CATELYN

Les tambours battaient, battaient, battaient, et la migraine lui battait la cervelle au rythme des tambours. Les musettes avaient beau vagir et les flûtes vous vriller des trilles, du haut de la tribune juchée au bas bout de la grande salle, et les crincrins couiner, les cors beugler, les outres de peau vous piauler leurs mélodies les plus entraînantes, c’étaient eux, les battements de tambour, qui dirigeaient tout ça. Et, tandis qu’en dessous les convives pintaient, s’empiffraient et glapissaient à qui mieux mieux, les poutres de la charpente se plaisaient à répercuter ce boucan d’enfer. Walder Frey doit être sourd comme un pot pour qualifier ça de musique. Tout en sirotant une coupe de vin, Catelyn regarda Tintinnabul se pavaner sur l’air d’Alysanne. Sur ce qu’en tout cas les musiciens paraissaient du moins prendre pour Alysanne et qui, vu leur talent, pouvait aussi bien passer pour La Belle et l’Ours.

Dehors, la pluie s’acharnait toujours, mais, à l’intérieur des Jumeaux, l’atmosphère était épaisse et suffocante. A cause, assurément, de la formidable flambée qui rugissait dans l’âtre et des kyrielles de torches qui, fichées dans des appliques en fer, enfumaient les murs, mais surtout à cause de la moiteur des corps entassés là si serrés sur les bancs qu’aucun des invités ne pouvait se flatter de lever le coude sans défoncer les côtes de ses voisins.

On était jusque sur l’estrade beaucoup trop agglutiné pour son gré. Comme elle se trouvait placée entre ser Ryman Frey et Roose Bolton, leurs fumets respectifs n’avaient plus guère de secret pour elle. Buvant avec autant d’ardeur que si Westeros risquait incessamment de manquer de vin, le premier vous le ressuait à pleines aisselles, et il avait eu beau prendre un bain d’eau citronnée, flairait-elle, il n’était au monde citron susceptible de camoufler pareilles âcretés. Quant au second, pour être plus sucrée, l’odeur qu’il exhalait n’était pas plus plaisante. Au vin pur ou à l’hydromel il préférait l’hypocras et ne faisait que grignoter.

Qu’il manquât d’appétit, Catelyn ne pouvait décemment le lui reprocher. Entamé sur un vague bouillon de poireau, le banquet nuptial s’était poursuivi sur une salade de haricots verts, betteraves, oignons, sur du brochet poché au lait d’amandes puis sur des platées de purée de navets refroidie dès avant d’atteindre la table, des cervelles de veau en gelée et une lichette de bœuf filandreux. Outre que c’était là piètre chère à offrir à un roi, les cervelles de veau avaient barbouillé Catelyn. Robb les avait avalées sans rechigner, Edmure étant, lui, trop captivé par son épouse pour s’aviser de grand-chose d’autre.

Qui devinerait jamais, à le voir, qu’il n’a cessé une seconde de pleurnicher à propos de Roslin depuis Vivesaigues jusqu’aux Jumeaux ? Mari et femme picoraient dans la même assiette, buvaient à la même coupe et ne manquaient pas d’échanger de chastes bécots entre deux lampées. La plupart des plats, lui les renvoyait d’un geste. Comment l’en blâmer, d’ailleurs ? Des mets servis à ses propres noces, elle ne conservait guère elle-même de souvenirs. Y ai-je seulement goûté ? N’ai-je pas plutôt passé tout mon temps à dévisager Ned et à me demander quel homme il était au juste ?

Le sourire de la pauvre Roslin était d’une étoffe aussi rigide que s’il avait été cousu sur son minois. Hé, c’est que la voilà mariée, mais qu’il lui faut encore essuyer le coucher. Sans doute la perspective la terrifie-t-elle autant qu’elle me terrifiait. Robb était flanqué par Alyx et Walda la Belle, deux des plus nubiles d’entre les pucelles Frey. « J’ose espérer que vous ne refuserez pas de danser avec mes filles lors du festin nuptial, avait dit le patriarche. Voilà qui charmerait un cœur de vieillard. » Son cœur devait être on ne peut plus charmé, dans ce cas. Robb avait royalement accompli ses devoirs. Il avait dansé avec chacune des filles, avec la femme d’Edmure, avec la huitième lady Frey, avec Ami, la jeune veuve, et avec Walda la Grosse, épouse de Roose Bolton, avec les jumelles boutonneuses, Serra et Sarra, dansé même avec Shorei, la dernière née de son hôte, qui devait avoir tout au plus six ans. Catelyn se demanda si le sire du Pont s’en tiendrait satisfait, ou s’il irait puiser motif à doléance dans le tour que n’auraient pas eu avec Sa Majesté toutes ses autres filles et petites-filles. « Vos sœurs dansent à ravir, dit-elle à ser Ryman dans un effort de bonne compagnie.

— Rien que des tantes et des cousines. » Ser Ryman déglutit une gorgée de vin. Lui dégoulinant le long de la joue, de grosses gouttes de sueur allaient se perdre dans sa barbe.

Un homme aigri. Et il est ivre, songea-t-elle. De quelque avarice sordide qu’il fît preuve lorsqu’il s’agissait de nourrir ses hôtes, au moins fallait-il reconnaître à lord Tardif qu’il ne lésinait pas sur le chapitre de la boisson. Hydromel, bière, vin coulaient à flots aussi pressés, dedans, que la Verfurque elle-même, dehors. Le Lard-Jon était déjà fin rugissant soûl. Le fils de lord Walder, Merrett, lui tenait encore tête, coupe pour coupe et coup pour coup, mais, à prétendre rivaliser avec eux deux, ser Whalen Frey n’était arrivé qu’à s’écrouler. Catelyn aurait préféré que lord Omble ait eu le tact de privilégier la sobriété, mais lui enjoindre de ne pas boire revenait à lui intimer de ne pas respirer durant quelques heures.

P’tit-Jon Omble et Robin Flint étaient assis non loin de Robb, de part et d’autre, respectivement, de Walda la Belle et d’Alyx. Ni l’un ni l’autre ne buvait ; de conserve avec Patrek Mallister et Dacey Mormont, ils assuraient ce soir la garde de son fils. Un banquet de noce avait beau n’être pas une bataille, l’ivresse des convives pouvait toujours y prendre fâcheuse tournure, et jamais un roi ne devait négliger sa sécurité. Ce spectacle réconforta Catelyn, et elle puisa davantage encore de réconfort dans la vue des ceinturons d’épée suspendus à des patères le long des murs. Nul n’a que faire de rapière pour régler leur compte à des cervelles de veau en gelée.

« Tout le monde s’attendait à voir mon seigneur et maître jeter son dévolu sur Walda la Belle », confia lady Bolton à ser Wendel en s’époumonant pour couvrir la cacophonie. Bâtie comme une motte de beurre rose à prunelles d’un bleu délavé, cheveux de filasse jaune et seins faramineux, Walda la Grosse avait néanmoins un filet suraigu de voix tout en pépiements. On l’imaginait mal déambuler à Fort-Terreur dans ses guipures roses et sa cape de vair. « Mais comme messire mon grand-père s’offrait à doter la future en argent je vous prie mais au prorata de son poids, c’est moi que Roose a choisie. » Elle se mit à rire dans une émeute de triples mentons. « Et ce fut bien la première fois que mes quatre-vingts livres de plus que Walda la Belle me firent plaisir. Je leur dois d’être lady Bolton, tandis que ma cousine est toujours à prendre, et elle court déjà, la pauvrette…, sur ses dix-neuf ans ! »

Ces jacasseries, le sire de Fort-Terreur, nota Catelyn, n’en avait strictement que faire. Et s’il prenait bien de-ci de-là une bouchée de ceci, une cuillerée de cela, si ses doigts vigoureux et courtauds déchiquetaient bien du pain à même la miche, il n’était manifestement pas homme à se laisser distraire par la chère qu’on lui servait. Il avait dès le début des festivités porté un toast aux petits-fils de lord Walder sans omettre de souligner que Walder et Walder se trouvaient pour l’heure aux bons soins de son bâtard de fils à lui. Et, rien qu’à la manière dont le vieux Frey avait louché vers lui, pompant l’air à pleines gencives, il ne faisait nul doute pour Catelyn qu’il n’eût parfaitement compris la menace implicite.

Y eut-il jamais noces moins joyeuses ? se demanda-t-elle, et puis elle se souvint de sa malheureuse Sansa, forcée d’épouser le Lutin. La Mère la prenne en miséricorde. Elle et son âme si délicate. La chaleur, la fumée, le vacarme finissaient par lui soulever le cœur. Si nombreux et tapageurs qu’ils fussent, là-haut, dans la tribune, les musiciens n’étaient vraiment pas très doués. Elle ingurgita une nouvelle lampée de vin, laissa un page emplir à nouveau sa coupe. Quelques heures encore, et le pire sera passé. Vers cette même heure, le lendemain, Robb serait déjà reparti se battre, et se battre, cette fois, contre les Fer-nés, à Moat Cailin. Bizarre, quand même, qu’une pareille perspective lui inspirât presque du soulagement… ! Il va la gagner, sa bataille. Il gagne toutes ses batailles, et les Fer-nés se trouvent privés de roi. Au surplus, Ned l’a bien formé. Les tambours battaient. Tintinnabul passa derechef à cloche-pied par là, mais la musique était si tonitruante qu’à peine s’entendaient pour le coup sonnailler ses clochettes.

Mais le chahut lui-même ne parvint pas à couvrir de brusques grondements, deux chiens venaient de se jeter l’un sur l’autre pour un bout de viande. Ils roulèrent enchevêtrés à terre en se mordant, jappant, et cela déchaîna une explosion d’hilarité. Quelqu’un les inonda de bière, ils se détachèrent instantanément. L’un d’eux boitilla vers l’estrade. La bouche édentée de lord Walder béa pour aboyer un rire quand la bête trempée s’ébroua, dégoutante, et lui aspergea de bière et de poil trois de ses petits-fils.

La vue des chiens suffit à raviver les regrets de Catelyn en ce qui concernait Vent Gris, que lord Walder s’était obstinément refusé à admettre dans la salle. « Votre bête fauve a un faible pour la chair humaine, à ce que je me suis laissé dire, hé ! avait-il grogné. Déchire les gorges, oui. Vais pas tolérer, moi, pareille créature à la fête de ma Roslin, parmi les femmes et les tout-petits, tous mes chers innocents à moi.

— Ils ne courent aucun risque avec Vent Gris, messire, avait protesté Robb. En ma présence, absolument aucun.

— Vous étiez bien présent, devant mes portes, non ? Quand il s’est précipité sur les petits-fils que j’avais envoyés pour vous accueillir ? Toute cette affaire, je suis au courant, n’allez pas vous imaginer le contraire, hé !

— Mais aucun mal n’a…

— Aucun mal, prétend le roi ? Aucun mal ? Petyr est tombé de cheval, tombé. J’ai perdu l’une de mes femmes de cette manière, d’une chute. » Il avala, recracha sa bouche. « Ou bien n’était-ce qu’une de mes putes ? La mère, oui, voilà, de Walder le Bâtard, à présent que ça me revient. Qu’elle est tombée de son cheval et qu’elle s’est fracassé le crâne. Que ferait Votre Majesté, si Petyr, hé ! s’était rompu le col ? Elle me servirait de nouvelles excuses pour me tenir lieu de petit-fils ? Non, non, non. Il se peut que vous soyez roi, je ne vais pas en disconvenir, et même le roi du Nord, hé ! mais moi, sous mon toit, ma loi. C’est ou votre loup, Sire, ou vos noces. Pas les deux, ça non. »

Dans quel état de fureur ce discours-là mettait son fils, elle l’avait pertinemment senti, mais il n’en avait pas moins fini par s’incliner avec autant de grâce que possible. Si le bon plaisir de lord Walder, avait-il promis naguère, est de me servir du ragoût de corbeau farci d’asticots, non seulement je le mangerai mais j’en réclamerai une seconde écuellée. Et il avait en l’occurrence tenu parole…

La compétition avec le Lard-Jon venait d’expédier rouler sous la table un rejeton supplémentaire de lord Walder, Petyr Boutonneux, pour le coup. Contre une contenance trois fois plus forte, de quoi se flattait le marmot ? Lord Omble se torcha la bouche et, se levant, se mit à chanter:

« Un ours y avait, un ours, un OURS !

Tout noir et brun, tout couvert de poils ! »

d’une voix qui n’était pas laide du tout, quoique pas mal empâtée par la cuite. Mais le malheur voulait que les violoneux, là-haut, les flûtistes et les tambours, eux, fussent en train de jouer Fleurs d’avril dont l’air s’accordait aux paroles de La Belle et l’Ours avec autant de congruité que si l’on eût flanqué des escargots sur de la bouillie d’avoine. Même cette triste épave de Tintinnabul s’en boucha les oreilles, horrifié.

Après avoir susurré trop bas quelques mots par force inaudibles, Roose Bolton s’esquiva en quête de lieux d’aisances. Le tumulte et les va-et-vient continuels du service et des invités contribuaient à faire paraître exiguë la salle bondée. Réservé aux seigneurs et chevaliers de moindres naissance et rang, devait mugir aussi abominablement, présumait Catelyn, le festin qui se donnait dans le second château. Lord Walder ayant exilé là-bas, sur la rive opposée, ses rejetons de la main gauche et toute leur marmaille, les gens du Nord s’étaient mis à ne désigner ce second festin que sous l’appellation de « tablée bâtarde ». Sans doute certains des convives d’ici filaient-ils en douce voir si par hasard on ne s’amusait pas davantage à cette dernière. D’aucuns pousseraient même l’aventure, voire, jusqu’aux camps, ceux-ci se trouvant eux-mêmes d’abondance approvisionnés en bibine de toute sorte par les Frey pour permettre à la piétaille de picoler jusqu’à plus soif aux épousailles de Vivesaigues et des Jumeaux.

Robb vint s’asseoir à la place délaissée par Bolton. « Encore quelques heures, Mère, et c’en sera fini, de cette farce, chuchota-t-il, tandis que le Lard-Jon s’entêtait à célébrer la fille aux cheveux de miel. Walder le Noir s’est pour une fois montré d’une douceur d’agneau. Et Oncle Edmure a l’air enchanté de sa moitié. » Il se pencha par-dessus elle. « Ser Ryman ? »

Ser Ryman Frey papillota puis finit par dire : « Sire. Oui ?

— J’avais espéré prier Olyvar de me servir d’écuyer durant notre expédition vers le nord, mais je ne le vois pas dans la salle. Se trouverait-il à l’autre banquet ?

— Olyvar ? » Ser Ryman secoua la tête. « Non. Pas Olyvar. Parti… parti des châteaux. Mission.

— Je vois. » Son intonation ne suggérait pas spécialement cela. Mais, comme ser Ryman n’ajoutait pas un mot, Robb se releva. « Que diriez-vous d’une danse, Mère ?

— Merci, mais non. » Danser était la dernière chose à pouvoir lui convenir, tant la martelait la migraine. « Sans doute une fille de lord Walder serait-elle charmée de te servir de cavalière.

— Hm, sans doute. » Il eut un sourire de pure résignation.

Les musiciens jouaient désormais Lances de fer, tandis que le Lard-Jon chantait Le Costaud. Quitte à songer : quelqu’un devrait quand même les mettre d’accord, l’harmonie pourrait y gagner, Catelyn reprit à l’adresse de ser Ryman : « J’avais ouï dire que l’un de vos cousins était chanteur.

— Alesander. Le fils de Symond. Alyx est sa sœur. » Il brandit sa coupe vers l’endroit où celle-ci dansait avec Robin Flint.

« N’aurons-nous pas le plaisir de l’entendre, cette nuit ? »

Il lui décocha un coup d’œil en biais. « Pas lui. Il est absent. » Il épongea la sueur de son front puis se mit vivement sur pied. « Mille pardons, madame. Mille pardons. » Et il la planta là pour tituber vers la sortie.

Ici, Edmure embrassait Roslin en lui pressant la main. Là, ser Marq Piper et ser Danwell Frey s’amusaient à un jeu de tournées. Ailleurs, Lothar le Boiteux en contait une bien bonne à ser Hosteen, l’un des cadets Frey jonglait avec trois poignards pour un escadron gloussant de gamines, et Tintinnabul, assis à même le sol, suçait un à un ses doigts maculés de vin. Les serviteurs apportaient d’immenses plateaux d’argent croulant sous des monceaux d’agneau saignant et juteux – le mets le plus appétissant qu’on eût vu jusque-là. Quant à Robb, il faisait tourner Dacey Mormont.

Lorsqu’elle portait une robe au lieu d’un haubert, la fille aînée de lady Maege était, avec sa taille, sa sveltesse et le sourire virginal qui transfigurait ses longs traits, tout sauf dépourvue d’appas. Sincèrement charmée de constater que la jeune femme pouvait déployer autant de grâce sur un parquet de danse que sur le terrain d’exercice, Catelyn en vint à se demander si sa mère avait déjà pu atteindre le Neck. Celle-ci avait entraîné ses autres filles dans son équipée, mais Dacey, en sa qualité de compagnon de bataille, avait préféré demeurer aux côtés du roi. Il a reçu de Ned le don d’inspirer de ces fidélités indéfectibles. Olyvar Frey lui avait témoigné le même genre de dévotion. Au point de souhaiter, Robb l’avait bien dit, n’est-ce pas ? rester son écuyer même après le mariage avec Jeyne…

Trônant entre ses tours de chêne noir, le sire du Pont fit claquer l’une contre l’autre ses mains tavelées. Le son qu’elles produisirent était si dérisoire qu’à peine fut-il perceptible même sur l’estrade, mais ser Aenys et ser Hosteen surprirent le geste et se mirent à marteler la table avec leurs coupes. Lothar le Boiteux se joignit à eux, puis Marq Piper et ser Danwell et ser Raymund. La moitié des hôtes ne furent pas longs à les imiter, si bien qu’il ne fut finalement pas jusqu’à la clique des musiciens qui ne vînt a s’en aviser sur son perchoir et, peu à peu, musettes et tambours et crincrins cessèrent leur tohu-bohu.

« Sire, lança lord Walder, le septon a eu beau dire ses prières, on a eu beau proférer des paroles et lord Edmure envelopper ma petite chérie dans un manteau frappé du poisson, tout cela ne fait pas encore ces deux-là mari et femme. A toute rapière faut un fourreau, hé ! comme à toute noce faut un coucher. Qu’en pense Votre Majesté ? Siérait-il point enfin que nous songions à les mettre au lit ? »

Une vingtaine, voire davantage, de ses fils et petits-fils se remit a marteler les tables tout en beuglant : « Au lit ! Au lit ! Au lit, tous avec eux ! » Roslin était devenue livide. Catelyn se demanda si c’était la perspective de perdre son pucelage qui la terrifiait ou celle du coucher lui-même. Avec tant de frères et de sœurs, il n’y avait guère d’apparence que la coutume lui fût inconnue, mais on la voyait sous un tout autre angle lorsqu’on en faisait soi-même les frais. Le soir de son propre mariage, se souvint-elle, Jory Cassel avait mis tant de hâte à l’extirper de sa robe qu’il la lui avait toute déchirée, tandis que Desmond Grell ne s’opiniâtrait, ivre mort, à lui demander pardon de chacune des cochonneries qu’il lui décochait que pour lui en assener d’encore plus salaces, après. Quant à lord Dustin, la découverte de sa nudité lui avait fait dire à Ned que, devant des nichons pareils, il regrettait d’avoir été sevré. Le pauvre, songea-t-elle. Il n’avait accompagné Ned dans le sud que pour n’en jamais revenir. Elle se demanda combien des hommes présents là, ce soir, seraient morts de même avant que l’année ne soit achevée. Beaucoup trop, je crains.

Robb leva une main. « Si vous jugez le moment séant, lord Walder, alors, soit, mettons-les au lit. »

Un rugissement d’approbation salua son verdict. Là-haut, dans leur tribune, les musiciens reprirent musettes et cors et crincrins et entreprirent de jouer La reine ôta sa sandale et le roi sa couronne. En se mettant à sautiller d’un pied sur l’autre, Tintinnabul fit sonnailler sa propre couronne. « Paraît qu’entre les jambes, les hommes Tully, lança hardiment Alyx Frey, ç’a pas une bite, mais une truite. Leur faut-il un ver pour qu’elle frétille ? » A quoi ser Marq Piper répliqua du tac au tac : « Paraît, moi, que les femmes Frey, ç’a pas qu’une porte mais deux », sans qu’Alyx se démonte : « Ouais, mais deux bien closes et verrouillées aux petits machins de ton genre ! » Pendant que se déchaînaient les rires, Patrek Mallister grimpa sur une table pour proposer de porter un toast au poisson n’a-qu’un-œil d’Edmure. « Et que c’est un fameux brochet ! » clama-t-il. « Un goujon, que je gage, moi », hurla la grosse Walda Bolton juste à côté de Catelyn. Et puis retentit à nouveau le cri unanime : « Au lit ! Au lit ! »

Les plus soûls, comme toujours, devant, les convives se ruèrent à l’assaut de l’estrade. Jeunes et vieux, les mâles enveloppèrent Roslin et la soulevèrent à bout de bras, tandis que la gent féminine, mères et pucelles confondues, tirait Edmure de sa place et, le forçant à se lever, tâchait incontinent de le déshabiller. Lui s’esclaffait en leur retournant sans doute obscénités pour obscénités, mais la musique jouait trop fort pour que Catelyn l’entendît. Elle entendit néanmoins le Lard-Jon mugir : « A moi, la petite épouse, à moi ! », le vit bousculer tous les hommes qui cernaient Roslin et se la jeter sur l’épaule, en gueulant : « Mais voyez-moi cette moins que rien ! ç’a pas de viande sous la peau ! »

Catelyn se sentit pleine de compassion pour elle. Alors que la plupart des épousées s’efforçaient de renvoyer les quolibets ou du moins de feindre s’en divertir, Roslin, tétanisée par la terreur, se cramponnait au Lard-Jon comme s’il risquait de la laisser choir. Et elle est en larmes, en plus, observa-t-elle, tandis que ser Marq Piper la dépouillait de l’une de ses chaussures. Pauvre enfant, pourvu qu’Edmure ne la brusque pas… Egrillarde et grivoise, la mélodie continuait à se déverser sur eux du haut de la tribune ; à présent, la reine ôtait sa jupe et le roi sa tunique.

Catelyn en était consciente, elle aurait dû courir grossir la cohue des femmes assiégeant son frère, mais elle n’eût réussi qu’à gâter leur plaisir. Les sentiments qui l’étreignaient en ces heures étaient assez peu faits pour l’incliner à la paillardise. Edmure ne lui tiendrait pas rigueur de s’abstenir, se persuada-t-elle ; il trouverait autrement plus affriolant de se faire flanquer à poil et fiche au pieu par un escadron de Frey rigolardes et luronnes que par une sœur acariâtre et en deuil.

Comme on emportait les épousés vers la sortie, dans un double sillage d’effets envolés, Catelyn s’aperçut que Robb non plus n’avait pas bougé. Susceptible à outrance comme il l’était, Walder Frey risquait fort de considérer ce comportement comme une insulte envers sa fille. Il devrait prendre part au coucher de Roslin, mais m’appartient-il de l’en aviser ? Malgré la tension de ses nerfs, elle finit par se rendre compte que d’autres étaient aussi demeurés à leur place. Ser Whalen Frey persistait, la tête sur la table, à roupiller, tout comme Petyr Boutonneux. Et, pendant que Merrett Frey se versait une nouvelle coupe de vin, Tintinnabul vagabondait le long des bancs en picorant à la dérobée dans les écuelles abandonnées. Ser Wendel Manderly s’attaquait allègrement, lui, à un gigot d’agneau. Et, comme de bien entendu, lord Walder était pour sa part beaucoup trop faiblard pour quitter son siège par ses seuls moyens. Il n’en compte pas moins voir Robb y aller, n’empêche… Peu s’en fallait même déjà qu’elle n’entendît le vieillard aigrement s’offusquer que Sa Majesté ne manifestât nulle envie de se rincer l’œil sur la nudité de sa fille. Les tambours s’étaient entre-temps remis à battre et battaient, battaient, battaient.

Dacey Mormont, qui semblait être, exception faite de Catelyn, l’unique femme encore présente dans la salle, s’avança derrière Edwyn Frey puis, lui touchant le bras d’une main légère, souffla quelque chose à son oreille. Or, il se dégagea brutalement, en véritable malotru. « Non ! s’exclama-t-il d’une voix trop forte. Danser, j’en ai ma claque, pour l’instant. » La jeune femme pâlit, s’écarta. Catelyn se leva lentement. Que vient-il de se passer là ? Une espèce d’appréhension sourde lui serra le cœur, quand juste avant ne l’accablait qu’une lassitude infinie. Ce n’est rien, chercha-t-elle à se persuader, c’est toi qui as des hallucinations, une vieille folle, voilà ce que tu es devenue, malade de frousse et de chagrin. Mais l’expression de son visage avait dû trahir quelque chose de ses sentiments, car ser Wendel Manderly lui-même le remarqua. « Quelque chose qui ne va pas ? » s’inquiéta-t-il, les mains crispées sur son gigot d’agneau.

Sans seulement daigner lui répondre, elle préféra tâcher d’aller se suspendre aux basques d’Edwyn Frey. Là-haut, dans la tribune, les musiciens, qui venaient quand même enfin de réduire au plus simple appareil la reine et le roi, enchaînèrent, quasiment sans reprendre souffle, sur une chanson d’un genre tout différent. Nul n’en chantait les paroles, mais Catelyn, dès les premiers accords, reconnut là Les pluies de Castamere. Voyant Edwyn Frey se dépêcher vers une porte, Catelyn redoubla de hâte et, en six enjambées précipitées, réussit à le rattraper.

Et qui êtes-vous, dit le fier seigneur,

Pour que je doive m’incliner si bas ?

Elle l’empoigna par le bras pour le contraindre à lui faire face, et une sueur froide la parcourut de la tête aux pieds lorsqu’elle sentit, sous la manche de soie, jouer les maillons de fer.

Alors, elle le gifla si violemment qu’il en eut la lèvre fendue. Olyvar, songea-t-elle, et Perwyn, Alesander, tous absents, tous. Et Roslin qui pleurait…

Edwyn Frey la poussa de côté. Non contente de noyer tout autre bruit, la musique se multipliait en échos contre les murs comme si leurs moellons eux-mêmes se mêlaient aussi de jouer. Avec un regard furibond, Robb fit mouvement pour barrer le passage à Edwyn et, soudain…, tituba, le flanc percé d’un carreau, juste sous l’épaule. S’il lui échappa un cri, ce cri fut étouffé par les musettes et les cors, les crincrins. Catelyn vit un second trait lui percer la jambe, elle le vit tomber. Là-haut, dans la tribune, la moitié des musiciens brandissaient désormais des arbalètes au lieu de frapper des tambours ou de pincer des luths. Elle courait déjà vers son fils quand un projectile lui heurta le bas des reins, et puis le pavage de pierre se rua à sa rencontre pour l’assommer. « Robb ! » hurla-t-elle. Elle vit P’tit-Jon Omble soulever à bras le corps le plateau d’une table à tréteaux. Des carreaux vinrent se ficher dans le bois avec un bruit sourd, un, deux, trois, pendant qu’il le rabattait vivement sur son roi pour le protéger. Robin Flint était cerné de Frey dont les poignards se levaient, s’abattaient. Ser Wendel Manderly se leva pesamment sans lâcher son gigot. Un carreau pénétra dans sa bouche ouverte et lui ressortit par la nuque. Ser Wendel s’effondra face la première et, renversant dans sa chute plateau de table et tréteaux, expédia baller par terre et s’éparpiller, rebondir, glisser, se fracasser coupes et flacons, tranchoirs, plats, dans des avalanches de navets et de betteraves, des geysers de vin.

Catelyn avait les reins en feu. Il me faut arriver jusqu’à lui. Armé d’un gigot de mouton, P’tit-Jon matraqua ser Raymund Frey en pleine figure, mais à peine allait-il s’emparer de son ceinturon d’épée qu’un trait d’arbalète le fit s’affaisser à genoux.

Fourré d’or ou fourré de rouge,

Un lion, messire, a toujours des griffes.

Elle vit Lucas Nerbosc tomber sous les coups de ser Hosteen Frey. Elle vit Walder le Noir taillader les jarrets d’un Vance pendant que celui-ci se trouvait aux prises avec ser Harys Haigh.

Et les miennes sont aussi longues et acérées

Qu’acérées et longues les vôtres.

Elle vit les arbalétriers descendre Owen Norroit, Donnel Locke et une demi-douzaine d’autres. Le jeune ser Benfrey avait immobilisé l’un des bras de Dacey Mormont, mais Catelyn la vit rafler de sa main libre une carafe à vin, la lui écraser sur la gueule et prendre sa course vers une porte… qui s’ouvrit à la volée avant qu’elle ne l’eût atteinte, et Catelyn vit ser Ryman Frey, heaume en tête, en franchir le seuil, intégralement revêtu d’acier. Une quinzaine d’hommes d’armes Frey bouchaient l’issue derrière lui. Et ils portaient tous des haches massives à long manche.

« Grâce ! » cria Catelyn, mais les cors et les tambours et le fracas de l’acier couvrirent son appel. Ser Ryman enfouit le fer de sa hache dans le ventre de Dacey. Et là-dessus se déversèrent par chacune des autres portes des flots d’hommes, d’hommes tapissés de maille et qui, l’acier au poing, portaient des manteaux de fourrure hirsute. Des gens du Nord ! Accourus à la rescousse, s’imagina-t-elle un demi-battement de cœur, loisir qu’il fallut à l’un d’eux pour trancher la tête au P’tit-Jon en deux coups de hache, et l’espoir s’éteignit telle une chandelle en plein ouragan.

Et là, au beau milieu, planté sur son trône de chêne sculpté, le sire du Pont se gorgeait du carnage, l’œil émoustillé.

A quelques pas de Catelyn se trouvait traîner sur les dalles un poignard. Soit qu’il eût voltigé jusque-là quand le P’tit-Jon avait soulevé le plateau de la table ou qu’il se fut échappé des doigts de quelque moribond. Elle se mit à ramper dans sa direction. De plomb lui semblaient ses membres, et la saveur du sang saturait sa bouche. Je tuerai Walder Frey, se dit-elle. Planqué sous une table, Tintinnabul avait beau se trouver plus proche qu’elle du poignard, il la laissa s’en emparer sans réagir autrement que par une reculade. Je tuerai cette vieille crapule, ça, au moins, je peux.

Au même instant, le plateau de table que le P’tit-Jon avait renversé sur Robb se mit à bouger, et elle vit son fils rassembler vaille que vaille ses genoux. En plus des traits fichés dans sa jambe et son flanc, un troisième émergeait de sa poitrine. Lord Walder leva une main, et la musique s’interrompit toute, à l’exception d’un seul tambour. Catelyn perçut dans le lointain le vacarme d’une bataille et, plus près, les sauvages hurlements d’un loup. Vent Gris, se souvint-elle, alors qu’il n’était plus temps.

« Hé ! gloussa lord Walder à l’adresse de Robb, le roi du Nord qui nous survient. Semblerait que nous ayons tué quelques-uns de vos gens, Sire. Oh, mais je compte bien vous en présenter des excuses, ça les remettra tous en pleine forme, hé ! »

Empoignant à pleines mains ses longs cheveux gris, Catelyn tira dessus pour extirper Tintinnabul Frey de sa cachette. « Lord Walder! s’époumona-t-elle, LORD WALDER ! » Le tambour battait au ralenti, sans sourdine, boum, boum, boum. « Assez ! reprit-elle. Assez, je dis. Vous avez rendu félonie pour félonie, mettez un terme à ce jeu-là. » A peine eut-elle appliqué le poignard sur la gorge de Tintinnabul que brutalement l’assaillit, avec le souvenir de Bran et de sa chambre de mourant, celui de acier froid sur sa propre gorge. Le tambour ébranlait tout de boum, boum, boum, boum, boum, boum… « Je vous en prie, poursuivit-elle. Il est mon fils. Mon premier fils, et mon dernier. Laissez-le partir. Laissez-le partir et, je le jure, nous oublierons cela…, nous oublierons tout ce que vous venez de faire. Je le jure par les anciens dieux comme par les nouveaux, nous…, nous n’en tirerons pas vengeance… »

Lord Walder fixa sur elle un regard lourd d’incrédulité. « Il faudrait être idiot pour croire à ces sornettes. Me prenez-vous pour un idiot, madame ?

— Je vous prends pour un père. Gardez-moi en otage, et Edmure aussi, si vous ne l’avez tué. Mais laissez Robb partir.

— Non. » La voix de Robb n’était guère qu’un murmure presque imperceptible. « Non, Mère…

— Si. Robb, lève-toi. Lève-toi et sors, je t’en prie, je t’en prie. Sauve-toi…, pour Jeyne, si ce n’est pour moi.

— Jeyne ? » Robb s’agrippa au rebord de la table pour réussir, tant bien que mal, à se mettre debout. « Mère, dit-il, Vent Gris…

— Va le retrouver. Tout de suite, Robb. Sors d’ici. »

Lord Walder émit un reniflement. « Et pourquoi, moi, je lui permettrais de le faire, s’il vous plaît ? »

Elle accentua la pression de la lame sur la gorge du simple d’esprit, qui la conjurait sans mot dire en roulant des yeux effarés. Les narines assaillies par une affreuse puanteur, elle refusa tout aussi délibérément de s’y appesantir que de prêter l’oreille à l’obsédant et lugubre boum, boum, boum, boum, boum, boum, boum du tambour, là-haut. Ser Ryman et Walder le Noir faisaient mouvement pour la prendre en tenaille, par-derrière, mais cela lui était complètement égal. Libre à eux de lui faire ce qu’ils voudraient, la jeter dans quelque oubliette ou la violer, la tuer, n’importe, elle s’en moquait. Elle n’avait que trop vécu, et Ned l’attendait. Ses craintes, ses seules craintes, étaient pour Robb. « Sur mon honneur de Tully, dit-elle à lord Walder, sur mon honneur de Stark, c’est la vie de votre Aegon que je vous offre d’échanger contre celle de mon Robb. Fils pour fils. » Sa main tremblait si salement qu’elle en donnait le branle à toute la tête et aux sonnailles de Tintinnabul.

Boum, battait le tambour, boum, boum, boum, boum. Le vieux Walder avalait et recrachait sa lippe. Le poignard tremblait entre les doigts de Catelyn que la sueur rendait glissants. « Fils pour fils, hé ! répéta le sire du Pont. Mais ça n’est qu’un petit-fils, là…, et ça n’a jamais servi à grand-chose. »

Un homme revêtu d’une armure sombre et dont le manteau rose pâle était maculé de sang s’avança vers Robb. « Jaime Lannister m’a chargé de vous transmettre ses salutations. » Il lui plongea son épée au travers du cœur puis se débina.

Si Robb avait manqué à sa parole, sa mère tint la sienne. Elle exerça une violente traction sur les cheveux d’Aegon puis se mit à lui cisailler le cou jusqu’à ce que la lame racle et bute nettement sur l’os. Le sang lui inondait les doigts, les ébouillantait. Et les menues clochettes tintaient, tintaient, tintaient, pendant que le tambour continuait ses boum, boum, boum.

Quelqu’un dut apparemment finir par lui retirer le poignard. Les larmes qui ruisselaient le long de ses joues brûlaient comme du vitriol. Dix corbeaux féroces lui labouraient le visage avec leurs serres et en arrachaient des lambeaux de chair, y laissant de profonds sillons pourpres et sanguinolents. Le sang, elle en avait la saveur âcre sur les lèvres.

Cela fait si mal, si mal, songea-t-elle. Nos enfants, Ned, tous nos chers petits. Rickon, Bran, Arya, Sansa, Robb… Robb…, pitié, Ned, pitié, fais que cela cesse, fais que cela cesse de faire mal… Larmes blanches et larmes rouges ruisselaient ensemble, et, finalement, son visage ne fut plus que loques et haillons, le visage qu’avait aimé Ned. Catelyn Stark leva ses mains et regarda le sang dégouliner le long de ses longs doigts, dégouliner le long de ses poignets, le regarda s’évanouir sous les manches de sa robe. Des vers, des vers rouges, se mirent à ramper lentement le long de ses bras, sous ses vêtements, partout. Ça chatouille. Cela la fit rire et puis, brusquement, elle se mit à hurler. « Folle, dit quelqu’un, elle est devenue folle », et quelqu’un d’autre : « Finissons-en », et une main l’empoigna par les cheveux tout juste comme elle-même l’avait fait pour Tintinnabul, et elle pensa : Non, pas ça, ne me coupez pas les cheveux, Ned les aime, mes cheveux… Et puis l’acier toucha sa gorge, et la morsure en fut rouge et glacée.

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