Chère Irène,

Les lumières de septembre m'ont habitué à me souvenir de l'empreinte de tes pas disparaissant avec la marée. Je savais déjà, alors, que l'hiver ne tarderait pas à effacer le mirage du dernier été que nous avons vécu ensemble au bord de la Baie bleue. Tu serais surprise de voir combien rien n'a pratiquement changé depuis lors. Le phare se dresse toujours en sentinelle dans les brouillards, et la route longeant la plage de l'Anglais est à peine plus qu'un sentier qui serpente dans le sable sans mener nulle part.

Les ruines de Cravenmoore se dessinent au-dessus des arbres, silencieuses et enveloppées dans un manteau d'obscurité. Dans les occasions de moins en moins fréquentes où je m'aventure sur le voilier dans la baie, je peux voir les vitres brisées des fenêtres de l'aile ouest briller comme des signaux fantasmagoriques dans la brume. Parfois, envoûté par le souvenir de ces jours où nous traversions la baie pour rentrer au port à la tombée de la nuit, il me semble que les lumières scintillent dans l'obscurité. Mais je sais qu'il n'y a plus personne là-bas. Personne.

Tu te demandes peut-être ce qu'est devenue la Maison du Cap. Eh bien, elle est toujours là, solitaire, affrontant du haut de la falaise l'océan infini. L'hiver dernier, une tempête a emporté ce qui restait du petit embarcadère de la plage. Un riche bijoutier venu d'une ville anonyme a été tenté de l'acheter pour une bouchée de pain, mais les vents de ponant et les coups de bélier des vagues contre les falaises ont eu vite fait de le dissuader. Le sel s'est incrusté dans la blancheur du bois. Le sentier secret qui menait à la lagune est aujourd'hui une jungle impénétrable d'arbustes sauvages et de branches mortes.

Certaines fins d'après-midi, quand le travail au port me le permet, je prends ma bicyclette et vais jusqu'au cap admirer le crépuscule depuis le porche suspendu au-dessus des falaises : je suis seul en compagnie d'une bande de mouettes qui se sont attribué le statut de nouveaux locataires sans passer par l'étude d'un notaire. De là, on peut voir la lune se lever à l'horizon et dessiner une guirlande d'argent du côté de la grotte des Chauves-Souris.

Je me rappelle t'avoir parlé un jour de la fabuleuse histoire d'un sinistre pirate dont le navire avait été englouti par cette grotte, une nuit de 1746. Je t'ai menti. Aucun contrebandier ou boucanier féroce ne s'est jamais aventuré dans ces ténèbres. Pour ma défense, je peux te dire que c'est le seul mensonge que tu as entendu de ma bouche. D'ailleurs, tu l'as probablement su depuis le début.

Ce matin, pendant que je démêlais les mailles d'un filet pris dans les récifs, ça m'est arrivé encore une fois. Pendant une seconde, j'ai cru t'apercevoir sous le porche de la Maison du Cap, en train de regarder silencieusement l'horizon, comme tu aimais le faire. Lorsque les mouettes se sont envolées, j'ai compris qu'il n'y avait personne. Au loin, chevauchant les brumes, se dressait le Mont-Saint-Michel comme une île fugitive déposée par la marée.

Parfois, je pense que tout le monde est parti très loin de la Baie bleue et que je reste seul, pris au piège du temps, attendant en vain que la marée pourpre de septembre me ramène autre chose que des souvenirs. Ne te fais pas trop de souci pour moi. La mer est coutumière de ces choses : avec le temps, elle ramène tout, particulièrement les souvenirs.

Je crois que, si j'en fais le compte, ce sont déjà cent lettres que je t'ai expédiées à ta dernière adresse parisienne que j'ai pu obtenir. Je me demande parfois si tu en as reçu quelques-unes, si tu te souviens encore de moi et de ce petit matin sur la plage de l'Anglais. C'est possible, comme il est possible que la vie t'ait emportée loin d'ici, loin de tous les souvenirs de la guerre.

Rappelle-toi comme la vie était beaucoup plus simple, alors. Mais qu'est-ce que je dis ? Bien sûr que non. Je commence à croire que je suis bien le seul, pauvre idiot, à revivre encore, une à une, toutes ces journées de 1937, quand tu étais ici, près de moi.

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