10


Pris au piège

La mer rugissait en déferlant à l'entrée de la grotte des Chauves-Souris. Les courants glacés de la Baie noire s'engouffraient violemment dans les passages entre les rochers, avec un bruit dont la violence se répercutait dans toute la caverne plongée dans l'obscurité. L'orifice creusé dans la roche planait au-dessus d'eux, impossible à atteindre, comme la lanterne d'une coupole. En quelques minutes l'eau était montée de plusieurs centimètres. Irène ne tarda pas à s'apercevoir que la superficie du rocher qu'ils occupaient comme des naufragés rétrécissait. Millimètre après millimètre.

- La marée monte, murmura-t-elle.

Ismaël, abattu, se borna à confirmer.

- Qu'allons-nous devenir ? demanda-t-elle en prévoyant la réponse mais en espérant que le garçon, inépuisable boîte à malices, allait sortir de sa manche une trouvaille de dernière heure.

Il lui adressa un regard sombre. Les espoirs d'Irène s'évanouirent à l'instant.

- Quand la marée monte, elle bloque l'entrée de la grotte, expliqua-t-il. Et il n'y a pas d'autre issue que ce trou dans la voûte, mais nous n'avons aucun moyen d'y arriver.

Il fit une pause et son visage se perdit dans l'ombre.

- Nous sommes pris au piège, conclut-il.

À l'idée de la marée montant lentement pour les noyer comme des rats dans une obscurité de cauchemar, le sang d'Irène se glaça. Pendant qu'ils fuyaient cette créature mécanique, l'adrénaline avait injecté suffisamment d'excitation dans ses veines pour l'empêcher de raisonner. Maintenant qu'elle grelottait de froid dans le noir, la perspective d'une mort lente lui apparaissait insoutenable.

- Il doit bien exister un moyen de sortir d'ici, insista-t-elle.

- Il n'y en a pas.

- Alors, qu'est-ce qu'on va faire ?

- Pour le moment, attendre...

Irène comprit qu'elle ne pouvait pas continuer à harceler Ismaël avec ses questions. Probablement plus conscient du risque, il devait être plus effrayé qu'elle. Et, à bien y réfléchir, changer de conversation ne leur ferait pas de mal.

- Il y a quelque chose..., commença-t-elle. Pendant que nous étions à Cravenmoore... Quand je suis entrée dans cette chambre, j'y ai vu quelque chose. Qui concernait Alma Maltisse...

Ismaël lui lança un coup d'œil impénétrable.

- Je crois... je crois qu'Alma Maltisse et Alexandra Jann sont la même personne. Alma Maltisse était le nom de jeune fille d'Alexandra avant son mariage avec Lazarus.

- C'est impossible. Alma Maltisse s'est noyée devant l'îlot du phare il y a des années, objecta Ismaël.

- Mais personne n'a retrouvé son corps...

- C'est impossible, insista-t-il.

- Pendant que j'étais dans cette chambre, j'ai observé son portrait et... il y avait quelqu'un couché sur le lit. Une femme.

Ismaël se frotta les yeux et tenta de mettre ses idées au clair.

- Un moment. Supposons que tu aies raison. Supposons qu'Alma Maltisse et Alexandra Jann soient la même personne. Qui est la femme que tu as vue à Cravenmoore ? Qui est la femme qui pendant toutes ces années est restée cloîtrée là, en assumant l'identité de l'épouse malade de Lazarus ?

- Je ne sais pas... Plus nous en apprenons, moins je comprends. Et il y a encore autre chose qui me préoccupe. Quelle était la signification de cette forme humaine que nous avons vue dans l'atelier des jouets ? C'était une réplique de ma mère. Rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. Lazarus est en train de donner le visage de ma mère à un jouet qu'il a fabriqué...

Une vague glacée inonda leurs chevilles. Le niveau de la mer était monté de plusieurs centimètres depuis qu'ils étaient là. Ils échangèrent un regard angoissé. La mer rugit de nouveau et une déferlante explosa à l'entrée de la grotte. La nuit promettait d'être longue.


Minuit avait laissé sur les falaises une traînée de brouillard qui montait degré après degré depuis l'embarcadère jusqu'à la Maison du Cap. La lampe à pétrole se balançait encore, agonisante, sous le porche. À l'exception de la rumeur des vagues et du chuchotement des feuilles dans le bois, le silence était absolu. Dorian était dans son lit, tenant un petit bocal dans lequel il avait fixé une bougie allumée. Il ne voulait pas que sa mère voie la lumière, et il ne se fiait plus à sa lampe depuis ce qui s'était passé. La flamme dansait capricieusement sous son haleine comme l'esprit d'une fée de feu. Dans tous les coins se dessinaient des reflets qu'il n'aurait jamais soupçonnés. Il soupira. Cette nuit, tout l'or du monde ne parviendrait pas à lui faire fermer l'œil.

Peu après le départ de Lazarus, Simone était montée le voir dans sa chambre pour s'assurer que tout allait bien. Dorian s'était recroquevillé tout habillé sous les draps afin de lui offrir un spectacle d'anthologie, celui du doux sommeil des innocents, et sa mère s'était retirée chez elle contente et disposée à l'imiter. Il y avait déjà de cela des heures, peut-être des années, suivant les estimations du garçon. La nuit interminable lui avait donné l'occasion de constater à quel point ses nerfs étaient tendus comme des cordes de violon. Chaque reflet, chaque craquement, chaque ombre était une menace qui faisait repartir son cœur au galop.

Lentement, la flamme de la bougie se réduisit à la taille d'une minuscule bulle bleue, dont la pâleur peinait à s'infiltrer dans la pénombre. Il ne fallut qu'un instant à l'obscurité pour réoccuper l'espace qu'elle avait cédé à contrecœur. Dorian sentait les gouttes de cire chaude durcir dans le verre. À quelques centimètres de là, sur la table de nuit, l'ange de métal que Lazarus lui avait donné l'observait en silence. « Ça suffit comme ça », pensa Dorian, décidé à appliquer sa technique favorite pour combattre les insomnies et les cauchemars : manger.

Il écarta les draps et se leva. Il choisit de ne pas mettre de chaussures, pour éviter les cent mille grincements qui se précipitaient sous ses pieds chaque fois qu'il prétendait se déplacer en silence dans la Maison du Cap et, rassemblant tout le courage qui lui restait, il traversa la chambre sur la pointe des pieds jusqu'à la porte. Faire tourner la poignée et ne pas déclencher l'habituel concert nocturne de gonds rouillés lui prit dix longues secondes, mais ça en valait la peine. Il ouvrit lentement et examina le panorama. Le couloir se perdait dans le noir et l'ombre de l'escalier traçait une trame de clair-obscur sur le mur. Pas un grain de poussière ne bougeait dans l'air. Il se faufila prudemment jusqu'à l'escalier en passant devant la chambre d'Irène.

Sa sœur était allée se coucher des heures plus tôt en prétextant une terrible migraine, ce qui n'empêchait pas Dorian de soupçonner qu'elle était encore en train de lire, ou alors d'écrire une de ses lettres détestables à son amoureux, ce matelot avec qui elle passait dernièrement plus d'heures que n'en comptait la journée. Depuis qu'il l'avait vue accoutrée de cette robe de Simone, il savait qu'il ne pouvait plus attendre d'elle qu'une chose : des problèmes. Pendant qu'il descendait les marches à la manière d'un Indien sur le sentier de la guerre, il se jura que si, un jour, il commettait la stupidité de tomber amoureux, il saurait au moins se conduire avec dignité. Des femmes comme Greta Garbo ne se contentaient pas de niaiseries. Ni de lettres d'amour, ni de bouquets de fleurs. Il pouvait être un trouillard, mais un nigaud, jamais.

Une fois au rez-de-chaussée, il constata qu'un banc de brouillard enveloppait la maison et que sa masse vaporeuse voilait la vision de toutes les fenêtres. Le sourire qu'il avait esquissé en se moquant mentalement de sa sœur s'éclipsa. « H20 condensé, se répéta-t-il. Ce n'est que du H20 condensé. Chimie élémentaire. » Armé de cette rassurante analyse scientifique, il ignora la nappe de brume qui s'infiltrait par les jointures des fenêtres et alla à la cuisine. Une fois là, il dut reconnaître que la romance entre Irène et le capitaine Tourmente avait des aspects positifs : depuis qu'ils se fréquentaient, sa sœur n'avait plus touché à la boîte de délicieux chocolats suisses que Simone rangeait dans le deuxième tiroir du placard à provisions.

Se pourléchant comme un chat, Dorian attaqua le premier bonbon. L'exquise explosion dans sa bouche de la truffe, mélange d'amandes et de cacao, chassa tout autre sentiment. Pour lui, après la cartographie, le chocolat était probablement la plus noble invention du genre humain à ce jour. Particulièrement les truffes. « Un peuple ingénieux, les Suisses. Montres et chocolats : l'essence de la vie. » Un bruit soudain l'arracha brutalement à ces paisibles considérations théoriques. Le bruit se répéta et Dorian, paralysé, laissa échapper de ses doigts la seconde truffe. Quelqu'un frappait à la porte.

Il tenta d'avaler sa salive, mais il avait la gorge trop sèche. Deux coups précis parvinrent de nouveau à ses oreilles. Il alla dans la pièce principale, sans quitter l'entrée des yeux. Le souffle du brouillard passait sous la porte. Encore deux coups. Il hésita un instant.

- Qui est là ? questionna-t-il d'une voix rauque.

Deux nouveaux coups furent la seule réponse qu'il obtint. Il alla à la fenêtre, mais le manteau de brume ne laissait rien voir. On n'entendait plus rien sous le porche. L'inconnu était reparti. Probablement un voyageur égaré, pensa Dorian. Il s'apprêtait à regagner la cuisine quand les deux coups retentirent de nouveau, mais cette fois sur la vitre de la fenêtre, à dix centimètres de son visage. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il recula lentement vers le centre de la pièce et buta sur une chaise derrière lui. Instinctivement, il s'empara d'un chandelier de métal qu'il brandit.

- Va-t'en..., murmura-t-il.

Pendant une fraction de seconde, un visage se forma de l'autre côté de la vitre, dans le brouillard. Peu après, la fenêtre s'ouvrit toute grande sous l'effet d'un coup de vent. Une bouffée d'air froid le pénétra jusqu'aux os et il vit, horrifiée, une tache noire se répandre sur le sol.

Une ombre.

La forme s'arrêta devant lui et, peu à peu, elle prit du volume en s'élevant du sol, tel un pantin de ténèbres tenu par des fils invisibles. Le garçon tenta de frapper l'intrus avec le chandelier, mais le métal traversa sans résultat la masse de noirceur. Il fit un pas en arrière et l'ombre s'abattit sur lui. Deux mains de vapeur noire le prirent à la gorge, il sentit leur contact glacé sur sa peau. Les traits d'un visage se dessinèrent devant lui. Un frisson lui parcourut tout le corps. La figure de son père se matérialisa à quelques centimètres du sien.

Armand Sauvelle lui souriait. Un sourire de loup, cruel et plein de haine.

- Bonsoir, Dorian. Je suis venu chercher maman. Tu vas me conduire à elle, Dorian ?

Le bruit de cette voix lui glaça l'âme. Ce n'était pas la voix de son père. Ces lueurs, démoniaques et flamboyantes, n'étaient pas ses yeux. Et ces dents, longues et aiguisées, qui apparaissaient entre les lèvres n'étaient pas celles d'Armand Sauvelle.

- Tu n'es pas mon père...

Le sourire féroce de l'ombre s'effaça et ses traits fondirent comme de la cire sur la flamme.

Un rugissement animal, de rage et de haine, lui déchira les oreilles et une force invisible le projeta à l'autre bout de la pièce. Il alla cogner contre un fauteuil, qu'il renversa. Étourdi, il se releva laborieusement pour voir l'ombre monter l'escalier, flaque de goudron animée d'une vie propre rampant sur les marches.

- Maman ! cria Dorian en courant vers l'escalier.

L'ombre s'arrêta un instant et riva son regard sur lui. Ses lèvres d'obsidienne émirent une parole presque inaudible. Son nom.

Les vitres des fenêtres de toute la maison explosèrent en une pluie d'éclats mortels et le brouillard pénétra en rugissant dans la Maison du Cap, tandis que l'ombre continuait de monter à l'étage. Dorian se lança à la poursuite de cette forme spectrale qui flottait au-dessus du sol et avançait en direction de la chambre de Simone.

- Non ! cria le garçon. Ne touche pas à ma mère.

L'ombre sourit et, un instant plus tard, la masse de vapeur noire se transforma en un tourbillon qui se glissa par le trou de la serrure de la porte. Une seconde de silence mortel suivit sa disparition.

Dorian courut vers la porte mais, avant qu'il ait pu l'atteindre, celle-ci fut arrachée de ses gonds comme par un ouragan et alla s'écraser furieusement à l'autre bout du couloir. Se jetant de côté, il parvint à l'esquiver de quelques millimètres.

Lorsqu'il se redressa, une vision de cauchemar se déploya sous ses yeux. L'ombre courait le long des murs de la chambre de Simone. La silhouette de sa mère, inconsciente dans le lit, projetait sa propre ombre sur la cloison. Dorian vit la silhouette noire glisser sur les murs et les lèvres de ce spectre caresser celles de l'ombre de sa mère. Simone s'agita violemment dans son sommeil, mystérieusement en proie à un cauchemar. Des serres invisibles l'agrippèrent et l'arrachèrent aux draps. Dorian lui barra le chemin. Encore une fois, une furie irrésistible le frappa et le jeta hors de la chambre. L'ombre, portant Simone dans ses bras, descendit l'escalier à toute allure. Dorian lutta pour ne pas perdre connaissance, se releva et la suivit jusqu'au rez-de-chaussée. Le spectre se retourna et, un instant, ils se contemplèrent fixement.

- Je sais qui tu es..., murmura Dorian.

Un nouveau visage, inconnu de lui, fit son apparition : les traits d'un homme jeune, bien fait, les yeux lumineux.

- Tu ne sais rien, dit l'ombre.

Dorian observa que le regard du spectre balayait la pièce et s'arrêtait sur l'entrée de la cave. La porte en bois massif s'ouvrit d'un coup et le garçon sentit une présence invisible le pousser sans qu'il puisse résister. Il dévala l'escalier dans le noir. La porte se referma comme une dalle de pierre scellée pour l'éternité.

Il sut qu'il n'en avait plus que pour quelques secondes avant de perdre connaissance. Il venait d'entendre l'ombre rire comme un chacal en emportant sa mère dans le brouillard vers le bois.


À mesure que la marée gagnait du terrain à l'intérieur de la grotte, Ismaël et Irène sentaient le cercle se resserrer autour d'eux en un piège mortel. Irène avait oublié le moment où l'eau les avait privés du refuge provisoire que constituait le rocher. Ils n'avaient plus de point d'appui pour leurs pieds. Ils étaient à la merci de la marée et de leur seule capacité de résistance. Le froid attaquait ses muscles en lui causant une douleur intense, la douleur de cent fils de fer s'enfonçant dans son corps. Ses mains devenaient insensibles, et la fatigue déployait des serres de plomb qui semblaient la tirer par les chevilles. Une voix intérieure lui murmurait qu'ils feraient mieux de se laisser aller au sommeil paisible qui les attendait au fond. Ismaël la soutenait pour qu'elle garde la tête hors de l'eau. Son corps tremblait entre ses bras. Combien de temps pourraient-ils encore tenir ainsi, il ne le savait pas lui-même. Combien de temps avant l'arrivée de l'aube et le retrait de la marée, encore moins.

- Ne garde pas les bras inactifs. Remue. N'arrête pas de remuer, gémit Ismaël.

Irène acquiesça, au bord de l'inconscience.

- J'ai sommeil..., murmura-t-elle, délirant presque.

- Non. Tu ne dois pas dormir maintenant.

Les yeux d'Irène étaient entrouverts, mais ils ne le voyaient pas. Ismaël leva un bras et tâta le plafond rocheux contre lequel la marée les avait poussés. Les courants internes les éloignaient de l'orifice dans la voûte et les entraînaient dans les profondeurs de la grotte, les privant de leur unique chance de s'échapper. Malgré tous ses efforts pour se maintenir sous cette issue, il lui était impossible de rester sur place et d'éviter d'être les jouets de la force irrésistible du courant qui les emportait. Il ne leur restait presque plus d'espace pour respirer. Et la marée, inexorable, continuait de monter.

Un moment, le visage d'Irène s'enfonça dans l'eau. Ismaël la rattrapa et la tira. Elle n'avait plus aucune réaction. Il avait entendu parler d'hommes plus forts et plus expérimentés qui avaient péri de cette manière, à la merci de la mer. Le froid pouvait avoir raison de n'importe qui. Le manteau mortel paralysait d'abord les muscles et brouillait le cerveau, attendant patiemment que la victime se laisse aller dans les bras de la mort.

Ismaël bouscula son amie et la força à lui faire face. Elle balbutia des mots sans suite. Sans plus réfléchir, il la gifla avec force. Elle ouvrit les yeux et laissa échapper un hurlement de panique. Durant quelques secondes, elle ne sut pas où elle était. Dans l'obscurité, baignant dans l'eau glacée et sentant des bras inconnus l'entourer, elle crut se réveiller dans le pire de ses cauchemars. Puis tout lui revint. Cravenmoore. L'ange. La grotte. Ismaël l'étreignit et elle fut incapable de retenir une plainte ; elle gémissait comme une enfant apeurée.

- Ne me laisse pas mourir ici, murmura-t-elle.

- Tu ne vas pas mourir. Je te le jure. Je ne le permettrai pas. La marée va bientôt baisser et peut-être que la grotte ne se remplira pas entièrement. Nous devons tenir encore un peu. Juste un peu, et nous pourrons sortir.

Irène acquiesça et se serra encore plus fort contre lui. Ismaël aurait bien voulu avoir autant confiance que son amie.


Lazarus gravit lentement les marches du grand escalier de Cravenmoore. L'aura d'une présence étrangère flottait dans le halo de la lampe fixée sous la coupole. Il la percevait à l'odeur de l'air, à la manière dont les particules de poussière tissaient un réseau de taches argentées quand elles étaient prises dans la lumière. Lorsqu'il arriva au deuxième étage, son regard se posa sur la porte du bout du couloir, au-delà des voiles transparents. Elle était ouverte. Ses mains furent prises de tremblements.

- Alexandra ?

Le souffle froid du vent souleva les rideaux qui barraient la galerie plongée dans la pénombre. Un obscur pressentiment s'abattit sur lui. Lazarus ferma les yeux et porta sa main à son côté. Une douleur lancinante avait éclaté dans sa poitrine et se prolongeait jusque dans le bras doit, comme une traînée de poudre enflammée, pulvérisant cruellement ses nerfs.

- Alexandra ? gémit-il de nouveau.

Il courut à la porte de la chambre et s'arrêta sur le seuil, observant les traces de lutte, les fenêtres brisées, livrées au brouillard froid qui venait du bois. Il serra le poing jusqu'à ce que ses ongles se plantent dans la paume.

- Sois maudit...

Puis, essuyant la sueur glacée qui lui couvrait le front, il alla vers le lit et, avec une délicatesse infinie, écarta les rideaux qui pendaient du baldaquin.

- Je suis désolé, chérie..., dit-il tout en s'asseyant sur le bord du lit. Je suis désolé...

Un son étrange attira son attention. La porte de la chambre battait lentement. Il se redressa et marcha précautionneusement vers le seuil.

- Qui est là ? demanda-t-il.

Il n'obtint pas de réponse, mais la porte s'arrêta de battre. Il fit encore quelques pas vers le couloir, scrutant l'obscurité. Au moment où il perçut le sifflement au-dessus de lui, il était déjà trop tard. Un coup sec sur la nuque l'expédia au sol, à demi inconscient. Des mains le prirent par les épaules et le traînèrent dans le corridor. Ses yeux parvinrent à saisir une vision fugace : Christian, l'automate qui gardait la grande porte. Le visage se tourna vers lui. Un éclat cruel brillait dans ses yeux.

Peu après, il perdit connaissance.


Ismaël pressentit l'arrivée de l'aube avec le reflux des courants qui les avaient poussés impitoyablement vers l'intérieur de la caverne durant toute la nuit. Les mains invisibles de la mer lâchèrent lentement prise, lui permettant d'entraîner une Irène inconsciente vers la partie la plus élevée de la caverne, où le niveau des eaux leur accordait un étroit espace pour respirer. Lorsque la clarté qui se réverbérait sur le fond de sable dessina un sentier de pâle lumière vers la sortie de la grotte et que la marée battit en retraite, il laissa échapper un cri de joie que personne, pas même son amie, n'entendit. Le garçon savait qu'une fois que le niveau de l'eau aurait commencé à descendre, la grotte elle-même leur montrerait le chemin vers la lagune et l'air libre.

Cela faisait peut-être plus de deux heures qu'Irène ne gardait la tête hors de l'eau que grâce au soutien d'Ismaël. Elle arrivait à peine à rester éveillée. Son corps ne tremblait plus ; il se laissait simplement bercer par le courant comme un objet inanimé. Pendant qu'il attendait patiemment que la marée leur libère le passage, Ismaël comprit que, s'il n'avait pas été là, elle serait morte depuis des heures.

Tout en la soutenant à la surface et en murmurant des mots d'encouragement qu'elle ne pouvait pas comprendre, le garçon se rappela les histoires qu'on racontait sur des rencontres avec la mort et sur ce qui se passait quand quelqu'un sauvait la vie d'un de ses semblables : leurs âmes restaient éternellement unies par un lien invisible.

Peu à peu, le courant s'inversa définitivement, et il réussit à traîner Irène jusqu'à la lagune. Le lever du jour dessinait une ligne ambrée sur l'horizon. Il la conduisit jusqu'à la rive. Lorsque la jeune fille ouvrit les yeux, hébétée, elle découvrit le visage souriant d'Ismaël au-dessus du sien.

- Nous sommes vivants, murmura-t-il.

Irène laissa retomber ses paupières, épuisée.

Ismaël leva les yeux une dernière fois et contempla la lumière de l'aube sur le bois et les falaises. Jamais, de toute sa vie, il n'avait assisté à plus merveilleux spectacle. Puis, lentement, il s'étendit près d'Irène sur le sable blanc et se laissa aller à sa fatigue. Rien n'aurait pu les réveiller de ce sommeil. Rien.

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