SANSA

A l’autre bout de la cité, quelque part, une cloche se mit à sonner.

Sansa avait l’impression de flotter dans un rêve. « Joffrey est mort », annonça-t-elle aux arbres pour voir si cela la réveillerait.

Mort, il ne l’était pas encore lorsqu’elle avait quitté la salle du Trône. Mais il se trouvait à genoux, se griffant la gorge et se déchirant lui-même la peau dans ses efforts désespérés pour respirer. Un spectacle trop épouvantable à regarder. Aussi s’en était-elle détournée, sanglotant, avant de prendre la fuite. Lady Tanda avait fait pareil. « Vous avez bon cœur, madame, lui avait-elle dit. Ce n’est pas toutes les filles qui pleureraient si fort pour un homme qui, après les avoir répudiées, les aurait mariées à un nain. »

Bon cœur. J’ai bon cœur. Un rire hystérique menaça de la secouer, mais elle le ravala. Les cloches sonnaient, lentes et funèbres. Sonnaient, sonnaient, sonnaient. Elles avaient sonné de même pour le roi Robert. Joffrey était mort, il était mort, il était mort, mort, mort. Pourquoi pleurait-elle, alors qu’elle avait envie de danser ? Etaient-ce des larmes de joie ?

Elle trouva ses vêtements là où elle les avait cachés, deux nuits plus tôt. Sans soubrettes pour l’aider, elle mit plus de temps qu’il n’était nécessaire à défaire le laçage de sa robe. Elle avait les mains étrangement gauches, et pourtant elle avait moins peur qu’elle n’aurait dû. « Les dieux sont cruels, de le prendre si jeune et si beau, durant le festin de ses propres noces », avait encore dit lady Tanda.

Les dieux sont justes, songea Sansa. C’était durant un festin de noces que Robb avait péri, lui aussi. C’était pour Robb qu’elle pleurait. Pour lui et pour Margaery. Pauvre Margaery, deux fois mariée, deux fois veuve. Sansa retira son bras d’une manche, fit glisser sa robe et se tortilla pour s’en dégager. Elle la roula en boule et la fourra dans le creux d’un chêne, secoua celle qu’elle venait d’en tirer. Habillez-vous chaudement, lui avait enjoint ser Dontos, et ne vous habillez qu’en sombre. Faute de noir, elle avait opté pour une robe en gros lainage brun. Le corsage en était cependant tout brodé de perles d’eau douce. Le manteau les dissimulera. Il était, lui, vert sombre, et muni d’un vaste capuchon. Elle enfila la robe par-dessus sa tête, endossa le manteau mais sans en rabattre encore le capuchon. Restait à remplacer ses escarpins par des chaussures simples et solides, à talons plats et bouts carrés. Les dieux ont exaucé ma prière, songea-t-elle. Elle éprouvait un tel sentiment de torpeur, d’irréalité. Ma peau s’est métamorphosée en porcelaine, en ivoire, en acier. Ses mains n’étaient plus capables que de gestes raides, aussi maladroits que si jamais elles n’avaient, avant, libéré ses cheveux. Un instant, elle en vint à souhaiter que Shae fût là pour lui retirer la résille.

Dès qu’elle y fut parvenue, ses longues boucles auburn lui cascadèrent sur les épaules et dans le dos. Au bout de ses doigts scintillaient doucement l’argent des mailles arachnéennes et les pierreries qui paraissaient noires, au clair de la lune. Des améthystes noires d’Asshaï. Il en manquait une. Sansa leva la résille pour l’examiner de plus près. Dans l’alvéole d’argent délaissée par la pierre se voyait une trace sombre.

Une terreur subite envahit Sansa. Son cœur se mit à lui marteler les côtes, et elle en eut le souffle coupé, un moment. Pourquoi m’affoler de la sorte ? Il ne s’agit que d’une améthyste, d’une améthyste noire d’Asshaï, et de rien de plus… Elle devait être un peu lâche dans la monture, voilà tout. Elle était lâche, elle est tombée, et elle se trouve à présent quelque part dans la salle du Trône ou dans la cour, par terre, à moins…

Ser Dontos avait dit que la résille était magique, et qu’elle saurait la ramener chez elle, à Winterfell. Il fallait à tout prix, disait-il, la porter ce soir, pour le festin des noces de Joffrey. Les fils d’argent lui emprisonnaient durement les jointures. Son pouce allait et venait sur l’emplacement désormais vacant de la pierre. Elle tenta d’arrêter, mais ses doigts ne lui appartenaient plus. Son pouce était invinciblement attiré par le trou comme l’est la langue par la dent perdue. Magique de quelle façon ? Le roi était mort, le cruel roi qu’elle avait pris pour son prince charmant cent ans, mille ans plus tôt. Et si Dontos en avait menti quant à la résille, en avait-il menti quant au reste aussi ? Que deviendrai-je s’il ne vient pas ? Que deviendrai-je si le navire n’existe pas, ni la barque sur la rivière, si l’évasion n’est qu’une chimère ? Qu’adviendrait-il d’elle, alors ?

Un léger bruissement de feuilles l’ayant alertée, elle se dépêcha d’enfouir la parure au fin fond de la poche de son manteau. « Qui va là ? » cria-t-elle, et : « Qui vive ? » Les cloches sonnaient la descente au tombeau de Joffrey, et le bois sacré avait, dans le noir, un aspect sinistre.

« Moi. » Il sortit en trébuchant du couvert des arbres, ivre à tomber. Il lui saisit le bras pour rattraper son équilibre. « Chère Jonquil, je suis là. Votre Florian est là, n’ayez crainte. »

Elle se dégagea, révulsée du contact. « Vous aviez dit que je devais porter la résille. La résille d’argent avec… – c’est quoi, ces pierres ?

— Des améthystes. Des améthystes noires d’Asshaï, madame.

— Ce ne sont pas des améthystes. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Vous en avez menti.

— Des améthystes noires, je vous jure, maintint-il. Elles avaient des vertus magiques.

— Elles avaient des vertus meurtrières, oui !

— Tout doux, madame, tout doux. Pas du tout meurtrières. Il s’est étouffé avec sa tourte au pigeon. » Dontos émit un gloussement. « Oh, succulente succulente tourte ! Gemmes et argent, c’est tout ce que c’était, rien d’autre qu’argent, gemmes et vertus magiques. »

Les cloches sonnaient, et le vent faisait un bruit analogue à celui que… – qu’il avait fait, lui, quand il s’efforçait en vain de respirer. « Vous l’avez empoisonné. C’est ça. Vous avez pris une pierre dans mes cheveux…

— Chut, ou vous causerez notre perte ! Je n’ai rien fait. Venez, nous devons partir, ils vont se mettre à votre recherche. Votre mari a été arrêté.

— Tyrion ? lâcha-t-elle, sidérée.

— Vous avez un autre mari ? Le Lutin, le nain d’oncle, la reine croit que c’est lui, le coupable. » Il lui prit la main, l’entraîna. « Par ici, nous devons partir, vite, maintenant, n’ayez pas peur. »

Elle le suivit sans résister. Joffrey s’était dit un jour incapable de supporter les pleurs des bonnes femmes…, ou quelque chose d’approchant. Maintenant, sa mère était la seule bonne femme à pleurer. Il arrivait aux farfadets, des fois, dans les histoires de Vieille Nan, de fabriquer des objets magiques permettant aux souhaits de se réaliser. Ai-je souhaité sa mort ? se demanda-t-elle, avant de se rappeler qu’elle était trop vieille pour croire aux farfadets. « Tyrion l’aurait empoisonné ? » Que le nain détestât son neveu, ça, elle le savait. Se pouvait-il vraiment qu’il l’eût tué ? Etait-il au courant, pour ma résille ? pour les améthystes noires ? C’est lui qui servait à boire à Joffrey… Comment pouvait-on faire s’étouffer quelqu’un en lui mettant une améthyste dans son vin ? Si Tyrion a commis ce crime, on va s’imaginer que j’y ai trempé, moi aussi, se dit-elle avec une bouffée de peur. Cela n’allait-il pas de soi ? N’étaient-ils pas mari et femme, et Joffrey ne lui avait-il pas tué son père avant de se railler d’elle au sujet de la mort de Robb ? Une seule âme, un seul cœur, une seule chair…

« Silence, à présent, ma chérie, dit Dontos. Une fois hors du bois sacré, nous ne devons plus faire le moindre bruit. Relevez votre capuchon et cachez bien votre visage. » Sansa acquiesça d’un simple hochement et obtempéra.

Il était si soûl qu’elle devait parfois lui prêter son bras pour l’empêcher de tomber. Les cloches s’étaient mises à sonner dans toute la ville, et leur nombre ne cessait de croître. Elle gardait la tête soigneusement baissée et se maintenait toujours dans l’ombre sur les talons de Dontos. On descendait les marches serpentines quand il s’affaissa sur les genoux et se mit à dégobiller.Mon pauvre Florian, songea-t-elle, tandis qu’il se torchait la bouche avec le pan de sa manche. En sombre, avait-il dit, mais dans l’ouverture de son manteau à capuche marron s’apercevait son ancien surcot à rayures horizontales rouges et roses sous chef noir aux trois couronnes d’or — les armes de la maison Hollard. « Pourquoi portez-vous ce surcot ? Joffrey vous a décrété de mort si jamais l’on vous surprenait vêtu derechef en chevalier, et il… — oh… » Rien de ce qu’avait pu décréter Joffrey n’avait plus d’importance.

« J’ai tenu à être en chevalier. Pour cette aventure-ci du moins. » Il se remit vivement sur ses pieds puis lui prit le bras. « Venez. Silence, maintenant, pas de questions. »

Ils continuèrent à descendre les serpentines, traversèrent une courette en contrebas. Ser Dontos poussa une lourde porte et alluma un rat-de-cave. Ils se trouvaient dans une interminable galerie le long des murs de laquelle étaient alignées, noires et poussiéreuses, des armures vides à heaumes crêtés d’écailles retombant à la queue-leu-leu jusque dans le dos. Au fur et à mesure de leur passage précipité, la loupiote faisait se tordre et s’étirer les ombres de chaque écaille. Voici que les chevaliers creux se métamorphosent en dragons, songea-t-elle.

Un nouvel escalier les mena devant une porte de chêne bardé de fer. « De l’énergie, maintenant, ma Jonquil, vous y êtes presque. » Une fois qu’il eut soulevé la barre et tiré le vantail, un courant d’air froid cingla le visage de Sansa. Le temps de parcourir les douze pieds d’épaisseur du mur, et elle se retrouva en dehors du château, debout au bord d’une falaise. En dessous, c’était la rivière, au-dessus le ciel, tous deux aussi noirs l’un que l’autre.

« Il nous faut descendre, dit ser Dontos. En bas, un homme nous attend pour nous emmener dans sa barque jusqu’au bateau.

— Je vais tomber. » Bran était bien tombé, lui qui adorait grimper.

— Non, vous ne tomberez pas. Il y a une espèce d’échelle, une espèce d’échelle secrète, creusée dans la pierre. Tenez, là, vous n’avez qu’à toucher, madame. » Il l’invita à s’agenouiller comme lui, à se pencher par-dessus bord et à tâtonner du bout des doigts jusqu’à ce qu’elle découvre une prise taillée pour eux dans la face même de l’à-pic. « Presque aussi pratique que des barreaux. »

Ça n’en faisait pas moins une longue équipée. « Je ne pourrai pas.

— Vous devez.

— Il n’y a pas d’autre chemin ?

— C’est le chemin. Il ne devrait pas être si pénible pour une jeune fille solide comme vous l’êtes. Cramponnez-vous bien sans jamais regarder vers le bas, et vous y serez en un rien de temps. » Il avait les yeux tout brillants. « Ivre et gras et vieux comme l’est votre pauvre Florian, c’est lui qui devrait avoir peur. Je ne tenais même pas en selle, vous vous rappelez ? C’est comme ça que ça a commencé, nous deux. J’étais soûl et je tombais de mon cheval, et Joffrey voulait ma tête d’idiot, mais vous m’avez sauvé. Vous m’avez sauvé, ma chérie. »

Il pleure, comprit-elle. « Et maintenant, c’est à vous que je vais devoir mon salut.

— Uniquement si vous y allez. Sinon, je nous ai tués tous les deux. »

C’est lui, le coupable,songea-t-elle. C’est lui, l’assassin de Joffrey. Elle était obligée d’y aller, tant pour lui que pour elle-même. « Vous passez devant, ser. » S’il tombait, elle n’avait pas envie qu’il lui tombe sur la tête et la précipite avec lui s’écraser en bas.

« Vos désirs sont des ordres, madame. » Il lui colla un patin gluant puis balança gauchement ses jambes dans le vide à la recherche d’une encoche pour les pieds. « Laissez-moi prendre un peu d’avance puis suivez-moi. Vous viendrez, maintenant ? Jurez-le-moi.

— Je viendrai », promit-elle.

Ser Dontos disparut. Elle l’entendait néanmoins souffler comme un bœuf, là-dessous. Elle tendit l’oreille vers le glas qui sonnait toujours, en compta les battements. A dix, elle entreprit précautionneusement de se risquer par-dessus bord, tâtonna du bout des orteils jusqu’à ce qu’un point d’appui s’offre à eux. Les murailles du château la surplombaient de toute leur masse, et elle n’eut un moment pas de plus vif désir que de tout planter là pour regagner à toutes jambes ses appartements douillets du Donjon Rouge. Sois brave, se ressaisit-elle. Sois brave comme une dame de chanson.

Elle n’osait regarder vers le bas. Elle gardait les yeux attachés sur la falaise, droit devant elle, attentive à ne s’aventurer plus loin qu’une fois assurée de ses prises sur la pierre froide et raboteuse. Elle sentait parfois ses doigts glisser, et les encoches qui leur étaient destinées ne lui paraissaient pas aussi régulièrement espacées qu’elle l’eût souhaité. Les cloches n’arrêtaient pas de sonner. Elle n’était pas encore à mi-chemin que les tremblements de ses bras lui prédirent trop clairement qu’elle allait tomber. Un pas de plus, s’enjoignit-elle, un pas de plus. Il fallait continuer coûte que coûte à bouger. Qu’elle s’arrête, et jamais elle ne redémarrerait, l’aube la trouverait encore agrippée à la falaise, pétrifiée de peur. Un pas de plus, et un pas de plus…

Le sol la prit au dépourvu. Elle trébucha, tomba, le cœur affolé, roula sur le dos, et lorsque, levant les yeux, elle vit d’où elle arrivait, la tête se mit à lui tourner et ses ongles à griffer la terre convulsivement. J’ai réussi ! J’ai réussi, je ne suis pas tombée, j’ai fait la descente et, maintenant, je vais rentrer à la maison !

Ser Dontos l’aida à se relever. « Par ici. Silence, à présent, silence, silence. » Il avançait en se maintenant dans l’ombre la plus épaisse, au pied de la falaise. Par chance, ils n’eurent pas à aller bien loin. A une cinquantaine de pas vers l’aval, un homme était assis dans une petite barque à demi dissimulée derrière les vestiges carbonisés d’une grande galère qui s’était échouée là. Dontos s’en approcha, hors d’haleine, cahin-caha. « Oswell ?

— Pas de noms, dit l’homme. Montez. » Recroquevillé sur les rames, un vieil homme, élancé et dégingandé, à longs cheveux blancs et grand nez crochu, les yeux ombragés par un capuchon. « A bord, maniez-vous, marmonna-t-il. Faut qu’on se tire. »

Aussitôt qu’ils eurent embarqué sans encombre tous deux, le type au capuchon s’empressa d’attaquer l’eau et, faisant force de rames, de gagner le courant. Derrière, les cloches sonnaient plus que jamais la disparition du mioche royal. Tout entière était pour eux la noire Néra.

Au rythme lent, régulier des rames, ils traçaient leur chemin vers l’aval, glissant au-dessus de galères sombrées, passant auprès de mâts brisés, de coques incendiées, de voilures en loques. Leurs tolets étant emmaillotés de chiffons, ils ne faisaient pour ainsi dire pas un bruit. Une brume légère montait des eaux. Sansa discerna, par-dessus, la silhouette crénelée de l’une des tours à treuil du Lutin, mais, comme on avait baissé la chaîne gigantesque, ils franchirent sans difficulté la zone où des centaines d’hommes avaient péri brûlés. Le rivage s’amenuisa, le brouillard se fit plus dense, et le tumulte des cloches en vint à s’estomper progressivement. Finalement, les lumières elles-mêmes devinrent invisibles, perdues là-bas, quelque part, derrière. Ils avaient désormais atteint la baie de la Néra, et, bien que le monde se fut réduit aux nappes de brouillard courant sur la noirceur des flots, leur silencieux compagnon continuait de s’arc-bouter sur les rames. « Il nous faut encore aller beaucoup plus loin ? demanda Sansa.

— La ferme. » Tout vieux qu’il pouvait bien être, le rameur était plus costaud qu’il n’en avait l’air, et sa voix était virulente. Il y avait quelque chose d’étrangement familier dans ses traits, mais Sansa n’arrivait pas à définir ce que c’était.

« Pas loin. » Ser Dontos lui prit la main et la frictionna gentiment. « Votre ami est là, tout près, qui vous attend.

— La ferme ! gronda de nouveau le rameur. Le son porte, sur l’eau, ser Bouffon. »

Abasourdie, Sansa se mordit la lèvre et se pelotonna dans le silence. L’autre ramait, ramait, ramait.

Un tout premier indice d’aube se devinait vaguement vers l’est quand Sansa finit par apercevoir, devant, dans les ténèbres, une silhouette fantomatique – celle d’une galère marchande qui, voiles ferlées, n’utilisait qu’un banc de nage pour se déplacer doucement. Peu à peu, l’approche lui permit d’en distinguer la figure de proue, un triton couronné d’or soufflant dans un buccin de mer. Puis elle entendit crier quelque chose, et la galère s’immobilisa en se balançant lentement.

Comme ils venaient se ranger le long de son flanc, la galère déroula par-dessus son bastingage une échelle de corde. Le rameur rentra ses rames et aida Sansa à se lever. « Debout, main’nant. Vas-y, petite, t’y voilà. » Elle le remercia pour son amabilité, mais n’en reçut pour toute réponse qu’un grognement. Il fut beaucoup plus facile d’escalader l’échelle de corde que ce ne l’avait été de descendre toute la falaise. Le dénommé Oswell la suivit de près, tandis que ser Dontos demeurait dans la barque.

Deux marins se tenaient près du bastingage pour l’aider à passer sur le pont. Elle tremblait de pied en cap. « Elle a froid », entendit-elle quelqu’un dire. Quelqu’un qui se dépouilla de son manteau pour lui en draper les épaules. « Là, cela va-t-il mieux, madame ? Soyez en paix, le pire est passé, fini. »

Elle connaissait cette voix… Mais il est dans le Val, songea-t-elle. A côté de lui se tenait ser Lothor Brune, une torche au poing.

« Lord Petyr, appela ser Dontos de la barque, il va falloir que je rentre avant qu’on ne s’avise de ma disparition. »

Petyr Baelish posa une main sur le bastingage. « Mais, auparavant, c’est votre salaire que vous voulez. C’était bien dix mille dragons, n’est-ce pas ?

— Dix mille. » Dontos se frotta la bouche d’un revers de main. « Comme promis par vous, messire.

— La récompense, ser Lothor. »

Lothor Brune abaissa la torche. Trois hommes s’avancèrent jusqu’au plat-bord, levèrent leurs arbalètes et tirèrent. Un carreau prit Dontos en pleine poitrine, alors qu’il avait le nez en l’air, lui défonçant la couronne gauche de son surcot. Les autres lui ravagèrent la gorge et le ventre. Et tout s’était passé si vite que ni lui ni Sansa n’avaient eu seulement le temps de pousser un cri. Après quoi Lothor Brune jeta la torche sur le cadavre, et lorsque la galère appareilla, déjà flambait bravement la barque.

« Vous l’avez tué… » Agrippée à la rambarde, Sansa se détourna pour vomir. N’avait-elle échappé aux Lannister que pour tomber dans un piège encore pire ?

« C’est du gâchis, madame, murmura Littlefinger, que de vous chagriner pour un pareil individu. Il n’était qu’un poivrot, et l’ami de personne.

— Mais il m’avait sauvée.

— Il vous avait vendue contre la promesse de dix mille dragons. Votre disparition ne manquera pas de vous rendre suspecte en ce qui concerne la mort de Joffrey. Les manteaux d’or vont se mettre en chasse, et l’eunuque va faire tinter sa bourse. Dontos…, eh bien, vous l’avez entendu. Il vous avait vendue à prix d’or et, sitôt bu cet or, il vous aurait à nouveau vendue. Un sac de dragons peut acheter le silence d’un homme pour quelque temps, mais c’est pour toujours que l’achète un carreau bien placé. » Il sourit d’un air triste. « C’est à ma requête qu’il a fait tout ce qu’il a fait. Je n’osais vous prendre ouvertement sous ma protection. Quand j’ai appris de quelle manière vous l’aviez sauvé, lui, lors du tournoi de Joffrey, j’ai su qu’il ferait un homme de paille idéal. »

Elle en avait des nausées. « Il disait qu’il était mon Florian.

— Vous rappelleriez-vous, d’aventure, ce que je vous ai dit, le fameux jour où votre père occupait le Trône de Fer ? »

Le moment lui revint dans toute sa verdeur. « Vous m’avez dit que la vie n’était pas une chanson. Que je l’apprendrais un jour ou l’autre, à mes cruels dépens. » Elle sentit ses yeux se mouiller de larmes, mais quant à trancher si c’était sur ser Dontos qu’elle pleurait, sur Joff, sur Tyrion ou sur elle-même, elle en aurait été incapable. « Tout ne serait-il que mensonges, toujours et à jamais, partout, les êtres comme les choses ?

— Presque tous les êtres. Excepté vous et moi, naturellement. » Il sourit. « Rendez-vous au bois sacré cette nuit même, si vous souhaitez rentrer chez vous.

— Le billet…, c’était vous ?

— Il fallait que ce soit le bois sacré. Aucun autre coin du Donjon Rouge n’est à l’abri des petits oiseaux de l’eunuque… – de ses petits rats, plutôt, comme je préfère les appeler. Il y a des arbres, dans le bois sacré, au lieu de murs. Le ciel, au lieu de plafond. Des racines et de la terre et des cailloux, au lieu de je ne sais quel dallage ou plancher. Les rats n’y ont pas d’endroit où grouiller. Il leur faut des planques, aux rats, sans quoi la première épée venue risque de les embrocher. » Lord Petyr lui prit le bras. « Permettez-moi de vous conduire à votre cabine. Vous avez eu une journée longue et éprouvante, je le sais. Vous devez être lasse.»

Déjà la petite barque n’était guère plus, derrière eux, qu’une virgule de flammes et de fumée, presque imperceptible dans l’immensité de la mer et du petit jour. Il n’y avait pas de retour possible, la seule route à suivre se trouvait désormais devant. « Très lasse », admit-elle.

Tout en la menant vers l’entrepont, il reprit : « Parlez-moi de la fête. La reine s’était donné tellement de mal. Les chanteurs, les jongleurs, l’ours dansant… Au fait, mes nains jouteurs ont-ils été du goût de messire votre petit époux ?

— Ils étaient à vous ?

— Il m’a fallu les envoyer chercher à Braavos et les cacher dans un bordel jusqu’au mariage. Il n’y a que le tracas qui ait excédé la dépense. Il est étonnamment difficile de cacher un nain, et Joffrey… – un roi, ça peut toujours se conduire à l’abreuvoir mais, avec Joffrey, il fallait pas mal faire d’éclaboussures et barboter dans l’eau avant qu’il se rende compte qu’elle était potable. Quand je lui touchai mot de ma petite surprise, Sa Majesté me répondit : “Et pourquoi donc aurais-je envie d’horribles nains pour mes festivités ? Je déteste les nains !” Ce qui me contraignit à le prendre aux épaules et à lui souffler : “Pas aussi fort que les détestera votre oncle…” »

Le pont roulait sous les pieds de Sansa, lui donnant l’impression que le monde lui-même était à son tour atteint d’instabilité. « On soupçonne Tyrion d’avoir empoisonné Joffrey. On l’aurait arrêté, d’après ce que disait ser Dontos. »

Littlefinger se mit à sourire. « Le veuvage vous ira bien, Sansa. » Elle eut le ventre retourné par cette pensée. Il se pourrait, ainsi, qu’elle n’ait plus jamais à partager sa couche avec Tyrion. C’était bien là ce qu’elle avait toujours désiré…, non ?

La cabine était basse et exiguë, mais on avait rendu l’étroite couchette plus confortable en la recouvrant d’un matelas de plume, et on avait amoncelé dessus d’épaisses fourrures. « Vous y serez un peu à l’étroit, bien sûr, mais pas trop mal, j’espère. » Littlefinger désigna un coffre en bois de cèdre, sous le hublot. « Vous y trouverez de quoi vous changer. Des robes, des dessous, des bas chauds, un manteau. Uniquement de la laine et du lin, j’ai peur. Indignes d’une jeune fille aussi belle, mais toujours contribueront-ils à vous tenir propre et au sec jusqu’à ce que nous soyons en mesure de vous trouver quelque chose de plus raffiné. »

Il tenait tout cela prêt à m’accueillir. « Messire, je… – je ne comprends pas… Joffrey vous avait donné Harrenhal et vous avait fait lord souverain du Trident…, pourquoi… ?

— Pourquoi diable est-ce que j’aurais voulu sa mort ? » Il haussa les épaules. « Je n’avais aucun mobile. Au surplus, je me trouve à mille lieues d’ici, dans le Val. Arrangez-vous toujours pour embrouiller vos adversaires. S’ils ne savent jamais avec certitude qui vous êtes ou ce que vous voulez, ils sont incapables de concevoir ce que vous risquez de faire le coup d’après. La meilleure façon, parfois, de les déconcerter consiste à accomplir des gestes qui n’ont aucun but, voire même à paraître œuvrer contre vos propres intérêts. Souvenez-vous de cela, Sansa, quand vous en viendrez à jouer le jeu.

— Le… – quel jeu ?

— L’unique jeu. Le jeu des trônes. » Il lui repoussa du front une mèche folle. « Vous êtes assez vieille pour apprendre que votre mère et moi étions plus qu’amis. Il fut un temps où Cat incarnait tout ce que je désirais en ce monde. Où j’avais l’audace de rêver à l’existence que nous pourrions nous créer, aux enfants qu’elle me donnerait…, mais elle était une damoiselle de Vivesaigues et la fille d’Hoster Tully. Famille, Honneur, Devoir, Sansa. Famille, Honneur, Devoir signifiait que jamais je ne pourrais obtenir sa main. Mais elle m’accorda quelque chose d’infiniment plus précieux, elle me fit présent de ce qu’une femme ne peut offrir qu’une seule fois. Comment aurais-je pu dès lors tourner le dos à sa fille ? Dans un monde meilleur que celui-ci, vous auriez pu être la mienne et non celle d’Eddard Stark. Ma fille loyale et affectueuse… Rejetez Joffrey de vos pensées, ma petite chérie. Et Dontos et Tyrion, tous tant qu’ils sont. Plus jamais ils ne vous importuneront. Vous êtes en sécurité, maintenant, voilà tout ce qui compte. Vous êtes en sécurité avec moi, et vous êtes en route pour rentrer chez vous. »

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