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Secret et ombres

À La Baie bleue, le calendrier ne distinguait que deux époques : l'été et le reste de l'année. En été, les villageois multipliaient par trois leurs heures de travail afin de subvenir aux besoins des hameaux de la côte qui hébergeaient des vacanciers, touristes et citadins venus profiter, moyennant finance, des plages et du soleil, ennui garanti en prime. Boulangers, artisans, tailleurs, charpentiers, maçons et autres corps de métier dépendaient des trois longs mois durant lesquels le soleil daignait sourire à la côte normande. Pendant ces treize ou quatorze semaines, les habitants de La Baie bleue se transformaient en fourmis industrieuses, pour pouvoir paresser tranquillement le reste de l'année comme de modestes cigales. Et si certaines journées étaient particulièrement chargées, c'étaient bien celles du début du mois d'août, quand la demande de produits locaux grimpait du zéro à l'infini.

L'une des rares exceptions à cette règle était Christian Hupert. Lui, comme les autres patrons pêcheurs du village, subissait le sort de la fourmi pendant les douze mois de l'année. Tous les étés à la même date, ce marin chevronné ruminait les mêmes pensées en voyant autour de lui le village prendre son envol. Il songeait alors qu'il s'était trompé de métier et qu'il aurait dû avoir la sagesse de rompre avec la tradition de sept générations en se faisant hôtelier ou commerçant. De la sorte, sa fille Hannah ne serait peut-être pas forcée de servir toute la semaine à Cravenmoore, et lui-même parviendrait peut-être à voir le visage de sa femme plus d'une demi-heure par jour, quinze minutes le matin et quinze le soir.

Ismaël observa son oncle pendant qu'ils travaillaient tous les deux à la réparation de la pompe de cale du bateau. L'expression méditative du pêcheur le trahissait.

- Tu pourrais ouvrir un atelier de marine, suggéra Ismaël.

Pour toute réponse, son oncle émit une sorte de croassement.

- Ou vendre le bateau et investir dans la boutique de M. Didier, poursuivit le garçon. Ça fait six ans qu'il insiste.

L'oncle interrompit son travail et dévisagea son neveu. Depuis treize ans qu'il remplaçait son père, il n'avait pas réussi à effacer ce qu'il craignait et aimait le plus chez lui : sa ressemblance obstinée et définitive avec ledit père, y compris cette manie de donner son avis quand personne ne le lui avait demandé.

- C'est toi qui devrais faire ça, répliqua Christian. Moi, je vais avoir cinquante ans. À mon âge, on ne change pas de métier.

- Alors, pourquoi te plains-tu ?

- Je n'en ai pas le droit, peut-être ?

Ismaël haussa les épaules. Tous deux se concentrèrent de nouveau sur la pompe.

- Très bien. Je ne dirai plus un mot, murmura le garçon.

- Ça serait trop beau. Rajuste plutôt ce ressort.

- Ce ressort est fichu. Nous devrions changer la pompe. Un jour, elle nous jouera un mauvais tour.

Hupert afficha son sourire des grandes occasions, réservé aux inspecteurs de la halle à marée, aux autorités du port et aux casse-pieds de tout poil.

- Cette pompe a appartenu à mon père. Avant, à mon grand-père. Et avant lui à...

- C'est bien ce que je veux dire, enchaîna Ismaël. Elle rendrait probablement plus de services dans un musée qu'ici.

- C'est tout ?

- J'ai raison. Et tu le sais.

Faire enrager son oncle était avec, peut-être, naviguer sur son voilier, le passe-temps favori d'Ismaël.

- Je n'ai pas l'intention de poursuivre cette discussion. Point final. Terminé.

Et pour que cette déclaration soit bien claire, Hupert la ponctua résolument d'un tour de clef énergique.

Un craquement suspect se fit soudain entendre à l'intérieur de la pompe. Hupert sourit au garçon. Deux secondes plus tard, l'extrémité du ressort qu'il venait de tendre sortit, catapultée, et décrivit une trajectoire parabolique au-dessus de leurs têtes, aussitôt accompagnée de ce qui semblait être un piston, puis d'un assortiment complet d'écrous et de toute une quincaillerie non identifiée. Oncle et neveu suivirent le vol de cette ferraille qui alla atterrir fort peu discrètement sur le pont du bateau voisin, celui de Gérard Picaud. Picaud, un ancien boxeur doté d'une constitution de taureau et d'une cervelle de pousse-pied, examina les pièces, puis scruta le ciel. Hupert et Ismaël échangèrent un coup d'œil.

- Je ne crois pas que ça fera une grande différence, suggéra Ismaël.

- Quand je voudrai avoir ton avis...

- ... tu me le diras. D'accord. À propos, je me demandais si ça t'embêterait que je me libère samedi prochain. J'aimerais faire quelques réparations sur mon voilier...

- Est-ce que, par hasard, ces réparations n'auraient pas des yeux verts ? laissa tomber Hupert en adressant un sourire narquois à son neveu.

- Les nouvelles vont vite.

- Si elles dépendent de ta cousine, elles volent, mon cher neveu. Quel est le nom de la demoiselle ?

- Irène.

- Je vois.

- Il n'y a rien à voir.

- Attendons un peu.

- Elle est agréable, c'est tout.

- « Elle est agréable, c'est tout », répéta Hupert en imitant la voix froide et indifférente de son neveu.

- Oublions ça, trancha Ismaël. Ce n'était pas une bonne idée. Je travaillerai samedi.

- C'est vrai qu'il faut nettoyer la sentine. Il y a du poisson pourri dedans depuis des semaines, et ça pue atrocement.

- Parfait.

Hupert éclata de rire.

- Tu es aussi têtu que ton père. Oui ou non, est-ce que cette fille te plaît ?

- Bah...

- Avec moi, on n'use pas de monosyllabes, Roméo. J'ai le triple de ton âge. Elle te plaît ?

Le garçon haussa les épaules. Ses joues étaient rouges comme des abricots mûrs. Il finit pas laisser échapper un murmure inintelligible.

- Traduis, insista son oncle.

- J'ai dit oui. Je crois que oui. Je ne la connais pratiquement pas.

- Bon. C'est plus que ce que j'ai pu dire de ta tante quand je l'ai vue pour la première fois. Et je prends le ciel à témoin qu'elle est une sainte.

- Comment était-elle, quand elle était jeune ?

- Ne commençons pas, ou tu passes ton samedi dans la sentine, menaça Hupert.

Ismaël se mit en devoir de réunir les outils. Son oncle essuya le cambouis qu'il avait sur les mains, tout en l'observant à la dérobée. La dernière fille pour laquelle Ismaël avait marqué de l'intérêt était une certaine Laure, la fille d'un voyageur de commerce bordelais, et ça faisait presque deux ans. Les seules amours de son neveu, dont l'intimité était impénétrable, semblait être la mer et la solitude. La fille devait avoir quelque chose de vraiment exceptionnel.

- Je te livrerai la sentine propre avant ce vendredi, annonça Ismaël.

- Elle est toute à toi.

Quand oncle et neveu sautèrent sur le quai pour rentrer à la maison avant la tombée de la nuit, leur voisin Picaud continuait d'examiner les pièces mystérieuses, en essayant de déterminer si, cet été, il pleuvait des écrous, ou si le ciel tentait de lui envoyer un signe.


Au début du mois d'août, les Sauvelle avaient déjà l'impression de vivre à La Baie bleue depuis au moins un an. Ceux qui ne les connaissaient pas encore étaient tenus au courant de leurs faits et gestes grâce à l'art oratoire d'Hannah et de sa mère, Élisabeth Hupert. Par un phénomène étrange, à mi-chemin entre l'esbroufe et la magie, les nouvelles arrivaient à la boulangerie avant même que les événements ne se produisent. Ni la radio ni la presse ne pouvaient rivaliser avec l'établissement d'Élisabeth Hupert. Croissants et nouvelles sortaient tout chauds du four, du lever au coucher du soleil. C'est ainsi que, dès le vendredi, les seuls habitants de La Baie bleue à ne pas être informés du coup de foudre survenu entre Ismaël Hupert et la nouvelle venue, Irène Sauvelle, étaient les poissons et les intéressés eux-mêmes. Peu importait s'il s'était passé quelque chose ou si quelque chose allait se passer. Le bref trajet en bateau à voile de la plage de l'Anglais à la Maison du Cap était déjà en train de s'inscrire dans les annales de cet été 1937.

Vraiment, les premières semaines d'août à La Baie bleue passèrent à toute vitesse. Simone avait enfin réussi à établir dans sa tête une carte de Cravenmoore. La liste de toutes les tâches urgentes concernant l'entretien de la maison était infinie. Rien que prendre contact avec les fournisseurs du village, mettre la comptabilité à jour et s'occuper du courrier de Lazarus suffisait à meubler tout son temps, abstraction faite des minutes qu'elle consacrait à respirer et à dormir. Dorian, armé d'une bicyclette que Lazarus avait tenu à lui offrir en cadeau de bienvenue, se fit son pigeon voyageur et, en quelques jours, le garçon connaissait le moindre caillou et chaque nid-de-poule du chemin de la plage de l'Anglais.

C'est ainsi que, tous les matins, Simone commençait sa journée en expédiant la correspondance qui devait partir et en répartissant scrupuleusement celle qui arrivait, comme Lazarus le lui avait expliqué. Une petite note, simple feuille de papier pliée en deux, lui permettait de garder à portée de main toutes les consignes extravagantes de Lazarus. Elle se rappelait encore son troisième jour, quand elle avait été sur le point d'ouvrir accidentellement une lettre expédiée de Berlin par le dénommé Daniel Hoffmann. La mémoire lui était revenue à la dernière seconde.

Les envois d'Hoffmann arrivaient tous les neuf jours, avec une précision quasi mathématique. Les enveloppes en papier fort étaient toujours scellées à la cire, avec un écusson en forme de D. Très vite, Simone prit l'habitude de les séparer du reste et de ne plus s'en soucier. Au cours de la première semaine d'août, cependant, quelque chose se passa qui éveilla de nouveau sa curiosité à propos de la mystérieuse correspondance de M. Hoffmann.

Simone était entrée de bon matin dans le bureau de Lazarus pour laisser sur sa table une série de factures et de règlements récemment arrivés. Elle préférait s'acquitter de cette tâche aux premières heures de la journée, avant que le fabricant de jouets ne soit là, afin d'éviter de l'interrompre et de l'importuner plus tard. Armand, tant qu'il avait pu le faire, avait l'habitude de commencer la journée en classant règlements et factures.

Le fait est que, ce matin-là, Simone entra dans la pièce comme à l'ordinaire et perçut dans l'air une odeur de tabac, ce qui laissait supposer que Lazarus avait veillé tard dans la nuit. Elle était en train de poser les documents sur la table de travail, quand elle remarqua, dans la cheminée, quelque chose qui fumait au milieu des braises. Intriguée, elle s'approcha et, s'aidant du tisonnier, elle tenta de voir de quoi il s'agissait. À première vue, la chose semblait être une liasse de papiers attachés que le feu n'avait pas réussi à consumer complètement. Elle était sur le point de quitter la pièce quand, parmi les braises, elle distingua nettement le sceau apposé sur le paquet de papiers. Des lettres. Lazarus avait jeté au feu les lettres de Daniel Hoffmann pour les faire disparaître. Quelle qu'en soit la raison, songea Simone, ça ne la concernait pas. Elle reposa le tisonnier et sortit du bureau, décidée à ne plus jamais mettre son nez dans les affaires personnelles de son patron.


Le crépitement de la pluie griffant les vitres réveilla Hannah. Il était minuit. La chambre était plongée dans des ténèbres bleutées, et les reflets de la lointaine tempête sur l'océan dessinaient des figures imaginaires dans l'ombre environnante. Le tic-tac d'un cartel parlant résonnait mécaniquement, accompagné du mouvement régulier des yeux de son visage souriant. Hannah soupira. Elle détestait passer la nuit à Cravenmoore.

À la lumière du jour, la maison de Lazarus Jann apparaissait comme un interminable musée de prodiges et de merveilles. Mais, la nuit tombée, les centaines de créatures mécaniques, les masques et les automates se transformaient en une faune spectrale qui ne dormait jamais, toujours aux aguets, toujours surveillant les ténèbres, sans cesser de sourire, sans cesser de regarder dans le vide.

Lazarus dormait dans une chambre de l'aile ouest, voisine de celle de sa femme. À part eux et Hannah, la maison était uniquement habitée par les dizaines de créations du fabricant de jouets, dans chaque couloir, chaque chambre. Dans le silence de la nuit, Hannah entendait l'écho de leurs entrailles mécaniques. Parfois, quand le sommeil la fuyait, elle restait des heures à les imaginer, immobiles, leurs yeux de verre brillant dans le noir.

À peine eut-elle fermé dé nouveau les paupières qu'elle entendit pour la première fois le bruit, un choc régulier amorti par la pluie. Elle se leva et traversa la chambre en direction de la clarté de la fenêtre. La jungle de tours, d'arcs et de toitures anguleuses de Cravenmoore s'étalait sous la bourrasque. Les mufles des gargouilles crachaient des flots d'eau noire dans le vide. Ah, comme elle haïssait cet endroit !...

Le bruit parvint de nouveau à ses oreilles et son regard se posa sur la rangée de fenêtres de l'aile ouest. Le vent en avait ouvert une au deuxième étage. Les rideaux ondulaient et les volets ne cessaient de battre. La jeune fille maudit le sort. La seule idée de sortir dans le couloir et de traverser la maison jusque là-bas lui glaçait le sang.

Avant de laisser à la peur le temps de la dissuader d'accomplir son devoir, elle enfila une robe de chambre et des pantoufles. Il n'y avait pas d'éclairage, aussi prit-elle un chandelier, dont elle alluma les bougies. La lumière vacillante et cuivrée de leurs flammes traça un halo fantomatique autour d'elle. Hannah posa la main sur la poignée froide de la porte de sa chambre et sortit, la gorge serrée. Au loin, les volets de cette chambre obscure continuaient de claquer. Comme s'ils l'attendaient.

Hannah fit face à la fuite infinie du couloir qui s'enfonçait dans l'ombre. Elle leva le chandelier et pénétra dans le corridor bordé des silhouettes, suspendues dans le vide, des jouets endormis de Lazarus. Elle concentra son attention devant elle et pressa le pas. Le deuxième étage hébergeait beaucoup des vieux automates de Lazarus, des créatures qui se mouvaient lourdement, dont les traits étaient souvent grotesques et parfois menaçants. Ils étaient presque tous enfermés dans des vitrines derrière lesquelles, sans crier gare, il leur arrivait de reprendre vie sur les ordres d'un rouage intérieur qui les réveillait au hasard de leur sommeil mécanique.

Hannah passa devant Madame Sarou, la pythonisse qui battait entre ses mains parcheminées les cartes du tarot, en choisissait une puis la montrait au spectateur. Malgré tous ses efforts, la jeune femme ne put éviter de regarder les formes spectrales de cette Gitane sculptée dans le bois. Les yeux de celles-ci s'ouvrirent et ses mains tendirent une carte dans sa direction.

Hannah eut un choc. La carte représentait un diable rouge entouré de flammes.

Quelques mètres plus loin, le torse de l'homme aux masques se balançait d'un côté et de l'autre. L'automate effeuillait son visage invisible en découvrant des masques différents. Hannah détourna la tête et se hâta. Elle avait traversé des centaines de fois ce couloir à la lumière du jour. Ces mécaniques sans vie ne méritaient pas son attention ; encore moins sa peur.

C'est avec cette pensée rassurante en tête qu'Hannah franchit l'extrémité du corridor qui conduisait à l'aile l'ouest. Le petit orchestre du Maestro Firetti reposait sur un côté du couloir. Pour une pièce de monnaie, ses musiciens interprétaient à leur façon la Marche turque de Mozart.

Elle s'arrêta devant la dernière porte, en chêne massif. Chaque porte de Cravenmoore était agrémentée d'un relief original, sculpté dans le bois, qui représentait des contes célèbres : les frères Grimm immortalisés en hiéroglyphes sur une luxueuse ébénisterie. Aux yeux de la jeune fille, néanmoins, les sculptures étaient sinistres. Elle n'était encore jamais entrée dans cette pièce ; ce n'était qu'une des nombreuses chambres de la maison où elle n'avait pas mis les pieds. Et où elle ne le ferait jamais, sauf absolue nécessité.

Le volet battait de l'autre côté de la porte. Le souffle glacial de la nuit filtrait à travers les jointures de celle-ci, frôlant sa peau. Hannah adressa un dernier coup d'œil au long corridor derrière elle. Les visages de l'orchestre scrutaient l'obscurité. On entendait nettement le bruit de l'eau et de la pluie courant sur les toits de Cravenmoore comme des milliers de petites araignées. Elle respira profondément et, posant la main sur la poignée de la porte, pénétra dans la chambre.

Une bouffée d'air glacé l'enveloppa, referma violemment la porte dans son dos et éteignit les flammes des bougies. Les rideaux de gaze imprégnés de pluie ondulaient dans le vent tels des linceuls. Hannah avança de quelques pas et se hâta de fermer la fenêtre, en assurant bien l'espagnolette qui avait cédé sous le vent. De ses doigts tremblants, elle chercha dans la poche de sa robe de chambre la boîte d'allumettes et ralluma les bougies. Les ténèbres reprirent vie autour d'elle, à la lumière dansante des flammes. Leur clarté révélait ce qui, à ses yeux, semblait être une chambre d'enfant. Un petit lit à côté d'un pupitre. Des livres et des vêtements d'enfant posés sur une chaise. Une paire de souliers soigneusement rangée sous le sommier. Un crucifix accroché à un montant du lit.

Elle fit encore quelques pas. Il y avait dans ces objets et ces meubles quelque chose d'étrange, de déconcertant, qu'elle n'arrivait pas à découvrir. Ses yeux sondèrent de nouveau la pièce. Il n'y avait pas d'enfants à Cravenmoore. Il n'y en avait jamais eu. Quel sens pouvait avoir cette chambre ?

Brusquement, l'idée se fit jour dans son esprit. Maintenant, elle comprenait ce qui l'avait décontenancée au début. Ce n'était pas l'ordre. Ni la propreté. C'était si simple, si élémentaire, que l'on ne s'en apercevait pas tout de suite. C'était bien la chambre d'un enfant. Mais il y manquait quelque chose... Des jouets. Il n'y avait pas un seul jouet dans toute la pièce.

Hannah leva le chandelier et découvrit autre chose sur les murs. Des papiers. Des coupures de presse. Elle posa le chandelier sur le pupitre et s'approcha. Une mosaïque de vieux articles et de photographies couvrait le mur. Le visage blafard d'une femme occupait le centre d'une photo ; ses traits étaient durs, taillés à la hache, et ses yeux noirs irradiaient une aura menaçante. Le même visage revenait sur d'autres images. Hannah concentra son attention sur la photo où la dame mystérieuse tenait un enfant dans ses bras.

Elle parcourut le mur et s'arrêta sur les pages découpées dans de vieux journaux et dont les titres n'avaient apparemment aucune relation entre eux. Des informations concernant un terrible incendie dans une fabrique de Paris et la disparition, dans cette tragédie, d'un personnage du nom d'Hoffmann. La trace obsédante de cette présence imprégnait toute la collection de coupures de presse, alignées telles des dalles sur les murs d'un cimetière de souvenirs. Et au milieu, entourée de dizaines d'autres morceaux de journaux illisibles, la première page d'un périodique datant de 1898. On y voyait le visage d'un enfant. Ses yeux étaient emplis de terreur, des yeux d'animal battu.

La force de cette image frappa Hannah de plein fouet. Cet enfant d'à peine six ou sept ans paraissait avoir été témoin d'une horreur qu'il ne pouvait pas comprendre. Hannah eut froid, un froid intense qui se répandit dans tout son corps. Elle tenta de déchiffrer le texte devenu flou qui entourait l'image. « Un enfant de huit ans a été trouvé après avoir passé sept jours enfermé dans une cave, abandonné dans le noir », lisait-on au bas de la photo. Elle observa de nouveau le visage du petit. Il y avait quelque chose de vaguement familier dans ses traits, peut-être dans ses yeux...

À cet instant précis, Hannah crut entendre l'écho d'une voix, une voix qui murmurait derrière elle. Elle se retourna, mais il n'y avait personne. La jeune fille laissa échapper un soupir. Les rayons de lumière vaporeuse qui émanaient des bougies faisaient danser dans l'air des milliers de particules de poussière et semaient une brume pourpre aux alentours. Elle alla à la fenêtre et dessina avec les doigts une ouverture dans la buée qui voilait la vitre. Le bois était plongé dans le brouillard. Les lumières du bureau de Lazarus, à l'extrémité de l'aile ouest, étaient allumées, et elle pouvait le distinguer, se découpant dans le chaud halo doré qui tremblait entre les rideaux. Un rai lumineux pénétra dans l'ouverture pratiquée dans la buée et tendit un fil de clarté à travers la chambre.

La voix se fit de nouveau entendre, cette fois plus claire et plus proche. Elle chuchotait son nom. Hannah se retourna vers la chambre dans la pénombre et, pour la première fois, remarqua l'éclat que diffusait un petit flacon en cristal. Le flacon, noir comme de l'obsidienne, était posé dans une niche du mur, entouré d'un spectre de reflets.

Elle s'approcha lentement du flacon et l'examina. À première vue, il contenait du parfum, mais elle n'en avait jamais vu de si beau, ni un cristal taillé avec autant de perfection. Un bouchon en forme de prisme diffusait autour de lui un arc-en-ciel. Elle fut prise d'un désir irrésistible de tenir cet objet dans ses mains et de caresser de ses doigts les lignes parfaites du cristal.

Avec d'extrêmes précautions, elle entoura le flacon de ses mains. Il pesait plus lourd qu'elle ne s'y attendait, et le contact du cristal avec la peau était glacial, presque douloureux. Elle le leva à la hauteur de ses yeux et tenta d'en distinguer l'intérieur. Son regard ne put saisir qu'une noirceur impénétrable. Pourtant, en le scrutant à contre-lumière, elle eut l'impression que quelque chose y bougeait. Un épais liquide noir, peut-être un parfum...

Ses doigts tremblants s'emparèrent du bouchon de cristal taillé. Quelque chose s'agita à l'intérieur du flacon. Hannah eut un instant d'hésitation. Mais la perfection de l'objet semblait promettre le parfum le plus enivrant que l'on puisse imaginer. Elle tourna lentement le bouchon. Dans le flacon, la chose noire s'agita de nouveau, mais elle ne lui prêtait plus attention. Enfin, le bouchon céda.

Un son indescriptible, le sifflement du gaz sous pression qui s'échappait, envahit la pièce. En une seconde à peine, une masse noire sortie de l'embouchure du flacon se répandit dans la chambre telle une tache d'encre dans un bassin. Hannah sentit ses mains trembler. Le murmure de cette voix l'enveloppa. Quand elle regarda de nouveau le flacon, elle vit que le cristal était transparent et que la chose, quelle qu'elle soit, qui y avait été prisonnière s'était libérée grâce à elle. À mesure que l'obscurité nouvelle s'emparait de la chambre, une présence devint visible dans l'épaisseur des ténèbres. Une silhouette impénétrable s'étalait sur les murs, les revêtant de ténèbres.

Une ombre.

Hannah recula lentement vers la porte. Ses mains tremblantes se posèrent, derrière son dos, sur la poignée glacée. Elle ouvrit, sans quitter des yeux l'obscurité, et se disposa à filer le plus vite possible. Elle devinait que la chose avançait sur elle.

Quand elle tira la poignée pour refermer la porte, la chaîne qu'elle portait autour du cou resta accrochée à l'un des reliefs sculptés. Simultanément, un son grave et effrayant se fit entendre derrière elle ; le sifflement d'un grand serpent. Des larmes de terreur glissèrent sur ses joues. La chaîne se brisa et la médaille tomba dans le noir. Ainsi libérée, Hannah fit face au tunnel d'obscurité qui s'ouvrait devant elle. À une extrémité, la porte qui menait à l'escalier de l'aile arrière était ouverte. Le sifflement fantomatique résonna de nouveau. Plus proche. Elle courut jusqu'au débouché de l'escalier. Quelques secondes plus tard, elle identifia le bruit de la poignée qui tournait. Cette fois, la panique lui arracha un cri et elle dévala l'escalier.

Le trajet jusqu'au rez-de-chaussée lui parut infini. Hannah sautait trois marches d'un coup en haletant et en essayant de ne pas perdre l'équilibre. Quand elle arriva à la porte qui donnait sur la partie arrière du jardin de Cravenmoore, ses chevilles et ses genoux étaient couverts de bleus, mais elle percevait à peine la douleur. L'adrénaline flambait telle une traînée de poudre dans ses veines et la poussait à poursuivre sa course. La porte de sortie, que l'on n'utilisait jamais, était close. Hannah défonça la vitre avec son coude et l'ouvrit de l'extérieur. Elle ne sentit pas l'entaille à son avant-bras avant d'être arrivée dans le jardin plongé dans le noir.

Elle courut jusqu'à la lisière du bois, l'air frais de la nuit caressant les vêtements trempés de sueur qui lui collaient à la peau. Avant de s'engager sur le sentier qui traversait le bois de Cravenmoore, Hannah se retourna vers la maison, s'attendant à voir son poursuivant traverser les ombres du jardin. Il n'y avait pas trace de l'apparition. Elle respira profondément. L'air froid lui brûlait la gorge et les poumons. Elle allait reprendre sa course, quand elle avisa une forme collée à la façade de Cravenmoore. Un visage émergea de la masse noire et l'ombre descendit le long du mur entre les gargouilles, telle une gigantesque araignée.

Hannah se lança dans le labyrinthe de ténèbres qui s'enfonçait dans le bois. La lune souriait maintenant entre les branches et teintait la brume de bleu. Le vent excitait les voix sifflantes de milliers de feuilles alentour. Les arbres attendaient son passage comme des spectres pétrifiés. Leurs bras lui tendaient un manteau aux griffes menaçantes. Et elle courut désespérément vers la lumière qui la guidait au bout de ce tunnel fantasmagorique, une porte sur la clarté qui paraissait s'éloigner à mesure qu'elle multipliait ses efforts pour la rejoindre.

Un terrible fracas retentit dans les bosquets. L'ombre traversait les broussailles, détruisant tout ce qui s'opposait à son passage, énorme tarière porteuse de mort se taillant un sentier vers elle. Un cri s'étrangla dans la gorge de la jeune fille. Les branches avaient ouvert des dizaines de coupures sur ses mains, ses bras et sa figure. La fatigue martelait son âme comme une massue qui brouillait ses sens et lui murmurait de céder à l'épuisement, de se laisser tomber et d'attendre... Mais elle devait continuer. Elle devait s'échapper de ce lieu. Quelques mètres encore, et elle atteindrait la route qui conduisait au village. Là, elle rencontrerait une voiture, quelqu'un qui la recueillerait et l'aiderait. Son salut n'était plus qu'une question de secondes, au-delà de la limite du bois.

Les phares lointains d'un véhicule longeant la plage de l'Anglais balayèrent les ténèbres. Hannah se redressa et cria au secours. Derrière elle, un tourbillon traversa les broussailles et monta entre les arbres. Elle leva les yeux vers la cime des branches qui voilaient la face de la lune. Elle eut le temps de laisser échapper un dernier gémissement. Lentement, l'ombre se déploya, puis, s'infiltrant dans le bois comme une pluie de goudron, elle s'abattit sur Hannah de toute sa hauteur. La jeune fille ferma les yeux et appela à son aide le visage de sa mère, souriante et volubile.

Puis elle sentit le souffle glacial de l'ombre sur sa figure.

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