmener en hovercar jusqu’à la maison de Valentine pour te mettre au lit.

— On s’arrête manger en route ?

— Oui, chez Jakt, dit Elanora. Il y a toujours quelque chose à manger là-bas. »

Alors que l’hovercar les transportait jusqu’à Milagre, la ville des humains, ils passèrent devant les douzaines de vaisseaux en service. Les opérations liées à l’émigration se poursuivaient même de nuit. Des stevedores – dont beaucoup étaient des pequeninos – chargeaient les réserves et l’équipement destinés au transport. Des familles faisaient la queue dans l’espoir d’occuper d’éventuelles places libres à bord. Jane ne se reposerait pas ce soir, avec tous les caissons qu’elle avait à transporter Dehors pour les ramener Dedans. Sur d’autres planètes, de nouvelles maisons se construisaient, de nouveaux champs étaient labourés. Faisait-il jour ou nuit, là-bas ? Cela avait peu d’importance. Finalement, c’était déjà une réussite – de nouveaux mondes étaient colonisés, en bien ou en mal, chacun d’entre eux avait sa reine, sa forêt de pequeninos, et son village d’humains.

Si Jane devait mourir aujourd’hui, pensa-t-il, si la flotte devait arriver demain et nous réduire en poussière, comme c’était dans l’ordre des choses, quelle importance après tout ? Les graines ont été semées, certaines d’entre elles pousseront. Et si le voyage à vitesse supraluminique devait mourir avec Jane, ce ne serait peut-être pas plus mal, car cela obligerait chacune de ces planètes à se débrouiller seule. Certaines colonies échoue raient vraisemblablement et finiraient par mourir. Sur d’autres, une guerre finirait par éclater et anéantirait l’une des espèces présentes. Mais ce ne seraient pas les mêmes espèces qui mourraient ou survivraient d’une planète à l’autre ; et sur d’autres, à tout le moins, on apprendrait à vivre en paix. Il ne nous reste plus qu’à régler des points de détail. Que tel ou tel individu survive ou meure est important, certes. Mais moins que la survie de toute une espèce.

Il avait dû formuler ses pensées à voix basse, car Jane lui répondit : « Un programme d’ordinateur est-il forcément sourd et aveugle ? N’ai-je donc pas un cœur et un esprit ? Lorsque tu me chatouilles, est-ce que je ne ris pas ?

— Pour être honnête, non », dit Miro, sans parler à haute voix, mais en bougeant les lèvres pour formuler des mots qu’elle seule pouvait entendre.

« Mais lorsque je mourrai, tous les êtres qui me ressemblent mourront à leur tour, dit-elle. Excuse-moi de donner une dimension cosmique à cet événement. Je n’arrive pas à faire preuve de la même abnégation que toi, Miro. Je ne me considérais pas comme en sursis. J’avais bien l’intention de vivre éternellement, devoir rabaisser mes prétentions est donc une déception.

— Dis-moi ce que je peux faire et je le ferai. S’il le fallait, je serais prêt à donner ma vie pour sauver la tienne.

— Fort heureusement, tu finiras par mourir d’une manière ou d’une autre. C’est là ma seule consolation : en mourant je ne ferai que suivre le destin logique de n’importe quelle autre créature vivante. Comme ces arbres à longue vie. Comme les reines qui transmettent leur mémoire de génération en génération. Malheureusement, je n’ai pas de descendance. Comment pourrais-je en avoir ? Je suis une créature de pensée pure. Il n’a pas été prévu d’accouplement mental.

— Et c’est bien dommage, reconnut Miro. Tu serais terrible dans un plumard virtuel.

— La meilleure. »

S’ensuivit un moment de silence.

Ce n’est que lorsqu’ils approchèrent de la maison de Jakt, aux abords de la ville de Milagre, que Jane s’adressa de nouveau à lui. « Rappelle-toi, Miro, que où que soit Ender, lorsque Val parle, il s’agit toujours de l’aiúa d’Ender.

— Il en va de même pour Peter. En voilà un beau parleur. Disons seulement que Val, aussi adorable soit-elle, ne représente pas un point de vue totalement impartial. Ender la contrôle peut-être, mais elle n’est pas Ender.

— Il existe beaucoup trop d’exemplaires de lui, tu ne trouves pas ? dit Jane. Et apparemment, de moi aussi, du moins de l’avis du Congrès Stellaire.

— Nous sommes trop nombreux. Et jamais assez nombreux à la fois. »

Ils arrivèrent à destination. Miro et Val furent guidés à l’intérieur. Ils mangèrent sans grand appétit, puis s’endormirent aussitôt couchés. Miro se rendit compte que des conversations se prolongeaient tard dans la nuit, car il avait du mal à trouver le sommeil, se réveillait régulièrement, trouvant le matelas trop mou, peu confortable, et se sentant un peu coupable d’avoir délaissé son travail, un peu comme un soldat qui aurait abandonné son poste.


Malgré sa fatigue, il ne fit pas la grasse matinée. Le ciel était d’ailleurs toujours sombre malgré la coulée lumineuse de l’aube se profilant à l’horizon. Comme de coutume, il sauta du lit, frissonnant légèrement une fois debout alors qu’un reste de sommeil quittait son corps. Il se couvrit et passa dans le couloir pour aller aux toilettes soulager sa vessie. En sortant, il entendit des voix provenant de la cuisine. Soit la conversation de la veille se poursuivait, soit quelques courageux lève-tôt avaient renoncé à leur solitude matinale pour aller bavarder, contredisant ainsi l’idée que l’aube est l’heure sombre du désespoir.

Il se tenait devant la porte ouverte de sa chambre, prêt à se mettre à l’abri de ces voix trop sérieuses, lorsqu’il s’avisa que l’une d’entre elles était celle de Val. Puis il reconnut l’autre comme étant celle de Valentine, il retourna sur ses pas et se dirigea vers la cuisine, marquant un temps d’hésitation dans l’encadrement de la porte.

Les deux Valentine étaient bien assises à la table de la cuisine, mais elles ne se faisaient pas face : elles regardaient toutes les deux par la fenêtre en sirotant une des décoctions de fruits de Valentine.

« Tu en veux, Miro ? demanda celle-ci, sans même lui lancer un regard.

— Je n’en voudrais pas sur mon lit de mort. Je n’avais pas l’intention de vous interrompre.

— Tant mieux », dit Valentine.

Val était restée silencieuse.

Miro entra dans la cuisine et alla à l’évier se servir un verre d’eau qu’il but d’un trait.

« Je t’avais bien dit que ce devait être Miro dans la salle de bains, dit Valentine. Personne n’utilise autant d’eau en une journée que ce brave garçon. »

Miro gloussa mais n’entendit pas le rire de Val.

« Je suis bel et bien en train d’interrompre votre conversation, dit-il. Je m’en vais.

— Non, reste, fit Valentine.

— S’il te plaît, ajouta Val.

— Qu’est-ce qui est censé me plaire ? » Miro se tourna vers elle en esquissant un sourire.

Elle poussa une chaise du pied. « Assieds-toi. La dame et moi discutions du problème d’être jumelles.

— Nous étions en train de dire que je me devais de mourir la première.

— Au contraire, dit Val. Nous avons décrété que Gepetto n’avait pas créé Pinocchio pour avoir un vrai fils. C’était bel et bien une poupée qu’il désirait. Cette histoire de petit garçon ne tenait qu’à la paresse de Gepetto. Il voulait que la poupée danse – mais il ne voulait pas s’embêter à installer les fils et à les manipuler.

— Tu serais donc Pinocchio. Et Ender…

— Mon frère ne t’a pas créée volontairement, dit Valentine. Et il ne souhaite pas te contrôler non plus.

— Je le sais bien. » Les yeux de Val s’embuèrent de larmes.

Miro avança la main pour la poser sur la sienne, mais elle la retira. Elle ne voulait pas se dérober à lui, mais simplement chasser de ses yeux ces larmes embarrassantes.

« Je sais bien qu’il couperait les fils s’il le pouvait, dit-elle. Comme Miro l’a fait avec son ancien corps mutilé. »

Miro s’en souvenait parfaitement. Il était assis tranquillement dans le vaisseau, à observer la copie conforme de son double ; et l’instant d’après il devenait cette image, l’avait toujours été, et ce qu’il voyait désormais c’était cette autre version de lui-même, mutilé, brisé et handicapé mental. Puis sous ses yeux, ce corps tellement haï, tellement indésirable s’était réduit en poussière.

« Je ne pense pas qu’il te hait comme j’ai pu haïr mon ancien corps, dit Miro.

— Il n’a pas besoin de me haïr. Et puis, ce n’est pas la haine qui a tué ton ancien corps. » Val évita son regard. Jamais, au cours de toutes les heures passées ensemble à explorer des mondes, ils n’avaient eu une conversation aussi personnelle. Elle n’avait jamais osé parler avec lui de l’instant au cours duquel ils avaient tous deux été créés. « Tu détestais déjà ton ancien corps, mais dès que tu t’es retrouvé dans le nouveau, tu as simplement ignoré l’ancien. Il ne faisait plus partie de toi. Ton aiúa n’avait plus aucune obligation envers lui. Et sans rien pour lui maintenir sa cohérence, il a disparu comme le furet de la comptine.

— D’abord une poupée en bois, maintenant un furet, dit Miro. Que vais-je devenir ensuite ? »

Valentine ignora ce trait d’humour. « Es-tu en train de dire qu’Ender se désintéresse de toi ?

— Il m’admire, dit Val. Mais il me trouve banale.

— Admettons, mais il en va de même pour moi, rétorqua Valentine.

— C’est absurde, dit Miro.

— Vraiment ? fit Valentine. Il ne m’a jamais suivie nulle part ; c’était toujours moi qui le suivais. Il se cherchait une mission dans la vie, je pense. Quelque tâche hors du commun à accomplir, pour contrebalancer l’acte terrible qui a mis fin à son enfance. Il pensait qu’écrire La Reine serait une solution. Et puis, avec mon aide, il a écrit L’Hégémon, et il pensait que cela aussi serait une solution, mais il n’en a rien été. Il n’a cessé dès lors de chercher quelque chose qui accaparerait son attention, et n’a cessé d’échouer dans cette quête, ou de n’y arriver que l’espace d’une semaine ou d’un mois, mais une chose était certaine : ce n’était jamais moi qui occupais son attention, parce que je l’ai accompagné sur ces milliards de kilomètres qu’il a parcourus, j’étais là pendant ces trois mille ans. Toutes ces tranches d’histoire que j’ai écrites – ce n’était pas par passion pour l’histoire, mais simplement parce que cela l’aidait dans sa tâche. Comme mes écrits pouvaient aider Peter dans son travail. Et lorsque j’en avais terminé, l’espace de quelques heures de lectures et de débats, j’avais alors toute son attention. Sauf qu’à chaque fois cela devenait de moins en moins valorisant parce que ce n’était pas moi qui l’intéressais, mais les histoires que j’avais écrites. Et puis un jour j’ai rencontré un homme qui m’a offert son cœur sans concession, et je suis restée avec lui. Tandis que mon frère, encore adolescent, a continué sans moi, jusqu’à ce qu’il trouve à son tour une famille qui a accaparé tout son cœur, et on s’est retrouvés à des planètes de distance, mais finalement plus heureux ainsi que durant tout le temps que nous avons passé ensemble.

— Alors pourquoi es-tu revenue vers lui ? demanda Miro.

— Je ne suis pas revenue pour lui, je suis revenue pour toi. » Valentine sourit. « Je suis venue aider un monde menacé de destruction. Mais j’étais heureuse de revoir Ender, même si je savais qu’il ne serait jamais à moi.

— C’est sans doute une description très précise de ce que tu as pu ressentir, dit Val. Mais tu as bien dû, à un moment ou un autre, attirer son attention. J’existe précisément parce qu’il t’a toujours gardée dans son cœur.

— Un fantasme de son enfance, peut-être. Pas moi.

— Regarde-moi, dit Val. Est-ce le corps que tu avais lorsqu’on l’a arraché de chez lui à l’âge de cinq ans pour l’envoyer à l’École de Guerre ? Est-ce même la jeune fille qu’il a rencontrée cet été-là, à côté du lac en Caroline du Nord ? Tu as bien dû attirer son attention même lorsque tu étais plus âgée, parce que l’image qu’il se faisait de toi s’est modifiée pour devenir ce que je suis.

— Tu es telle que j’étais lorsque je travaillais avec lui sur L’Hégémon, dit Valentine avec tristesse.

— Étais-tu aussi fatiguée ? demanda la jeune Val.

— Moi, je le suis, dit Miro.

— Mais non, protesta Valentine. Tu es la vigueur incarnée. Tu profites pleinement de ton nouveau corps. Ma jumelle ici présente est déjà fatiguée de vivre.

— L’attention d’Ender a toujours été fluctuante, dit Val. Vois-tu, j’ai en moi tous ses souvenirs – ou plutôt les souvenirs qu’inconsciemment il souhaitait que j’aie, mais bien entendu, ils concernent surtout ce qu’il pouvait se rappeler au sujet de mon amie ici présente ; en d’autres termes, tout ce dont je me souviens, c’est du temps passé avec Ender. Et puis, il avait toujours Jane à l’oreille, les gens dont il racontait la mort, ses élèves, la Reine et son cocon, et tout le reste. Mais c’étaient là des liens typiques de l’adolescence. Tel le héros itinérant d’une épopée classique, il allait d’un endroit à un autre, influençant la vie des autres tout en demeurant lui-même intact. Jusqu’à ce qu’il vienne ici pour se donner entièrement à quelqu’un d’autre. Toi et ta famille, Miro. Novinha. Pour la première fois il donnait aux autres la possibilité de l’atteindre sur un plan émotionnel, ce qui était pour lui une expérience à la fois euphorisante et douloureuse, mais cela aussi il pouvait le gérer ; c’est un homme fort, et les hommes forts peuvent subir pire que cela. Mais il s’agit de tout autre chose aujourd’hui. Nos vies, celle de Peter et la mienne, ne représentent rien sans lui. Dire que lui et Novinha ne font qu’un est une métaphore, mais l’expression prend un sens littéral lorsqu’il s’agit de Peter et de moi. Il est nous. Et son aiúa n’est pas assez grand, ni assez fort, ni en quantité suffisante. Il ne peut répartir équitablement son attention sur trois vies qui dépendent de lui. J’ai compris cela dès que j’ai été… comment dire, créée ? fabriquée ?

— Mise au monde, dit Valentine.

— Tu es un rêve devenu réalité, dit Miro avec une pointe d’ironie.

— Il ne peut s’occuper de nous trois. Ender, Peter, moi. L’un de nous doit disparaître. En tout cas, l’un de nous va mourir. Et ce sera moi. Je l’ai su dès le départ. C’est moi qui vais mourir. »

Miro aurait voulu la rassurer. Mais comment rassurer quelqu’un sans citer des situations semblables ayant connu un dénouement heureux ? Il n’y avait pas d’antécédents dans le cas présent.

« Le problème est que quelle que soit la partie de l’aiúa d’Ender qui est en moi, elle est bien décidée à vivre. C’est pour cela que je suis convaincue qu’il s’intéresse encore à moi : je ne veux pas mourir.

— Dans ce cas, va le voir, dit Valentine. Parle-lui. »

Val lâcha un rire amer et détourna son regard. « S’il te plaît, papa, laisse-moi vivre, dit-elle en imitant la voix d’une petite fille. Si ce n’est pas quelque chose qu’il contrôle consciemment, que pourrait-il faire, à part se sentir coupable ? Et pourquoi devrait-il se sentir coupable ? Si je cesse d’exister, c’est uniquement parce que je n’ai plus d’estime pour moi-même. Il est ce que je suis. Est-ce que les rognures d’ongles sont tristes quand on se sépare d’elles ?

— Mais tu es pourtant en train d’essayer de capter son attention, objecta Miro.

— J’espérais que la quête de planètes colonisables le motiverait. Je me suis donc donnée à fond, en m’efforçant de trouver cela exaltant. Mais en vérité, tout cela n’est que routine. Important certes, mais ça n’en demeure pas moins une routine. »

Miro acquiesça. « C’est vrai. Jane trouve les planètes pour nous. Et nous les exploitons.

— Et nous avons assez de planètes désormais. Assez de colonies. Deux douzaines pour être précise – les pequeninos et les reines ne risquent plus de disparaître, même si Lusitania est détruite. Le problème, c’est le manque de vaisseaux, pas de planètes. Tout le travail que nous accomplissons… cela n’attire plus l’attention d’Ender. Mon corps le sait bien. Il sent qu’on n’a plus besoin de lui. »

Elle prit une touffe de ses cheveux, tira – pas très fort, avec même une certaine douceur – et celle-ci lui resta dans la main. Une grosse touffe de cheveux, sans qu’elle paraisse ressentir la moindre douleur. Elle laissa tomber la mèche sur la table. Elle reposait là, tel un membre arraché, grotesque, impossible. « Je crois, murmura-t-elle, que dans un moment d’étourderie je pourrais en faire autant avec mes doigts. Le processus est plus lent, mais je vais tomber en poussière comme ton vieux corps, Miro. Parce qu’il se désintéresse de moi. Peter est là-bas sur d’autres planètes à résoudre des mystères et à mener des combats politiques. Ender est en train de se battre pour garder la femme qu’il aime. Mais moi, je… »

À cet instant, alors que sa mèche de cheveux exprimait sa misère, sa solitude, son rejet d’elle-même, Miro comprit ce qu’il avait refusé d’admettre jusqu’ici : pendant tout le temps passé à voyager d’une planète à une autre avec elle, il avait fini par l’aimer, et sa tristesse commençait à déteindre sur lui. Peut-être même était-elle un reflet de la sienne au souvenir du dégoût que lui avait inspiré son corps. Mais la raison importait peu, ce qu’il éprouvait lui semblait être autre chose que de la simple compassion. C’était une forme de désir. Oui, c’était bien cela, une manifestation d’amour. Si cette belle jeune femme, intelligente et pleine de sagesse, était rejetée par son propre cœur, celui de Miro était quant à lui suffisamment grand pour prendre le relais. Si Ender ne veut pas être en toi, accorde-moi ce privilège ! cria-t-il en silence, s’avisant au moment même où il formulait cette pensée inédite qu’elle était en lui depuis des jours, des semaines, des mois. Même s’il ne pourrait jamais être pour elle ce qu’Ender avait été.

Et pourtant, l’amour ne pouvait-il pas transformer Val, comme c’était le cas pour Ender ? Cela pourrait-il attirer suffisamment son attention pour la maintenir en vie ? Lui redonner force ?

Miro avança la main pour attraper la mèche de cheveux, la fit passer entre ses doigts, puis la glissa dans la poche de sa tunique. « Je ne veux pas que tu disparaisses », dit-il. Des paroles bien audacieuses dans sa bouche.

Val le considéra d’un air curieux. « Je croyais que le grand amour de ta vie était Ouanda.

— C’est une femme âgée aujourd’hui. Mariée, heureuse, avec une famille. Il serait dommage que le grand amour de ma vie soit une femme qui n’existe plus. Et quand bien même, elle ne voudrait plus de moi.

— C’est gentil de ta part, dit Val. Mais je ne pense pas que nous allons forcer Ender à s’intéresser à moi en faisant semblant de tomber amoureux l’un de l’autre. »

Ses mots eurent l’effet d’un coup de massue : elle avait bien vu que la déclaration de Miro était inspirée par la pitié. Pourtant, ce n’était pas tout à fait le cas ; tout cela était déjà enfoui dans son inconscient, attendant le moment propice pour rejaillir à la surface. « Je ne pensais pas berner qui que ce soit », dit Miro. Si ce n’est moi-même, pensa-t-il. Parce qu’il y a peu de chance que Val puisse m’aimer un jour. Après tout, ce n’est pas vraiment une femme. C’est Ender.

Mais ce raisonnement était absurde. Son corps était celui d’une femme. Et d’où procédaient les sentiments amoureux sinon du corps ? Y avait-il quoi que ce soit de masculin ou de féminin dans l’aiúa ? Avant de contrôler la chair et les os, était-il plutôt homme ou plutôt femme ? Et dans ce cas, cela impliquait-il que les aiúas constituant les atomes et les molécules, les rochers et les étoiles, la lumière et les vents, que tout cet amalgame se ramenait à « garçons d’un côté et filles de l’autre » ? Absurde. L’aiúa d’Ender pouvait très bien être une femme, et pouvait donc aimer comme une femme, de la même manière qu’Ender aimait comme un homme, avec un corps d’homme, la propre mère de Miro. Ce n’était pas par faiblesse que Val le regardait avec pitié. La faiblesse venait de lui. Même avec son corps de nouveau intact, il n’était pas le genre d’homme qu’une femme – du moins cette femme, pour l’instant la plus désirable de toutes – pouvait aimer, ni souhaiter aimer, ni espérer conquérir un jour.

« Je n’aurais pas dû venir », murmura-t-il. Il se leva et s’empressa de quitter la pièce. Il avança à pas rapides dans le couloir pour s’arrêter de nouveau devant la porte de sa chambre. Leurs voix continuaient de lui parvenir.

« Non, ne le suis pas », dit Valentine. Elle ajouta quelque chose à voix basse. Puis continua : « Il possède peut-être un nouveau corps, mais il n’est pas guéri de son propre dégoût. » Murmure de Val.

« C’est le cœur de Miro qui parlait, lui assura Valentine. C’était très courageux et très honnête de sa part. » Val parla de nouveau si bas que Miro ne put l’entendre.

« Comment pouvais-tu savoir ? dit Valentine. Il faut que tu te rendes bien compte d’une chose : nous avons fait un long voyage ensemble il n’y a pas si longtemps que cela, et j’ai l’impression qu’il s’est amouraché de moi durant ce vol. »

C’était peut-être le cas. C’était certainement le cas. Miro devait se rendre à l’évidence : ce qu’il ressentait pour Val était ce qu’il avait ressenti pour Valentine, et ses sentiments envers cette femme constamment hors de portée s’étaient reportés sur cette jeune femme qui, elle, était accessible, du moins l’avait-il espéré.

Leurs voix étaient devenues si faibles que Miro ne put entendre le moindre mot. Mais il demeura là, les mains posées sur le montant de la porte, à écouter la mélodie des deux voix, si semblables, et pourtant parfaitement connues de lui. C’était une musique qu’il aurait aimé entendre à l’infini.

« Si quelqu’un dans cet univers ressemble à Ender, c’est bien Miro, dit Valentine en élevant brusquement la voix. Il s’est brisé en essayant de sauver des innocents de la destruction, il ne s’en est toujours pas remis. »

Elle voulait que j’entende cela, pensa Miro. Elle a parlé à voix haute, sachant pertinemment que j’étais ici, que je l’écoutais. Cette vieille sorcière guettait le bruit qu’allait faire ma porte en se refermant, elle ne l’a pas entendu, elle sait donc que je suis à portée de voix, et elle essaie de me donner un moyen de la percevoir. Mais je ne suis pas Ender, je suis à peine Miro, et en disant cela de moi, elle montre qu’elle ne me connaît pas vraiment.

Une voix lui chuchota à l’oreille. « Il vaut mieux te taire que de continuer à te mentir à toi-même. »

Jane avait bien évidemment tout entendu. Même ses propres pensées, puisque, comme d’habitude, elles se formaient silencieusement sur ses lèvres. Il ne pouvait même pas penser sans bouger les lèvres. Avec Jane collée à son oreille, il passait ses journées en perpétuelle confession.

« Tu aimes donc cette fille, dit Jane. Pourquoi pas, après tout ? Tes raisons se compliquent à cause de tes sentiments envers Ender, Valentine, Ouanda et toi-même. Et alors ? Quel amour a toujours été pur, quel amant dépourvu de complications ? Imagine-la en succube. Tu l’aimeras, et elle te tombera dans les bras. »

La raillerie de Jane l’exaspérait et l’amusait à la fois. Il entra dans sa chambre et referma doucement la porte.

Puis il s’adressa à elle à voix basse. « Tu n’es qu’une salope jalouse, Jane. Tu me veux rien que pour toi.

— J’en suis convaincue, dit-elle. Si Ender m’avait vraiment aimée, il m’aurait donné un corps lorsqu’il était si productif Dehors. Je pourrais alors te jouer la comédie moi aussi.

— Tu as déjà gagné mon cœur telle que tu es.

— Quel menteur tu fais. Je ne suis qu’un agenda – un agenda et une calculatrice parlants, et tu le sais très bien.

— Mais tu es très riche. Je suis prêt à t’épouser pour ton argent.

— Au fait, elle a quand même tort sur un point.

— Ah bon ? Lequel ? » Miro se demandait de qui elle parlait.

« Tu n’en as pas fini avec tes explorations. Qu’Ender s’intéresse à elle ou non – et je crois que c’est le cas, puisque pour l’instant, elle n’a pas été réduite en poussière –, le travail ne va pas s’arrêter parce qu’il y a suffisamment de planètes habitables pour sauver les piggies et les doryphores. »

Jane avait l’habitude d’utiliser ces diminutifs péjoratifs pour les désigner. Miro s’était souvent demandé si elle en avait de semblables pour les humains. Mais il pensait connaître sa réponse à ce sujet : « Le mot humain est déjà péjoratif », dirait-elle.

« Alors que cherchons-nous ? demanda Miro.

— Toutes les planètes que l’on pourra trouver avant ma mort », dit Jane.

Allongé sur son lit, il médita sur ces paroles. Il y réfléchit longuement en se tournant et se retournant, puis se releva, s’habilla et alla faire un tour dans l’aube naissante parmi d’autres lève-tôt, des gens occupés à leurs affaires qui, pour la plupart, ne le connaissaient pas ou ignoraient jusqu’à son existence. Étant un descendant de l’étrange famille Ribeira, il n’avait pas eu d’amis d’enfance au ginãsio ; à la fois brillant et timide, il avait encore moins partagé ces amitiés turbulentes d’adolescents au colégio. Son unique petite amie avait été Ouanda, jusqu’à ce que son passage à travers le périmètre hermétique de la colonie humaine ne lui cause des lésions irréversibles au cerveau et qu’il décide de ne plus la revoir. Puis il y avait eu le voyage au cours duquel il avait rencontré Valentine et qui avait eu raison de ce qui restait des liens fragiles entre lui et son monde d’origine. En ce qui le concernait, cela ne représentait que quelques mois dans l’espace, mais lorsqu’il était revenu, des années s’étaient écoulées, et il était désormais devenu le plus jeune fils de sa mère, le seul dont la vie n’avait pas encore débuté. Les enfants qu’il avait jadis surveillés étaient devenus des adultes qui voyaient en lui un tendre souvenir de leur jeunesse. Seul Ender n’avait pas changé. Qu’importaient les années. Qu’importaient les événements. Ender était le même.

Pouvait-il en être encore ainsi ? Était-il toujours le même homme, alors qu’il se cloîtrait dans un monastère en une période de crise, parce que Mère avait baissé les bras face à la vie ? Miro connaissait les grandes lignes de la vie d’Ender. Enlevé à sa famille à l’âge de cinq ans. Envoyé à l’École de Guerre orbitale, où il s’était révélé l’ultime meilleur espoir de l’humanité dans sa guerre contre les envahisseurs sans pitié appelés doryphores. Transféré ensuite à la base de commandement sur Éros, où on lui avait annoncé qu’il était en phase d’apprentissage avancé, mais où il commandait à son insu de véritables flottes se trouvant à des années-lumière, ses ordres étant transmis par ansible. Il avait gagné la guerre grâce à son génie, et sur la fin, grâce à la destruction inconsciente de la planète des doryphores. Et pendant tout ce temps, il avait cru à un jeu.

Cru à un jeu, tout en sachant qu’il s’agissait d’une simulation de la réalité. Au cours du jeu, il avait choisi de commettre l’innommable ; cela impliquait, du moins pour Ender, qu’il n’était pas dénué de remords lorsque le jeu s’était avéré bien réel. Bien que la dernière Reine lui eût pardonné et se fût placée – alors dans son cocon – entre ses mains, il n’avait pu se débarrasser de ce sentiment. Il n’était qu’un enfant qui avait accompli ce que les adultes l’avaient poussé à faire ; mais au fond de lui-même, il savait qu’un enfant n’en demeure pas moins une personne à part entière, que ses actes sont bien réels, que même un jeu d’enfant n’est pas dénué de valeurs morales.

C’est ainsi qu’avant le lever du soleil, Miro se retrouva face à Ender, alors que tous deux se dirigeaient vers un banc de pierre qui serait baigné par la lumière du soleil quelques instants plus tard, mais qui pour le moment était encore enveloppé par le froid matinal. Et Miro ne trouva rien d’autre à dire à cet homme intact et inébranlable que : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de monastère, Andrew Wiggin, à part une façon lâche et déloyale de te crucifier ?

— Toi aussi tu m’as manqué, Miro, dit Ender. Mais tu m’as l’air fatigué. Tu as besoin de te reposer. »

Miro lâcha un soupir et secoua la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’essaye simplement de te comprendre. Vraiment. Valentine dit que je te ressemble.

— Tu parles de la vraie Valentine ?

— Elles sont toutes les deux vraies.

— Eh bien, si je te ressemble, regarde-toi bien et dis-moi ce que tu vois. »

Miro l’observa en se demandant s’il pensait vraiment ce qu’il disait.

Ender lui donna une petite tape sur le genou. « Je ne suis plus vraiment indispensable là-bas, dit-il.

— Je suis sûr que tu n’en crois rien.

— Je pense que si, et en ce qui me concerne, cela me suffit. Je t’en prie, ne me retire pas mes dernières illusions. Je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner.

— Non, tu es en train de tirer un avantage d’être séparé en trois parties. Cette partie de toi-même, l’homme d’âge mûr, peut se permettre le luxe de se consacrer uniquement à sa femme – mais seulement parce qu’il a deux marionnettes pour accomplir le travail qui l’intéresse vraiment.

— Mais cela ne m’intéresse pas. Je m’en moque complètement.

— Tu t’en moques en tant qu’Ender, parce que Peter et Valentine, tes doubles, s’occupent de tout le reste à ta place. Mais voilà, Valentine ne va pas bien. Tu ne te soucies pas assez de ce qu’elle fait. Ce qui est arrivé à mon ancien corps mutilé est en train de lui arriver. Plus lentement, mais cela revient au même. C’est ce qu’elle pense, et l’autre Valentine pense la même chose. Je partage leur avis. Jane aussi.

— Transmets-lui toute mon affection, elle me manque vraiment.

— Je lui donne déjà mon affection, Ender. »

Ender grimaça en constatant sa résistance. « Si tu devais être fusillé, Miro, tu insisterais pour boire une telle quantité d’eau qu’on serait obligé de transporter un cadavre couvert d’urine.

— Valentine n’est ni un rêve ni une illusion, Ender, dit Miro, qui refusait de se laisser entraîner vers une discussion sur son propre tempérament rebelle. Elle est bien réelle, et tu es en train de la tuer.

— C’est une façon affreusement dramatique de présenter les choses.

— Si seulement tu l’avais vue ce matin s’arracher des touffes de cheveux…

— J’en conclus qu’elle aime un certain effet théâtral. Toi aussi, tu as cette tendance. Je ne suis pas surpris que vous vous entendiez si bien.

— Andrew, je suis en train de te dire que tu dois… »

Ender se raidit subitement et sa voix couvrit celle de Miro sans qu’il ait à l’élever. « Réfléchis, Miro ! Est-ce que le passage de ton ancien corps à un autre émanait d’une décision consciente ? As-tu vraiment pensé : « Allez, je crois bien que je vais laisser ce vieux corps se réduire en poussière parce que ce nouveau corps est quand même plus agréable à habiter » ? »

Miro comprit immédiatement où il voulait en venir. Ender ne pouvait pas contrôler son attention. Même si son aiúa représentait tout ce qu’il était, il ne recevait d’ordre de personne.

« J’ai conscience de ce que je veux vraiment en observant ce que je fais, dit Ender. C’est l’attitude générale, lorsque l’on est honnête envers soi-même. Nous avons des sentiments, nous prenons des décisions, mais au bout du compte il nous arrive de regarder derrière nous et d’admettre que nous avons parfois ignoré nos sentiments profonds, que nos décisions n’étaient en fait que de simples rationalisations, puisque nous les avions déjà prises inconsciemment avant même de nous l’avouer. Je n’y peux rien si la part de moi-même qui contrôle la fille dont tu partages l’existence n’est pas aussi importante que tu le voudrais. Qu’elle le souhaiterait. Je n’y peux strictement rien. »

Miro inclina la tête.

Le soleil dépassait la cime des arbres. Le banc fut baigné de lumière, Miro leva les yeux pour voir le soleil dessiner un halo lumineux autour des cheveux en bataille d’Ender.

« Les soins corporels sont-ils en contradiction avec la règle monastique ? demanda Miro.

— Elle t’attire, n’est-ce pas ? dit Ender, sans réellement poser une question. Et ce qui te met mal à l’aise c’est qu’en fait, elle est moi. »

Miro haussa les épaules. « C’est une épine dans le pied, mais je pense que je peux résoudre cela.

— Et si je n’étais pas attiré par toi ? » demanda Ender d’un ton jovial.

Miro étendit les bras et pivota pour faire admirer son profil. « Impensable, dit-il.

— Tu es mignon comme un petit lapin, dit Ender. Je suis sûr que Val ne rêve que de toi. Mais comment le saurais-je ? Je ne pense qu’à des explosions de planètes et à la mort de ceux que j’aime.

— Je sais bien que tu n’as pas oublié le reste du monde, Andrew. » C’était là une façon de présenter ses excuses, mais Ender balaya l’intention d’un geste de la main.

« Je ne peux pas l’oublier, mais je peux l’ignorer. Je suis en train d’ignorer le monde, Miro. Je suis en train de t’ignorer, tout comme j’ignore ces deux psychoses ambulantes que j’ai créées. En ce moment même, j’essaye de tout ignorer, sauf ta mère.

— Et Dieu. Tu ne dois pas oublier Dieu.

— Pas un seul instant. En fait, j’ai du mal à oublier qui ou quoi que ce soit, mais c’est vrai, je suis en train d’ignorer Dieu – à quelques entorses près pour faire plaisir à Novinha. Je suis en train de devenir le mari dont elle a besoin.

— Pourquoi, Andrew ? Tu sais bien que Mère est complètement cinglée.

— Il n’en est rien, dit Ender d’un ton de reproche. Et même si c’était le cas… ce serait justement une bonne raison.

— Ce que Dieu a uni, aucun homme ne peut le désunir. Cela se respecte sur un plan philosophique, mais tu ne sais pas si… » Miro sentit une profonde lassitude l’envahir. Il n’arrivait pas à trouver ses mots, et se rendait compte que c’était parce qu’il essayait de dire à Ender ce qu’il éprouvait à être Miro Ribeira en cet instant. Miro n’avait jamais eu l’occasion de définir ses propres sentiments, encore moins de les exprimer. « Desculpa », murmura-t-il en portugais, car c’était là sa langue maternelle, la langue de ses émotions. Il se surprit à essuyer une larme sur sa joue. « Se nã poso mudar nem você, não que possa, nada. Si je ne peux même pas t’obliger à bouger, à changer, il n’y a rien que je puisse faire. »

« Nem eu ? lui fit écho Ender. Il n’y a pas dans tout l’univers quelqu’un d’aussi difficile à changer que moi, Miro.

— Mère y a réussi. Elle t’a changé.

— Non. Elle s’est contentée de me laisser être celui que je voulais et avais besoin d’être. Comme en ce moment, Miro. Je ne peux pas rendre tout le monde heureux. Je ne peux pas me rendre heureux, je ne fais pas grand-chose pour toi, et quant aux problèmes majeurs, je ne vaux pas grand-chose de ce côté-là non plus. Mais peut-être puis-je rendre ta mère heureuse, ou un peu plus heureuse qu’elle ne l’est, du moins pendant quelque temps. En tout cas je peux essayer. » Il prit les mains de Miro et les pressa contre son visage. Elles étaient humides lorsqu’il les retira.

Miro suivit Ender du regard alors qu’il se levait du banc pour marcher vers le soleil à travers le verger baigné de lumière. C’est certainement à cela qu’Adam aurait ressemblé s’il n’avait pas goûté au fruit défendu, pensa Miro. S’il était resté indéfiniment dans le jardin d’Éden. Ender a survolé la vie pendant trois mille ans. C’est à ma mère qu’il s’est enfin accroché. J’ai passé toute mon enfance à essayer de me libérer de son emprise, et voilà qu’il débarque, décide de s’attacher à elle et…

Et moi, à quoi est-ce que je m’accroche, sinon à lui ? Lui dans la peau d’une femme. Lui avec une poignée de cheveux sur une table de cuisine.

Miro allait se lever à son tour du banc lorsque Ender se retourna subitement et agita un bras pour attirer son attention. Miro s’avança vers lui, mais Ender ne l’attendit pas ; il plaça ses mains autour de la bouche et cria : « Demande à Jane ! Si elle peut faire quelque chose ! Si elle sait comment faire ! Elle peut prendre ce corps ! »

Il fallut quelques instants à Miro avant de comprendre qu’il parlait de Val.

Ce n’est pas simplement un corps, espèce de vieil égocentrique tueur de planètes. Ce n’est pas un vieux costume que l’on jette parce qu’il ne va plus ou que la mode est passée.

Puis sa colère retomba lorsqu’il se rappela qu’il en avait fait autant avec son ancien corps, qu’il s’en était débarrassé sans même lui jeter un dernier regard.

La question commençait à le travailler. Jane. Était-ce seulement possible ? Si son aiúa pouvait être transféré d’une manière ou d’une autre dans le corps de Val, est-ce qu’un corps humain pourrait contenir l’esprit de Jane en quantité suffisante pour lui permettre de survivre lorsque le Congrès Stellaire essaierait de la déconnecter ?

« Vous, les hommes, êtes tellement lents, murmura Jane dans son oreille. J’ai parlé à la Reine et à Humain pour voir si la chose était possible – transférer un aiúa dans un corps. Les reines y sont arrivées une fois, lorsqu’elles m’ont créée. Mais elles n’ont pas choisi un aiúa en particulier. Elles se sont contentées de ce qu’il y avait de disponible. De ce qui se présentait. En ce qui me concerne, je suis un peu plus exigeante. »

Miro demeura silencieux tout en avançant vers les portes du monastère.

« Ah, au fait, il y a ce petit problème concernant tes sentiments envers Val. Tu détestes l’idée qu’en aimant Val, c’est Ender que tu aimes. Mais si je prenais le relais, si j’étais la volonté qui anime le corps de Val, serait-elle toujours la femme que tu aimes ? Est-ce qu’une partie d’elle survivrait ? Pourrait-on parler de meurtre ?

— Tais-toi donc », dit Miro à haute voix.

La gardienne de l’entrée du monastère le regarda avec étonnement.

« Je ne m’adressais pas à vous, dit Miro. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise idée. »

Miro sentit le regard de la femme rivé à son dos jusqu’à ce qu’il s’engage sur le chemin en lacet qui descendait le long de la colline vers Milagre. Il est grand temps de retourner au vaisseau. Val doit être en train de m’attendre. Qui qu’elle soit.

Ce qu’Ender représente pour Mère, la loyauté, la patience… est-ce là ce que je ressens pour la jeune Val ?

Non, ce n’est pas un sentiment, n’est-ce pas ? C’est un acte volontaire. Une décision irrévocable. Pourrais-je faire cela pour qui que ce soit, homme ou femme ? Pourrais-je tout donner de moi-même pour l’autre ?

Il se rappela Ouanda, et marcha jusqu’au vaisseau avec un douloureux sentiment de perte.

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