Paris, le 26 mai 1947

Cher Ismaël,

Beaucoup de temps s'est écoulé depuis la dernière fois que je t'ai écrit. Beaucoup trop. Et puis, voici à peine une semaine, le miracle s'est produit. Toutes les lettres que, pendant ces années, tu m'as envoyées à mon ancienne adresse me sont arrivées grâce à la gentillesse d'une voisine, une pauvre vieille de presque quatre-vingt-dix ans qui les avait gardées tout ce temps en espérant que quelqu'un viendrait un jour les réclamer.

J'ai passé ces derniers jours à les lire et à les relire inlassablement. Je les garde comme le plus précieux de mes trésors. Il m'est difficile d'expliquer les raisons de mon silence, de cette longue absence. Particulièrement à toi, Ismaël. Particulièrement à toi.

Les deux adolescents sur la plage, en ce matin où l'ombre de Lazarus Jann s'est éteinte pour toujours, pouvaient-ils imaginer qu'une ombre bien plus terrible allait s'abattre sur le monde ? L'ombre de la haine. Je suppose que nous avons tous pensé à ce qui avait été dit de Daniel Hoffmann et de son « travail » à Berlin.

Lorsque j'ai perdu le contact avec toi pendant ces terribles années de guerre, je t'ai écrit des centaines de lettres qui ne sont jamais arrivées. Je me demande encore où elles sont, où sont allés s'échouer tous ces mots, toutes ces choses que je voulais te dire. Je veux que tu saches que, durant ces horribles temps d'obscurité, ton souvenir, la mémoire de cet été à La Baie bleue, a été la flamme qui m'a permis de rester vivante, la force qui, chaque jour, m'aidait à survivre.

Sache que Dorian est passé en Afrique du Nord, où il s'est engagé, et qu'il est revenu deux ans plus tard avec un tas d'absurdes médailles en fer-blanc et une blessure qui le fera boiter jusqu'à la fin de ses jours. Il est de ceux qui ont eu de la chance. Il est revenu. Tu seras content d'apprendre que, finalement, il a trouvé du travail à l'office cartographique de la marine marchande et que, dans les moments où son amie Michelle (tu devrais la voir...) le laisse libre, il parcourt le monde avec les pointes de son compas.

De Simone, que te dire ? J'envie sa force et cette énergie qui nous a si souvent permis de tenir le coup. Les années de guerre ont été dures pour elle, peut-être encore plus que pour nous. Elle n'en parle jamais, mais parfois, quand je la vois à la fenêtre regarder silencieusement les passants dans la rue, je me demande ce qui occupe ses pensées. Elle ne veut plus sortir et reste des heures en compagnie d'un livre. C'est comme si elle avait passé un pont pour atteindre une rive sur laquelle je ne sais comment la rejoindre... Parfois aussi, je la surprends à pleurer en silence en contemplant de vieilles photos de papa.

Quant à moi, je vais bien. Il y a un mois, j'ai quitté l'hôpital Saint-Bernard où j'ai travaillé toutes ces années. Il va être démoli. J'espère qu'avec le vieux bâtiment s'en iront aussi tous les souvenirs des souffrances et de l'horreur auxquelles j'ai assisté pendant les jours de la guerre. Je crois que, moi non plus, je ne suis plus la même, Ismaël. Quelque chose a profondément changé en moi.

J'ai vu beaucoup de choses dont je ne croyais pas qu'elles pouvaient exister... Il y a des ombres dans le monde, Ismaël. Des ombres bien pires que tout ce contre quoi nous avons lutté, toi et moi, au cours de cette nuit à Cravenmoore. Des ombres auprès desquelles un Daniel Hoffmann est tout juste un jeu d'enfant. Des ombres qui viennent de l'intérieur de chacun d'entre nous.

Parfois, je suis contente que papa ne soit plus là pour les voir. Mais tu vas penser que je suis devenue nostalgique. Pas du tout. Dès que j'ai lu ta dernière lettre, mon cœur a bondi dans ma poitrine. C'était comme si le soleil était de retour après dix années de jours noirs et pluvieux. J'ai parcouru de nouveau la plage de l'Anglais, l'île du phare, j'ai traversé la baie à bord du Kyaneos. Je me souviendrai toujours de ces journées comme des plus merveilleuses de ma vie.

Je vais te confier un secret. Bien des fois, au cours des longues nuits d'hiver de la guerre, tandis que les détonations et les cris résonnaient dans l'obscurité, j'ai laissé mes pensées m'emporter de nouveau là-bas, près de toi, vers ce jour que nous avons passé ensemble sur l'îlot du phare. Je voudrais que nous n'en soyons jamais repartis. Je voudrais que ce jour ne se soit jamais terminé.

Je suppose que tu te demandes si je me suis mariée. La réponse est non. Ne va pas imaginer que j'ai manqué de soupirants. Encore aujourd'hui, je reste une jeune femme séduisante. J'ai eu quelques liaisons sans lendemain. Les jours de guerre étaient trop durs pour les passer dans la solitude, et je ne suis pas aussi forte que Simone. Mais rien de plus. J'ai appris que la solitude est parfois un chemin qui mène à la paix. Et durant des mois, je n'ai désiré que ça : la paix.

Et c'est tout. Ou rien. Comment t'expliquer tous mes sentiments, tous mes souvenirs durant ces années ? Je préférerais les rayer d'un trait de plume. Je voudrais que mon dernier souvenir soit celui de ce lever de soleil sur la plage. Je voudrais découvrir que tout le temps écoulé depuis n'a été qu'un long cauchemar. Je voudrais être de nouveau une fille de quinze ans et ne pas comprendre le monde qui m'entoure. Mais ce n'est pas possible.

Je ne veux pas poursuivre cette lettre. Je veux que, la prochaine fois que nous nous parlerons, nous soyons l'un en face de l'autre.

Dans une semaine, Simone ira passer quelques mois chez sa sœur à Aix-en-Provence. Le jour même de son départ, je retournerai à la gare Saint-Lazare pour prendre le train de Normandie, comme il y a dix ans. Je sais que tu m'attendras et que je te reconnaîtrai sur le quai, comme je te reconnaîtrais même si mille ans s'étaient écoulés. Je le sais depuis toujours.

Il y a une éternité, dans les pires jours de la guerre, j'ai fait un rêve. Je marchais avec toi sur la plage de l'Anglais. Le soleil se couchait et l'on distinguait l'îlot du phare dans la brume. Tout était comme avant : la Maison du Cap, la baie... y compris les ruines de Cravenmoore au-dessus des arbres. Tout, sauf nous. Nous étions deux petits vieux. Tu ne pouvais plus naviguer et moi j'avais les cheveux si blancs qu'on aurait dit de la cendre. Mais nous étions ensemble.

Depuis cette nuit-là, j'ai su qu'un jour, peu importait quand, notre heure viendrait. Que, quelque part au loin, les lumières de septembre brilleraient pour nous et que, cette fois, il n'y aurait plus d'ombres sur notre chemin.

Cette fois, ce serait pour toujours.

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