À Jean-Paul Bemondo qui, sans le savoir, m’a inspiré cette histoire.
Avec amitié.
Quand Édouard arriva au chantier, sa mère était en train de faire l’amour avec Fausto Coppi.
De très loin, il avait aperçu, à travers l’étroit pare-brise de sa traction avant, le vélo du coureur appuyé contre le wagon sans roues servant de logis provisoire à Rosine. Un vélo étincelant, d’un étonnant violet fluorescent, au guidon garni de ruban adhésif jaune canari. Cette bicyclette constituait la seule chose rassurante dans l’univers saccagé du chantier. Elle mobilisait toute la maigre lumière de cette fin de journée maussade.
Parvenu à vingt mètres du wagon, Édouard fut tenté de lancer quelques vibrants coups de klaxon, histoire de perturber le couple, mais il respectait l’amour et passa outre l’aimable haine que lui inspirait Fausto.
Lorsqu’il sortit de sa voiture, un petit chien blanc sale survint en jappant d’un air teigneux. Édouard avait offert le bichon à sa grand-mère deux années plus tôt et l’animal le détestait : il semblait ne pas lui pardonner de l’avoir introduit dans ce milieu de boue argileuse qui convenait si mal à son pelage jadis immaculé.
Agacé par la dérisoire férocité de l’animal, Édouard glissa le bout de son soulier sous le ventre du bichon et le propulsa à deux mètres de là dans une flaque d’eau croupie. Le chien en sortit précipitamment et se mit à s’ébrouer en silence, brusquement calmé.
— Petit salaud ! lança la voix courroucée de Rachel.
Édouard aperçut sa grand-mère assise dans son archaïque fauteuil voltaire, près du bulldozer au repos.
Il lui sourit.
— Ton fauve voulait me bouffer, t’as pas vu ?
— Tu penses ! Il ne pèse pas deux kilos. Miky ! Miky !
L’animal courut se réfugier entre ses jambes. Sa tête ébouriffée dépassait des jupes de la vieille femme et il couvait Édouard d’un regard fielleux.
Rachel tendit son bras gauche à l’arrivant ; c’était à peu près le seul geste qu’elle pouvait encore se permettre depuis son attaque. Édouard l’embrassa à contrecœur, malgré la tendresse qu’il éprouvait pour elle. Elle sentait l’urine et ses joues piquaient.
— On a de la visite ! dit-il en désignant le vélo.
— Comme tu vois, grinça la vieille, et on en est à son troisième coup ! Je comprends que cette salope tienne tellement à lui ! Bientôt deux heures qu’ils m’ont flanquée près de ce putain d’engin.
Elle remua son dentier pour des imprécations intérieures.
— Tu sais ce qui serait gentil ? murmura Rachel au bout de ses rancœurs. Que tu crèves un de ses pneus.
Un peu de salive gourmande humecta ses lèvres.
Édouard hocha la tête.
— Ce ne serait pas correct, et puis quoi ? Il réparerait et resterait plus longtemps ici. Attends, j’ai mieux.
Il retourna à sa vieille 15 six G 1939, fouilla dans le coffre et ramena un tube de couleur verte. Il le dévissait tout en se dirigeant vers le fringant coursier de Fausto. Il cueillit avec l’index une noisette de son contenu et l’étala sur la selle feutrée, imitation daim.
Ensuite, il alla se laver le doigt dans la flaque d’eau. Mais l’espèce de pâte sombre se montrait tenace et il utilisa de la terre comme abrasif pour en venir à bout.
— C’est quoi ? questionna Rachel, surexcitée.
— De la colle extraforte ; le champion sera obligé d’ôter son bénouze pour pouvoir descendre de vélo.
Elle s’esclaffa, ivre d’une joie un peu malsaine.
— Tu as toujours des idées sensationnelles, mon Doudou. Quel dommage que je ne puisse pas le voir à l’arrivée !
— Il vient souvent ? demanda Édouard.
— Deux trois fois par semaine. Tu crois qu’il lui apporterait un bouquet ou n’importe quoi ? Je t’en fiche ! Aucun savoir-vivre ! Il se vide les couilles et s’en va. Le vrai goujat ! Quelle misère d’avoir une fille pareille !
— Elle a ses bons côtés, plaida Édouard qui aimait sa mère, malgré sa vie sexuelle tumultueuse.
Lui aussi avait le sang chaud ; le comportement de Rosine le meurtrissait, mais il ne pouvait s’empêcher de le comprendre.
— Ses bons côtés ! grommela Rachel. Parlons-en ! Tu trouves normal de laisser sa vieille mère infirme près d’un bouteur plein d’huile, sans s’occuper de la fraîche qui tombe ? J’ai froid, moi. Mais c’est ça qu’elle espère, cette grosse pute : que je prenne une pneumonie et que j’en crève !
Édouard ôta son vieux blouson de cuir craquelé et le plaça sur les épaules de sa grand-mère.
— Ton bichon est cradingue, déclara-t-il pour faire diversion, il faudrait le toiletter.
Rachel s’emporta :
— Le toiletter ! Et puis quoi encore ? Elle ne se lave déjà pas le cul, pourquoi voudrais-tu qu’elle toilette Miky ? Tu sais, Rosine, sortie de ses travaux à la con et de son Rital, tu ne peux pas compter sur elle !
Édouard s’approcha de la vaste excavation qui s’étendait au-delà du bulldozer. Il contempla la cuvette boueuse, peu profonde, mais d’une superficie qui devait avoisiner les cinq mille mètres carrés. Une nappe d’eau s’étalait dans le fond du cratère.
— C’est nouveau, ça ? fit-il à sa grand-mère.
— Quoi donc ?
— La flotte !
Rachel haussa les épaules.
— Il y a trois jours, le père Montgauthier est tombé sur une source avec son engin, depuis, l’eau monte.
— Qu’en pense Rosine ?
— Elle est contente. Elle dit que ça va embellir son projet.
— Et tu ne sais toujours pas ce dont il s’agit ?
— Une mule ! Quand elle a décidé de se taire, elle se tait. On ne saura rien avant que tout soit terminé.
— Tu n’as pas essayé de questionner le père Montgauthier ?
— Ce vieux soûlot ! Il est asphyxié par la vinasse. Il creuse un trou et point à la ligne ! D’accord, elle ne le paie pas cher et le bouteur ne coûte pas grand-chose non plus de location, mais du train où ça va, quoi que ce soit qu’elle fasse, ce ne sera pas fini avant des mois et des mois !
Ils furent interrompus par un grand cri d’orgasme en provenance du wagon. Cri de mâle au comble de la félicité et qui clame l’agonie de la jouissance.
Rachel soupira :
— Aucune retenue ! Qu’une femme gémisse, c’est de bonne guerre. Mais un homme ! Gueuler de cette façon !
Édouard ne fit aucune remarque, mais il s’écarta de quelques pas et cueillit une herbe à longue tige qui ressemblait à du faux blé. Il se mit à la mâcher. Besoin de se décontracter. Ce cri d’homme en rut qui se soulageait avec sa mère lui causait une cuisance à l’âme. Bien que d’un tempérament optimiste, il mesurait à l’improviste le vide de son existence. À trente-deux ans il n’avait encore jamais envisagé de se marier. Il se consacrait entièrement au garage rudimentaire où il bricolait des tractions avant pour le compte de collectionneurs, fanatiques comme lui de cette création Citroën d’avant la dernière guerre. Lui-même en possédait quelques-unes qu’il avait patiemment rénovées et dont il retirait les bâches protectrices chaque semaine afin de les bichonner.
Il les utilisait alternativement pour les maintenir en forme. Les puissantes voitures actuelles qui le doublaient sur la route n’éveillaient en lui aucune convoitise. Il aimait d’amour ses voitures noires qui avaient tant de mal à grimper jusqu’à cent ! Elles constituaient pour Édouard une sorte de seconde famille. Il leur parlait en les frottant à la peau de chamois, comme un amoureux d’équitation parle au cheval qu’il étrille.
Sa vie sociale se résumait à deux ou trois copains en compagnie desquels il se livrait de temps à autre à quelque « dégagement » et à des filles faciles qui raffolaient de sa gueule d’amour de gentil voyou.
Il n’avait eu qu’une seule liaison dans sa vie, et qui durait encore, avec son ancienne institutrice de la communale, Mme Lavageol. Il était tombé amoureux d’elle lors de son passage au cours moyen deuxième année. Son pupitre se trouvait au pied de l’estrade où elle enseignait et, pendant une dizaine de mois, il avait bénéficié d’une vue imprenable sur la culotte d’Édith Lavageol que le port des « collants » rebutait. Sans s’en douter, elle avait été à l’origine de sa première érection cohérente. À chaque récré du matin, Édouard demandait la permission de sortir et allait se masturber aux toilettes, à la santé de la chère femme. Il avait fini l’année scolaire avec le sentiment confus d’avoir vécu une liaison. Quand l’amour véritable lui fut révélé, il ne se départit jamais de sa douce vision du slip blanc ou rose (quelquefois noir à certaines périodes) de l’institutrice. Il revoyait la tache pâle des cuisses, l’exquise jarretelle bien tendue sur la chair ferme. Mme Lavageol composait pour lui un personnage à deux hémisphères. Il y avait, au-dessus du bureau, l’hémisphère nord, tiré à quatre épingles, souriant mais grave ; et puis le sud, abandonné déjà à de futures luxures et dont il croyait éprouver le souffle ardent sur son visage d’enfant.
Après la communale, Édouard avait fréquenté le collège pendant quatre ans. Son brevet décroché, il était entré en apprentissage chez un vieux garagiste qui connaissait bien le métier. C’est ce dernier qui lui avait communiqué sa passion pour les tractions avant. Il rentrait du service militaire lorsqu’il apprit que le mari de son ancienne institutrice venait de se tuer dans un accident d’avion (il donnait des baptêmes de l’air dans un aéro-club). Une force obscure le poussant, Édouard se rendit à ses funérailles. Quand à la sortie de l’église, il avait présenté ses condoléances à la veuve, celle-ci s’était exclamée derrière son crêpe : « Doudou ! Mon Dieu, comme tu es devenu beau ! C’est gentil d’être là. » Et elle l’avait embrassé.
Leur premier baiser, dans une odeur d’encens et de fleurs flétries.
Huit jours plus tard, il lui rendit visite à son domicile (l’adresse figurait sur le faire-part). C’était la nuit tombante et Édith Lavageol corrigeait des cahiers sur la table de sa cuisine. Elle avait un peu plus de quarante ans à l’époque. Sans être une femme forte, elle était bien en chair, très brune, avec un regard clair éblouissant de gentillesse. En lui ouvrant la porte, elle avait marqué une grande surprise troublée.
« — Édouard, comment cela se peut-il ? Je pensais à toi, justement ! »
Il ne devait jamais savoir ce qui lui avait pris à cet instant. Toujours est-il qu’il l’avait doucement refoulée dans son couloir, avait refermé la porte d’un coup de talon avant de la saisir dans ses bras pour une étreinte qui ne cesserait plus.
— Tu m’as apporté mon Huma ? demanda Rachel.
— Il est resté dans ma bagnole, je vais te le chercher.
Sa grand-mère, fille d’un syndicaliste d’avant 14, était communiste militante. Même impotente, elle s’acharnait à faire du prosélytisme depuis son vieux fauteuil. Sa grande amertume était de voir Édouard résister à ses tentatives de conversion. De guère lasse, il lui avait promis d’adhérer au Parti, un jour où la vieille femme paraissait physiquement mal en point. Depuis lors, elle le harcelait à chacune de ses visites.
— Bien entendu, tu n’as toujours pas pris ta carte ? risqua-t-elle, espérant confusément une bonne surprise.
— Non, reconnut Édouard. Écoute, mémé, ouvre un peu les yeux : il est dans les choux, ton Parti ! Le communisme, ça n’existe plus !
Elle lui adressa le doux sourire des illuminés, de tous ceux qui sont capables de voir ce que les autres ne peuvent distinguer, nyctalopes d’un présent brouillé.
— Le fumier de ce communisme mort fertilisera le communisme nouveau, prophétisa Rachel.
— Tu as lu ça dans l’Huma ?
Elle ignora le sarcasme.
— À mon âge, mon Doudou, on sait que tout est cyclique, c’est le grand système de l’existence. Le monde ne peut pas vivre sans communisme. Celui qui s’achève aura fait l’essentiel en bouleversant l’humanité ; celui qui va venir l’ensemencera. Le premier a préparé la terre pour les moissons futures.
— Tu causes bien, la complimenta Édouard. Tu avais une carrière à faire en politique.
Il se tut en voyant coulisser la porte du wagon.
Fausto Coppi (il s’appelait Ferrari, en réalité, mais présentait une réelle ressemblance avec le grand champion italien, ce qui lui avait valu ce surnom de la part de ses équipiers) parut le premier. Il portait sa tenue de compétition : culotte noire, maillot violet à parements jaunes. Il ressemblait à son vélo. Ses chaussures de cycliste lui donnaient une démarche d’échassier. Dans la vie, Fausto travaillait chez un miroitier ; le boulot achevé, il s’habillait en coureur et enfourchait l’une de ses montures qui toutes provenaient de chez Colnado, le couturier du vélo milanais. La présence d’Édouard qui lui battait froid l’incita à un prompt départ. Il enfourcha sa bécane avec la maestria d’un écuyer de cirque, adressa un signe de la main au couple qui le regardait avec hostilité et se mit à pédaler comme pour un « contre la montre ».
— Va, mon con ! Va, mon con ! gloussa Rachel. Si tes bourses pouvaient rester collées à la selle, ce que je serais contente !
— Qu’est-ce que tu maugrées ! demanda Rosine en surgissant à son tour du wagon.
C’était une gaillarde dont la cinquantaine n’avait pas entamé la féminité. Sa sexualité s’imposait avec une sorte de violence qui mettait les hommes sur le qui-vive. En apercevant Rosine pour la première fois, chaque mâle avait l’impression que quelque chose de fort et d’inattendu pouvait lui arriver. Sa poitrine volumineuse, son fessier toujours ferme, ses lèvres gobeuses et son regard plein de défi insolent coupaient le sifflet des plus hardis.
Ce n’était cependant pas une virago. Rosine était un être tout en nuances qui se fragilisait dans certains cas et devenait touchant par son ingénuité.
— Tu es là, toi ? jeta-t-elle à son fils en manière d’accueil. Il m’avait bien semblé entendre ta voiture.
Édouard la regarda brièvement et ne vint pas l’embrasser. Il boudait à cause de la séance amoureuse qui venait d’avoir lieu. Au loin, on distinguait la tache colorée de Fausto, la tête dans le guidon, rêvant d’emmener un peloton de vedettes dans les lacets de l’Aubisque.
— Alors, madame en a pris plein ses miches ? gouailla Rachel.
Sa fille haussa les épaules :
— Ce que tu peux être mal embouchée, ma pauvre mère ! Tu ne t’exprimes correctement que pour parler politique.
Elle palpait sa coiffure du bout des doigts. Sa coquetterie résidait dans une tignasse invraisemblable, à étages, très gonflante, d’un blond tirant sur le gold et qui tenait à coups de perpétuelles petites giclées de laque. Elle avait une forme de ruche et Rosine la ménageait en toutes circonstances, au point de garder la tête soulevée pendant qu’on lui faisait l’amour.
— Ça me permet de dire ce que je pense, tel que je le pense, riposta Rachel. Rien que l’idée d’avoir ce mec déguisé en coureur qui me danse sur le ventre, ça me flanque envie de gerber !
Rosine grommela :
— Carabosse !
— Morue ! riposta Rachel.
— O.K. ! murmura Édouard, furieux. Je vois que tout va bien, salut, les vieillardes !
Il se dirigea vers sa voiture.
— Eh bien quoi ! protesta Rosine, tu pourrais t’occuper un peu de nous !
— D’autres s’en chargent, lâcha le garçon.
— Embrasse-moi, au moins ! implora sa mère.
— D’autres s’en chargent, répéta-t-il sur le même ton.
Rosine vit rouge.
— Tu ne vas pas comparer ! Le baiser d’un fils et celui d’un amant n’ont rien à voir ! Ça te choque que je me tape un homme ? Mais nom de Dieu, je suis une femme en vie, moi, et n’étant pas mariée, je ne trompe personne !
Tout en s’abandonnant à sa véhémence, elle contemplait son fils et l’admirait. Il était grand, costaud, avec des muscles qui roulaient sous son tee-shirt blanc. Son jean dessinait sa taille étroite et révélait le modelé de ses cuisses. Sous sa barbe qui semblait résulter d’un rasage bâclé, elle lisait l’harmonie de ses traits virils. Il avait un regard bleu foncé, un regard couleur de fleurs de glycine fanées (le même que son père, songea-t-elle) où la pupille se cernait d’un cercle presque vert. Le nez droit évoquait celui des statues grecques. Sa chevelure très fournie, rebelle malgré la raie de côté qui tentait de la discipliner, était d’un châtain indéfinissable, tirant légèrement sur le roux. Elle ondulait sur les tempes.
Au fur et à mesure qu’elle lui parlait, la méchante lueur glacée de son œil semblait s’évaporer, comme la buée sur une vitre. Une tendresse bourrue lui succédait.
Elle poursuivit :
— Les garçons ne peuvent supporter l’idée que leur mère s’envoie en l’air. Pour ce qui est du père, ils sont tout contents d’apprendre que c’est un chaud lapin. Ça les rassure. Mais maman : pas question ! Sainte Machine !
— Je ne sais pas, riposta Édouard ; je n’ai jamais eu de père.
Quelque chose de flétrisseur sonnait dans sa voix.
Rosine se remit à vérifier l’espèce de tiare qu’elle portait sur la tête.
— Ne t’inquiète pas : elle tient bon, railla sa mère. Tu dois faire l’amour en levrette pour qu’elle reste aussi impeccable, non ?
Rosine lui tira la langue.
— Si tu t’en vas, reprends ton blouson ! dit la vieille à son petit-fils. « On » va peut-être se décider à me rentrer. La dernière fois, il s’était mis à pleuvoir et j’étais complètement saucée quand le Macar est reparti.
— Rapporteuse ! fit Rosine. Tu m’aides, grand ?
Elle empoigna un accoudoir du fauteuil, attendant qu’Édouard se saisisse de l’autre.
— Une chaise roulante serait tout de même plus commode à manœuvrer, remarqua Édouard.
— Je sais, mais elle ne veut pas en entendre parler !
— J’aurais l’impression d’être infirme, assura Rachel.
— Tandis que comme ça tu es ingambe ?
La vieille femme se mit à pleurer.
— Comme ça, je conserve l’espoir que c’est provisoire, fit-elle. Je me dis que je vais guérir…
Édouard déposa un baiser dans les cheveux blancs qui sentaient le crin de cheval. Odeur âcre et écœurante.
Rachel ne pesait pas lourd. Ils firent coulisser en grand la porte du wagon à bestiaux aménagé en appartement. Deux lits d’une place occupaient chacune de ses extrémités. Entre les deux couches se succédaient un réchaud de camping, un évier également emprunté aux techniques du mobile home, une table pliante et des chaises. On accrochait les vêtements à une série de portemanteaux répartis au-dessus des lits, tandis que le corps inférieur d’un bahut contenait le linge de corps et les objets indispensables à la vie courante.
Les deux femmes habitaient cet étrange logis depuis près d’une année. Quand Rosine avait hérité (d’un vieil amant) le vaste terrain vague, elle s’était aussitôt lancée dans ses mystérieux travaux de terrassement ; pour pouvoir les financer, elle avait dû vendre son appartement de Courbevoie et avait décidé de s’installer avec sa mère dans le wagon sur cales abandonné en lisière de son terrain où il avait servi de remise à outils aux anciens propriétaires.
Ils placèrent le fauteuil de Rachel à un bout de la table.
— Je vais chercher ton Huma, mémé.
Il se déplaçait sans joie sur le sol boueux, se demandant comment les deux femmes pouvaient supporter leur solitude dans cet univers de désolation, bordé au loin par des pylônes et des gazomètres. Le ciel y était constamment plombé et ici la nature faisait penser à un animal en train de crever. La végétation se limitait à des ronciers et à quelques arbrisseaux rabougris dont on ne parvenait pas à déterminer l’essence.
Au cours de l’hiver, qui fut assez rude, il leur avait proposé de venir chez lui, dans son deux-pièces au-dessus du garage ; mais Rosine avait refusé. Pas question de laisser son chantier sans surveillance. Le père Montgauthier buvait comme un fou sitôt qu’elle tournait les talons. Elles s’étaient donc chauffées à l’aide d’un radiateur électrique pour lequel Édouard avait opéré un branchement sauvage sur la ligne la plus proche.
Il revint en se tapotant les jarrets avec L’Huma. Une peine qui n’avait pas de nom le taraudait, il ne parvenait pas à en définir l’origine. Était-ce la liaison de sa mère avec cet hurluberlu d’Italien ? Ou bien les conditions d’existence des deux femmes ? Peut-être aussi la paralysie de Rachel ? Un instant, il eut envie de leur proposer une virée dans un restau de la proche banlieue ; lâchement il renonça : il aurait fallu fringuer mémé, l’installer dans la voiture, la porter ensuite jusque dans la salle du restaurant. Cette perspective le découragea.
Quand elle eut son journal, ils durent rechercher ses lunettes disparues et les découvrirent entre son lit et la paroi de bois du wagon. La vieille femme rouspétait à propos de tout : elle n’avait pas chaud, pas suffisamment de lumière pour pouvoir lire et son arthrose du cou la tourmentait. Rosine accueillait ses doléances sans se formaliser. Elle se contentait de bougonner, par instants : « Ce que tu es chiante, ma pauvre mère », ce qui lui valait une bordée d’injures. Rachel égrenait sa collection de gros mots comme les grains d’un chapelet ; mais à force d’être employés, ils s’étaient émoussés.
— As-tu besoin que je te fasse des courses ? demanda Édouard à sa mère.
— Pas la peine, le père Montgauthier m’apporte ce qu’il nous faut chaque matin. Le soir, je lui remets une liste.
Il sortit de sa poche de pantalon deux billets de cinq cents francs tout froissés qu’il déposa sur la table.
Rosine fit mine de ne pas le voir.
— Ils vont te manquer ! s’inquiéta Rachel.
— Penses-tu : les affaires reprennent.
Il les embrassa furtivement, honteux de s’enfuir déjà. Il se disait que c’est décidément une fatalité : les hommes ne savent pas consacrer du temps à ceux qu’ils aiment.
Le garage d’Édouard était situé à une quinzaine de kilomètres du chantier. Il s’agissait d’une vieille remise que lui louait un maraîcher. Elle bordait des champs d’épandage riches en cultures de légumineuses, mais qui dégageaient, l’été en particulier, d’effroyables odeurs d’excréments et de chou.
Édouard s’était aménagé un logement dans la soupente et avait construit, au grand dam de son propriétaire, des abris coiffés de tôle ondulée pour ses voitures, qui empiétaient sur le terrain cultivable. Petit à petit, il s’était équipé en outillage et avait même creusé une fosse de vidange munie d’un pont d’acier. La remise n’étant éclairée que par sa large porte, il travaillait à la lumière électrique, ce qui finissait par lui fatiguer les yeux.
Il aimait son antre dont les bonnes senteurs mécaniques couvraient les miasmes extérieurs. Édouard s’y sentait protégé. Le moindre outil le rassurait, et rien ne l’enchantait davantage qu’un capot béant offrant à son appétit les entrailles d’un moteur.
Banane, son apprenti, travaillait encore sur un carter de 11 BL lorsqu’il rentra. Tout à sa tâche, il ne l’avait pas entendu arriver et Édouard s’arrêta un instant, attendri par la silhouette du jeune beur, en salopette bleue. Banane (dont le sobriquet était dû au fait qu’il vendait des fruits sur les marchés avant de rencontrer Édouard), venait d’avoir dix-huit ans mais gardait un visage d’adolescent. Il s’obstinait à conserver sa coiffure afro, malgré les objections de son patron, et il avait eu le nez brisé au cours d’une bagarre de bal-parquet, ce qui lui donnait un petit air tête brûlée.
Édouard l’avait pris en amitié, à cause de la passion du jeune Maghrébin pour la mécanique ; il appréciait sa bonne volonté et sa gentillesse inaltérable.
— Tu fais du rab ! murmura-t-il.
Banane se retourna.
— T’es déjà de retour, grand ?
— Elles me font chier, déclara Édouard ; elles passent leur existence à s’insulter.
Il se pencha sur le travail de son employé et étudia le moteur.
— Il n’a pas l’air aussi malade que je pensais, dit-il.
— Non. Moi aussi, je croyais le carter fendu, heureusement ce sont seulement les joints qui sont nazes. Ces cons veulent posséder des tires de collection, mais ils ne les font rouler qu’une fois l’an, quand il y a un rallye de vieilles bagnoles. Et pourtant, ils sont pressés de les récupérer. Le blanchisseur a encore téléphoné pour demander quand elle serait prête.
— Prends ton temps, fils, il attendra !
Édouard posa son blouson, l’accrocha à un clou, puis endossa une blouse bleue portant l’écusson Citroën sur la poche poitrine. Lui-même assumait la remise en forme d’une 11 B Perfo familiale noire à roues rouges, équipée de strapontins. Le carburateur inversé était à changer, mais Édouard avait pu le conserver grâce à ses compétences et à son ingéniosité. Il se sentait aussi gonflé d’orgueil par cet exploit qu’un chirurgien ayant réussi à sauver un membre broyé dans un accident.
Ils travaillèrent un bon moment sans parler, accaparés par leurs tâches respectives. Édouard appréciait que son apprenti ne se souciât jamais de l’heure. Il devait fréquemment se gendarmer pour dire à Banane (dont le véritable nom était Selim) de rentrer chez lui.
Tout en œuvrant, il repensait à ses « bonnes femmes du chantier », comme il les appelait ; les imaginait à la maigre loupiote du wagon, au bord de l’excavation mystérieuse, et une angoisse le poignait. Sa mère était restée célibataire et il portait bien entendu son nom : Blanvin. Rosine, depuis toujours, le traitait davantage en copain qu’en fils ; le fait qu’il soit un enfant naturel semblait atténuer le sentiment de maternité chez cette femme. Elle ne lui parlait jamais de son père, feignait même, depuis qu’il était adulte, d’être incapable de savoir qui, parmi ses nombreux amants, avait été son géniteur. Édouard en avait pris son parti. Fils de personne ? Soit ! Il deviendrait fils de lui-même ! Il s’était constitué un cocon d’égoïsme, douillet. Une sagesse instinctive l’incitait à vivre « en chien de fusil ».
Le bruit rageur d’un Solex troubla le silence. Bientôt une fille parut.
— Voilà ta frangine, annonça Édouard.
— Je lui ai dit de passer me prendre, ma moto est en rideau et j’ai pas eu le temps de la réparer.
— C’est un comble ! fit Blanvin. Et vous allez monter à deux sur cette pétoire ?
— On voit que t’as jamais été en Afrique du Nord ! repartit Banane. Là-bas ils circulent à trois, parfois à quatre sur une mobe.
L’arrivante laissa le Solex dehors, sur sa béquille, et vint rejoindre les garçons. C’était une fille superbe, d’une vingtaine d’années, au teint pâle et aux yeux brillants. Elle fréquentait la fac de droit et ne doutait pas de son avenir. Une mouche naturelle ornait sa pommette droite. Édouard la convoitait, mais il savait que rien ne serait possible avec Najiba car elle était profondément marquée par sa culture et sa religion. Elle réussissait à être à la fois « dans le coup » et farouche. Un jour, il le prévoyait, elle jouerait un rôle social dans son Algérie d’origine.
— Assez pour aujourd’hui, décréta-t-il, je vous offre à boire. Qu’est-ce que ce sera, Naji ? Thé froid ou limonade ?
Il se nettoyait les mains au robinet servant au lavage des véhicules, usant d’un détergent pour se défaire du cambouis maculant ses doigts, mais cette saleté se faufilait sous les ongles qui restaient bordés de noir la plupart du temps. Il s’essuya à un torchon ignoble et acheva de sécher ses mains en les frottant contre son jean.
— Vous venez, les mômes ?
— Montez les premiers, je vous rejoins, fit Banane ; je dois ranger mon matériel.
Édouard et Najiba s’engagèrent dans le roide escalier de bois cru conduisant à la soupente. Blanvin prévoyait que s’il restait longtemps encore dans ce logement bas de plafond, il contracterait une cyphose à force d’y vivre courbé. Il l’avait divisé en deux à l’aide de frisettes, se ménageant un coin « chambre » et un coin « séjour ». Le tout était modestement aménagé avec des meubles de grandes surfaces, mais présentait un bon aspect propre et net qui surprenait de la part d’un mécano célibataire.
— J’aime bien, chez vous ! fit la jeune Maghrébine qui devait se contenter du taudis de sa famille.
— Et moi, je t’aimerais bien chez moi, repartit Édouard.
Elle ne marqua aucune réaction.
— Avant de m’endormir, reprit-il, un soir sur trois au moins je rêve que je te fais l’amour.
— Et les deux autres soirs ? riposta la jeune fille à brûle-pourpoint.
Il sourit de cette ingénieuse échappatoire.
— Quelle religion à la con que la vôtre ! soupira-t-il. Je sais que nous ferions l’amour comme des tigres, seulement mademoiselle est musulmane et c’est un melon à la con qui va la tirer !
— Une religion comme la mienne, assura Najiba, il faut la vivre de l’intérieur pour la comprendre.
— Tu ne me convaincras jamais qu’une barrière est une bonne chose. J’ai envie de toi et ce serait vachement somptueux de t’aimer. Je suis une bonne affaire, tu sais ?
— Je m’en doute, sourit-elle, mais gardez vos attestations et autres certificats d’aptitudes pour des femmes plus libres que moi.
Elle s’approcha d’une bibliothèque qu’Édouard avait réalisée lui-même avec ce qui lui était resté de frisette. Il y avait là toute une bibliographie sur les tractions avant Citroën, plus des ouvrages techniques concernant la mécanique automobile ; mais elle découvrit également des livres de collections dites « omnibus » dans lesquels sont regroupés tous les titres d’un même auteur. Elle fut surprise de trouver l’œuvre de Stendhal, celle de Flaubert, une partie de celle d’Alexandre Dumas, plus des livres reliés de Conrad, de Tolstoï, de Proust, ainsi qu’une quantité de « poches » assez éclectiques où Oscar Wilde côtoyait Simenon et Zola, Alphonse Boudard.
— Vous les avez tous lus ? demanda-t-elle.
— Yes, miss : j’ai des insomnies. Quand je me réveille à deux heures du mat’, je chope un book et me le respire avant l’aube. Ce qui est idiot, c’est que, dans la journée, j’oublie de m’en acheter.
— Je vous en prêterai, promit-elle.
— Le Dalloz ou le Coran ? plaisanta Édouard.
« Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure : thé froid ou limonade ? »
— Thé froid.
— Et pour moi un jus de tomate ! annonça Banane qui survenait.
Il ponctua sa commande d’un clin d’œil signifiant qu’il souhaitait une rasade de vodka dans son jus de tomate. En présence de Najiba, il consommait des bloody-mary clandestins, davantage pour lui faire une entourloupe morale que par goût véritable de l’alcool. Une forme de mômerie dont Édouard n’était pas dupe.
Ils burent, assis autour de la petite table ronde.
Édouard convoitait la jeune fille d’un regard ardent qu’elle soutenait sans broncher.
— Ta frangine ne veut pas m’épouser, dit-il soudain à Banane.
— Elle a tort, mais ça ne m’étonne pas, répondit le garçon. Chez nous, les chrétiens ne sont pas en odeur de sainteté.
Il rit de sa boutade.
— Je ne suis pas chrétien, assura Édouard.
— Tu es quoi, alors ?
— Rien ! Nada ! Je n’ai pas de religion, ça ne se fait pas dans la famille. Mes grands-parents étaient communistes, ma mère n’a pas eu de mari et ne s’est sûrement jamais demandé si Dieu existe. Elle s’en fout ! Pis que cela : elle l’ignore.
— Et vous ? questionna Najiba.
Il réfléchit.
— Eh bien, pour moi, Dieu c’est comme la mort : ça ne nous concerne pas. Tant que nous sommes vivants nous restons coupés de Lui et une fois morts, nous n’existons plus !
— Et s’il y a une survie ? proposa l’étudiante.
— Dans ce cas, c’est à Lui de s’en démerder, je Lui fais confiance.
Le téléphone se mit à sonner dans l’atelier. Édouard n’avait pas fait raccorder la ligne dans l’appartement, il devait chaque fois descendre pour répondre ; cela dit, en dehors de ses occupations professionnelles, il recevait très peu d’appels.
— J’y vais ! s’empressa Banane en dévalant l’escalier.
Édouard tendit sa main à Najiba par-dessus la table. Elle ne comprit pas le sens de son geste et hésita avant de lui offrir la sienne. Édouard s’inclina pour baiser le dos de cette main tiède aux ongles naturellement foncés.
— Tu sais que c’est vrai : je serais capable de t’épouser, assura-t-il.
— Merci, dit Najiba en retirant sa main. Si je n’étais pas aussi ancrée dans mes coutumes et dans ma race, j’accepterais sûrement votre proposition.
Banane réapparut, essoufflé ; il avait escaladé l’escalier en trois enjambées.
— C’est Salingue, à l’appareil, annonça-t-il. Il vient de dénicher l’oiseau rare : une 7 1934 roadster, tirage limité à quelques exemplaires ! Tu te rends compte ? Non, mais tu te rends compte ?
— Faut voir, le calma Édouard. Avec Salingue, c’est toujours des pièces uniques qu’il propose.
Il descendit pour parler à son rabatteur.
Salingue, ainsi surnommé parce que, en dehors du boulot, il ne parlait que de cul, savait vanter la marchandise. Qu’il s’agisse d’automobiles ou de filles, il avait le don de parler des unes et des autres dans un langage fleuri qui n’appartenait qu’à lui.
— Salut, grand ! Je t’ai déniché une petite princesse de rêve. Une 7 B roadster 34, carrosserie et toit havane clair, ailes marron glacé. Si tu la vois, tu te mets à bander comme un Turc. Cylindrée 1529 centimètres cubes, 35 chevaux ; l’une des toutes premières fabriquées, mon pote ! Au volant d’une demoiselle comac, t’as pas l’air d’un taré, espère !
— Combien ? coupa Édouard.
Mais l’autre, en bon marchand de bagnoles qu’il était, jugeait que le moment d’articuler un prix n’était pas encore venu.
— Attends que je te dise ! Cette petite mère est dans un état de fraîcheur éblouissant. T’auras même pas une bougie à changer. Ses fringues sont d’origine. Tu verras ce cuir ! Beige clair, café au lait, doux comme une culotte de fille. Qu’est-ce que je raconte : c’est de la peau de cuisse !
— Combien ? demanda Édouard, un ton plus haut, exaspéré par le lyrisme de bateleur de son interlocuteur.
— On y arrive, mec ; bouscule pas le mataf ! Mais auparavant, faut bien que tu saches de quoi il retourne, non ? Moi, des 7 B 1934, de la première cuvée, je m’excuse, mais c’est ma première ! Tu sais pourquoi elle semble encore vierge, cette petite salope ? Tu veux que je te touche un mot de son pedigree ? Un seul proprio, Doudou ! Je répète : un seul. Rends-toi à l’évidence, elle est de première main ! Tu me reçois cinq sur cinq ? De pre-mière-main ! Le gazier qui l’a achetée à l’époque était le fils d’un gros fabricant de pièces détachées. À vrai dire, il l’a reçue de son vieux comme cadeau de mariage et il a fait son voyage de noces à Monte-Carlo avec. Il l’a toujours conservée, bien qu’il ne s’en serve plus. Quand il est clamsé, sa vieille Bobonne l’a gardée par nostalgie : le voyage de noces, tu penses. Elle était sur cales. Et puis la daronne vient d’avaler son bulletin de naissance à son tour, et les héritiers fourguent cette merveille. Seulement ils ne sont pas cons et ont des dents qui raclent le plancher tant elles sont longues.
Il se tut.
— Bon, maintenant annonce la couleur ! lui enjoignit Édouard.
Salingue assura sa respiration.
— Ils en demandent quinze bâtons, fit-il.
Et il attendit.
Édouard s’abstint de répondre. Au bout d’un moment insupportable, le rabatteur questionna :
— Qu’est-ce que tu en penses, grand ?
— J’hésite, fit Édouard.
— Ah oui ?
— J’hésite entre deux solutions : ou bien ces gens se foutent de ta gueule, ou bien c’est toi qui te fous de la mienne. Et comme je ne traite ni avec les cons ni avec les gredins, tu m’excuseras…
Il raccrocha.
En se retournant, il aperçut Banane, assis, anxieux, sur une marche de l’escalier. Son visage traduisait une intense désolation.
— Ça ne joue pas ? demanda l’apprenti.
— Le Salingue s’envole : quinze briques !
— Et ça ne les vaut pas ?
— Combien faut-il que je la vende, si je l’achète ce prix-là ?
— Tu lui as raccroché au nez !
— Tu sais bien qu’il va rappeler.
Comme il s’engageait dans l’escalier, l’appareil sonnait déjà. C’était effectivement Salingue. Tout miel, innocent comme une garderie d’enfants.
— Tu as raison, fit-il rapidement, ces sales cons d’héritiers attigent ; je vais retourner leur parler. À combien elle t’intéresserait, ma petite princesse ?
— À son juste prix, grommela Édouard.
Salingue sentit qu’il ne fallait pas insister.
— Tu veux que je te raconte ce qui m’est arrivé hier soir ? lança-t-il en pouffant de façon prometteuse.
— J’attends que ça ! soupira Édouard qui prévoyait une histoire de fesses.
— Figure-toi que je vais au Caméo me faire un film X. Dans ces cas-là, tu repères une gonzesse seule, tu t’assois à côté d’elle et tu es certain du résultat puisqu’elle ne vient à la séance que pour se faire charger.
« Je retapisse une mousmé bien bousculée, un peu trop d’heures de vol sans doute, mais avec ses restes tu peux te faire encore un bon pot-au-feu. On décarre bille en tête, à partir du générique. Toutes les frivolités possibles. Le film, ça représentait la Grande Catherine de Russie en train de pomper les mecs de sa garde. Sympa.
« Avant la fin de la projection, on se casse d’un commun accord, la mère et moi : direction l’Hôtel Primevère. Pas Byzance, mais pour tirer une guêtre tu peux te passer d’un pieu à baldaquin. Très vite nous devenons opérationnels. Je te cause pas des hors-d’œuvre… »
— Merci, fit Édouard.
Salingue ne se formalisa pas.
— Moi, en amour, je me connais plus, c’est très vite le cyclone. Voilà qu’à un moment, je veux lui tirer la tête en arrière histoire de la galocher. Pour ce faire, je la biche aux cheveux et tu ne sauras jamais quoi…
Il éclata d’un grand rire forcé.
— Ses crins me restent dans la main ! Elle portait une perruque. Dessous, elle était chauve comme ma montre.
— C’est une histoire triste, conclut Édouard.
Et il raccrocha.
L’épisode des cheveux lui rappelait ceux de sa mère, ainsi que la réflexion faite par Rachel sur la position que devait adopter sa fille en amour afin de les épargner. Il jugeait tout cela indigne.
Indigne de qui, de quoi ? Il n’aurait pu le préciser. Il s’agissait d’une impression, douloureuse à l’âme comme une mortification ; d’un obscur sentiment de faillite dans lequel il était impliqué malgré lui.
Najiba et Banane descendirent le rejoindre en assurant qu’ils devaient rentrer chez eux.
— Tu crois que tu l’auras, cette 7 ? demanda le jeune homme sur un ton de supplique enfantine.
— Bien sûr, le rassura Édouard. Salingue a dû la piquer quelque part et il a hâte de s’en débarrasser. Il y aura sûrement un gros boulot de camouflage à faire dessus !
Il avait parlé à l’insu de Najiba qui attendait déjà son frère auprès du Solex. Il accompagna son employé jusqu’à la porte et regarda le frère et la sœur enfourcher la pétrolette. Il remarqua que la longue écharpe de la jeune fille pendait d’un côté de la roue et voulut la prévenir, mais la pétarade du Solex couvrit son avertissement et le couple s’éloigna dans une fumée noirâtre.
Édouard rentra dans le garage, mécontent de l’état dépressif qu’il traversait, lui toujours si plein d’allant. Il ne savait pas être mélancolique ; certaines gens se complaisent dans le spleen qui devient pour eux une manière de romantisme. Blanvin ne se sentait à l’aise que dans l’énergie, le travail, l’esprit de décision. Il éteignit les lumières et revint à la double porte pour la fermer.
Pendant qu’il faisait jouer le principal vantail, il vit revenir Banane seul sur sa péteuse et gesticulant. Il sut tout de suite qu’il venait de tomber : le guidon du Solex était tordu et sa roue arrière voilée.
— Viens vite ! hurla de loin le jeune beur.
Sans attendre ses explications, Édouard bondit dans sa 15 stationnée devant le garage et s’élança sur la route.
— C’est grave ! lui cria Banane au moment où il le doubla.
Quelque cinq cents mètres plus loin, il aperçut Najiba inanimée en bordure de la route. Il réalisa d’un coup d’œil la situation : son écharpe, comme il l’avait craint, s’était prise dans les rayons de la roue, arrachant brutalement l’amazone à sa monture. La jeune fille avait chuté sur le dos et sa nuque avait dû porter sur le pavage inégal du chemin. Édouard se précipita sur elle. Un regard livide filtrait sous ses paupières mi-closes et sa bouche aux lèvres retroussées laissait craindre qu’elle fût morte. Il chercha son cœur à travers la chemise de coton. Le battement qu’il perçut était arythmique.
Édouard eut envie de hurler. La sotte brutalité de la chose le prenait au dépourvu et le laissait incrédule. Moins de trois minutes s’étaient écoulées entre le démarrage du Solex et cet instant cruel. Il tomba à genoux au côté de la fille, avec sa main éperdue qui s’obstinait à « écouter » un cœur défaillant. Il se rappelait la mort d’Isadora Duncan, la fameuse danseuse qui avait péri de la sorte, sa longue écharpe l’ayant étranglée après s’être enroulée à une roue de sa voiture.
— Elle est morte, hein ? Elle est morte ? hurlait Banane qui venait de les rejoindre.
Il avait jeté son vélomoteur dans le champ, sans en couper le contact, et la machine continuait de gronder et d’avoir des soubresauts sur le sol, comme une bête en agonie.
— Aide-moi à la porter dans la voiture ! ordonna Blanvin.
Il retrouvait son sens de l’action. Quand Najiba fut allongée à l’arrière de l’auto, il démarra en trombe tout en cherchant à déterminer quel était l’hôpital le plus proche.
— On aurait peut-être pas dû la remuer, sanglota Banane ; on dit qu’il ne faut pas toucher aux blessés.
— Oui, faut les laisser crever ! grogna Édouard Blanvin.
Il pilotait aussi vite que le lui permettait la vieille voiture si peu performante. Elle braquait mal ; à chaque virage, il se retrouvait complètement à gauche de la chaussée. Il s’en voulait de ne pas avoir gueulé plus fort pour les prévenir que l’écharpe pendait. Il avait renoncé tout de suite, après son appel qui n’avait pas été perçu.
Il prit la route de Pontoise, les mains crispées sur son volant. Une foule d’images déferlaient dans son esprit : sa mère avec sa tiare d’or ridicule, le bras de Rachel dressé pour des effusions tronquées, la 7 B beige et marron glacé, célébrée par Salingue, le chaste baiser qu’il avait déposé sur la main de la petite Arabe, un instant auparavant. Mais tout cela mijotait dans un passé gargoteur. Tout cela l’avait conduit au moment qu’il était en train de vivre. Seul comptait — et pour combien de temps ? — le corps de Najiba, allongé en biais sur la banquette de la 15. Automatiquement, son subconscient complétait la fiche technique du véhicule : 15 six G 1939. Il songeait que cette voiture était sortie plus d’un demi-siècle en arrière des usines Citroën uniquement pour transporter dans un hôpital le corps abîmé d’une petite étudiante arabe.
Banane ne parlait plus. Il pleurait silencieusement tandis qu’une grosse morve dégoulinait en même temps que ses larmes jusqu’à son menton.
La circulation des fins de journée commençait à se fluidifier et les lumières se mettaient à frémir dans l’opacité d’un crépuscule humide. Édouard repéra le panneau qui annonçait l’hôpital et força l’allure en klaxonnant jusqu’au service des urgences. Il croyait qu’on allait immédiatement prendre la blessée en charge et s’attendait à un branle-bas de combat, aussi fut-il stupéfait de constater que leur arrivée ne troublait pas le rythme de l’hôpital. Cela commença par des paperasses à travers un guichet. Ses signes d’impatience dérangeaient les préposées qui le calmaient par des « on s’en occupe, monsieur, ne paniquez pas ! ».
Enfin, deux « transporteurs » surgirent d’un couloir, poussant un brancard roulant. L’un d’eux était maghrébin, Banane se jeta sur lui et se mit à lui parler en arabe d’une voix désespérée. L’aide hospitalier aida son compagnon à charger Najiba. Il essayait de calmer Banane, mais il n’avait visiblement que des arguments gauches à lui proposer et ils n’atténuaient pas la détresse du garçon.
Il y eut alors la scène rituelle de la séparation. Édouard et Banane prétendaient suivre les infirmiers, mais ces derniers leur firent comprendre que c’était hors de question et ils se résignèrent à attendre dans une salle réservée à cet usage, déserte à pareille heure. Moleskine et tubulures chromées constituaient l’ameublement. Un fatras d’hebdomadaires dépenaillés racontaient la précarité de l’actualité à sensation.
Ils restèrent un long moment sans parler.
— Tu devrais prévenir tes parents, fit enfin Édouard.
— Parce que tu crois qu’ils ont le téléphone ?
— Il doit bien y avoir près de chez vous un commerçant qui l’a. Va chercher dans l’annuaire !
Banane se leva à regret.
— Autre chose, avertit Blanvin. Il va y avoir de la paperasserie pour les flics et l’assurance : bien entendu, Najiba était seule sur le Solex !
Banane acquiesça et disparut. Quand il fut parti, un interne en blouse blanche survint, un bip accroché à la poche supérieure. Il était grand, jaune et creux comme un saule malade.
— C’est vous qui accompagniez cette jeune fille ?
Édouard opina.
— Vous savez, murmura l’interne, c’est pas fameux : elle est dans le coma. Traumatisme crânien. Et il est à craindre qu’elle ait une ou deux cervicales de lésées, nous verrons cela au scanner, plus tard. Pour l’instant je l’ai placée sous assistance respiratoire et lui ai administré les tonicardiaques d’usage.
Édouard encaissa le diagnostic sans broncher. Une navrance indicible ruinait sa propre existence.
— Alors ? murmura-t-il sottement.
— Alors rien, dit l’interne, il faut attendre. C’est votre amie ?
— Non, la sœur de mon employé.
Il ajouta :
— Une fille bien. On peut la voir ?
— Si vous voulez.
— Selon vous, il y a de l’espoir, docteur ?
— Si elle sort du coma dans les heures qui viennent, sans aucun doute.
Banane revenait. Édouard le mit au courant de la situation et ils suivirent l’interne jusqu’en réanimation. Najiba gisait sur un lit étroit, la nuque emprisonnée dans une minerve.
On l’avait branchée à des appareils mystérieux dont le bruit régulier effrayait. Sa peau était d’une blancheur presque grise et elle avait toujours ce petit trait de vide, ce trait d’infini sous les paupières. Les deux hommes la considérèrent un moment, n’osant ni lui parler ni la toucher. L’interne vérifiait le bon fonctionnement du goutte-à-goutte fiché dans une veine du poignet. On pressentait que la mort rôdait autour de cette ravissante fille.
Ils s’en allèrent, trébuchant à force d’hébétude.
— Tu as eu tes vieux ? demanda Édouard lorsqu’ils furent dans l’auto.
— Non : l’épicier m’a envoyé chier en me disant que sa boutique n’était pas un standard destiné aux émigrés. Faut dire que ma mère se sert chez Leclerc.
Il ne lui rendait jamais visite la nuit, aussi Édith était-elle couchée lorsqu’il sonna à sa porte.
Elle habitait un petit pavillon de meulière attendrissant qui faisait songer à un jouet. Un jardinet précédait la construction, garni de rosiers aux variétés différentes qui assuraient une floraison pendant au moins six mois de l’année. L’endroit embaumait, pourtant Édouard n’appréciait pas le parfum des roses qu’il jugeait banal. Quand il se présentait chez sa maîtresse, il n’utilisait pas la sonnette, mais frappait la porte sur un rythme joyeux (tagadagada tsoin tsoin).
De la lumière filtrait par les fentes des volets de sa chambre. Édith lisait tard dans la nuit des ouvrages historiques qu’elle savait, comme nulle autre, résumer à ses élèves. Elle estimait que c’était cela la culture et pas seulement un programme imposé. Les gosses appréciaient les dons narratifs de Mme Lavageol. Quand elle se mettait à leur raconter l’assassinat du duc de Guise, celui d’Henri IV ou l’attentat de Sarajevo, aucun ne bronchait. La vie de Richelieu, l’exécution de Concini, la fuite de Louis XVI et son arrestation à Varennes les passionnaient autant qu’un feuilleton de télévision. Édouard se rappelait l’émotion dont il avait été saisi quand elle avait décrit la fin des Romanov, du coup il s’était abstenu de scruter l’entrejambe de l’institutrice pour suivre le poignant récit.
Elle vint lui ouvrir, le visage radieux.
— La belle surprise ! s’exclama-t-elle.
Elle portait un ensemble chemise de nuit-robe de chambre en soie imprimée qu’il lui avait offert à Noël et elle sentait le lit. Elle devait avoir, à peu de chose près, l’âge de Rosine et, comme elle, n’avait rien perdu de sa sexualité. La sienne se montrait discrète mais elle exerçait la fascination des eaux dormantes sur qui connaissait bien les choses de l’amour. Édouard, qui la questionnait sans cesse sur son comportement sexuel, avait été surpris d’apprendre qu’Édith était une femme peu draguée. Ses collègues l’estimaient trop pour tenter de la séduire. Elle avouait n’avoir trompé son mari qu’une seule fois, avec un médecin spécialisé dans le système nerveux qu’elle était allée consulter à propos de ses insomnies dégénérant en stress. Un juif roumain qui l’avait séduite, dès la première visite, par son regard et le timbre de sa voix. Leur liaison fut brève car Édith se rendit compte très rapidement qu’elle ne représentait qu’une parmi tant d’autres, pour le docteur. Elle rompit facilement, en cessant de prendre des rendez-vous, et le médecin dut mettre pas mal de temps à s’en apercevoir.
— Tu as quelque chose qui ne va pas, Doudou ? s’inquiéta Mme Lavageol.
Il lui raconta l’accident survenu à Najiba. Elle l’écoutait, debout dans le vestibule décoré de posters célébrant des gloires françaises. Louis XIV en manteau royal voisinait avec Pasteur et Napoléon Ier avec Victor Hugo.
Elle prit part à la peine de son jeune amant. Pour le réconforter, elle lui raconta le coma d’un sien cousin qui avait duré près de six mois et dont il s’était réveillé, diminué, certes, mais vivant.
— As-tu dîné ?
— Non ; mais je n’ai pas faim.
— Viens tout de même faire semblant de manger ! exigea-t-elle en l’entraînant à la cuisine.
Elle ouvrit une boîte de maquereaux à la tomate, dont il raffolait, et confectionna une omelette au jambon. Édouard dévora. Elle lui servait force rasades d’un petit vin de Sancerre que son père, encore viticulteur malgré son grand âge, lui envoyait.
— Est-ce que je t’ai déjà vue en vêtements de nuit ? demanda Blanvin.
Elle rougit.
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Comme ça, tu es différente.
— Je te déçois ?
— Tu ne me décevras jamais.
— Mais si, bientôt ! J’ai vingt et quelques années de plus que toi ; un jour ou l’autre ça ne pardonne pas.
Il haussa les épaules.
— Ça signifie quoi, « un jour ou l’autre » ? Najiba aussi devait envisager « plus tard », et malgré ses vingt-deux ans elle est en train de crever. Quand je rêvais devant ta culotte, en classe, tu crois que je pensais à « un jour ou l’autre » ? Non, ma chérie : ça m’excitait, j’allais me cogner un rassis, un point c’est tout. Le présent, ma petite Édith ! Le présent, le présent ! Et merde à l’avenir qui ne sera jamais que du présent arrivé à bon port !
Il se leva et arracha l’institutrice de sa chaise pour pouvoir la saisir dans ses bras.
— Ça t’ennuierait si je dormais ici ?
— J’en rêve !
Il la prit en travers du lit, rudement, sans se dévêtir. Elle geignait de plaisir sous ses violents assauts. Oui, il fallait comprendre Rosine. Une femme a besoin d’hommes ; et quand elle n’en a plus besoin, ce n’est plus une femme.
Après l’amour, elle l’aida à se déshabiller car il paraissait épuisé ; ce fut elle qui le tourna dans le sens de la longueur en le prenant par les jambes.
Lorsqu’il fut complètement endormi, elle éteignit la lumière et alla dans le living téléphoner à l’hôpital de Pontoise pour prendre des nouvelles de Najiba. Le service de nuit lui répondit que son état restait stationnaire.
Aux premières heures du matin, Édouard se réveilla en sueur, le cœur battant de façon désordonnée. Il reprit conscience instantanément et pensa à la jeune fille. Il eut la certitude qu’elle avait cessé de vivre et il éprouvait son absence dans sa chair. Cette constatation le surprit car il la voyait somme toute assez peu et leurs relations manquaient de consistance, comme une aquarelle. Cela avait été rêvé vaporeux. Le penchant qu’il avait pour elle ne ressemblait pas à l’amour véritable. Mais à quoi ressemblait l’amour véritable ? À ce que lui inspirait Édith Lavageol ? Était-ce cette fascination sensuelle, née pendant son enfance et qui, vingt ans plus tard perdurait ? Il n’osait trop analyser ses rapports avec l’institutrice, de crainte d’y déceler quelque complexe œdipien. Constamment, quand il se trouvait avec elle, il établissait une comparaison avec Rosine. Elles dégageaient, l’une comme l’autre, les mêmes senteurs femelles, celles-ci le troublaient chez Édith et l’écœuraient chez sa mère.
Il s’assit dans le lit, s’adossant au montant de bois. L’institutrice dormait profondément. Par instants, sa respiration paraissait s’embarrasser et elle ronflait. Édouard songea qu’on ne connaît pas totalement un individu si on ne l’a pas vu dormir. Le sommeil est un abandon révélateur. Quand il venait la trouver, bien qu’il ne l’avertisse jamais de ses visites, elle l’attendait attifée, parée et fardée avec discrétion. Leurs étreintes, loin d’avoir un côté « Back Street », conservaient pour lui le climat capiteux d’une maison de rendez-vous. Leur première nuit au lit dérangeait son plaisir. Le clair de lune entrant par les persiennes mettait dans la chambre une sorte d’éclairage de cinéma. Celui-ci zébrait de tranches lumineuses le corps de sa maîtresse. Il voyait s’étaler sur le drap un gros sein mollissant qui se fanait autour du mamelon. Un duvet sombre surmontait sa lèvre supérieure. Il aperçut, sur son cou, une verrue à laquelle il n’avait jamais attaché d’importance mais qui le désobligea. Au plus fort de son sommeil, Édith Lavageol, accoutumée à des libertés consécutives à ses nuits solitaires, lâcha un petit pet bête et triste.
Édouard quitta le lit aussi silencieusement qu’il le put, ramassa ses vêtements sur le plancher et sortit. Il se revêtit dans le couloir et quitta la maison au moment où le clocher voisin égrenait quatre coups.
Avant de gagner l’hôpital, il s’arrêta devant un bistrot de routiers qui était déjà ouvert. Des êtres improbables, aux regards pesants, cernaient le comptoir. Ils émergeaient du sommeil comme d’un marécage et buvaient sans parler, et à gestes tremblants, du café ou de l’alcool. L’endroit avait leur odeur fade de gens pas lavés, plus des senteurs tonifiantes de percolateur et de croissants sortis du four.
Édouard but un grand noir qu’il sucra deux fois par inadvertance et jugea écœurant. Ensuite, il roula dans la nuit qui paraissait se diluer dans une pluie de banlieue, visqueuse à en souiller son étroit pare-brise. Piloter cet archaïque véhicule tout en angles morts relevait de l’exploit. Il fallait y être habitué et bien « le sentir », pour le manœuvrer.
Le parking de l’hôpital, presque désert, luisait à la lumière des lampadaires.
Pourquoi Édouard songea-t-il à une exécution capitale sur le boulevard Arago dont il avait vu des photographies chez un de ses clients journaliste ? Il régnait sur les clichés cette même ambiance dramatique créée par la ténèbre, la lumière et la pluie.
Quand il eut quitté la 15 six, il releva le col de son blouson et se dirigea vers l’entrée, sans courir. Il trouvait qu’un homme qui court, hors d’un stade, perd de sa dignité, fût-ce pour attraper un autobus ou un train.
À pareille heure, l’hôpital était pris en main par le service de nettoiement. Un personnel composé en majorité de Noirs et de Maghrébins lavait le sol carrelé au moyen d’engins sophistiqués pourvus de jets d’eau mousseuse, de brosses tournantes, et de séchoirs, le tout incorporé sous un carénage aérodynamique aux couleurs vives. Ils ne prirent pas garde à lui, ce qui permit à Blanvin d’atteindre sans encombre le service de réanimation. Là, une garde de nuit s’interposa :
— L’accès du service est interdit aux visiteurs !
Édouard la regarda d’un air mécontent.
— Docteur Blanvin ! annonça-t-il sèchement en poursuivant son chemin en direction du lit qu’occupait Najiba, la veille.
Il s’attendait à le trouver vide, tant il portait en lui un funeste pressentiment, aussi eut-il un tressaillement de soulagement en apercevant la jeune fille sous le drap. Elle occupait un volume minuscule et semblait être à demi immergée dans une eau blanche, où seule une partie de sa poitrine et de sa tête affleurait.
Quand il s’inclina sur elle, les paupières de la jeune fille frémirent et se soulevèrent. Il crut qu’elle avait repris conscience, mais il déchanta en constatant que son regard demeurait inexpressif. Il semblait posé sur lui, mais elle ne le voyait pas.
— Bonjour, murmura-t-il en allant chercher sa main dans un pli du drap.
Rien ne se modifia dans l’inexpression de Najiba ; le seul progrès enregistré résidait dans le fait qu’elle parvenait à soulever ses paupières.
La garde de nuit toucha le bras d’Édouard.
— Vous n’êtes pas médecin, fit-elle, sans colère ; vous ne devez pas rester ici.
On entendait zonzonner les machines à nettoyer, dans le couloir ; parfois, leur pare-chocs caoutchouté heurtait une porte avec un bruit sourd.
— Oui, je m’en vais, promit Édouard sans bouger.
Il désigna la blessée et demanda :
— Selon vous, elle est foutue ou quoi ?
La garde était une petite femme brune, d’origine probablement ibérique. Elle parut indignée par la brutalité de la question :
— Vous êtes fou de parler comme ça devant elle. Il y a des chances pour qu’elle vous entende.
— Alors, si elle m’entend, c’est qu’elle est sauvée ! Salut, Carmen !
Il tourna brusquement les talons. Il lui semblait emporter une promesse. Un espoir, en tout cas !
Rosine avait chaussé ses bottes de caoutchouc vert pour aller patauger dans la boue. Elle regardait le gros engin de terrassement se dandiner sur le chantier avec la grâce inquiétante d’un monstre d’acier.
Son énorme pelleteuse aux crocs féroces se plantait dans la chair du terrain vague, s’y taillait un bloc compact de sol noirâtre dont il allait se débarrasser en bordure de l’excavation. Puis il revenait dépecer la lande argileuse dans un grondement insoutenable, mais que le père Montgauthier semblait ne pas percevoir.
Le vieux avait une tête de Philippe Pétain pionard, au nez et aux pommettes violacés par la vinasse et les intempéries. Il portait un ancien képi de légionnaire qui accentuait sa ressemblance avec le Maréchal. Il pilotait le bouteur avec autorité, mais à cause de sa petite taille, on le distinguait à peine dans sa cabine vitrée.
Rosine s’avança sur la trajectoire de l’engin pour faire signe au bonhomme de stopper. Montgauthier mit le bull au point mort, mais son halètement ne permettait pas le moindre échange entre eux. Rosine fit le geste de couper le contact. Il obtempéra. Le brusque silence eut quelque chose de brutal.
— Salut, Gustou ! lança Rosine.
Il fit coulisser la vitre de son habitacle.
— Bonjour, madame Blanvin. Vous avez trouvé vos commissions devant la porte ?
— Oui, merci.
— Y avait plus de clémentines à l’épicerie, la saison se termine, alors j’ai pris des oranges.
— Vous avez bien fait. Dites, vous avez vu, l’eau ? Elle continue de monter.
— Je sais. Elle finira bien par s’arrêter.
— Et si elle ne s’arrêtait pas ?
Le vieux hocha la tête.
— Alors faudrait voir…
— Et voir quoi, mon pauvre Gustou ? Si toute cette cuvette se remplit, mon projet est foutu !
— Y aurait une solution, assura le bonhomme, ce serait de creuser une tranchée pour la dévier ailleurs à partir d’un certain niveau.
— Ailleurs, c’est chez les voisins, remarqua Rosine ; ils n’ont sûrement pas envie de voir couler tout à coup un ruisseau sur leurs terres. C’est le genre de visite qui surprend.
— Une source, c’est une source, trancha Montgauthier. Vous en êtes la première lésée, les autres devront se soumettre également, la nature a ses caprices.
— La nature, ronchonna-t-elle. Dans le cas présent, c’est quand même nous qui l’avons dérangée.
Elle contempla l’étang qui s’était formé et montait à l’assaut des pentes du cratère. Au début, elle avait pris l’incident avec enjouement, trouvant que l’eau est un élément décoratif dont elle saurait tirer parti ; mais maintenant l’inquiétude la poignait. Elle avait déclenché avec son bull une force incoercible qui pouvait tourner à la catastrophe.
Le père Montgauthier descendit de sa cage et vint contempler l’eau montante.
— C’est tout de même joli !
— Un incendie aussi est joli dans son genre, maugréa-t-elle. Cette tranchée que vous suggérez, vous la voyez comment ?
Il ne répondit pas tout de suite, sondant le relief d’un œil connaisseur.
— Voilà ce que je pense, annonça Gustou, parvenu au bout de ses supputations. Cette gorge, faut que je l’attaque un mètre au-dessus du niveau actuel et que je la conduise droit au fossé de la départementale ; de la sorte la flotte s’écoulera par le fossé ; après tout il est fait pour, non ? Ça offre l’avantage de ne pas passer sur les terrains des voisins et ainsi donc d’éviter les sacs d’embrouilles.
— C’est peut-être une solution, en effet, convint Rosine. Il va vous falloir longtemps pour creuser cette tranchée ?
— Bof, la journée ; on est pas loin de la route.
— Alors vous devriez vous y coller sans tarder, Gustou !
Il lui sourit radieux. Montgauthier se trouvait sous le charme depuis que la rusée lui avait empoigné la braguette en déclarant : « Je parie qu’il y a encore du monde, là-dedans. » Il suffit souvent d’un geste et d’une phrase pour annexer un individu.
— Vous avez de quoi boire ? lui demanda-t-elle en montrant la cabine.
Il hocha la tête.
— Ma petite bonbonne se tarit plus vite que cette putain de source, madame Blanvin.
— Je vais vous apporter une recharge, promit-elle.
Rachel restait au lit, alléguant un début de grippe. Chaque fois que sa fille l’abandonnait dehors afin de se livrer à ses ébats amoureux avec le cycliste, elle prétendait avoir pris froid, pour la culpabiliser. Mais Rosine qui la connaissait ne s’inquiétait nullement et la rabrouait. Quand elle entendit s’arrêter une voiture à proximité du wagon, elle crut à une nouvelle visite d’Édouard et s’en réjouit. Elle fut dépitée en voyant s’inscrire dans l’ouverture la silhouette massive d’un gros homme portant un costume de velours vert, une chemise grise et une cravate vert pomme. Il avait les tempes grisonnantes, une calvitie rougeoyante et un regard de salaud rassuré par sa saloperie.
Il salua la vieille femme d’un hochement de tête.
— Mme Blanvin est là ?
— Je suis madame Blanvin, répondit Rachel.
— Alors c’est votre fille que je voudrais voir.
— Elle est sur le chantier.
Il ricana :
— Le chantier !
Puis, avec une rudesse inattendue questionna :
— C’est quoi, ce chantier ?
— Je n’en sais fichtre rien, assura Rachel. Demandez-le-lui, peut-être qu’à vous elle le dira !
Il s’en fut à la recherche de Rosine, les mains au dos, tel un gros propriétaire arpentant son domaine.
Au bout de quelques pas, il la vit qui ressortait de l’excavation, les bottes crottées. Elle portait une jupe noire à plis, assez courte, et un blouson Lacoste rouge. Il songea qu’elle ressemblait à un personnage de cirque ; le wagon-roulotte renforçait son impression.
— Par exemple ! Monsieur le maire ! Quel bon vent ? s’écria-t-elle.
— Le vent du large ! ricana le maire en désignant l’étang.
Elle gloussa avec un faux enjouement :
— Vous avez vu ? Nous avons trouvé une source en aménageant mon terrain.
— Drôle de source, répondit-il.
Rosine subodorait que la visite du maire était motivée par ses travaux ; elle en ressentait quelque crainte. Ayant opté pour l’innocence et la bonne humeur, elle s’obstina dans cette voie :
— C’est fou comme de l’eau adoucit tout de suite un paysage, vous ne trouvez pas ? Je ferai planter des saules autour de l’étang.
Elle lui décochait un sourire qu’elle espérait désarmant. Il n’y fut pas sensible. Dieudonné Nivolas restait massif, hostile ; barricadé dans ses instincts fumiers. De vilaines touffes de poils jaillissaient de ses narines, sa lèvre inférieure, lippue, restait humide en permanence.
En s’installant au pays, Rosine Blanvin avait rendu visite au bonhomme pour lui demander la permission d’aménager son terrain sans avoir à formuler de demandes officielles, aux résultats toujours longs et incertains.
« — Aménager en vue de quoi ? » lui avait-il demandé.
Elle connaissait les regards salaces des mâles de son espèce, et comme elle se montrait complaisante lorsqu’il y allait de son intérêt, s’était faite provocante.
Ils étaient seuls, ce jour-là, dans son minuscule bureau de la mairie. Elle croisa haut les jambes et, à la dérobée, défit deux boutons de son corsage.
Elle haussa les épaules à la question, fit la bête. Expliqua qu’ayant hérité de ce vaste terrain vague sans goût ni grâce et souhaitant le rentabiliser plus tard, elle désirait lui donner un aspect plus engageant en le défrichant et en le nivelant, voire même en goudronnant certaines parties, histoire de créer une ambiance propice à un futur lotissement. Elle comptait d’ailleurs lui demander conseil, et même de collaborer avec elle quand le moment serait venu.
Bien qu’il ne fût pas complètement dupe, Nivolas accorda la permission verbale qu’elle sollicitait.
« — Il faut que je vous embrasse ! » exulta la commère dans son enthousiasme.
Elle lui donna un baiser au coin des lèvres ; il le lui rendit à pleine bouche, une main dans son corsage, l’autre dans sa culotte. S’ensuivit une minutieuse fellation qui remplit d’aise le maire. En homme brutal, il se trouvait en état de soumission lors de ces pratiques amoureuses, alors que l’étreinte catégorique décuplait son côté macho. Au cours de cette savante ponction, il donna libre cours à ses fantasmes, subissant ces délices tout en rêvant à d’autres plus intenses parce que carrément sadiques. Il les psalmodiait d’une voix haletante, le regard fixe, les dents serrées, ce qui rendait son élocution plus rauque.
Dieudonné Nivolas ne s’embarrassait pas de liaisons, toujours encombrantes dans sa situation (outre la mairie, il gérait un commerce de grains en gros et possédait des silos qui déshonoraient l’unique site agreste du pays). Ce sanguin butor, réputé bel homme dans la contrée, troussait gaillardement ce qui se présentait sans jamais répéter l’insigne honneur dont il gratifiait ses conquêtes. Depuis « l’entrevue de la requête », Rosine n’avait fait qu’apercevoir le premier magistrat de la commune. Chaque fois, il la saluait d’un hochement de tête plein de morgue, en homme haut placé qui oublie ses faiblesses au bénéfice de ses projets.
Il regarda Rosine avec mépris.
— Votre source miraculeuse, vous savez d’où elle provient, la mère ?
Ce qualificatif de pignouf mortifia profondément Rosine.
Elle se figea.
— C’est l’eau de la ville, nom de Dieu ! reprit Nivolas. Votre vieil abruti de Montgauthier a bousillé une canalisation maîtresse et maintenant ma commune est à peu près privée de flotte par votre faute !
Terrifiée, Rosine croisa ses bras sur son blouson.
— Ne me dites pas ça !
— Si, madame Blanvin, je vous le dis. Et je vous dis aussi que ça va vous coûter un maximum ! Je ne vous parle pas de la note d’eau ! Quand on s’offre le lac du Bourget avec la flotte du robinet, il faut s’attendre à une facture colossale ; mais vous allez devoir supporter les réparations ainsi que les dommages et intérêts que la municipalité va exiger. Vous imaginez, l’hôpital sans eau ? Les restaurants ? Les maraîchers ? Des millions, la mère ! Ça va vous coûter des millions ! Et je vous parle en nouveaux francs !
Rosine se sentait glacée. Elle regardait ce vieux con de Gustou attaquer sa tranchée de dérivation avec son monstre orangé qui ronflait comme un champ de bataille où se seraient affrontés des blindés.
— Monsieur le maire, balbutia-t-elle. Oh ! monsieur le maire, vous ne pouvez pas m’abandonner. Je suis une femme seule, sans moyens, avec une vieille mère infirme à charge…
Il la fixa durement.
— Et alors ? Ça vous autorise à chambouler la vie d’une commune en la privant d’eau ?
— Aidez-moi, je vous en conjure. Il doit bien exister des assurances pour prendre en charge ce genre de dégâts.
— Les assurances couvrent les dégâts naturels, madame Blanvin, pas les fantaisies d’une personne un peu olé olé qui fait joujou avec un bulldozer comme d’autres avec un caniche !
« Salopard ! songea-t-elle. Oh ! comme je te hais avec ta grosse queue noueuse et ton regard de fumier ! »
Et puis elle eut l’illumination. Le trait de génie. Une onde brûlante lui apporta le salut.
— J’ai quelque chose à vous proposer, monsieur le maire.
— Ma pauvre femme, que pouvez-vous bien me proposer ?
— Vous vous rappelez notre première rencontre ?
Le visage rougeaud s’empourpra davantage encore.
— Du chantage ! aboya-t-il. Tu te prends pour qui, morue ?
Elle s’empressa :
— Oh non ! Oh non ! Qu’allez-vous imaginer ? Ce que je veux vous dire c’est que pendant que je… que je m’occupais de vous, à la mairie, vous parliez ! Vous exprimiez des… des souhaits. Enfin vous devez bien vous le rappeler ? Vous aviez envie de choses… comment dire : pas courantes ; presque impossibles à réaliser.
Il regardait ailleurs, visage de bois, semblant ne rien vouloir entendre. Mais elle savait que le sang cognait fort aux tempes du gredin. Qu’il ne pouvait plus avaler sa salive. Un monstrueux désir s’emparait de lui. Il prévoyait ce qu’elle allait lui promettre et il en éprouvait une peur immense et délicieuse.
La rouée baissa le ton :
— Cet impossible en question, monsieur le maire, je me fais fort de vous l’obtenir.
Nivolas parut sortir d’un songe. Il affronta Rosine d’un regard lourd. Elle comprit qu’elle ne devait attendre aucune parole du maire, que leur marché se conclurait à sens unique. En se taisant, il restait « étranger » à la vilenie qu’elle mijotait.
— Si d’ici quarante-huit heures je vous ai procuré ce dont vous rêvez, vous m’arrangerez cette stupide affaire ?
Au lieu de répondre, il tira son portefeuille et y prit une carte de visite qu’il présenta à Rosine.
— Mon fil privé, fit-il.
Rosine réfléchit en agitant le bristol comme un feuillet fraîchement écrit.
— Attendez-moi cinq minutes : il faut que je me change. Si vous pouviez ensuite me conduire à la gare, je gagnerais du temps.
Il acquiesça et s’en fut l’attendre dans sa Cherokee rouge à filets dorés.
Pour commencer, Rosine courut au bouteur afin de prier le père Montgauthier de s’occuper de sa mère pour le repas de midi. Il accepta d’autant plus volontiers qu’il savait la vieille Rachel portée sur la bouteille.
Rosine regagna ensuite le wagon.
— Une tuile à propos des travaux, annonça-t-elle à l’impotente. Je dois me rendre à Paris régler des questions administratives, le vieux s’occupera de ton fricot de midi.
— Et pour aller aux chiottes, il s’occupera aussi de moi ?
— Pourquoi pas ? Tu as peur qu’il te viole ?
Elle passa son tailleur bleu marine par-dessus un corsage blanc écru, se recoiffa tant bien que mal en balayant un nuage de laque sur l’édifice. Elle s’assura que son sac à main contenait de l’argent et déclara :
— Si par hasard Fausto venait…
— T’inquiète pas : je lui ferais une branlette, ricana la vieille. Puisqu’il me reste encore une main valide.
Rosine répéta son injure favorite :
— Carabosse !
Une série de coups de klaxon alerta Édouard au moment où il emballait le moteur de la voiture qu’il réparait. La chose le surprit car il ne vendait pas d’essence. Il sortit et aperçut Salingue qui prenait des poses pour rétrospective automobile devant une 7 B beige aux ailes marron glacé. Un coude sur la portière, les jambes croisées, le chapeau sur le côté, il paraissait, à cause de son complet suranné, sorti d’un film d’avant-guerre traitant du Milieu.
— Comment trouves-tu la gamine ? lança-t-il à Édouard.
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux de ce dernier.
— Les propriétaires te l’ont donnée à l’essai ? demanda-t-il ironiquement.
— Penses-tu ! Mais j’ai baisé ces tocards de première ! Sais-tu à combien je t’ai enlevé le morcif, grand ?
Blanvin apprécia la manière habile dont Salingue lui imposait la propriété de la voiture.
Il plaisanta :
— Une bouchée de pain !
— Ça, tu peux le dire. On s’est battus comme des chiffonniers, à la fin j’ai enlevé ce bijou pour soixante-dix papiers !
Salingue sonda son ami avec sa clairvoyance coutumière ; il lisait les pensées des autres sur leur visage.
— Tu pourrais me remercier, c’est plus une occase, c’est un cadeau.
Édouard caressa le capot de la voiture. Salingue n’exagérait pas quand il prétendait que ça ressemblait à de la peau de cuisse.
— Une question, fit-il : il va falloir changer le numéro du moteur ?
L’autre prit un air désinvolte.
— Bof, ça ne peut pas lui faire de mal, admit le petit homme.
Édouard le trouvait « étroit ». Sa silhouette menue ajoutait à son maintien douteux. Une gentillesse canaille fleurissait sur sa face à museau.
— Alors, O.K. pour quarante talbins, décida Blanvin.
Salingue eut un haut-le-corps.
— Non, mais tu t’embaumes, fit-il ; tu deviens poreux ou quoi, grand ? Je viens de te dire que j’ai lâché soixante-dix raides pour cette pièce unique !
— Tu connais la chanson de Mandrin ? demanda Édouard. Dedans il y a un vers que j’adore : « Je les vendis bon marché, ils m’avaient rien coûté ! » Avec quarante lacsés tu fais une affaire et moi je commets le délit de recel. Si tu es d’accord, va la remiser dans le dernier box, derrière mon garage.
— C’est curieux comme tu deviens dur en affaires, maugréa Salingue. Enfin, je suis pris à la gorge en ce moment.
— Dette de jeu ?
— Non, je viens de lever une adorable Eurasienne qui a besoin d’être loquée avant que je la mette aux asperges. Et les harnais, mon pote, ça devient de plus en plus primordial. La sœur qui ne s’explique pas en Escada ou en Moschino n’a que des troncs à se mettre dans le frifri. À propos de tronc, ton arpète n’est pas là ? Il mouillait au téléphone quand je lui ai annoncé que j’avais dégauchi une 7 B. Il est mordu !
— Sa frangine a eu un accide, dit Édouard, il a emmené la tribu à son chevet.
— Tu parles de la mignonne moukère que j’ai aperçue un soir ici ?
— Oui. Elle a salement dérouillé et n’est pas sortie du coma.
— Alors, elle va bientôt retrouver Allah ! prophétisa Salingue. Dommage, c’est une chouette môme. Je me rappelle, elle portait un bonnet de laine et des chaussettes. Une frangine en chaussettes, moi je résiste pas, ça me rappelle trop une petite voisine de jadis que je bricolais dans notre grenier. J’espère au moins que tu l’as tirée ?
— Interdit par le Prophète, soupira Blanvin.
— Ah oui, c’est vrai : pas d’alcool, pas de cochon, pas de roumis !
Ils furent interrompus par l’arrivée d’un taxi qui s’arrêta à leur hauteur. Édouard eut la surprise de voir le visage de sa mère derrière la vitre arrière. Il ouvrit la portière.
— Quelque chose de cassé, Rosine ?
— Non : des paperasses que je dois aller signer à Paris. Je voulais prendre le train, mais ces enfoirés sont en grève.
— Ils défendent leur bœuf, nota Édouard.
— Tiens, la mère Rachel qui fait école ! bougonna Rosine. Justement, je voulais te demander de passer la voir dans l’après-midi car je vais sûrement rentrer tard. Le père Montgauthier m’a bien promis de s’en occuper, mais ils vont se poivrer comme des Polaks. Je me la donne belle entre ces deux ivrognes ! À bientôt, mon Doudou.
Il regarda s’éloigner le taxi. Par la lunette arrière, il apercevait la chevelure de sa mère qui ressemblait à une pièce montée. Pendant leur brève conversation, Salingue était allé remiser la 7 B derrière l’atelier. Il l’avait piquée deux jours plus tôt dans le garage (cependant fortifié) d’un collectionneur et ne tenait pas à ce qu’elle stationne longtemps sur la route. Il avait appris à connaître les maléfices du hasard.
Salingue aimait passer pour un homme de la pègre aux yeux de ses copains ; en réalité il n’était qu’un habile voleur de voitures parfaitement organisé. Ses prétendues prouesses amoureuses se limitaient à des conquêtes faciles mais qu’il embellissait pour jouer les affranchis.
Édouard usait peu des banques ; il se comportait en vieux paysan d’autrefois et conservait l’argent liquide à disposition dans des cachettes ingénieuses. Il pria Salingue de l’attendre et s’en fut chercher les quarante mille francs qu’il devait à son rabatteur. Son « fric de roulement » se trouvait dans le double fond d’un arrosoir en fer-blanc qu’il avait confectionné quelques années auparavant.
Lorsque la 7 B fut payée, ils s’en furent arroser le marché de quelque mominettes chez la mère Taillard, qui tenait une de ces boutiques campagnardes où l’on trouve de tout. Salingue consultait fréquemment sa montre. Il expliqua à Édouard qu’il avait donné rendez-vous chez lui à l’une de ses gagneuses afin qu’elle le ramenât en ville. Blanvin sut qu’il n’en était rien. C’était le mensonge habituel. À chacune de ses livraisons, il sortait la même bourde, regardait l’heure, dansait d’un pied sur l’autre en fulminant : « Cette peau va me foutre en retard : j’ai un ranque important aux Champs-Zés avec un client ricain bourré de dollars ! » Si bien qu’à la longue, Édouard se fendait du voyage. Cette fois, il se déroba :
— Moi aussi j’ai rancard. Tu veux que je t’appelle un bahut ?
— Aux prix qu’ils pratiquent maintenant !
— Fais pas le grigou, t’es nanti avec ce que je viens de t’allonger.
Mais Salingue n’était pas content.
Le retour de Banane régla la question. Édouard lui demanda d’emmener le petit homme.
— Comment va la môme ? s’inquiéta-t-il.
— Toujours pareil. On dirait qu’elle est consciente, mais elle demeure sans réactions. Ils ont accepté que la mère reste à son chevet bien qu’elle soit un peu trop folklo pour l’hôpital.
L’apprenti chassa un instant ses tourments pour demander, en désignant Salingue :
— « Elle » est là ?
— Et comment ! fit ce dernier. Tellement bandante qu’on a envie de foutre sa queue dans son pot d’échappement !
Il se pencha à l’oreille de Blanvin.
— Ce ne serait peut-être pas plus con qu’autre chose de la repeindre, fit-il, comme si l’idée lui traversait l’esprit et qu’elle n’eût pas grande importance.
Il usait d’euphémismes, ce qui ôtait toute rugosité à sa conversation.
Les quatre-vingts billets de cinq cents francs gonflaient le devant de son pantalon ; par sécurité, il plaçait son argent dans sa poche, avec son mouchoir par-dessus et l’on pouvait penser qu’il souffrait d’une orchite double.
— On m’a indiqué une autre pièce de collection, assura-t-il avant de partir ; je t’en reparlerai. Je te signale que celle que tu viens d’acquérir est sortie avec des cardans Spicer.
La prédiction de Rosine s’était réalisée : Rachel et le père Montgauthier « déparlaient » quand Édouard rendit visite à sa grand-mère. Les deux vieux avaient mis à mal trois litres de gigondas et ils pataugeaient dans leurs passés respectifs comme des ramasseurs de crabes dans les sables gluants laissés par la marée basse. Ils dodelinaient de la tête, se taisaient un moment et puis l’un deux pêchait un souvenir au fin fond de sa mémoire et le brandissait triomphalement.
L’arrivée de Blanvin mit fin à cette saga. Le terrassier bredouilla des mots inaudibles et partit en décrivant des embardées. Il voulut enfourcher sa bicyclette, hélas il ne parvint même pas à la relever lorsqu’il l’eut laissée choir et finit par regagner son domicile à pied. Quelques centaines de mètres plus loin, une haie de noisetiers l’hébergea.
— T’es chouette, mémé ! ragea Édouard. Beurrée comme tes sablés bretons ! Quand Rosine va rentrer, je te dis pas la corrida !
Elle répondit difficilement qu’elle emmerdait sa fille et que si Rosine la faisait tarter, elle irait crever à l’hospice qui ne pouvait pas être davantage « olive dans le chignon » que ce wagon pour clodos ruraux.
— Viens chez moi, proposa Édouard ; je te laisserai ma chambre et je dormirai dans la pièce. Il y fait chaud et tu regarderas la télé.
Rachel refusa. Elle ne pouvait vivre sans l’assistance d’une femme, compte tenu de son état, d’autre part, il avait sa vie à vivre et elle ne constituait pas une compagnie idéale pour un célibataire beau gosse.
— Qu’est-ce que ma mère est allée fiche à Paris ? demanda-t-il. Elle m’a parlé de papiers à signer avec un air tellement faux que c’en devenait de la franchise !
— Elle manigance un coup ! prophétisa Rachel. Ce matin, le maire est venu et elle est partie avec lui. Ça ne me dit rien de fameux.
L’arrivée de son petit-fils l’avait quelque peu ragaillardie et elle luttait vaillamment contre l’ivresse.
— Tu penses quoi ? insista Édouard.
— Je pense pas, mais j’ai mauvaise impression. Je sens que ce terrain de merde et les travaux qu’elle y a entrepris vont la foutre sur la paille.
— Tu crois ?
— Oui, je crois. Ta mère, quand elle fait une connerie, elle s’arrange toujours pour qu’elle soit belle. Ça a commencé avec toi !
— Merci, dit Édouard !
Elle eut un grand rire édenté tapissé de mousse blanche.
— Déconne pas, mon Doudou : je suis contente de t’avoir ; mais au moment où cette connasse s’est laissé gonfler, tu parles d’une tuile ! Elle avait déjà quitté la maison : une fugueuse comme tu ne peux pas imaginer. Et bon, à dix-sept ans la voilà en cloque. Elle se repointe à la maison. C’était pas connaître Charles, mon époux. L’ancienne école ! On peut être militant communiste et avoir des préjugés bourgeois !
« Moi, ça me fendait le cœur, cette gosse avec son ventre de six mois rejetée comme une malpropre. Mais Charles, y avait rien à espérer : elle ou moi ! Et fallait pas essayer de le berner. »
Sa voix baissait d’un ton, prenait les inflexions du sommeil. Édouard écoutait, fasciné, car c’était la première fois qu’il recevait de telles confidences. Les femmes Blanvin, mère et fille, parlaient peu des choses de la famille. Des têtes de pioche ; des femmes butées comme les paysannes dont elles descendaient.
Rachel licha son verre vide et coula un regard implorant à son petit-fils.
— Doit bien y avoir une larmichette à la traîne, Doudou ?
Il explora le bahut, en ramena une nouvelle bouteille et la décapsula.
— Tu vas être bourrée à mort, mémé !
— Penses-tu !
Il la servit.
— Tu disais donc ?
— Je disais quelque chose ?
— Tu parlais de Rosine en cloque de moi sur le trottoir.
— Oh ! oui, c’est vrai. Je sais pas comment elle s’est débrouillée, toujours est-il qu’elle a accouché de toi dans une grande maternité de Boulogne-Billancourt. Ensuite, j’ai jamais su. Un an s’est écoulé. Elle ne m’a jamais raconté ce qu’elle avait fait pendant ce temps-là. Et puis un jour, poum ! la tuile. On reçoit une lettre nous annonçant qu’elle était en prison à Lyon et l’administration nous demandait ce que nous comptions faire à propos du bébé. Tu aurais vu Charles ! Pour la première fois de notre mariage, il m’a battue. Parfaitement, battue, simplement parce que je lui avais fait une fille qu’on mettait en prison. Vous êtes marrants, les hommes. Non ?
— Qu’avait fait Rosine pour qu’on l’emprisonne ? questionna Édouard.
Rachel eut une moue évasive :
— J’ai jamais trop su le fin fond de l’affaire. Ta mère, rusée comme tout, s’est toujours arrangée pour plumer des vieux. Elle les laissait tâter de ses charmes et les faisait cracher au bassinet. C’était de bonne guerre, moi je dis. Au moment de ta naissance, elle s’est placée à Lyon, chez un orfèvre en étage. Le vieux avait encore sa vieille et cette houri les a surpris en train de bien faire. Tu parles qu’elle a chassé Rosine ! D’après l’acte d’accusation, elle aurait engourdi quelques bijoux de valeur avant de partir. Le vieux salaud a porté plainte, poussé par sa rombière, et Rosine a écopé de deux ans de taule.
« Comme Charles a refusé que je te prenne, ta mère t’a gardé avec elle en prison. Elle avait le droit. Elle partageait sa cellule avec une gonzesse qui avait zingué son mec d’un coup de surin parce qu’il la doublait. Cette femme-là avait sa petite fille avec elle : Barbara. Un cœur ! J’ai vu des photos. Paraît que vous vous battiez sans arrêt, la gosse et toi. Et puis aussi une chose : dès que tu as pu faire tes premiers pas, tu te dirigeais sans arrêt vers la porte et tu tapais contre pour qu’on t’ouvre. C’est bien l’instinct de liberté, non ? »
— Sûrement ! dit-il, le cœur serré.
Cette révélation de sa grand-mère le crucifiait. Ainsi, il avait vécu ses premiers moments de compréhension dans une cellule ! Édouard ferma les yeux pour mieux sonder les limbes de sa mémoire. Il souhaitait y pêcher des images de cette époque. S’imaginait, bambin dans cette geôle qui devait puer la femelle et le lait suri. Une vive émotion le prenait au dépourvu. Il s’apitoyait sur Rosine, certes, mais davantage encore sur lui-même. Il pressentait que le grand bonheur de sa vie serait d’être père un jour et il pleurait par avance sur cet enfant dont le géniteur avait éclos entre les murs d’une prison.
— T’as l’air tout chose, remarqua Rachel, j’aurais peut-être pas dû te parler de ça. Surtout pas un mot à la grosse : elle m’arracherait les yeux !
— Sois tranquille : je ne lui dirai rien. Et après sa sortie de taule ?
— Elle a repris ses manigances avec des vieux ; mais cette fois en se tenant peinarde. Elle a eu de tout : des grigous, des vice-loques, des bons vivants. Elle sortait vaille que vaille son bœuf de ces aventures. Sa spécialité, c’était les veufs sans enfants ; parce que ces enfoirés, quand ils ont la chance d’avoir perdu leur mégère, ils ont alors des belles-filles sur le paletot, pour surveiller leurs dépenses. On charrie les belles-mères, mais les belles-filles, c’est bien pire. Elles remontent la pendule aux fils, contraignent les vieillards à faire des donations, à signer des procurations. Toutes des vermines sous leurs faux-semblants. J’en ai même connu une qui branlait son beau-père pour obtenir des cadeaux : l’argenterie, les bijoux de la défunte, tout ça… La fille Bragelonne, notre épicier. Je l’ai vue, de mes yeux. Elle montrait sa chatte au père en lui astiquant le pompon.
Édouard revint au sujet qui le concernait :
— Et moi, dans ce défilé de vieillards ?
— Toi, il t’est arrivé ce qui pouvait se produire de mieux : ton grand-père est mort. Du coup, j’ai pu renouer des relations avec Rosine et te prendre à la maison, comme tu sais.
Elle tendit son verre qu’elle avait bu à petites gorgées en parlant. Il n’eut pas le courage de lui refuser le vin qu’elle implorait.
— Tu ne bois pas, toi, mon Doudou ?
— Pas soif.
— Ça se boit sans soif. Quand on boit juste pour se désaltérer, ça ne compte pas.
Elle s’octroya une belle gorgée qui produisit un son caverneux en déferlant dans son gosier.
— Tu veux que je te dise, Doudou ? Rosine tient à son Macar parce que c’est le seul type jeune qu’elle ait connu. Il a les cuisses et les mollets musclés et une bite de vingt-six ans ; du coup, elle sait plus ou elle en est. Son connard de coureur la tire trois ou quatre fois de suite : pour elle qui s’est échinée à faire bandouiller des pépères entortillés dans de la flanelle, c’est le gala du cul ! Faut comprendre.
Elle partit d’un rire chevrotant.
— C’est bien de la transmission de pensée : regarde qui arrive !
Édouard se retourna et vit surgir Fausto Coppi sur son étincelant vélo violet.
— Tu te rends compte que je causais de lui ! exulta la vieille, qui s’extasiait de la coïncidence.
Le « coureur » descendit de vélo et, le tenant par les cornes, s’approcha de l’ouverture.
— Bonjour ! fit-il d’un ton rêche ; Rosine n’est pas là ?
Édouard fit mine d’interroger Rachel :
— Ma vieille maman n’est pas là ?
La poivrote réprima un hoquet et cligna de l’œil.
— Je crois qu’elle est allée pomper un crouille à Paris, assura-t-elle.
Fausto perdit son sang-froid.
— La dernière fois que je suis venu, y a un malin qui a foutu de la colle forte sur la selle de mon vélo, annonça-t-il.
— Ça a dû être payant dans la côte des Longerons pour l’escalader en danseuse ! déclara Édouard.
— Quand on me cherche on me trouve ! déclara le « champion » avec son bel accent ligurien.
Il était mince, presque chétif de la partie supérieure, ce qui détonnait avec le boisseau de muscles qui grouillaient dans ses jambes. Un être en deux parties, un peu comme Mme Lavageol lui paraissait l’être autrefois, derrière son bureau.
— Le pédaleur de charme s’énerve ? demanda Rachel qui frémissait d’aise parce que l’air se mettait à sentir la poudre.
Édouard hocha la tête.
— Penses-tu, mémé ! Pourquoi s’énerverait-il ? Tu t’énerves pas, hein, coureur ?
Fausto Ferrari avait pâli et serrait très fort le guidon de sa bécane.
— Je te demande si tu t’énerves, Fend-la-bise ? reprit gentiment Édouard.
— Vous me cherchez ! déclara mollement le cycliste.
Blanvin lui allongea une gifle si puissante que l’autre lâcha son vélo et tomba sur le côté.
— Quand on cherche, c’est comme ça, assura Édouard. Avec les crevures comme toi, inutile d’utiliser ses poings, une baffe suffit ! Maintenant taille-toi : tu souilles !
Il releva le vélo et le tint debout devant Fausto.
— Un de ces jours, c’est pas de la colle que tu trouveras sur ta selle, mais du vitriol, et tes couilles fumeront.
Le « champion » se remit debout. Il regardait son antagoniste avec colère et effroi.
— Je ne vous ai rien fait ! objecta-t-il, à défaut d’arguments.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Ferrari s’empara de son coursier, l’enfourcha sans exécuter son numéro de cirque habituel. Sa joue gauche, tuméfiée, commençait d’enfler.
Ils se toisèrent un instant.
— Ne reviens plus, conseilla Édouard, j’ai trop envie d’être injuste avec toi.
Elle regardait pleurer Nine et s’étonnait de rester insensible au chagrin de sa cousine ; Rosine lui trouvait la détresse grotesque. Nine couinait comme une souris en formant une sorte de diabolo avec les lèvres. Sa peine rougissait son eczéma chronique.
— Allons, allons, finit-elle par murmurer en lui saisissant le cou, rien n’est irréversible, Nine, que la mort.
C’était le leitmotiv d’un de ses anciens amants et elle avait adopté la formule, à cause de l’adjectif « irréversible » qui, selon elle, faisait « classe ».
Nine bredouilla une série de mots indistincts dans un bouillonnement de bave. Rosine crut déceler : « Mais qu’est-ce que je peux en faire ? »
Elle ne rata pas l’ouverture :
— Me la confier, Nine ! Ne serait-ce que quelques jours, ça lui apporterait une diversion.
La grosse Nine cessa brusquement de chougner, surprise par cette proposition inattendue.
— Mais où la logeras-tu, ma pauvre Rosine ?
— Ne t’inquiète pas, bivouaquer est amusant pour une enfant !
— Tu risques de t’en voir. C’est la poigne d’un homme qu’il faudrait.
— Mon Édouard habite tout près, et c’est pas un garçon patient ; quand il lui aura retroussé deux ou trois mornifles, je te garantis que Marie-Charlotte filera doux.
Nine l’écoutait, dubitative et tentée. Depuis quelques années, elle traînait sa fillette, âgée aujourd’hui de treize ans, comme un boulet. Marie-Charlotte se montrait asociale depuis son plus jeune âge. Nine ne comptait plus ses fugues, ses aventures sexuelles avec des hommes mariés, ses renvois scolaires, ni ses arrestations pour vol dans les grandes surfaces. Nine était une mère molle et triste, faite pour le malheur comme d’autres le sont pour devenir riches. Sa pauvre vie n’enregistrait que des échecs : son époux l’avait quittée depuis longtemps, elle souffrait d’une maladie incurable dont elle ne savait toujours pas prononcer le nom et qu’elle appelait « mon sale truc ». Elle travaillait dans les P. et T. depuis dix-huit ans sans avoir enregistré le moindre avancement, ses camarades de travail la fuyaient, ses chefs la rabrouaient car elle était laide et sans charme, dolente, geignarde, accablée de toutes les disgrâces. Elle faisait songer à un sac de farine, tant elle était affaissée en elle-même, dense et tassée. Ses cheveux, d’un vilain châtain, blanchissaient déjà sans qu’elle songeât à les teindre ; elle les lavait fort peu ; ils sentaient la pâte à vaisselle de cantine. Sa peau grise se constellait de comédons écœurants ; Rosine lui en découvrait davantage à chacune de leurs rencontres (elle fait l’élevage ! pensait-elle). Mais le plus désespérant chez cette pauvre femme résidait dans le regard qui demandait pardon par avance de toutes les saloperies pouvant être commises en ce monde, un regard en accents circonflexes, jaune, morne infiniment.
— Laisse-moi tenter l’expérience ! trancha Rosine. Depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, cette idée me trotte par la tête.
— Et si elle se sauve ? hasarda Nine.
— Eh bien, elle se sauvera, fit placidement sa cousine. Qu’elle foute le camp d’ici ou de chez moi, tu peux me montrer la différence ?
Vaincue par l’argument, Nine eut un acquiescement gélatineux.
— Si tu crois… Mais elle ne va pas vouloir te suivre.
— Nous allons voir. Elle est dans sa chambre ?
Nine opina.
— Reste ici, je vais lui parler.
La chambre de Marie-Charlotte était en réalité un réduit de deux mètres sur deux éclairé par une lucarne. Des posters hard ou belliqueux tapissaient les murs. Quant Rosine entra, la gosse fumait, assise en tailleur sur son lit-cage. C’était une brunette affligée d’un léger strabisme convergent qui donnait de l’étrangeté à son regard. Petite gueule de rongeur vicieux qui savait, au premier coup d’œil, ce qu’il pouvait craindre ou espérer de son interlocuteur. Pas beaucoup de formes. Nue, elle devait être peu excitante. Depuis toujours, la gamine appelait Rosine « ma tante », si bien que Rosine, à son tour, la considérait comme sa nièce.
— Alors, le démon ? fit Rosine joyeusement. Comment va la vie ?
La gamine exhala une bouffée de fumée et fit une moue incertaine.
— Pas le pied, hein ? chuchota Rosine. Tu te plumes, avec ta mère, elle est con comme un balai.
La petite haussa un sourcil, intriguée par ce dénigrement inattendu.
— Elle a beau être ma cousine germaine, reprit Rosine, je la vois telle qu’elle est. Moi, vivre avec ce saule pleureur, je me bute ! C’est quoi, ce que tu fumes, ça sent bizarre ?
— De l’herbe, répondit Marie-Charlotte (que ses copains appelaient M.-C.).
— Paraît que tu t’es fait virer de ta dernière école ? dit Rosine, apprivoiseuse. Pourquoi ?
— Pour que ça soit ma DERNIÈRE école, ricana la teigne.
« Elle est gueuse mais pas conne », apprécia Rosine.
— Hier, on a fait appeler ta vieille à la direction des grands magasins Azur où tu venais de secouer un blouson ?
— Exact.
— Comment t’es-tu fait piquer ?
— Ces cons avaient agrafé le petit plot avertisseur à l’intérieur de la doublure.
— Oh ! alors s’ils trichent, maintenant ! Tu as du bol qu’on ne te remette pas aux flics.
— Ils voulaient le faire, mais je me suis arrangée avec le directeur.
— Qu’appelles-tu t’arranger ?
Marie-Charlotte écrasa son mégot d’herbe contre la tubulure du lit et le propulsa dans la pièce d’une chiquenaude.
— J’ai ôté ma culotte et l’ai mise dans un tiroir de son bureau.
— T’es gonflée ! s’exclama Rosine. Quelle idée ?
— Une idée comme ça ! Le surveillant se trouvait dans le bureau et appelait la police. Heureusement pour moi, la ligne était occupée. Il ne m’a pas vue agir. Le directeur était violet. Un sous-bourgeois, tu vois le genre, tante ? Il a dit à l’autre de laisser tomber et de seulement appeler ma mère. Moi j’agitais ma langue dans le dos du surveillant et le dirlo pouvait à peine parler ! Cette tête !
Elle éclata d’un rire mauvais, un peu hystérique.
— Toi, tu vas savoir manœuvrer les matous ! prédit Rosine. Tu veux que je te dise ce que nous allons faire ? Prépare ton baluchon et viens passer quelques jours avec moi, on se marrera comme des folles, je te jure !
— Mais il paraît que tu habites dans un wagon ? objecta Marie-Charlotte.
— Et alors ? T’aimes pas les voyages ?
Elle était convenue d’un forfait pour la journée avec son taxi, et il les reconduisit jusqu’au chantier. C’était un homme bourru, en veste de cuir, coiffé d’une casquette qui paraissait avoir été récupérée parmi les rossignols d’une chapellerie de province.
Quand elle l’eut réglé, il considéra l’excavation où l’eau avait cessé de monter.
— Y avait pas de flotte, autrefois ! lança-t-il à Rosine. Je venais y jouer, c’était plat et plutôt sec.
— Une canalisation s’est rompue, expliqua-t-elle.
— C’est pour cela qu’on manque d’eau en ville ! Qu’est-ce qu’on a entrepris ici comme travaux ? Je suis conseiller municipal et j’ai rien vu passer à ce sujet ?
« Un gestapiste », songea Rosine.
— Oh ! c’est un simple nettoyage de terrain, histoire de le rendre mieux vendable.
— Un nettoyage en profondeur, hé ? Il est à vous ?
— On est plusieurs héritiers, mentit Rosine Blanvin. Vous m’excuserez !
Elle l’abandonna, mais le bonhomme, au mépris de ses chaussures, descendit jusqu’au fond du cratère pour examiner la nappe d’eau boueuse.
— Je viens de tomber sur un fumier, expliqua-t-elle à sa nièce. Ils le sont tous dans ce patelin, à chercher des rognes pour ceci cela. Déjà le maire…
Poussée par un élan de confiance, et la lassitude morale l’y incitant probablement, elle raconta à la petite fille perverse ses démêlés avec Dieudonné Nivolas.
— Tiens, fit-elle en conclusion, toi qui es mariolle, Marie-Charlotte, tu devrais me chambrer ce sale mec pour qu’il me lâche un peu les baskets : c’est un gros jouisseur qui devrait perdre les pédales avec une gamine.
La gosse posa sur sa tante un long regard rusé.
— C’est pour ça que tu m’as fait venir ?
— Que vas-tu imaginer !
— Hé ! tantine, me prends pas pour une pomme ! Ton M’sieur le maire à la con, t’aimerais bien le tenir par la barbichette, hein ? Tu veux que je me fasse violer et que je gueule au charron ?
Le cynisme de l’adolescente glaça Rosine. « Mon Dieu, où va cette enfant ! Quel destin l’attend si à treize ans elle possède une pareille mentalité ? Elle est capable de tout ! »
Elle se mit à regretter de l’avoir amenée, mais il était trop tard ; Marie-Charlotte allait bien au-delà de ses espérances et prenait l’initiative.
— Ton brigand, faut que tu me présentes dès demain, déclara-t-elle. Pas ici. Il doit bien y avoir un motel quelque part ? Moi, mon prof d’anglais, c’est dans un motel qu’il me baisait. Pratique, tu paies quand on te donne la clé et tu te débines quand tu veux, sans voir personne.
Rosine l’écoutait avec épouvante.
— Tu as déjà vécu ça ? murmura-t-elle.
— Ça et le reste, fit Marie-Charlotte. Qu’est-ce que tu crois ? L’enfant prodige, ma vieille ! Ils m’ont assez cassé les couilles avec Mozart, eh bien, je suis Mozart ! Tu m’as voulue, tu m’as. Laisse-moi m’occuper de tes problos, tantine. Avec toi, tout baigne ; avec ma mère c’était comme un enterrement qu’on suivait jour après jour ; jusqu’à présent, ma vie c’était de marcher derrière un corbillard. Mais c’est fini ; et quand tu en auras marre de moi, dis-le franchement, j’irai voir ailleurs si j’y suis !
Cet échange avait eu lieu dehors.
Elles entrèrent enfin dans le wagon. Rachel cuvait au milieu d’une flaque de déjections.
— Quelle horreur ! s’écria Rosine. Tu vois ce qui arrive dès que je tourne le dos ?
— Pourquoi tu la fous pas dans un hospice ? Moi, ma vieille, je peux te dire que ça lui pend au nez si un jour elle est à ma charge. Ils sont faits pour ça, les hospices.
— Ça ne serait pas possible, assura Rosine, choquée. J’aime ma mère.
La gamine hocha la tête.
— Si on se fait chier avec les gens qu’on aime, on finit par ne plus les aimer.
Le lendemain, elle déclara qu’il fallait acheter une jolie robe à Marie-Charlotte en vue de la « rencontre ». Elle s’attira les sarcasmes de la gamine :
— Qu’est-ce que tu t’imagines ? Qu’il a envie de tripoter les petites filles modèles ? T’es loufe, tante ; ton vieux crabe, ce qui l’excite, c’est la gamine qu’il voit dans la rue avec un jean élimé, des tennis cradoches et une chemise d’homme !
— Tu crois ? demanda Rosine, tout de suite vaincue.
— Toi, t’en es restée aux petits livres d’or ; y a qu’à voir le tas de choucroute que tu te trimbales sur la tronche pour s’en rendre compte.
Tantine se sentit bafouée. Elle avait trop le culte de sa chevelure élaborée pour la laisser moquer par l’impertinente.
— Écoute, ma fille, je t’ai pas attendue pour savoir comment je dois me coiffer.
— Non, et c’est dommage, déclara l’effrontée. Enfin, comme on dit : chacun sa merde, hein ?
Rosine sut qu’elle allait devoir avaler pas mal de couleuvres avec sa nièce et qu’il lui faudrait tenir bon.
Rachel était souffrante de sa muflée de la veille, et ne quitta pas son lit. Rosine lui prépara un bouillon de poireaux en l’engueulant de première. Le père Montgauthier ne vint pas au chantier, terrassé lui aussi par les libations. Lorsque Rosine entendit bourdonner l’engin, elle crut à son retour. En réalité, Marie-Charlotte était parvenue à mettre le monstre en marche et faisait joujou dans le terrain vague. Ayant participé à de nombreux vols de voitures avec les garnements de son quartier, elle avait acquis suffisamment de notions en mécanique pour affronter les engins les plus hétéroclites. Invisible dans la cabine vitrée, elle arpentait la terre défoncée et, sûre de ses chenilles, se risquait sur des buttes et dans des creux, ce qui lui procurait des sensations de fête foraine.
— Quelle idée t’a prise de ramener cette petite ici ? grommela Rachel entre deux aigreurs stomacales. Tu trouves qu’on n’est pas suffisamment à l’étroit ?
— Nine n’en pouvait plus d’elle, répondit Rosine ; elle est dure !
— Et c’est toi qui vas la dresser ?
— Cette gosse a besoin de la campagne pour se calmer un peu les nerfs.
— Parce que t’appelles ce bourbier de bidonville la campagne ?
— Au moins, il y a de l’espace ; pendant qu’elle s’amuse avec le bouteur, elle ne pense pas à mal faire.
Rachel soupira et se tourna côté cloison pour essayer de se rendormir. Ce matin-là, le monde ne lui disait rien qui vaille ; elle préférait l’oublier.
Lorsque Rosine avait besoin de téléphoner, elle devait parcourir deux kilomètres avant d’atteindre la maisonnette du garde-barrière (l’un des derniers passages à niveau de ce type qui subsistât dans la grande ceinture). Le préposé vivait là avec sa femme malade et trois gosses. L’épouse qui souffrait d’un cancer faisait de fréquents séjours à l’hôpital pour sa chimiothérapie ; il arrivait qu’elle fût absente lorsque Rosine venait téléphoner, et celle-ci se laissait alors un peu peloter par cet employé subalterne de la S.N.C.F., histoire d’ensoleiller son quotidien plein de grisaille. Il ne sollicitait jamais la permission d’aller « plus loin », ne se sentant pas sûr de soi en présence de la fringante cavale à la crinière de Hun.
Elle descendit téléphoner à Nivolas pendant l’heure du déjeuner.
— J’ai ce qu’il vous faut, monsieur le maire, claironna la gaillarde femme.
— Déjà ? fit-il.
Il continuait d’avoir la joie inquiète du sadique sur le point de s’assouvir. La possibilité de satisfaire ses fantasmes le faisait trembler d’angoisse.
— Je pense que vous serez comblé, poursuivit Rosine. Treize ans, un minois de gamine perverse…
— Bon, bon, ça va, ça va ! interrompit Dieudonné Nivolas. Comment ça se passe ?
— Je vous dirais bien de venir au chantier, mais vous savez comme je suis logée, et puis il y a ma mère infirme. J’ai pensé à un motel. Je prends une chambre avec le sujet. Vous nous rejoignez, je vais faire un tour…
Le programme n’eut pas l’heur de plaire au maire.
— Si on me voit entrer dans un motel, ça fera jaser. Or, tout le monde voit tout le monde.
— C’est juste, admit Rosine. Reste la voiture. Vous venez la chercher et allez vous isoler dans un bois. Mais il y a des yeux dans les bois comme ailleurs. Franchement, l’idée du motel est préférable.
Ils s’autorisèrent un long silence de perplexité. Rosine craignit que Nivolas ne déclarât forfait avant de sauter le pas.
— Écoutez, fit-elle : venez nous prendre à la maison, nous roulerons et trouverons bien une solution. L’occasion fait le larron.
Il accepta.
Le garde-barrière se tenait à l’extérieur, par discrétion, pendant la communication. En entendant le déclic de l’appareil raccroché, il revint. Un sourire sans joie ne parvenait pas à égayer sa gueule de clown démaquillé.
— Comment va votre épouse ? questionna Rosine.
— C’est la fin, répondit le pauvre homme en caressant les seins lourds de sa visiteuse ; elle sortira plus de l’hôpital.
Elle lui prodigua des paroles de réconfort et il en profita pour palper sa moule à travers la robe légère. Elle mit une pièce de dix francs sur la toile cirée de la table.
— Soyez fort, monsieur Macheru.
Ce con la pinçait et tirait sur ses poils pubiens.
« Un abruti, estima Rosine, juste bon à faire dérailler un train à l’occasion. »
Ils l’approchaient avec dévotion, les mains au dos, comme certains visiteurs s’approchent des vitrines hébergeant les joyaux de la Couronne anglaise. Ils tournaient autour de la voiture sans se parler, en proie à une admiration capiteuse. Ça les prenait brusquement, en plein travail. Édouard s’arrêtait de bloquer un boulon, se tournait vers Banane et proposait :
— On va dire bonjour à Julie ?
Il avait baptisé ainsi la 7 B achetée à Salingue. Son apprenti ne se le laissait pas dire deux fois et était le premier à sortir de l’atelier pour gagner la remise où se trouvait l’auto. Elle était bonne à aimer ; ils communiaient dans cette passion sans avoir à se jalouser. La voiture paraissait neuve et n’était qu’harmonie. Ses lignes devaient leur souplesse aux garde-boue fuyants qui donnaient à sa base un côté ailé.
« On n’a jamais trouvé mieux depuis », assurait François Maugis, le garagiste qui avait formé Édouard.
Les deux volets de taille différente qui s’ouvraient sur chaque côté du capot apportaient une connotation de puissance que la voiture, en fait, était loin de mériter. Les phares extérieurs, chromés, encadraient la calandre à chevrons, pareils à des yeux proéminents. À l’arrière, le couvercle métallisé de la roue de secours ajoutait une note sportive au véhicule. Dans le cas présent, ce qui conférait probablement le plus de grâce à la 7 B, c’était sa peinture. La caisse ainsi que le toit étaient d’un beige délicat, très clair, comme du thé au lait, tandis que les ailes marron glacé offraient une brillance de miel brun où se jouaient mille reflets.
Au bout d’un moment consacré à l’enchantement des « retrouvailles », Édouard soulevait un côté du capot et les deux amoureux plongeaient sur les organes de la 7 B.
— Le premier moteur à soupapes en tête et chemises humides, déclarait alors Édouard.
Recueillement. L’instant faisait de la musique. Banane sortait son mouchoir pour effacer une buée imaginaire sur le pare-chocs en forme de moustache à la Maupassant.
Quelquefois, Édouard se plaçait derrière le volant et lançait le moteur ; ils écoutaient son chant mécanique à travers lequel ils décelaient un râle, un gémissement. Il avait besoin d’être réglé, mais Blanvin retardait le moment de porter la main sur l’œuvre d’art, comme s’il attendait d’avoir davantage d’expérience encore pour soigner l’illustre malade. Il remettait la voiture « en ordre », la contemplait une ultime fois, sachant qu’il n’était pas exclu qu’ils y revinssent d’ici la fin de la journée.
— Veux-tu mon humble avis ? fit Banane avant de quitter ce saint lieu.
Édouard l’encouragea d’un acquiescement.
— Faut pas la repeindre, dit le jeune Arabe. T’auras beau faire, jamais tu retrouveras quelque chose d’aussi réussi.
— Salingue avait l’air d’y tenir.
Mais Banane refusa l’argument.
— Salingue a chaud aux miches, dit-il, alors il voudrait te voir transformer cette merveille en machine agricole pour se sentir plus peinard. T’es pas pressé de la revendre, j’espère ?
— Non, convint Édouard.
— Et si ça se trouve, t’as déjà décidé de la conserver pour toi, non ?
Édouard sourit.
— J’en étais sûr ! triompha l’apprenti. Un bijou comme çui-là, on ne le vend que pour donner à manger à ses gosses. Bon, ici, elle est peinarde, grand. T’as pas besoin de la rouler beaucoup : juste un peu, de temps à autre dans la région pour lui dégourdir les pistons.
— Oui, dit Édouard, je ne changerai que les numéros du moteur et du châssis.
— Même pas ! Des tires, il s’en secoue des milliers chaque jour, la police veut pas le savoir et les assureurs en ont pris leur parti ; ils ont augmenté les primes en conséquence. Tu penses bien que dans quinze jours personne saura plus que Julie a existé !
Ils regagnèrent l’atelier. Comme il était midi passé, Banane annonça qu’il allait voir sa sœur à l’hosto. Édouard décida de l’accompagner et ils partirent sur la Honda 500 du jeune homme.
Blanvin traînait un malaise confus depuis les confidences de Rachel. Il ne cessait de s’imaginer, bambin, enfermé dans une prison en compagnie de sa mère, vivant mal la promiscuité avec une autre femme et sa gamine. Il avait envie de rechercher cette petite fille d’autrefois, simplement pour la regarder, voir ce que la vie avait fait d’elle. Il sondait désespérément les limbes de sa prime enfance et, par flashes, récupérait des morceaux d’images. Ainsi, il « voyait » du linge mis à sécher sur une corde tendue au centre d’une pièce et éprouvait la sensation de poursuivre quelqu’un à travers ces étoffes pendues bas. Mais ce devait être son imagination qui lui proposait ces images. Pourtant, il sentait encore son visage fouetté par des étoffes mouillées. Et puis également des odeurs chocolatées. Les prisonnières confectionnaient probablement du Banania ou autre Ovomaltine à leur progéniture. Quelle étrange existence s’était organisée vaille que vaille dans cet espace exigu ? Un jour, après Rachel, il faudrait bien que Rosine lui en parle.
La motocyclette de Banane rugissait en traversant les localités. Édouard se laissait caresser par le vent de la vitesse et « bouffait l’air » voracement.
Dans le couloir, Banane le prévint :
— Te formalise pas si elle t’envoie aux quetsches ; depuis qu’elle a repris connaissance, je suis le seul être qu’elle tolère à peu près. Elle fait une fixation contre nos vieux et mon frangin qui n’osent plus venir la voir. Elle leur hurle après et leur a même balancé sa tasse de tisane !
On avait transféré Najiba de la salle de réanimation dans une chambre à quatre lits. Elle occupait celui qui se trouvait le plus près de la porte. Édouard qui ne l’avait pas revue de quelques jours la trouva profondément changée. Elle avait des traits émaciés et un immense regard brûlant dans lequel on lisait comme une sauvagerie rentrée.
La rude chemise d’hôpital montait jusqu’à sa glotte, mais restait dénouée par-derrière et elle avait le dos entièrement nu.
Elle se tenait assise dans le lit, en biais, mal calée contre deux oreillers. La poignée d’assistance tombant de la potence arrivait au niveau de son front.
— Bonjour, Naji, fit Édouard en s’avançant. Ça boume ?
Il fut impressionné par la transformation qui s’opérait sur le visage de la jeune fille. Son regard dur s’éteignit et une sorte de sourire heureux décrispa ses lèvres pâles.
— Je t’attendais, murmura-t-elle.
Là encore, Édouard fut surpris car elle ne l’avait jamais tutoyé. Il se pencha pour l’embrasser chastement sur la joue, mais sa bouche chercha violemment la sienne et s’y colla. Il sentait son souffle un peu âcre, plutôt écœurant, et domina sa répulsion.
— C’est bien ! fit-il gauchement. C’est très bien.
Il ne trouvait rien de mieux à dire et se sentait niais. Banane, interloqué lui aussi, se tenait à distance, n’osant troubler ces retrouvailles.
— Je t’attendais, répéta Najiba. Pourquoi n’es-tu pas venu ?
— Je suis venu, seulement tu ne t’étais pas encore remise du choc.
— Je ne me souviens de rien.
— C’est toujours ainsi, dans les traumatismes de la tête. Par la suite, ça revient petit à petit.
— Embrasse-moi encore !
Édouard hésita, affreusement gêné. Il regarda Banane, Banane lui sourit, fit une mimique de compliment et brandit le pouce de la victoire. Édouard se pencha sur la blessée et ils échangèrent un vrai baiser d’amoureux, interminable, avec pénétration de langue. Plus que lors du premier, la mauvaise haleine de la jeune fille lui fut pénible.
— Pourquoi m’embrasses-tu comme ça ? demanda-t-il.
— Parce que je suis ta femme !
Elle avança sa main menue vers la poitrine d’Édouard, défit le bouton du haut et la coula dans les poils fournis qui la tapissaient.
— Tu es fort ! balbutia-t-elle.
Elle se dressa davantage dans son lit afin d’interpeller une vieillarde en mauvais état qui gisait dans le lit voisin.
— Madame Orion ! appela-t-elle.
La malade tourna vers elle un visage supplicié.
— Je vous présente mon mari ! lui annonça Najiba.
L’autre gardait la bouche ouverte, une bouche privée de son dentier. Elle eut un acquiescement indifférent et se remit à considérer le plafond où s’inscrivaient les ultimes présages de sa vie.
La chemise de la blessée s’était tordue dans son mouvement pour héler sa voisine. L’un de ses seins était nu, de même qu’une partie de son ventre et une fesse.
— Tu te découvres, fit Édouard. Remets-toi dans une position normale.
Il rajusta la chemise, ensuite les draps, en se disant que ce devait être cela des gestes d’époux.
Un yaourt non terminé voisinait avec une coupe de verre emplie de compote sur la table à pied coudé.
— Tu n’as pas l’air de manger beaucoup, fit Édouard. Il faut que tu te remplumes, ma chérie ; je parie que tu as dû perdre près de cinq kilos !
— Je dois maigrir encore pour te plaire, assura Najiba.
— Quelle sotte idée ! Je déteste les miss Gras-d’os !
Elle se rembrunit.
— Tu vois d’autres femmes ?
— Je ne t’ai pas dit ça !
Elle lui fit une scène de jalousie, à voix basse, puis se prit à pleurer en le suppliant de lui rester fidèle. Il jura tout ce qu’elle voulut et ne la calma qu’avec des baisers passionnés. Au plus fort de ces échanges, elle saisit sa main, l’entraîna sous le drap pour le forcer à caresser son sexe.
— Tu es folle ! protesta Édouard en s’écartant. Il y a du monde !
— Je m’en fous !
Ils la quittèrent sans que son frère se soit approché du lit ; seul Blanvin l’intéressait.
Une fois dans le hall, Édouard s’arrêta.
— Si je m’attendais à ça ! soupira-t-il.
— Et moi donc ! renchérit l’apprenti. Elle se croit ta femme !
— Sais-tu pourquoi ? Parce que pile avant votre accident, je lui ai parlé amour et mariage. C’est resté dans son subconscient pendant son coma prolongé et à son réveil, elle croit que la chose est arrivée. Si elle envoie promener les siens, c’est toujours à cause de notre ultime discussion où je regrettais son attachement à l’Islam.
— Quelles que soient les raisons de cette transformation, la balle est dans ton camp, grand ! conclut Banane.
Édouard prit mal la réflexion.
— Tu ne te figures pas que je vais abuser de la situation ! explosa-t-il. J’ai pas besoin qu’une gonzesse s’éclate la tête pour la séduire !
Un méchant climat régnait dans la voiture haute sur pattes du maire. Rosine se tenait à son côté tandis que la gosse prenait ses aises à l’arrière. Elle s’était vêtue selon son goût, d’un jean effrangé et troué habilement, de santiags neufs, et d’un pull marine à col roulé déniché dans les effets de sa tante.
En début d’après-midi, Dieudonné Nivolas était venu les chercher au chantier, avec la mine inquiète d’un trafiquant de drogue prenant livraison de la marchandise. Il avait la parole haletante et c’est tout juste s’il avait jeté un coup d’œil à Marie-Charlotte lorsque Rosine la lui avait présentée.
En conduisant, il l’observait dans son rétroviseur, lui dérobant son regard sitôt qu’elle lui confiait le sien.
Pendant qu’il pilotait, Rosine se pencha sur lui et interrogea :
— C’est bien ce que vous souhaitiez ?
Il répondit d’un grognement qui ne signifiait rien.
Comme le silence s’épaississait dangereusement, il finit par lâcher d’un ton acerbe :
— Un type qui fout la merde, c’est Élie Mazureau !
— Connais pas, répondit Rosine.
— C’est un de mes conseillers municipaux, il fait le taxi. La tête de lard dans toute son horreur. Il est venu me demander des explications au sujet de votre putain de chantier. J’ai tenté de calmer le jeu, mais ce con est du genre fouille-merde. Il promet de constituer un dossier qu’il soumettra au prochain conseil !
Rosine rougit et ne trouva rien à répondre. Elle voyait son affaire mal engagée. Déjà au niveau de leur escapade à trois. Nivolas roulait au hasard, dans les endroits les plus déserts possible. Il se comportait comme un homme aux abois et la luronne pensait qu’un mâle dans cet état n’a guère envie d’assouvir ses bas instincts. Elle voyait approcher le moment où le marchand de grains les ramènerait à leur wagon sans avoir touché Marie-Charlotte du bout d’un doigt.
La situation s’appesantissait, devenait franchement stupide. Dès lors, loin de l’aider, il lui ferait porter le poids de sa déconvenue.
Au plus cuisant de son incertitude, la gamine prit la parole. Jusqu’alors elle n’avait pas proféré un mot. Tout comme sa tante, elle voyait se détériorer la situation ambiguë.
— Tantine, dit-elle, je viens de voir une pancarte : Poissy 8 kilomètres. Pourquoi tu ne demanderais pas à ce monsieur de t’y déposer ? Tu en profiterais pour faire les commissions pendant qu’on se baladerait ?
L’intervention de la gamine détendit l’atmosphère orageuse ; Rosine et Dieudonné réalisèrent qu’elle était uniquement due à la tante. Sa complaisance n’atténuait pas l’effet désastreux de sa présence.
— Alors ? demanda Nivolas.
— Excellente idée ! admit Rosine. Je dois justement m’acheter un chemisier.
Elle fut déposée à l’orée du pont de Poissy. Marie-Charlotte demanda alors la permission de passer à l’avant de la jeep ; elle lui fut accordée.
Leur solitude les rasséréna.
— Tu as une drôle de tante, attaqua le maire.
— Je crois plutôt que c’est elle qui a une drôle de nièce, rectifia Marie-Charlotte.
— Déjà le sens de la repartie ! apprécia Nivolas.
— Je suis une enfant précoce, admit-elle.
— Précoce pour quoi ?
— Pour tout.
— Par exemple ?
— Par exemple pour ça !
Elle avança sa main sur la braguette du bonhomme, l’y promenant lentement jusqu’à ce que naisse une protubérance.
Il ne s’attendait pas à une attaque aussi catégorique.
— En somme, tu es une petite salope ? fit le maire.
— Je crois bien, et j’adore l’être avec les vieux salauds. Les jeunes sont des lapins. Toc toc et ils n’en reviennent pas d’avoir joui. Tandis qu’un homme comme vous, c’est vachement opérationnel !
— Tu en as beaucoup connu, des hommes comme moi ?
— Juste un : mon prof d’anglais. Il a une chose longue comme ça. L’autre jour, j’ai failli m’étouffer.
Nivolas sentait croître dans sa viande une folie sexuelle incontrôlable.
— Oh ! charogne, marmonna-t-il. Oh ! charogne de merde, où est-ce qu’on pourrait bien aller ?
— Vous vous noyez dans un verre d’eau, assura-t-elle. Les hommes sont stupides de vouloir se cacher pour faire l’amour. Ils s’arrêtent dans un sentier ou je ne sais quoi et sont surpris une fois sur deux. C’est sur la hauteur qu’il faut aller. (Elle désigna une colline qui surplombait un méandre de la Seine.) Vous grimpez là-haut. Une fois au sommet, vous quittez la route avec votre tout terrain et vous vous arrêtez au milieu de la lande. Pas un arbre ! Il suffit de regarder de temps à autre s’il vient quelqu’un ; c’est la solitude complète.
L’homme rugit aussi fort que le moteur surmené de sa Cherokee et partit à la conquête de ses fantasmes.
Les trois femmes dormaient dans le wagon. Rosine avait aménagé une couche à Marie-Charlotte avec de vieux cartons, des sacs et une couette posée sur le tout.
Le sommeil de l’enfant était perturbé par les ronflements de Rachel qui, comme presque toujours chez les vieillards, faisaient songer à des râles d’agonie. Elle s’éveillait fréquemment et mettait du temps à se rendormir. Elle haïssait sa grand-tante qu’elle jugeait pestilentielle et grincheuse. Pour stopper son insupportable bruit nocturne, elle sifflait, mais la vieille recette ne donnait pas grand résultat : c’est tout juste si Rachel s’interrompait le temps de trois ou quatre aspirations avant de repartir avec plus d’acharnement.
Marie-Charlotte commençait à trouver son séjour au chantier suffisant. N’eût été le bulldozer qui la distrayait, elle s’ennuyait ferme. La séance galante avec Dieudonné Nivolas ne l’avait même pas amusée. Ce type était commun, sanguin et privé de toute fantaisie. Il s’était assouvi prestement, de manière animale, sans préludes d’aucune sorte. Elle l’avait subi avec une résignation quasi professionnelle de putain. Aussitôt après, il n’avait plus eu qu’une hâte : se débarrasser des deux femmes et, à Poissy, il avait remis de l’argent à la petite en lui demandant de rentrer en taxi.
Malgré tout, il avait cédé à ses instances lorsqu’elle lui avait demandé de s’arrêter dans un bistrot de campagne, pour boire un Coca et aller aux toilettes.
Il avait commencé par alléguer qu’il était pressé, mais la colère de Marie-Charlotte lui avait fait peur. Ils avaient bu au comptoir d’une boulangerie-estaminet tenue par une petite femme à l’aspect méditerranéen. Elle avait guidé l’adolescente aux toilettes qu’elle prétendait ne pas trouver. Depuis cette sortie, on n’avait plus revu M. le maire.
Trois jours plus tard, le garde municipal était venu apporter un document à Rosine Blanvin lui enjoignant de se rendre dans les plus brefs délais à la mairie pour être entendue à propos des déprédations que ses travaux avaient causées aux canalisations d’eau. La femme au théâtral chignon éructait devant la vilenie du maire qui, loin de tenir ses engagements, la bafouait. Elle lui avait téléphoné de chez le garde-barrière. « J’ignore à quoi vous faites allusion, madame Blanvin, mais je crains que vous ne vous mettiez dans une fâcheuse situation en formulant contre moi de graves accusations accompagnées d’un odieux chantage. »
Puis il avait raccroché.
Quand, désespérée, elle revint au chantier, Marie-Charlotte ne s’y trouvait plus. Rachel lui dit qu’elle était partie sans emporter ses effets personnels, après avoir pris un peu d’argent dans la vieille boîte à biscuits où l’on serrait le fric courant.
Elle soupira, bien consciente que sa petite pensionnaire ne pouvait s’attarder longtemps dans cet endroit sinistre et remit au lendemain la corvée de téléphoner à Nine pour lui apprendre cette nouvelle fugue.
Trois heures plus tard la gosse réapparut en compagnie de deux gendarmes. Elle n’avait rien d’une prévenue et semblait, bien au contraire, être très à l’aise avec eux.
Rosine fut frappée par l’expression gentille de la petite garce. Tout en elle reflétait l’innocence, la soumission, l’acceptation de ses misères d’enfant.
— Mon Dieu, qu’est-ce que tu as fait ? s’écria sa tante en la découvrant en pareil équipage.
Le plus vieux des gendarmes la calma d’un geste.
— Si vous aviez un instant, madame Blanvin…
Il l’attira à l’écart et Rosine n’eut que le temps d’enregistrer le clin d’œil rusé que lui décochait sa nièce.
Le pandore avait une tête de brave homme, père de famille à n’en pas douter. Il sentait le cuir, le drap militaire, l’eau de Cologne d’épicier. L’une de ses paupières, abîmée par un accident, déviait du côté de la tempe.
— C’est une histoire délicate, fit-il. Vous êtes la tutrice de l’enfant ?
— Seulement sa tante, rectifia Rosine ; elle est en vacances.
— Elle a dit ne vous avoir parlé de rien parce qu’elle craignait d’être grondée.
— Parler de quoi ? s’inquiéta Rosine.
— Eh bien voilà. Il y a trois jours, se promenant dans la campagne, elle aurait été abordée par Dieudonné Nivolas, le maire de Saint-Maugis, qui passait en voiture. Il lui aurait proposé une promenade que, sans méfiance, la petite aurait acceptée. M. Nivolas se serait ensuite arrêté dans un endroit escarpé et aurait abusé d’elle.
La malheureuse Rosine endurait le martyre. « Dans quelle merde cette sale petite connasse nous a-t-elle fourrées ! » songeait-elle.
Sa colère rentrée passa pour de l’indignation aux yeux du gendarme.
— Vous comprenez, madame Blanvin, au début on a cru à une affabulation, ça arrive que les gamines de cet âge se montent le bourrichon ; seulement elle a des preuves !
— Des preuves ? bredouilla Rosine.
Le militaire sortit de sa giberne une pochette de plastique contenant un mouchoir roulé. Dans l’un des angles, Nine, la mère de Marie-Charlotte, avait brodé les initiales de l’enfant (la broderie constituait son passe-temps favori). Les deux lettres M et C composaient un papillon stylisé aux couleurs variées, c’était à la fois niais et charmant.
— Vous reconnaissez le mouchoir de votre nièce ?
— Tout à fait.
— Il est fortement imprégné de sperme ; l’enfant prétend s’être essuyée avec après l’acte. Nous allons donner ce mouchoir au laboratoire de police et si l’enquête révèle que cette semence est bien celle du maire, ce sera les assises pour lui, madame Blanvin, malgré tous les appuis politiques dont il dispose.
— Quelle horreur ! s’écria Rosine, sincèrement épouvantée à la perspective d’un tel procès.
— Autre chose, reprit le brigadier. L’adolescente déclare qu’au cours de la promenade, ils se seraient arrêtés pour prendre une consommation à Potanche. Elle a prié la tenancière de lui montrer les toilettes et lui a déclaré que l’homme qui se trouvait avec elle la pelotait. La commerçante qui avait reconnu le maire l’a rassurée. Nous sommes passés chez elle, elle reconnaît les faits.
— Quelle affaire ! soupira Rosine.
Elle chercha sa nièce des yeux et la vit qui servait à boire à Rachel.
« La foutue garce ! On lui donnerait le bon Dieu sans confession ! »
Elle risqua :
— S’il y a procès, ça va être terrible pour la petite ; elle restera doublement traumatisée, vous ne pensez pas ? Sa vie sera fichue, vous savez comment sont les gens ?
— Je sais, mais on ne peut éviter ça ! Le viol d’un enfant est un délit extrêmement grave.
Il y eut un silence.
Rosine songeait qu’une fois aux assises, le maire raconterait la vérité sur l’affaire, n’ayant plus rien à perdre.
— C’est étrange, reprit-elle. Pendant ces trois jours, Marie-Charlotte a eu le même comportement que d’habitude, elle ne semblait pas tourmentée…
— Les filles cachent bien leur jeu, assura le brigadier ; j’en ai trois, je sais de quoi je parle.
Rosine crut déceler une ouverture. Elle saisit le bras du gendarme et le pétrit frénétiquement.
— Monsieur, chuchota-t-elle, avant d’être un rouage de la loi, vous êtes un homme ; si vous étiez dans ma situation, que feriez-vous ? Répondez-moi en votre âme et conscience.
L’homme considéra la superbe poitrine de Rosine et éprouva un coup de flou plutôt agréable. Lui, admirait la construction capillaire surmontant la gaillarde. Elle correspondait exactement au style de femme qu’il aimait trousser. Son œil ébréché brilla d’une lueur concupiscente.
— Moi, c’est différent, finit-il par répondre.
— Comment cela ?
— Je suis un homme. Je commencerais par défoncer la gueule du type.
— D’accord, et après ? Vous adorez vos filles, je le sens bien, vous avez le souci de leur avenir. Vous imaginez l’une d’elles à la barre des témoins, racontant qu’elle a été pénétrée par un sadique ?
— Eh oui, je sais bien, murmura le brigadier. Ici, nous avons affaire à un notable ; il devrait réparer un peu son crime en dotant la petite par exemple ?
Bien qu’il eût la voix rude, Rosine crut entendre un chant d’oiseau.
— Écoutez, fit le bonhomme, on va dormir dessus pour se donner le temps de la réflexion.
— D’accord.
— Je reviendrai demain.
Elle lui flanqua un regard de mille volts dans la figure.
— Dites-moi à quelle heure, je m’arrangerai pour être seule.
Il eut quelque mal à avaler sa salive.
— Vers dix heures, ça joue ? Je viendrai seul, aussi.
Elle eut un doux sourire plein d’indulgence et de promesses.
— D’ici là, il y a une chose que je vous demanderai de faire, c’est de téléphoner au maire pour le mettre au courant ; qu’il commence à faire dans son froc, ce fumier.
— Comptez sur moi. Vous voulez qu’on l’appelle de la voiture ?
— Vous êtes un amour, ça ne me déplairait pas d’assister à ça !
Ils prirent place dans la Juvaquatre bleue frappée aux armes de la Gendarmerie Nationale.
Pendant qu’ils téléphonaient à Nivolas, Édouard survint au volant de la nouvelle 7 B. Il eut un haut-le-corps en découvrant Rachel et Marie-Charlotte en « douteuse » compagnie d’un jeune gendarme. Il stoppa son véhicule à bonne distance, le laissant derrière un transformateur et s’avança. Cela faisait des années qu’il n’avait vu Marie-Charlotte et il conservait le souvenir d’une fillette pénible, au regard effronté.
— Comment se fait-il que tu sois ici ? lui lança-t-il de loin.
Elle vint au-devant de lui, déjà chatte, enveloppante, œil de velours.
Ils s’embrassèrent. Marie-Charlotte expliqua à son cousin que Rosine avait décidé de la prendre quelque temps au chantier pour la changer d’air. Édouard qui avait entendu parler de ses frasques, demanda, montrant le gendarme :
— Tu as des problèmes ?
— On te racontera quand ils seront partis !
Il vint embrasser Rachel qui présentait un visage de bois. Elle le voulait inexpressif, mais il trahissait cependant une vive hostilité. La présence de la petite pécore lui gâchait la vie. Elle avait espéré qu’elle s’était enfuie, mais en la voyant réapparaître avec les gendarmes, elle comprenait que des maléfices s’accumulaient sur Rosine et sur elle.
Le jeune pandore eut un bref salut militaire.
— Je suis Édouard Blanvin, le fils de la maison, se présenta l’arrivant en désignant le wagon. Quelque chose ne va pas ?
L’interpellé hocha la tête sans répondre. Il ôta son képi pour essuyer avec son mouchoir le cercle de cuir garnissant le bord intérieur.
Édouard s’accroupit devant les genoux de la vieille femme.
— Tu n’as pas l’air en forme, mémé ?
— T’as déjà vu des vieillardes infirmes qui soient en forme, toi ?
Elle fit une grimace en direction de Marie-Charlotte pour signifier à son petit-fils que c’était la présence de l’adolescente qui la contrariait.
Rosine sortit de la Juvaquatre, rouge et ravie. Elle avait pris un pied d’enfer à entendre les vociférations du maire, ses protestations et puis ce brusque silence quand le brigadier avait parlé du mouchoir. Comme il ergotait pauvrement, avant que sa nature de père fouettard ne reprenne le dessus ! Il gueulait au coup monté, à la calomnie, jurait qu’il ne se laisserait pas faire et qu’il aurait la peau de tout le monde ! Conseillait au brigadier de penser à sa carrière qu’une affaire aussi tordue risquait de faire capoter. Il l’avait en sympathie et ça lui ferait mal aux seins qu’il se cassât les reins sur une telle ignominie. Il conjura le gendarme de ne souffler mot de l’histoire à quiconque avant d’avoir eu une conversation avec lui.
La Juvaquatre repartit bientôt. Rosine avait prodigué les caresses qui convenaient, elles constituaient des arrhes versées sur leur rencontre du lendemain.
Maintenant, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’audace et le sang-froid de Marie-Charlotte.
Elle rejoignit le trio et embrassa Édouard.
— Chapeau ! lança-t-elle à la gamine, tu iras loin ! Le coup du mouchoir, c’était prémédité ?
— Qu’est-ce que tu crois, tantine ? Et l’arrêt au bistrot également. Ton sale mec ne m’inspirait pas confiance, j’étais certaine qu’il allait nous blouser.
— On me raconte ou me laisse mourir idiot ? s’impatienta Édouard.
Sa mère lui prit le bras et l’entraîna vers le chantier, ce qui déchaîna la colère de Rachel.
— Merci pour elle ! leur lança la vieille femme. J’en ai plein le cul de jouer les potiches cassées. Foutez-moi à l’hospice, bordel, que je rigole un peu !
Marie-Charlotte approcha sa bouche de l’oreille blanche de mémé. Une oreille de morte où le sang ne passait plus et qui se décomposait de l’intérieur.
— Tu la fermes, sorcière, sinon j’enfonce une betterave dans ta sale gueule, sans enlever la terre qui est après !
Foudroyée par une telle apostrophe, Rachel se tut et dévisagea l’adolescente.
— Fais pas ces yeux, espèce de vieux candélabre, fit Marie-Charlotte, et inutile de gueuler au charron pour ameuter la grosse et son grand glandeur, tu le paierais trop cher ! Tu as l’âge où, quand on n’est pas encore mort, faut savoir s’écraser ; quand on existe à peine, on se fait inexistant. C’est ma manière de voir les choses, je suis une surdouée !
Elle s’était assise au pied du fauteuil voltaire et jouait aux osselets avec des petits cailloux. Son discours ne s’adressait pas vraiment à Rachel ; c’étaient des mots qui sortaient d’elle, une extériorisation quasi involontaire du ferment de haine qui l’habitait.
— Tu pues, ajouta-t-elle. Tu pues, mais y a rien à tenter pour atténuer l’odeur. On te briquerait la carcasse à la lessive Saint-Marc, tu puerais encore. C’est pas seulement ta viande qui fouette, c’est ton âge. Un vieux, y a plus rien à espérer, plus rien à tenter ; moi, si les petits cochons ne me bouffent pas avant, à trente ans je me bute, j’ai pas envie d’aller plus loin. À quoi ça servirait d’être une surdouée si c’est pour exister aussi longtemps que les autres ?
Elle cessa de débiter ses délires en voyant revenir le couple. Édouard semblait furieux. Pour la première fois de sa vie, il venait de traiter Rosine de maquerelle.
— Utiliser une gamine perverse pour éviter de payer tes conneries, c’est inconcevable ! Tu vas voir comment tout ça va dégénérer, à présent que tu as allumé la mèche !
Profondément choqué par la basse manœuvre de Rosine, il l’imaginait dans sa cellule d’autrefois, macérant dans un univers libidineux, à parler la langue mauvaise des détenues, à rire grassement d’allusions grossières, et — qui sait ? — , se livrant peut-être à des attouchements avec sa compagne de détention pendant que les marmots dormaient ?
« Ma mère est une pute ! Une femme sans moralité ! »
Et lui-même, qu’était-il ? N’achetait-il pas des voitures à la provenance plus que douteuse afin de les maquiller ? En aurait-il fallu beaucoup pour qu’il basculât dans l’arnaque ? S’il n’avait été préservé par son hobby des tractions avant et son amour de la mécanique, où en serait-il aujourd’hui ?
Rosine restait indécise. L’affolement de Dieudonné Nivolas la rassurait, mais elle redoutait que le trop zélé brigadier, conseillé par ses supérieurs, n’enclenche le processus irréversible qui conduirait à un procès tapageur et l’obligerait à quitter la contrée.
— Ta petite pute de nièce ressemble à une vipère, avec ses yeux pincés de chaque côté de son nez. Tu vas la rembarquer d’urgence, au besoin je la reconduirai chez Nine. C’est de la saloperie en branche, cette gosse. Tout en elle sue la malfaisance. Tu t’en rends compte ou pas, Rosine ?
Elle restait immobile, silencieuse mais donnait raison à son fils intérieurement.
— Drôle de complice que tu es allée pêcher là, reprit le garçon qui ne parvenait pas à se vider de sa rancœur. Ma parole, tu perds la tête au bord de ton trou plein de flotte ! Tu peux enfin me dire ce que tu maquilles dans ce terrain ?
Elle s’obstina dans son silence et sa grise mine.
— Tu pourrais parler, soupira Édouard.
Elle dit :
— Il paraît que tu as frappé Fausto, l’autre jour, pendant mon absence ?
Il ne put s’empêcher d’admirer le tranquille machiavélisme des femmes qui se dérobent aux questions brûlantes en en posant d’autres sur un sujet différent.
— Oh ! une tarte !
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Toujours la même chose : il baise ma mère et ça me gonfle.
Un grondement de moteur les fit taire. La Cherokee noire de Dieudonné Nivolas surgit dans un nuage de terre sèche, fonça sur le groupe et s’arrêta de justesse à deux mètres des Blanvin.
Le maire en jaillit, apoplectique, le regard fou.
Il ne regarda personne d’autre que Rosine et se rua sur elle.
— Bougre de truie ! Pourriture ! Vérolée !
Édouard s’interposa et saisit Nivolas par les revers de sa grosse veste de velours.
— Moment ! C’est ma mère ! dit-il d’une voix blanche.
— T’as pas de quoi être fier ! repartit le maire.
Blanvin rejeta son buste en arrière, puis abattit de toutes ses forces son crâne dans la figure de Nivolas. Le choc fut sourd. Le maire poussa une plainte et tituba avant de tomber assis devant son antagoniste.
Édouard attendit calmement la suite. Le maire raclait le sol du talon. Son nez éclaté pissait le sang. Il émettait des cris pareils aux jappements d’un chien. Rage et douleur mêlées lui faisaient perdre toute dignité. Il suffoquait dans son besoin de lancer des injures.
— Flanquez-lui un seau d’eau dans la gueule ! conseilla Rachel, ça le ravigotera.
Ce fut la péronnelle qui souscrivit à sa requête. Elle revint avec un récipient de plastique dans lequel on avait mis à tremper des haricots secs, le propulsa au visage de Dieudonné. La douche froide accrut son étouffement. Les soissons blancs s’accrochaient à sa tignasse rêche, glissaient par l’échancrure de sa chemise ainsi qu’à l’intérieur du veston. Une fève restait collée dans le sang tapissant son menton.
Quand il put parler, il lança à Édouard :
— Tu ne me fais pas peur, fils de pute !
— Je vais te massacrer si tu t’obstines, avertit Blanvin. Tu comparaîtras aux assises dans un fauteuil roulant.
— Après toi ! grinça le maire.
— Seulement moi j’aurai été acquitté, bougre de sadique. Déglinguer un violeur d’enfants, c’est pas cher, crois-moi ! Tout le monde est avec lui.
— C’est un coup monté, balbutia le maire.
— Tu raconteras ça aux jurés.
Soudain, la voix acide de Marie-Charlotte s’éleva :
— Levez-vous, monsieur le maire, il faut que je vous parle en tête à tête.
— Toi, tu t’écrases ! intervint Édouard.
Elle mit ses mains sur ses hanches.
— Je m’écraserai pas et je lui parlerai. J’ai le droit, grand con ! Qui est-ce qui a été violé ? Toi ou moi ?
Édouard essuya la sueur de son front d’un revers de manche.
— Écoute, Rosine, dit-il, enlève cette petite charogne de ma vue, sinon je ne réponds de rien !
Ses menaces n’affectèrent pas Marie-Charlotte. Sans plus s’occuper de son cousin, elle invita du geste Nivolas à la suivre. Il était parvenu à se mettre sur les genoux. Il se tenait penché : du sang et des haricots tombaient de lui. La scène évoquait quelque film américain de l’époque Steinbeck ou Caldwell. Ce wagon sans roues, ce bulldozer rouillé, la vieille infirme dans un fauteuil voltaire et ce gros type ensanglanté qui restait à genoux au bord d’une excavation, tout contribuait à composer une ambiance baroque.
— Allons, venez, bordel ! s’impatienta la gosse. Vous étiez plus fringant, l’autre après-midi, avec votre paf violacé et vos gros doigts dégueulasses qui m’écartaient les fesses !
Il paraissait totalement dominé, se leva et la suivit jusqu’à un vieux tronc d’arbre où ils s’assirent, le dos tourné aux Blanvin.
— Cette gamine est un monstre, murmura Rachel. Doudou a raison, ma grande : il faut absolument qu’elle s’en aille !
Elle tenta de se rendormir, malgré les ronflements de la vieille, mais n’y parvint pas. Pour couronner la « fête nocturne », Rosine devait vivre un rêve lubrique car elle geignait à la manière des partenaires interchangeables des films X. Marie-Charlotte se dressa sur les coudes pour regarder en direction de la large porte coulissante. Un rai de lumière filtrait sous les fortes pièces de bois, annonçant le jour nouveau.
Elle crut entendre marcher à l’extérieur. Identifia un pas d’homme précautionneux. Elle aurait dû s’effrayer, au contraire, elle n’éprouva que de la curiosité. Elle réfléchit sur la conduite à tenir. Devait-elle réveiller Rosine ou aller seule aux nouvelles ? Elle se dit que rien ne pressait. Chose curieuse, le bichon de Rachel dormait comme sa maîtresse, lové sous son bras valide ; il restait insensible à ce léger bruit de pas ; peut-être qu’il ne le percevait pas, dans la touffeur du lit ?
Marie-Charlotte avait eu la tentation, à plusieurs reprises, de jeter subrepticement le petit animal sous une chenille du bouteur pendant que le père Montgauthier le manœuvrait. Elle n’éprouvait pas d’antipathie pour l’animal mais rêvait de voir pleurer Rachel. Maintenant qu’elle faisait front contre Rosine avec son petit-fils, Marie-Charlotte prévoyait que son séjour au chantier allait se terminer dès que serait réglée l’affaire du viol.
Elle s’enorgueillissait de la façon dont elle avait conduit l’entretien avec le maire blessé. Il respirait avec la bouche à cause de son nez cassé, de ses narines gonflées de sang séché, et des larmes perlaient à ses paupières. En un instant, Nivolas s’était mué en un gros petit garçon malheureux. Il n’éveillait pas sa compassion car elle n’en éprouvait jamais, sauf pour elle-même parfois ; mais l’attitude pantelante du bonhomme assurait Marie-Charlotte de sa supériorité. Dans le fond, ils étaient tous des enfants, comparés à elle : Rachel, Rosine et même ce fier-à-bras d’Édouard. Des êtres qui ne seraient jamais terminés et qui subissaient la vie au lieu de vouloir la dompter.
Alors elle avait posé sa frêle main aux ongles sales sur l’énorme genou du marchand de grains.
« — Tout ça est de votre faute, monsieur le maire. Il faut toujours jouer franc-jeu. Ma tante vous propose un marché, vous l’acceptez et n’avez rien de plus pressé que de la flouer. Dégueulasse. Maintenant, dites-vous que si ça ne s’arrange pas, nez cassé ou pas, vous passez aux assises, mon vieux ! Ça fera riche. Dix ans de réclusion : votre carrière aux chiottes ; la ruine, et tout le monde, à commencer par votre famille, vous traite en pestiféré. Vous comprenez que les preuves sont là : mon mouchoir brodé de mes initiales, plein de votre foutre à la con ! Et puis dites : le bistrot. Vous vous rappelez ? Je voulais à toute force m’arrêter. Ensuite j’ai prétendu que je ne trouvais pas les w.-c., c’était pour parler à la patronne. Je lui ai dit que vous me mettiez la main entre les jambes en conduisant. Elle a déjà témoigné devant les gendarmes. »
« — Quelle saloperie tu es ! » marmonna Nivolas.
Elle gloussa :
« — Oh ! ça, c’est rien : je débute. Plus tard, j’accomplirai des trucs dont personne n’a idée. Je suis une enfant prodige ! Si vous saviez comme je me sens vieille, déjà ! Ça me fait comme si j’avais toujours existé et que je sache tout sur les choses et sur les gens. »
Il ne répondait pas. L’écoutait-il ? Il caressait son nez tuméfié, soufflant comme un phoque dans l’eau.
« — Au point où nous en sommes, il s’agit de bien prendre les choses en main, continua Marie-Charlotte. Prendre les choses en main, ça veut dire quoi ? Que vous tenez vos engagements et que ma tante et moi on s’arrange pour que la police arrête les poursuites, non ? »
Comme il se taisait encore, elle monta le ton :
« — Vous m’entendez ou quoi, vieux con ? »
« — Oui, oui ! » s’empressa le maire.
« — Alors réagissez, bordel ! Stopper l’enquête ne sera pas facile : il va falloir que je me rétracte en partie, mais je trouverai. De votre côté, vous prenez en charge l’histoire de la source (elle pouffa en évoquant la crédulité de Rosine) et vous me donnez cent mille francs en liquide à titre de dédommagement. »
« — Comment ! sursauta Nivolas. Qu’est-ce que c’est que ça ? Cent mille francs ! »
« — C’est donné, si vous réfléchissez que je peux briser votre vie. Je taxe votre conduite, mon gros. Non seulement vous m’avez violée, mais vous avez blousé ma tante. »
« — Violée, c’est vite dit ; tu étais consentante ! »
« — Consentante ! Après avoir confié à la bistrote que j’avais peur ? »
À l’évocation de la scène, elle rit dans les pénombres de l’aube. Elle tenait le couteau par le manche, la bougresse. Le lendemain, il lui remettait une enveloppe rebondie en cachette de sa tante, jurait que la Compagnie des Eaux ne se livrerait à aucune poursuite, la commune prenant en charge les travaux de réfection ainsi que la facture de la flotte perdue. De son côté, elle déclara au brigadier qu’en fait le maire ne l’avait pas pénétrée mais qu’il s’était simplement « soulagé » devant elle. Sciemment, Marie-Charlotte reprenait son petit air pervers, si bien que le gendarme, troublé par cette volte et soucieux de ne pas s’engager dans une croisade tapageuse contre un personnage important de la contrée avait préféré en rester là. La complaisance dont Rosine avait fait preuve avec lui n’était pas étrangère à son renoncement.
Le pas s’était éloigné en direction des terrassements et elle n’entendait plus rien. Elle se leva sans bruit, prit ses sandales et sortit en entrouvrant à peine la porte coulissante.
Le temps était gris sous le restant de nuit. Rien ne brillait au ciel et l’on voyait encore luire les lampadaires de la grand-route, au loin, en contrebas.
La première chose qu’elle aperçut, ce fut une voiture à quelque distance ; au-dessus du pare-brise le mot « Taxi » était resté éclairé. Marie-Charlotte perçut un bruit d’éboulis dans la direction opposée. Elle chaussa ses sandales de cuir et s’avança vers l’excavation. Elle découvrit alors le gros chauffeur bourru qui avait conduit sa tante à Paris, le jour où Rosine l’avait emmenée. Il paraissait plus trapu que la première fois, dans sa veste de cuir râpé. Sa casquette démodée était rejetée derrière sa tête pour lui permettre d’utiliser un appareil photographique. Il prenait photo sur photo. Le grignotement du chargeur retentissait dans l’air immobile du petit matin.
Une bouffée de colère s’empara de la gamine et elle se dirigea le plus silencieusement qu’elle le put vers le bonhomme. Elle portait sa tenue de nuit : un slip et un tee-shirt qui flottait sur ses cuisses maigrichonnes.
Lorsqu’elle fut très proche du photographe, elle l’interpella :
— Qu’est-ce que vous fabriquez ?
Le taxi se retourna, vit la fille et, la jugeant peu digne d’intérêt, continua de prendre des clichés.
— Je vous demande ce que vous faites ! cria Marie-Charlotte.
— Un dossier ! répondit-il.
— Un dossier pour quoi ?
— Pour mes collègues de la municipalité. Le maire est en train de nous endormir avec cette affaire de canalisation saccagée. Il prétend faire supporter à la commune le prix de cette déprédation. D’autre part, aucun permis n’a été délivré concernant ces travaux.
Il se tut car une furie en petite culotte venait de se précipiter sur lui et de saisir la dragonne de son appareil. Elle le lui arracha des mains.
— Rends-moi ça tout de suite ! fulmina le taxi.
— Quand j’aurai récupéré la pellicule ! fit-elle. Vous êtes sur une propriété privée et je vous interdis de prendre des photos !
Il voulut récupérer son bien ; d’une cabriole de chevrette, elle se mit hors de sa portée.
— Ça va mal aller ! vociféra le « bourru » en s’approchant.
Pour le tenir à distance, elle décrivit des moulinets avec l’appareil.
— Casse-le et tu verras cette avoinée ! gronda le chauffeur de taxi.
Il risqua un bond en avant afin de saisir la courroie, rata son geste, trébucha, et la grosse boîte noire heurta sa tempe à toute volée. L’homme tomba d’un seul coup. Marie-Charlotte cessa de faire tournoyer le lourd Kodak. Il pendait maintenant au bout de son bras et lui paraissait soudain très lourd.
Elle attendit un instant, complètement sidérée de le voir gésir dans une totale immobilité. Rien en lui ne bougeait : ni ses membres ni son visage.
« Putain, soupira-t-elle, je ne l’ai tout de même pas tué ! »
Elle s’accroupit devant sa victime et fit des gestes qu’elle avait souvent vu accomplir dans les films : elle palpa la gorge du chauffeur, puis son poignet, chercha enfin les battements de son cœur avec la main glissée sur sa poitrine. Cet attouchement lui donna un spasme. Elle faillit vomir tant le contact de cette peau tiède sur laquelle végétaient des petites touffes de poils l’incommodait. Rien !
« Il est vraiment mort ! Mais comment ça se peut ? Juste un coup à la tempe ! »
Elle repensait à des combats de boxe télévisés au cours desquels les adversaires se martelaient le visage sans même tituber.
« Oh ! la merde ! Me voilà dans de jolis draps ! »
Elle frappait la terre visqueuse à coups de talons rageurs.
Pendant qu’elle s’agitait, des idées s’organisaient dans sa tête de « surdouée ». Elle consulta sa Swatch. Six heures cinq ! Elle trotta jusqu’au bulldozer et le mit en marche.
Il lui fallut un quart d’heure pour creuser un trou profond d’environ cinq mètres dans le flanc de la cuvette. Les énormes dents de la pelleteuse mordaient facilement la terre humide. De temps à autre, elle regardait les abords du chantier depuis sa cabine, mais l’univers paraissait vide et nulle vie, même animale, ne se manifestait. Saisir le corps du chauffeur avec la mâchoire d’acier lui prit du temps car il retombait, étant mal assuré dans la benne ouvrante. Enfin elle parvint à l’enfouir dans le trou. Avant de reboucher ce dernier, elle s’en fut inspecter l’endroit où l’homme venait de mourir. Un instant, elle eut la convoitise de conserver son appareil, mais c’eût été follement imprudent, aussi alla-t-elle le jeter dans la fosse ainsi que sa casquette. Après quoi elle reboucha le trou. Tout en tassant la terre, elle se demandait ce qu’elle ferait de la voiture. Elle savait conduire, ayant volé force bagnoles, seulement elle ne pouvait guère affronter la circulation en plein jour !
« L’enterrement » achevé, elle alla à l’auto. Son cœur se serra lorsqu’elle constata que le type avait conservé la clé de contact. Heureusement, elle savait raccorder les fils.
Bientôt elle quitta les abords du wagon. Elle se tenait presque debout pour pouvoir atteindre les pédales et conduisait lentement. Parvenue au bout de leur chemin, elle obliqua sur la droite, en direction de la forêt.
« Pourvu que je ne rencontre personne ! Si quelqu’un me voit conduire ce bahut, tout est foutu ! »
À l’abri des arbres, elle se sentit davantage rassurée. Au sein du bois, la nuit durait encore. Marie-Charlotte continua d’emprunter le chemin aux profondes ornières sur lequel le taxi tanguait. Elle s’était promenée par ici, quelques jours auparavant, et savait que la forêt cessait bientôt. Ensuite, le chemin devenait l’affluent d’une route dite « panoramique », ainsi qualifiée parce qu’elle dominait une vallée. Elle choisit de l’emprunter sur la gauche. Il convenait d’éloigner le plus possible l’automobile du chantier où elle avait inhumé le corps.
Les enquêteurs ne devaient pas penser un instant que le taxi était passé chez Rosine. Pour cela, il n’y avait qu’une solution : mettre de la distance entre la voiture et le terrain.
Depuis la route panoramique, la vue portait loin. La voie restait déserte. Quelques kilomètres plus loin, une odeur pestilentielle saisit Marie-Charlotte à la gorge.
Elle décela alors une cimenterie à l’horizon et sut dès lors ce qu’il lui restait à faire. Le temps pressait. L’usine de ciment ne devait guère reprendre son activité avant une heure, peut-être davantage.
Elle emprunta un chemin en lacet qui descendait vers la fabrique et l’atteignit plus vite qu’elle ne l’estimait. Une barrière peinte en rouge et bleu interdisait dérisoirement l’accès des bâtiments.
À gauche du contrepoids, on avait ménagé un passage pour les piétons et les cyclistes, il s’était élargi à l’usage, et comme Marie-Charlotte se moquait de la carrosserie, elle put entrer sans trop de mal.
Elle redoutait quelque veilleur de nuit, mais personne n’apparut.
Son calme l’impressionnait.
« J’ai l’âme bien trempée, comme disent ces cons. »
Lentement, elle contourna d’immenses bâtiments qui lui paraissaient tomber en désuétude. L’odeur de charogne devenait de plus en plus pénétrante.
« Si ça se trouve, cette fabrique ne fonctionne plus. »
Au-delà des bâtiments s’élevaient des pyramides de poudre grise. Elle décrivit un grand cercle pour les contourner. Elle choisit la plus éloignée et accéléra à fond pour se lancer contre.
Le choc fut brutal et l’étourdit. Elle s’attendait à un contact moelleux et trouvait une masse qui, sans être vraiment solide, offrait de la résistance. En un instant, elle n’y vit plus clair, l’avant de l’auto disparaissant sous un éboulis. Elle s’était à ce point ancrée dans la pyramide qu’elle ne pouvait plus ouvrir sa portière. Elle passa à l’arrière du véhicule et se mit à secouer la porte de droite. À force de s’escrimer, elle gagna une quinzaine de centimètres de battement, sa taille fine lui permit de s’extraire.
Elle sentait une énorme bosse gonfler son front. La poudre pénétrait dans sa gorge, ses poumons, la faisant tousser. Elle eut, malgré ses ennuis, la satisfaction de constater que le taxi s’était presque entièrement incrusté dans la pyramide et qu’il suffisait de faire couler les résidus malodorants sur l’arrière de l’auto pour qu’elle échappe aux regards superficiels.
Il lui fallut environ deux heures pour regagner son gîte ; elle courut presque tout le temps, s’arrêtant parfois pour s’allonger sur de l’herbe ou de la mousse, puis repartant avec l’allure souple et inquiétante d’une bête malfaisante.
Avant de retrouver le wagon, elle s’arrêta à un ruisseau, se dévêtit pour se nettoyer et battre ses hardes maculées de poussière blanche.
Marie-Charlotte suivait son chemin de haine avec une sorte d’instinct infaillible.
« Je n’aurai jamais peur de rien ! » décida-t-elle.
Banane était parti essayer un cabriolet 11 A dont il venait de réparer le parallélisme ; cette vérification constituait pour le jeune Maghrébin une récompense. Il tenait son coude gauche à l’extérieur et prenait une attitude détachée quand il traversait les agglomérations. Lorsqu’il voyait des filles, il leur lançait deux petits appels mutins. Généralement elles ne réagissaient pas, non parce qu’il était arabe, mais parce que, pour elles, l’auto dans laquelle il se déplaçait était un clou, une guimbarde d’un autre âge dans laquelle pour rien au monde elles auraient accepté de monter. Il savait leur mépris pour ses chères tractions et le considérait comme une infirmité. Il éprouvait l’apitoiement que vous inspire quelqu’un ne partageant pas vos convictions religieuses ni l’admiration que l’on porte à un génie de l’Art.
Comme il approchait du garage, il aperçut une gamine chaussée de santiags et moulée dans un jean écorché de partout. L’idée lui vint qu’elle était la petite cousine dont Blanvin lui avait parlé (en termes peu flatteurs) et il stoppa à sa hauteur.
— Je suis Selim, l’ouvrier d’Édouard, se présenta-t-il ; vous êtes la petite que Mme Rosine a ramenée de Paris ?
— Comment l’avez-vous su ?
— Le pif ! plaisanta Banane.
Il ouvrit la portière du côté passager pour l’inviter à prendre place. Marie-Charlotte ne se fit pas prier.
— J’adore ces vieilles voitures, dit-elle, elles ont une âme.
La remarque rendit Banane heureux.
— Généralement, les filles tordent le nez dessus ; elles préfèrent les tires d’aujourd’hui.
— Parce que ce sont des connasses, trancha la petite. Celle-ci sent bon le vieux cuir. C’est pas une odeur bidon. Il paraît que les Anglais ont un produit spécial pour parfumer l’intérieur des Rolls, leur donner l’odeur du cuir, j’ai lu ça dans une revue.
— Ce sont des têtes de nœud, affirma Banane. Pourtant ils ont réalisé des chouettes bagnoles dans le passé : M.G., Triumph, Morgan, Jag, Aston Martin… Les temps ont changé, les Japonais sont venus foutre la merde. Dans vingt ans, il n’existera plus que deux fabricants de voitures sur la planète !
— Montre-moi ton pouce ! demanda Marie-Charlotte.
— Pourquoi ?
Elle saisit la main qui venait de quitter le volant et l’étudia.
— La vache ! Cette spatule ! Tu dois avoir une queue d’enfer ! Le pouce, ça ne trompe pas.
Interloqué, Banane récupéra sa main. Les oreilles lui brûlaient. Il trouvait effectivement la petite cousine assez « particulière ». Heureusement pour sa confusion, ils atteignaient le garage.
En voyant Marie-Charlotte descendre de la 11 A sport, Édouard fronça le sourcil.
— Qu’est-ce que vous foutez ensemble ? demanda-t-il.
Marie-Charlotte se mit à chanter, d’une voix de fausset :
— « On s’est rencontrés simplement. Et je n’ai rien fait pour chercher à lui plaire. »
— Elle venait ici, expliqua Banane, j’ai compris que c’était « elle ».
Édouard enregistra le trouble de son apprenti, il en fut agacé.
— Pourquoi es-tu venue ? demanda-t-il à l’adolescente.
— Pour essayer de faire une affaire avec toi. Je veux m’acheter une mobylette.
— Pour quoi faire ?
— À quoi sert une mobylette ? ricana la gosse. T’as droit qu’à une seule réponse. On est en exil, au chantier. Ta mère qui ne conduit pas ! À son âge et à notre époque ! Un jour la télé viendra tourner un documentaire sur elle. La Française qui ne sait pas conduire ! Quand le vieux birbe qui manie le bull oublie d’apporter le pain, on bouffe sans pain ! Quand on veut poster une lettre, on doit faire trois bornes à pinces pour trouver une boîte. Jusqu’à la grand-mère qui chiale après son Huma ! Bon, alors je me fends d’une mobe ; ça s’inscrit dans une certaine logique, selon toi ?
— Tu as du fric ?
— Assez pour faire cette emplette, cousin.
— À qui l’as-tu piqué ?
Marie-Charlotte regarda Banane.
— C’est beau, la famille, non ? Vous êtes aussi comme ça, chez les crouilles ?
Édouard plongea ses mains dans de l’essence, puis se les lava au Nab.
— Il y a quelque chose en toi qui me révulse, déclara-t-il. Chaque fois que je te vois, j’ai envie de te claquer le museau.
Elle pouffa :
— Tu ne fais que ça, hein ? Cogner, c’est ton vice : le coureur de Rosine, le maire ! Eh bien, avec moi, vaut mieux que tu fasses l’impasse. Si tu me touchais, je t’arracherais la gorge avec mes dents.
Elle découvrit sa denture de rongeur.
— Rien que des incisives, fit-elle. J’ai dû être vampire dans une vie antérieure.
— Oh ! non : c’est maintenant que tu l’es, assura Édouard. Quelque chose, chez toi, fait peur au premier abord. Et cependant, une petite fille c’est si touchant, si merveilleux…
— Si je comprends bien, pour mon vélomoteuur, c’est râpé ?
— Je ne vends pas de vélomoteurs ; comme tu le vois, je suis spécialisé dans les vieilles Citroën.
Banane qui écoutait en enfilant sa combinaison proposa :
— Si vous voulez, je peux vous prêter celui de ma frangine ; elle n’est pas près de pouvoir s’en servir.
— Si tu le lui prêtes, tu ne le reverras plus, déclara Édouard.
Marie-Charlotte vit rouge.
— Il me plume, ce grand con, à la longue ! Cette façon de me chambrer, de m’insulter ! Mais qui es-tu, garagiste de mon cul, pour te permettre de me traiter ainsi ?
Dans sa colère, son strabisme s’accentuait et ses yeux noirs se rapprochaient de l’arête du nez. Blanvin y lut une haine si intense qu’elle le terrifia.
« Une bête nuisible ! » songea-t-il.
La sonnerie téléphonique rompit la tension. C’était le propriétaire de la 11 A sport qui demandait des nouvelles de sa voiture.
— Elle est prête, monsieur Maubuisson ; mon apprenti vient de la vérifier.
Il interrogea Banane du regard, le jeune homme lui indiqua que tout fonctionnait bien.
— Vous pouvez passer la prendre !
L’autre lui dit qu’il n’avait personne à disposition pour l’emmener au garage, mais que si, par contre, on lui livrait sa voiture, il raccompagnerait le convoyeur.
— Je vous l’apporte tout de suite, promit Édouard.
Banane fit le pare-brise de l’auto sans qu’on eût à le lui demander, cependant que Blanvin étalait du papier sulfurisé sur le siège conducteur pour le protéger des éventuelles souillures de sa combinaison de travail.
Marie-Charlotte le regardait s’activer et le trouvait beau, malgré l’antipathie qu’il lui inspirait.
Avant de démarrer, il lança :
— Je te dis au revoir au cas où, comme je l’espère, tu ne serais plus là quand je reviendrai.
— Quel dégueulasse ! dit-elle à Banane.
— Oh ! non, protesta avec dévotion Selim ; il n’y a pas plus chic type que lui, mais il aime taquiner.
Elle se dirigea vers l’escalier de bois.
— C’est là qu’il habite ?
En la voyant s’y engager, Banane craignit qu’elle ne se livrât à quelques représailles et lui emboîta le pas. Pourtant son attitude ne trahissait rien de belliqueux.
Elle examina le petit logement avec le sourire.
— Oui, fit-elle, je l’imagine bien là-dedans : c’est propre, pauvre mais coquet ; tu ne sais pas, ton patron ? Il me fait penser à un séminariste. Je le verrais bien agenouillé sur le tapis pour prier.
— Là, vous mettez à côté de la plaque : c’est pas son style.
— Si ! Dans sa tête, c’est son style ; tu peux me faire confiance quand je juge quelqu’un : je suis infaillible. Tu ne me crois pas ?
Il souriait.
— Pourquoi pas ? fit-il.
Elle s’approcha.
— Si tu te laissais pousser la moustache, tu ressemblerais à Omar Sharif jeune. Tu l’as vu dans Docteur Jivago ? Superbe.
Banane ne l’avait pas vu.
— Embrasse-moi ? ordonna-t-elle.
Il eut l’air tout à coup si godiche qu’elle prit le fou rire.
— C’est mon jeune âge qui te paralyse ? Te fie pas aux apparences : j’ai mille ans !
Elle se dressa sur le bout des pieds pour atteindre sa bouche et lui donna un baiser ardent, frétillant, incisif, qui bouleversa le jeune Maghrébin. Tout en l’embrassant, elle vérifiait, plus bas, si son émoi se « diffusait » bien.
— Je savais que t’en avais une de première ! murmura-t-elle lorsque les nécessités respiratoires les contraignirent à se séparer.
D’un grand geste expert, elle écossa la salopette sur toute sa hauteur, puis dégrafa le pantalon.
Selim était confondu par sa hardiesse et sa maîtrise. Il prit le voluptueux parti de s’abandonner aux initiatives de Marie-Charlotte, et connut un moment de grande qualité.
— C’est vrai que tu peux me prêter une mobe ? demanda-t-elle quand ce fut terminé.
— Puisque je te le dis !
— Pourquoi ne s’en sert-elle plus, ta sœur ?
Il lui raconta l’accident et le gros traumatisme crânien qui en avait résulté. La fillette repensa au chauffeur de taxi qu’elle avait enterré. Elle entendait le choc de l’appareil contre la tempe du bonhomme. Un seul coup avait suffi, violent, mais inattendu. Elle n’avait pas voulu l’estourbir. Un accident ! Ç’avait été stupide comme un accident. Il y a l’instant normal qui précède, et puis la chose qui intervient et modifie tout. Un passage immédiat du quotidien au drame ; de la vie à la mort.
— Elle va mieux ? questionna Marie-Charlotte distraitement.
— Oui, elle récupère. Ça s’opère par paliers. Depuis sa sortie du coma elle redevient lentement elle-même.
Ils redescendirent. Le Solex était resté au garage, derrière une pile de pneus. Sa roue arrière avait perdu deux ou trois rayons dans l’accident et le garde-boue ne tenait plus.
— Si vous avez un quart d’heure, je le répare tout de suite, assura Banane.
— O.K., mais pourquoi tu ne me tutoies pas ?
Il fit la moue.
— Peut-être parce que vous êtes très jeune.
— Ça ne m’a pas empêchée de te pomper comme une grande ! Tu as aimé ?
Il acquiesça.
— On recommencera ?
Nouveau signe de tête « emprunté ».
— T’es sympa, beau et sympa. Je voudrais que la France devienne arabe.
— Quelle idée !
— Pour que les Français en finissent avec leur con de passé ! On ne fait rien de bon sur du vermoulu. Tu m’aimes déjà un peu ?
— Je crois.
— Ça te fait quoi ?
— Peur.
— Je comprends. Eh bien ! moi, je ne t’aime pas ; je n’aimerai jamais personne !
— Vous ne pouvez pas dire cela à votre âge.
— Si. Je n’aimerai personne parce que je veux rester forte toute ma vie.
— Vous n’aurez jamais d’enfants ?
— Surtout pas ! Ces minables qui te chient dessus quand ils sont petits et qui te pissent contre quand ils sont grands, merci bien !
Il se mit à réparer le Solex en conscience. Elle admirait son habileté. Il semblait donner du génie aux outils.
Bientôt, il fit tourner le pédalier en tenant l’engin soulevé. La roue produisait un frisson de mécanique bien réglée.
— Vous savez vous en servir ?
— Quelle question ! Tu me prends pour une fille de plouc ! Tu ne veux vraiment pas que je te le paie ? Il a raison, Édouard : probable que tu ne le reverras jamais. Avec moi, tu sais…
— Si vous le perdez, vous me le paierez car il est à ma sœur.
— D’accord, on dit ça.
Elle enfourcha le Solex, lui adressa un clin d’œil salace et disparut.
En fin de journée, Édouard acheta du céleri rémoulade, un poulet froid, des cornichons et des flans dans des barquettes d’étain avant de se rendre chez Édith Lavageol. Il ne l’avait pas revue depuis sa nuit chez elle et il fantasmait sur le sexe aux lèvres généreuses de l’institutrice. Rien ne le comblait davantage qu’un désir puissant, c’était déjà le début de l’acte de chair et cette période obsessionnelle préparait la rencontre.
Lorsqu’il parvint chez elle, il vit une voiture immatriculée dans la Loire devant la grille de son pavillon. Discret, Édouard attendit près d’une demi-heure à distance, puis, comme personne ne se montrait, il alla appeler Édith d’une cabine publique. Elle lui apprit, d’un ton qui celait mal son embarras, que sa mère et son beau-père venaient de débarquer chez elle à l’improviste et qu’elle ne pouvait le recevoir.
— J’avais tellement envie de te bouffer le cul ! déplora Édouard.
Sachant qu’elle ne pouvait entrer dans la conversation, il se mit à lui dresser le programme pornographique des réjouissances qui eussent été les leurs si elle l’avait accueilli.
À chaque description hard qu’il faisait, elle répondait par des « je regrette, je suis navrée, quel dommage » guindés qui consolaient Édouard de sa déconvenue physique. Après avoir raccroché, il décida de se rabattre sur le chantier et acheta L’Humanité pour Rachel.
Les trois femmes allaient passer à table quand il arriva. Au menu : un reste de choucroute réchauffée et du gruyère en sueur. Bien que grassouillette et gourmande, Rosine se mettait rarement en frais pour la cuisine, d’autant que la précarité de leur installation n’incitait pas à confectionner des repas élaborés.
— Je tombe à point ! s’écria Édouard en brandissant les paquets.
Rachel exultait, Rosine embrassait son grand à tout propos, seule Marie-Charlotte demeurait dans un coin, silencieuse, hostile.
— Elle t’a fait faux bond ? demanda-t-elle quand ils prirent place autour de la table.
— De qui parles-tu ?
— De la gonzesse avec laquelle tu comptais manger cette boustifaille. Il n’y a pas suffisamment de céleri pour quatre et t’apportes seulement deux gâteaux.
Il lui décocha un regard furieux, mais tempéré par l’admiration.
— Doudou, murmura Rachel, tu pourrais pas me débarrasser de cette chiasse ? J’ai plus très longtemps à vivre et elle me pompe l’air.
— Moi, je boufferai de la choucroute ! annonça Marie-Charlotte comme si elle n’avait pas entendu.
— Écoute, maman, intervint Rosine, je suis assez grande pour savoir ce que j’ai à faire vis-à-vis de Marie-Charlotte. C’est à moi que sa mère l’a confiée.
— Tu parles d’un cadeau !
— Oh ! arrête de toujours maugréer !
— Mémé ! intervint Édouard, je t’ai fait une propose : viens habiter avec moi !
Une expression de joie égaya un instant le visage de l’aïeule, puis elle s’assombrit.
— Tu es gentil, mon Doudou, mais comme je l’ai déjà dit, ça n’est pas possible. J’ai besoin de soins que seule une fille ou une infirmière peut m’apporter.
— Je te prendrai une aide deux heures par jour.
Elle sourit derechef à cette nouvelle proposition. Comme précédemment, des objections inférieures dissipèrent cette flambée d’espoir.
— Tu es un bon garçon, Édouard ; mais je pense à ton escalier étroit qui ressemble presque à une échelle. Jamais vous ne passerez par là !
— À deux, avec mon petit Banane, on y arrivera.
— Une fois là-haut, je ne pourrais plus ressortir, or moi, il me faut de l’air à tout moment, demande à Rosine. Je suis une grosse mangeuse d’oxygène. J’aime avoir du vent plein la gueule.
— Écoutez, dit Marie-Charlotte, la bouche pleine de choucroute, ne vous cassez pas le chou : je m’en irai au début de la semaine prochaine. On pourra me subir encore quelques jours ?
— Pourquoi tu ne pars pas tout de suite ? demanda cruellement Rachel.
Marie-Charlotte hocha la tête. Elle avait les yeux emplis de larmes.
— Je crois bien que je vais avoir mes règles pour la première fois, dit-elle, j’aimerais rester avec Rosine pendant ce temps-là.
Les séances chez son coiffeur constituaient un grand moment de la vie de Rosine.
D’après elle, seule une certaine Natacha, mièvre fille blonde des faubourgs, parvenait à réussir l’édifice qu’elle promenait sur le sommet de sa tête.
« — Elle a le tour de main, assurait-elle ; le génie, c’est inné. »
Trois fois par mois, elle allait confier sa tête aux mains du miracle. Ces rendez-vous capillaires constituaient sa détente. Pendant qu’on la « traitait », elle buvait des cafés, se faisait apporter des croque-monsieur, lisait des magazines féminins et s’entretenait avec Natacha des choses de la vie.
Ce vendredi-là, elle proposa à sa nièce de l’accompagner ; ne serait-ce que pour un shampooing. Marie-Charlotte accepta. Banane s’occupait du transport de Mme Rosine, la chose entrait dans ses attributions et il était fier de la mission. La gamine prit place à l’arrière de la grosse 15 six d’Édouard et son regard resta accroché à celui de Banane, dans le rétroviseur, pendant tout le trajet.
Rosine pérorait comme si elle se fût déjà trouvée dans le grand fauteuil émaillé.
— J’espère qu’il ne va pas pleuvoir, dit-elle en voyant le ciel s’obscurcir : on a laissé maman dehors ; c’est elle qui a demandé, et Montgauthier n’est pas venu travailler aujourd’hui.
— S’il se met à pleuvoir, j’irai la rentrer, promit Banane.
— Note que j’ai laissé un parapluie près d’elle, bien que, d’une seule main, il ne soit guère facile à ouvrir.
— Ne vous tracassez pas, je vais surveiller le temps. À la première goutte de flotte, je bondis au chantier.
Il les laissa devant le salon de coiffure après un long regard à la gamine.
— Ce môme est un amour, déclara Rosine ; Édouard a de la chance d’être tombé sur lui.
Il y eut le cérémonial habituel, les palabres du patron italien qui se perdit en compliments sur la grâce juvénile de Marie-Charlotte. Il proposait de profiter de ce que ses cheveux avaient poussé pour lui faire quelque chose de gonflant. Rosine jugeait l’idée excellente.
— C’est vous qui me gonflez ! éclata soudain la pécore. Je veux au contraire que vous me les coupiez rasibus !
Ils se récrièrent que c’était un crime, que sa tête allait ressembler au moignon d’une branche de platane taillé. Elle resta intraitable. Pour éviter un éclat dans une boutique où elle jouissait d’une grande considération, Rosine soupira « qu’après tout, si tu le sens… ».
Et elles s’installèrent dans deux fauteuils contigus. Marie-Charlotte regarda la fameuse Natacha dénouer les cheveux de sa tante et vit, avec plaisir, s’écrouler le sot édifice qui la rendait si ridicule et dont elle se montrait si fière. Souvent, les gens se cramponnent à des artifices qui les déshonorent et qu’ils arborent cependant comme les marques d’un mystérieux honneur qu’ils s’accordent.
Lorsque sa longue chevelure chuta sur ses épaules, la gamine s’exclama :
— Putain ! Ce que tu es mieux comme ça !
— Sûrement ! pouffa Rosine, comme s’il s’était agi d’une plaisanterie.
— Mais je te jure, insista Marie-Charlotte. Demande à Natacha.
L’autre, qui était très satisfaite de la ruche qu’elle construisait, eut un rire sot.
— Mademoiselle plaisante.
L’adolescente se mit en colère :
— Si vous prétendez qu’elle est plus belle avec son tas de foin, c’est que vous êtes une menteuse ou une connasse.
— Je t’en prie, Marie-Charlotte ! s’écria Rosine. Tu es impossible ! Excusez-la, ajouta-t-elle pour Natacha.
La coiffeuse s’arrangea pour tourner le dos à l’impertinente. Lorsqu’elle eut débarrassé sa cliente des épingles à cheveux et des pinces qui avaient donné du corps la mitre, elle l’escorta jusqu’au bac de lavage où elle eut droit à un shampooing. Rosine s’abandonnait voluptueusement à la chaude caresse de l’eau et au malaxage des mains expertes.
Le téléphone sonna. Au bout d’un court instant, le patron lança :
— Pour toi, le téléphone, Natacha !
— Excusez-moi, fit la coiffeuse.
Rosine savourait cette félicité que lui apportait le fait d’être prise en charge en vue de son embellissement. Elle flottait aux lisières du sommeil, bêtement heureuse dans son peignoir bleu ciel.
Marie-Charlotte la considéra un instant, puis, saisie d’une idée, s’empara d’une paire de longs ciseaux posée sur la console de marbre en face d’elle, et quitta son fauteuil pour s’approcher de sa tante. Personne ne lui prêtait attention, elle appartenait à ce genre de fille ingrate qui, en tous lieux, passe inaperçue. Plongeant sa main gauche dans le bac de zinc, elle saisit en une énorme poignée les cheveux de Rosine. Ils ressemblaient à des algues, mais quand elle les eut réunis dans sa main, cela composait une petite gerbe de vilain blé détrempé.
Les ciseaux entrèrent en action. Ils mâchaient voracement la queue-de-cheval, la sectionnaient sans bruit dans l’eau tiède. Elle eut entre les doigts une crinière de horse-guard qu’elle lâcha et regagna son fauteuil. Des numéros de Paris-Match proposés aux clientes attendaient sur une tablette. Elle en prit un et se mit à le lire. Un reportage sur le roi d’Espagne mobilisa son attention. Sur les photos, le sympathique monarque paraissait vieilli, alors que récemment, elle en avait vu d’autres où il faisait dix ans de moins. Marie-Charlotte jugeait que les gens s’abîmaient à toute vitesse ; leur visage se couvrait de rides et de boursouflures, leurs yeux s’embuaient, leurs cheveux blanchissaient et la graisse sournoise se faufilait partout sous leur peau. Elle appréciait d’être une enfant « surdouée », ce phénomène allant lui permettre de vivre intensément sa vie en très peu de temps, avant que son corps ne se corrompe.
Un cri l’arracha à l’article :
— Madame !
Elle abaissa son magazine. Natacha tenait hors du bac une forte mèche de cheveux ruisselants qui s’emmêlaient entre ses doigts.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda innocemment Rosine.
— Mais… vos cheveux !
Tantine poussa un cri horrible qui stoppa les activités du salon.
— Oh ! mon Dieu ! Je deviens chauve ! C’est le shampooing ?
Natacha continuait de puiser les étranges algues dans son bac.
— Non, non ! Ils ont été coupés !
— Comment ça, coupés ?
Marie-Charlotte reprit sa lecture. Elle avait, entre autres dons, celui de pouvoir s’arracher aux réalités de l’instant. Elle songeait qu’il faut coûte que coûte se fixer des buts, si l’on veut affirmer son existence. À l’instant elle décida qu’elle coucherait avec le roi d’Espagne. Rien n’est impossible à l’être déterminé.
— Marie-Charlotte ! appela la voix geignarde de Rosine.
Elle regarda sa tante en larmes dont la chevelure détrempée et tronquée modifiait entièrement l’aspect.
— Tantine ?
— C’est toi, hein ? fit Rosine que les sanglots étouffaient.
— Qui veux-tu que ce soit ? fit la gamine en reprenant sa lecture.
— Tu es cruelle ! dit Rosine.
— Mais non : je te rends service. Tu vas voir comme tu seras belle avec ta nouvelle coiffure ! D’ailleurs, si tu ne t’y fais pas, tu pourras toujours laisser repousser tes tifs !
— Je ne pourrais pas vivre avec une fille pareille ! grinça Natacha.
C’était une femme blême de peau et de cheveux, aux yeux d’albinos. Une espèce de Cosette qui s’en serait plus ou moins sortie.
— Avec qui tu vis, toi, ma puce ? questionna Marie-Charlotte. Me dis pas que tu as pu lever un mec avec ta gueule de papier chiotte. Et pourtant si : tu as une alliance ! Merde, il aime la viande blanche, le frère !
Rosine s’arracha à son fauteuil et vint gifler sa nièce.
— Je n’en peux plus, lui dit-elle en manière d’excuse ; j’ai fait ma part avec toi !
La gosse sourit.
— Moi aussi, j’ai fait ma part avec toi, tantine, ne l’oublie pas.
Ce fut Rosine qui détourna le regard.
Une détonation sèche se produisit, qui éveilla des échos à l’infini. Le tonnerre. Les lampes du salon palpitèrent.
— Si Banane ne se remue pas le cul, déclara Marie-Charlotte, la vieille va être saucée !
Effectivement, une pluie intense se mit à crépiter sur la petite ville. On eût dit qu’un rideau noir venait d’être tendu. L’orage opéra une diversion.
Vaincue par l’adversité, Rosine se mit à discuter avec Natacha pour déterminer quelle coiffure de rattrapage on allait lui trouver. Elles passèrent en revue des cartons sur lesquels des filles à l’air idiot arboraient des coiffures qui l’étaient autant.
Le patron qui avait pris en charge la gamine vint s’occuper d’elle.
— Toujours décidée pour la coupe ananas ? lui demanda-t-il.
— De plus en plus.
— Vous allez ressembler à un garçon.
— Mon rêve !
— Pourquoi avez-vous coupé les cheveux de votre tante ?
— Parce que c’est une brave femme et que j’en avais marre lui voir l’air con.
— Vous êtes dure !
— Et vous ? fit-elle en lui caressant la braguette.
Le coiffeur fit une passe de toréador.
— Non, mais ça ne va pas la tête ! s’écria le malheureux. Guillaumette, vous voulez bien vous occuper de la coupe de mademoiselle ? J’espère qu’elle ne vous violera pas ?
Une grande brune à l’air lymphatique mais sympa s’avança. Tout à ses documents, Rosine ne s’était pas aperçue du nouvel incident. Le patron regagna sa caisse en maugréant, s’arrêtant auprès de certaines clientes afin de leur narrer les exploits de la nièce. Plusieurs dames assurèrent qu’il ne les surprenait pas car elles considéraient Rosine comme une femme de mauvaise vie.
Le nouveau look de Mme Blanvin l’avantageait. Elle portait ses cheveux autour de la tête en forme de casque de Minerve. Cette chevelure gommait un peu l’arrondi de son visage trop poupin. Elle regardait anxieusement le miroir pour suivre sa modification. Sa tiare lui manquait, elle aurait des gestes continuels pour en vérifier la stabilité et, chaque fois, ses doigts ne rencontreraient que le vide !
Elle continuait de pleurer par petites saccades.
Dehors, l’orage achevait de se calmer et la lumière extérieure revenait.
Le coiffeur avait raison : la coupe « rasibus » donnait à Marie-Charlotte l’aspect d’un petit voyou blême. Elle appréciait dans la glace sa nouvelle frime quand elle y vit surgir Édouard. Il s’avançait vers sa mère d’une démarche désemparée, ses bras de costaud pendant le long du corps.
— Maman ! appela-t-il.
Elle avança la tête hors du casque.
— C’est toi qui es venu, grand ? Je ne suis pas encore tout à fait prête.
Il s’accroupit sur ses talons, prenant appui sur l’accoudoir du siège.
— Banane a été rentrer Rachel ? s’inquiéta Rosine. Tu as vu ce qui a dégringolé ?
Blanvin faisait « oui » de la tête.
— Écoute, maman, il y a une tuile.
— Quoi, une tuile ?
— Mémé est morte.
Elle resta sans réaction, croyant qu’il lui annonçait le décès de quelqu’un d’autre en faisant un lapsus, ou bien qu’il possédait dans ses relations un ami surnommé Mémé.
— Qu’est-ce que tu entends par là, grand ?
Il fut dérouté par son calme et son incompréhension.
— Quand l’orage a éclaté brusquement, nous nous sommes précipités au chantier, le môme et moi, et on a trouvé Rachel dans son fauteuil, la tête pendant d’un côté.
Rosine se mit à pleurer en secouant le chef comme pour refuser la réalité. Édouard se haussa pour l’embrasser. Il lui saisit les mains.
— Elle n’a pas dû souffrir, maman. Tu verras comme son visage est calme : on jurerait qu’elle dort. Son cœur a lâché. Banane est allé appeler le médecin, puis il est revenu auprès d’elle pendant que je descendais te prévenir. C’était une chic vieille, on va bien la pleurer.
Natacha, émue, balbutiait d’obscures condoléances.
— Ça sera terminé dans un quart d’heure, madame Blanvin, je fais de mon mieux.
— En attendant, je vais à côté, chez Mollard, des pompes funèbres, décida Édouard. C’est un client à moi. Je lui entretiens sa 11 B. Il s’occupera de tout.
En se relevant, son regard accrocha celui de Marie-Charlotte dans la glace. Il ne l’avait pas reconnue plus tôt à cause de sa tête rasée.
Il lui en voulait de l’antipathie que lui portait Rachel ; elle était maléfique, le malheur devait la suivre pas à pas.
— Tu as eu raison de te faire cette tronche d’arsouille, lui dit-il ; tu ressembles enfin à ce que tu es !
Ils arrivèrent au chantier en même temps que le fourgon noir et bordeaux de Sébastien Mollard. Le corps de Rachel se trouvait encore dans le fauteuil, le médecin ayant refusé d’aider Banane à le transporter dans le wagon. Il souffrait d’une coxalgie et se servait d’une canne dans ses déplacements. Mollard pestait à cause de la rigidité cadavérique qui commençait.
En voyant la pauvre vieille morte dans le voltaire, Rosine poussa des plaintes de circonstance. Bien qu’il eût cessé de pleuvoir, sa mère ruisselait de l’eau de l’orage et ressemblait à une noyée.
— Quand vous l’avez trouvée, vous n’avez pas eu l’idée de la mettre au sec ? railla Marie-Charlotte.
La remarque désarçonna Édouard.
— C’est vrai, dit Rosine, pourqoui l’avez-vous laissée dehors ?
Pourquoi ? Il pouvait le dire, mais ça l’irritait de devoir se justifier. Le choc de la découverte les avait terrassés, son arpète et lui. Ils n’avaient pensé qu’à appeler un docteur, bien que tout fût fini, et à prévenir Rosine. Il y avait cela également que le fauteuil de Rachel, depuis pas mal de temps déjà, constituait son vrai logis. Oui, il pouvait expliquer cette incohérence de comportement ; mais l’expliquer à qui ? À sa mère en peine ? À l’horrible péronnelle qui arrosait leur existence de vinaigre depuis quelque temps ?
Mollard lui dit qu’il allait emmener le corps à son dépôt mortuaire, il ferait les formalités de transfert après. Il réclama les meilleurs vêtements de Rachel et annonça qu’on la préparerait là-bas. En fin de journée, elle serait à disposition.
Les Blanvin le laissèrent prendre toutes les initiatives, vaguement soulagés de n’avoir pas à affronter des fonctionnaires d’état civil. Très vite, le corps de Rachel fut évacué et c’était étourdissant de brièveté ce départ définitif de la vieille, cette sorte de fuite louche d’un être qui, peu d’heures avant existait, se manifestait dans la vie des autres. Mémé n’était, sottement, plus là. Elle avait disparu, comme happée par un effrayant trou de vidange, une spirale fulgurante.
Mollard avait ramassé le certificat de décès du docteur sur la table du wagon. Le document précisait qu’elle était morte d’une rupture d’anévrisme.
Ils regardèrent s’éloigner la grosse voiture sombre. Un peu de soleil succédait maintenant à l’orage.
Le fauteuil détrempé continuait de raconter la disparue.
— En tout cas, fit soudain Marie-Charlotte, ne comptez pas que je dorme dans son lit !
Édouard contourna le petit groupe pour venir se placer à un mètre derrière Marie-Charlotte et lui décocha un fort coup de pied dans les fesses. La gosse qui ne s’y attendait pas, poussa un cri de douleur et percuta le fauteuil.
— De ça, j’avais envie, déclara Édouard : de lui botter le cul.
Il la saisit par un bras, l’entraîna vers le wagon.
— Ramasse tes hardes en vitesse, Banane va te reconduire à Paris chez ta mère. Et tu ne refous jamais les pieds ici, ou je te fracasse.
Comme elle ne bougeait pas, il y alla d’un second coup de pied.
— Grouille-toi, je me sens à la limite du hors-jeu.
Elle se résigna enfin, sortit son bagage de toile de sous la commode et y rassembla ses modestes vêtements. Ce fut rapidement terminé.
Il prit le balluchon et alla le jeter à l’arrière de la voiture dont se servait son apprenti.
— Maman, donne l’adresse de Nine à Banane. Et toi, gars, comprends que c’est une mission de confiance ! Quelle te chiale dans le giron ou te suce la queue, tu restes intraitable, sinon ça ne fonctionnera plus entre nous. Cette fille est une sous-merde, comporte-toi avec elle en conséquence.
Banane ne se sentait pas à la fête, mais la détermination d’Édouard lui en imposait.
Bien que peinée par la rudesse de son fils, Rosine l’approuvait par son silence. La petite garce ne la salua ni ne la remercia avant de monter en voiture. Avec sa nouvelle tête de jeune bagnard, elle était méconnaissable et n’inspirait aucune compassion.
Rosine s’assit dans le fauteuil dont le capiton faisait l’éponge, tentant de comprendre ce que pouvait éprouver sa mère des heures durant sur ce siège.
— Ma parole ! Tu as une nouvelle coiffure ? s’exclama tout à coup Édouard. Je te trouvais bizarre, mais dans l’émotion… Qu’est-ce qui t’a pris ?
Elle éprouva le besoin de lui mentir :
— J’ai essayé de changer, pour voir.
— Tu as rudement bien fait : c’est mille fois mieux comme ça. Je ne te disais rien parce que tu semblais y tenir, mais ta pièce montée me pompait l’air.
Le dépôt mortuaire se composait d’un vaste hall d’entrée servant de salon où l’on avait érigé une espèce d’autel laïc. Un haut-relief de faux albâtre représentait une pleureuse qui, à la rigueur pour un esprit croyant, pouvait figurer la Vierge. Une console de marbre le soulignait, garnie de fleurs artificielles. Des portes prenaient sur ce hall meublé de chaises chromées. Sur chacune d’elles se trouvait un porte-cartes métallique contenant un bristol où figurait le nom du défunt déposé dans le local. L’ensemble était d’une grande sobriété fonctionnelle.
L’une de ces portes poussée, on pénétrait dans une petite pièce carrée d’environ trois mètres sur trois, dont la moitié était traversée par un rideau de plastique. Au-delà du rideau se trouvait la banquette mobile sur laquelle reposait le corps. Ce qui subsistait d’espace libre était occupé par les mêmes chaises que celles du salon. Un appareil à air conditionné produisait un menu cliquetis métallique, seul bruit dans ce lieu de recueillement.
Édouard y pénétra le premier et Rosine le suivit comme si elle s’était aventurée dans un endroit truffé de dangers.
Un parfum chimique, largement dispensé, tentait d’évoquer la paix odorante d’un sous-bois, mais ne réussissait qu’à rendre plus âcre les remugles d’air vicié et de mort.
Rachel reposait sur le brancard roulant, vêtue de la robe noire qu’elle portait dans les grandes occasions. Vivante, elle avait l’air d’une vieillarde assez dodue. Curieusement, son trépas l’avait aplatie. Le mot se présenta à l’esprit d’Édouard : Mémé semblait laminée, à croire que l’on avait étendu sur l’étroite couche un moulage de son relief et non son volume complet.
Il se pencha sur elle pour étudier l’éternel mystère de l’absence ; le visage n’exprimait rien, le fameux sourire des morts ne s’y dessinait point, la bouche restait close dans une expression de dureté qu’il n’avait jamais vue à sa grand-mère ; elle était devenue violette depuis qu’il avait découvert le corps. D’un mauve pâle bleuissant aux commissures. Elle ne sentait plus l’urine comme avant, on avait dû la laver et la parfumer. Ses cheveux rares formaient une mousse écœurante. Il se dit qu’il devrait probablement baiser ce front d’ivoire, mais un profond dégoût l’en empêcha.
Comme ni Rosine ni lui n’avaient la moindre notion religieuse, ils affrontèrent la morte sans ces démonstrations machinales (signes de croix, génuflexions, prières intérieures) qui aident les vivants à avoir un comportement vis-à-vis des défunts. Ils se tinrent debout, à côté d’elle, fascinés par son effarante immobilité. Ils restaient sous le coup de la stupeur causée par son brusque décès, sachant confusément qu’il leur faudrait du temps pour l’accepter.
Édouard tentait de se la rappeler telle qu’elle était des années auparavant ; il y parvenait par bribes disloquées, sans accéder jamais à un souvenir cohérent. Par flashes fulgurants, il la voyait puiser dans une énorme cafetière émaillée qui restait en permanence sur le coin de sa vieille cuisinière à charbon, ou bien marcher en tête d’un défilé communiste organisé dans sa banlieue, ou encore le baigner dans l’énorme lessiveuse dont elle se servait une fois par mois pour le linge. Et puis aussi un soir où ils mangeaient une « trempote » en guise de dîner, c’est-à-dire des tranches de pain trempées dans un bol de vin sucré. Pour lui, elle mettait moitié vin, moitié eau, mais non pour elle. Rachel avait dû avaler plus d’un litre de pinard et elle était ivre. Elle lui parlait de sa mère qui se faisait sauter par un homme plus âgé qu’elle-même. (« Il pourrait être mon père à moi ! » affirmait Rachel.) Et Édouard réalisait mal ce que signifiait « se faire sauter ».
Au bout d’un moment, ils s’assirent.
— J’ai pas été très gentille pour elle, murmura Rosine.
— Moi non plus, avoua Édouard. Mais chacun fait comme il peut. On ne va pas se mettre à culpabiliser sous prétexte qu’elle est morte. On le savait qu’elle mourrait, non ? Si on n’a pas fait mieux, c’est qu’on n’avait pas envie de faire mieux. On lui a donné l’essentiel, va : on l’a aimée.
Rosine approuva silencieusement. Sa peine mûrit, elle se mit à pleurer sans que son visage s’en trouvât altéré. De grosses larmes ruisselaient sur ses joues, chutaient dans son décolleté et allaient se perdre entre ses seins comprimés.
Édouard lui saisit la main et la porta à sa bouche.
— Elle continuera d’être avec nous, affirma-t-il. Autrement, mais peut-être d’une manière plus forte.
L’appareil cliquetait toujours, dans le fond, et ce bruit étrange convenait à l’endroit. Rosine ouvrit son sac à main pour y prendre un mouchoir. Elle n’avait jamais su se servir d’un sac à main ; le réticule lui donnait une gaucherie de pute.
Lorsqu’elle se fut essuyé les yeux, elle examina le local qui ne comportait, en fait de fenêtre, qu’un étroit vasistas en verre dépoli, au ras du plafond.
— On se croirait dans une cellule, remarqua-t-elle.
Édouard tressaillit. Une cellule !
— Comme celle où nous étions enfermés tous les deux avec une autre prisonnière et sa petite fille ?
Il venait de parler spontanément. Rosine n’eut pas l’air désarçonnée.
— Ah ! tu es au courant ?
— Pas depuis longtemps.
— C’est elle qui t’a dit ?
— Oui.
Il se pencha sur sa mère et posa sa joue contre la sienne.
— Je ne te demande pas ce que tu avais fait, ça n’a aucune importance ; mais je me dis que ça a dû être formidable, nous deux avec les deux autres dans cette prison.
— Je n’en garde pas un mauvais souvenir, avoua-t-elle. Elle m’a appris à jouer aux échecs, figure-toi, et je n’y ai jamais rejoué depuis.
— Comment s’appelait-elle ?
— Chantal. Chantal Meximieux.
— Et sa petite fille ?
— Barbara. Chantal lisait des romans policiers américains.
— Tu les as revues ?
— Jamais.
— Et tu n’as pas eu de leurs nouvelles ?
— Je suis sortie la première ; je lui ai envoyé un colis. Elle m’a remerciée. Point final.
— Mémé m’a raconté que je cognais sans arrêt contre la porte…
Rosine regarda dans son passé et sourit.
— C’est vrai, j’avais oublié ce détail.
— Et aussi que je battais la petite fille…
— Elle pleurait tout le temps.
— J’aimerais la revoir.
Rosine eut une mimique terrifiée.
— Pour la repêcher, celle-là ! Et ça avancerait à quoi, tu peux me dire ? Elle doit être mariée, ou pute, ou je ne sais quoi…
— C’est vrai, tu as raison.
— Si ça se trouve, elle ignore avoir été incarcérée en compagnie de sa mère. Tu t’en souvenais, toi ?
— Non, reconnut Édouard.
— Tu vois bien.
Il embrassa Rosine à nouveau. À cause de la cellule d’autrefois ; à cause de cette rare promiscuité qui les avait unis. Sa mère se la rappelait avec son esprit, lui se la rappelait avec sa chair. Une très infime meurtrissure subsistait dans des régions obscures de son être. Comme un fruit talé dont la belle peau brillante se marque d’une légère marbrure qui peut dégénérer.
— Il faudra bien que je me décide aussi à te raconter d’autres choses, soupira Rosine.
— Quelles choses ?
Elle secoua la tête.
— Pas tout de suite, pas ici. Maintenant que je t’ai dit ça, je dois me préparer à t’en parler. Oui, me préparer.
— Quand tu voudras, maman. Quoi que tu aies à m’apprendre, sache que je t’aime.
Il ajouta, montrant le corps :
— J’aimerais que tu me donnes ses lunettes.
De très vieilles besicles à monture de fer qu’elle rangeait dans un étui en carton recouvert de fine toile noire. L’une des branches avait été rafistolée avec du fil de coton entortillé si serré qu’avec le temps et la crasse accumulée cela formait une sorte d’emplâtre stratifié.
— Tu les prendras en me ramenant. D’ailleurs tu peux emporter tout ce qui te ferait plaisir.
Rachel conservait un bric-à-brac dans une boîte, de ces choses disparates et sans valeur que l’on accumule sans s’en apercevoir et qui durent plus longtemps que soi.
— Je n’ai pas envie d’autre chose.
Quand il était petit garçon, au début de son installation chez Rachel, il adorait qu’elle lui lise des histoires et il la tannait sans cesse en brandissant un livre de contes, jusqu’à ce que, vaincue, elle cède :
« — Bon, d’accord, mais il faut d’abord que tu me trouves mes lunettes. » (Elle les égarait constamment.)
Édouard avait toujours connu la ligature à la branche cassée ; la vue de Rachel s’était stabilisée puisque, pendant plus de vingt-cinq ans, elle avait conservé les mêmes verres.
Que ferait-il de ces vieilles lunettes déglinguées ? Une œuvre d’art, en les faisant inclure dans un bloc de Plexiglas ? Ou bien les mettrait-il « à oublier » dans un tiroir ? Si un jour il avait besoin de corriger sa vue, il les utiliserait peut-être ?
— À quoi penses-tu, mon grand ?
— Aux lunettes de mémé.
Et puis il se mit à sangloter bizarrement ; cela ressemblait davantage à un halètement qu’à du chagrin. Sa respiration se bloquait et les larmes ne venaient pas.
On frappa d’un doigt pudique à la porte et Sébastien Mollard montra sa figure de faire-part.
Il avait dressé son visage à n’exprimer qu’onction et tristesse et avait peu à peu désappris le rire et la bonne humeur.
— Puisque vous êtes là, on pourrait choisir le cercueil ?…
Ils acquiescèrent.
Ils allèrent dîner dans un petit restaurant des bords de Seine dont le propriétaire jouait les bandits repentis. On l’appelait Boule, à cause de son aspect rondouillard. Il avait « levé » plusieurs fois des tractions avant pour Blanvin. Affaires légales puisqu’il mettait vendeur et acheteur en contact, se contentant de percevoir un « bouquet » de l’un et de l’autre.
Il possédait une espèce de baisodrome, au fond de son jardin, aménagé dans une ancienne cabane à outils. Lorsqu’il ne l’utilisait pas, il le prêtait volontiers aux amis, et venait admirer leurs ébats par un œilleton astucieusement aménagé dans le mur de derrière. À l’intérieur, le judas débouchait derrière une glace sans tain que les usagers appréciaient et devant laquelle ils se risquaient dans des figures élaborées.
Boule vit entrer le couple d’un œil allumé. Dans le dos de Rosine, il adressa une mimique complimenteuse à Édouard, mimique qui soulignait l’importante poitrine de sa compagne.
— Je te présente ma mère ! annonça Blanvin pour couper court.
Le taulier parut satisfait de sa méprise qui lui laissait toutes ses chances. Queutard infatigable, il lui arrivait d’aller tirer une dame accompagnée en qui il avait illico reconnu la salope. Quelques œillades chargées d’électricité, deux mots chuchotés en servant le vin et la femme se retrouvait dans l’appentis du jardin, aimée toute crue, à la hussarde, par le cocasse personnage.
« — Aujourd’hui, vous avez été reçue par Jeannot Lapin, disait-il après la brève étreinte. Mais revenez seule, et vous aurez affaire à Casanova. »
Elles revenaient, la plupart du temps, mais retrouvaient Jeannot Lapin.
Chez Boule, le menu était invariable : petite friture, coq au vin (qu’on pouvait remplacer par une entrecôte pommes frites si l’on n’aimait pas le poulet). Il servait conjointement une carafe de blanc et une bouteille de rouge, vins aux appellations évasives, mais fruités et agréables.
— C’est pas ta mère, c’est ta sœur, mec. Tu me chambres ! commença Boule, flatteur.
Édouard le stoppa net :
— Pas de cinoche aujourd’hui, on vient de perdre la grand-mère !
Boule adopta une mine de circonstance.
— Si c’est un deuil, je fais taire mes élans !
Il enveloppa Rosine de son admiration frémissante.
— Les choses les plus raides s’inclinent devant la douleur, assura le bistrotier.
Rosine sourit avec indulgence.
Ils dînèrent de bon appétit et burent passablement. La nuit était tombée et le fleuve développait sa large boucle sous la lune. Un train de péniches s’était amarré sur la rive d’en face et les mariniers regardaient la télévision à bord de leurs bateaux. Un bébé hurlait. L’eau réverbérait ses cris, les amplifiait.
— Il doit mettre des dents, assura Rosine.
— J’en mettais, moi, dans la cellule ?
— Non, mais tu as eu la rougeole et Barbara l’a prise aussi.
— Le médecin venait ?
— Bien sûr. Et il remettait lui-même les médicaments à prendre.
Elle baissa le ton :
— Tu sais, Doudou, ce qui m’avait amenée là, c’était pas le diable.
— Je t’ai déjà dit que je m’en fous et que je ne veux pas le savoir. C’est ton problème, moi, ça ne me regarde pas.
— Tu es un homme bien, Édouard.
— Penses-tu. Un homme bien, ça n’existe pas, ou alors il est bien à l’occasion.
Il fit signe à Boule de ramener une bouteille de vin rouge. L’absence de mémé jouait une drôle de ritournelle rouillée quelque part dans sa tête. Une musique crincrin de limonaire.
— J’ai une 15 en vue, fit Boule en déposant la bouteille ; faudra que je t’en cause quand tu seras sorti de vos ennuis. Le moteur, soyons franc, est naze ; quand il tourne tu croirais une pompe à merde ; mais la robe n’a pas un pli.
Édouard approuvait par politesse. Boule comprit que sa présence n’était pas souhaitée et il s’emporta vers d’autres tables plus avenantes.
— Tu n’as jamais envie, parfois, de revoir ta copine de cellule ?
— Sincèrement non. Tu comprends, elle, elle était franchement du mauvais côté de la barrière ; elle fréquentait le Milieu. J’avais rien de bon à gagner en la revoyant, une fois libre.
— Tu as eu raison. Quand penses-tu m’apprendre ce que tu as appelé le reste ?
Elle demeura un instant avec le regard perdu sur la Seine. On voyait, au loin, se découper en ombre chinoise sur un ciel qui semblait encore crépusculaire malgré la nuit, la masse géométrique d’une grue.
— C’est drôle, j’étais en train d’y penser, dit-elle. D’accord, je vais tout te dire. J’aurais voulu avoir la lettre en main pour te parler de ça, mais je te la montrerai en rentrant.
Il ne lui demanda pas de quelle lettre il s’agissait, comprenant bien qu’elle était probablement le nœud de l’affaire.
— Note, ajouta Rosine, que je la sais par cœur, je l’ai relue tant de fois.
Elle vida ce qui subsistait de vin dans son verre.
— On a bu, fit-elle en gloussant d’aise, c’est bon pour les confidences.
Puis, sans transition :
— Maman est morte aujourd’hui. Je ne sais pas exactement le combien nous sommes, mais ça restera une date. Ce sera donc aussi celle où je t’aurai parlé.
Elle devenait volubile, des taches vermillon, bien rondes comme sur les poupées russes, marquaient ses pommettes.
— Avant, il faut que je te demande une chose, Doudou. Sûrement que c’est pas facile pour un fils, mais je voudrais que tu acceptes Fausto. Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque tu n’as jamais connu ton père ? Tu l’as dans le nez d’instinct parce que c’est mon jules ; fais taire ta rancune. Ce mec, je l’ai dans la peau, ce n’est pas de ma faute. Je n’ai vibré qu’avec deux hommes dans ma garce de vie : avec celui qui t’a enfanté et avec Ferrari. Je serais complètement heureuse si vous parveniez à faire ami-ami.
Édouard soupira.
— Ce que vous êtes combinardes, les femmes ! Toujours quelque chose à rabioter. Toujours prêtes à sauter sur l’occasion. Mémé est morte, on est tourneboulés, alors tu en profites pour me caser le Macar !
— Mais qu’est-ce que tu lui reproches ? s’emporta Rosine.
Il réfléchit.
— D’être plus jeune que moi, probablement. J’allais déjà à l’école quand il est né, ce con ! Tu espères quoi ? As-tu songé à l’avenir ? Là, tu es toujours fringante, carrossée impec ; mais dans dix piges ? Dans quinze ?
— Je ne l’aime pas pour qu’il me baise dans vingt ans, mais pour qu’il me baise tout de suite ! Les demains, j’en ai rien à foutre ! Je ne les connaîtrai peut-être jamais.
D’autorité, elle emplit son verre sans s’occuper de celui d’Édouard. Le vida d’un trait. Ses pommettes s’élargirent, son regard acquit de la brillance. Elle se soûlait délibérément. Rachel était morte ; elle reposait, roide, dans un dépôt mortuaire où cliquetait un aérateur. Il n’y avait absolument rien de plus urgent à faire que de s’enivrer.
— D’accord, j’achète, fit Blanvin. On ira se faire une petite bouffe avec Fausto Coppi, un de ces soirs. Tiens, on l’amènera ici ! Il prendra l’entrecôte à la place du coq au vin parce que les sauces sont mauvaises pour la forme d’un champion.
Dans un élan de gamine, elle lui sauta au cou.
— Je suis sûre que tu le trouveras sympa. Tu verras ce que je te dis. Bon, maintenant, je me lance.
Édouard respira profondément, comme un athlète avant l’effort. Il prévoyait quelque chose d’éprouvant.
Rosine semblait préparer son texte. Elle avait besoin d’un canevas pour son récit.
— Il faut commencer par le début, fit-elle à regret.
— C’est toi qui décides.
— Bon, alors voilà. J’ai seize ans ; je fréquente le lycée où je ne fiche pas grand-chose. Mon père est un homme dur. Le genre communiste à principes ; y a rien de pire. Il rêve que je devienne avocate. Son dada : avocate ; pour défendre les opprimés ! Moi, avocate ! Rien que de m’imaginer dans la robe noire, je pouffe ! Il milite à mort, mon vieux. Il est très lié avec Maubuisson, le « cerveau » de sa cellule. Un gars du genre intello tourmenté qui a fait des études de médecine autrefois, les a plaquées pour entrer dans la presse militante. Il vient souvent à la maison. Papa croit que c’est à cause de lui ; moi, je sais que c’est à cause de moi : la manière dont il me regarde, celle dont il me saisit la main quand personne ne nous voit…
« Un jeudi après-midi, sachant que je reste seule à la maison pour réviser, il se pointe à l’improviste. Maman travaillait chez une teinturière de Grenelle. À peine ai-je ouvert qu’il se jette sur moi, me prend dans ses bras, me trousse. On dansait comme deux pantins dans cet appartement. On devait avoir l’air con, quelqu’un qui nous aurait vus ! Un ouragan, cet homme ! Ce qu’il avait dû fantasmer avant d’en arriver là ! J’avais ses mains partout à la fois. »
— Tu te souviens que je suis ton fils ? coupa Édouard.
Elle grommela.
— Joue pas les pudibonds. Et puis, à l’époque dont je te parle, je n’étais pas ta mère ! Qu’est-ce que je disais ? Oui : Maubuisson. Une frénésie pas croyable, il me faisait peur. Je n’avais encore jamais vu péter le loup sur la pierre de bois, et sa dinguerie sexuelle me donnait presque envie d’appeler au secours. Il me parlait aussi. Râlait des choses d’amour très belles, qui me rassuraient. Ces mots-là, je ne les ai jamais réentendus nulle part. Parfois, pendant mes insomnies, je cherche à me rappeler certaines phrases. Mais la mémoire, hein ? Ce qu’elle me restitue, c’est de la bibine, du violon crincrin, des quatrains de cartes postales.
« Il a manigancé de telle sorte que je me suis laissée faire. Une chose à ne pas oublier : mon père l’admirait, nous affirmait qu’il était le génie de notre époque. Donc, le sacripant me défringue avec ses mille mains de pieuvre et se met à me prendre sur la table de la cuisine. Le vrai soudard ! Un gars qui ne payait pourtant pas de mine, physiquement. Moi, j’avais la tête à la renverse. Et soudain, tu sais ce que je vois ? À l’envers ? Mon vieux ! Tu juges ? Le père, comme une statue ! Campé sur ses jambes, les bras le long du pantalon. Ils venaient de déclencher un mouvement de grève à son travail et il rentrait à la maison prendre ses calicots et autres conneries revendicatives.
« Je peux vivre aussi vieille que la reine Victoria, ça restera le pire moment de ma vie. Moi, nue devant le père, en train de me faire astiquer par son dalaï-lama ! Mon vieux, un homme qui se détournait quand je rajustais mon bas ou qui me traitait de chienne si je sortais de ma chambre en soutien-gorge ! On devrait mourir dans un cas pareil. Maubuisson a escamoté sa queue prestement. Il était vert pomme et il lui venait un hoquet ridicule.
« Comme c’était un gars intelligent, il savait qu’il n’y avait rien à tenter, rien à dire. Tout ce qu’il guignait, ce mec, c’était la porte, et il rêvait de courir, coudes au corps, jusque dans son Ardèche natale après l’avoir franchie. Mon père ne bougeait pas. Il devait se demander lequel des deux il allait tuer le premier. J’ai songé à son revolver qu’il cachait derrière les valises des vacances. Pourvu qu’il n’y pense pas !
« Un temps énorme s’est écoulé. Des années ! Enfin, une voix est sortie de papa, mais ça n’était pas la sienne. Cette voix a dit : « Maubuisson, tu vas démissionner du Parti et quitter Paris avant ce soir, sinon d’ici demain soir, tu seras mort. D’accord ? » Tu penses, l’autre pomme, c’était de la musique pour lui. « D’accord ! » a-t-il répondu.
« Alors le vieux s’est écarté et le sapajou a disparu. Ça ne faisait pas mon affaire, sa lâcheté. Je me voyais seule avec mon dabe, donc foutue. Deux mains, c’est peu pour planquer sa chatte et ses nichebards devant un père fouettard de cet acabit. J’ai pris la toile cirée de la table pour m’en envelopper. Tu parles d’un dépucelage, mon fils ! Je devais être mimi avec un tel péplum ! Je me rappelle que les motifs représentaient des personnages hollandais, avec sabots et culotte bouffante sur fond de moulins à vent.
« Tu as trois minutes pour faire ta valise et disparaître », a annoncé le père. Il jouait la situasse à mort. Inespéré, un cas de cette importance pour un type raffolant du drame. Sa fille flétrie, déshonorée ! La Veillée des Chaumières à domicile. Il allait passer le restant de ses jours à ressasser la chose, à bassiner tout un chacun avec son drame cornélien.
« Moi, quand il a parlé de valise et que je disparaisse, ça m’a gonflée d’un coup. J’ai cessé d’avoir honte. J’ai ressenti une monstre colère qui me faisait claquer des dents. En un clin d’œil je me suis rhabillée, j’ai pris un sac derrière le rideau du renfoncement servant de vestiaire. Ce que j’ai fourré dedans, je serais incapable de me le rappeler. Des guenilles, des chaussures, le bouquin que je lisais alors. Trois minutes ? Je les ai pas utilisées. Il attendait, le Terrible. Je me suis pointée. « Au revoir, papa », lui ai-je lancé gentiment.
« J’étais déjà sur le palier, il a bondi et m’a balancé une tarte à te décoller la tête. J’ai dévalé un demi-étage sur les fesses. Mon sac était resté en haut. J’ai filé en courant. Il me traitait de Violette Nozière ! »
Assoiffée, elle présenta son verre à Édouard qui la servit.
— C’est intéressant, fit-il. Et émouvant. Grand-père était un vrai vieux con, si je comprends bien ?
— Authentique.
— Et alors, qu’as-tu fait ?
— Bien sûr, j’ai eu l’intention d’aller voir Rachel à son boulot pour la tenir au courant. Mais, curieusement, je me suis mise à lui en vouloir d’avoir pris un époux pareil ! Les deux m’ont dégoûtée ; je faisais un rejet. Je n’avais, dans mon portefeuille, que ma carte d’identité, un carnet de métro et un billet de dix francs, plus la photo de Joachim, un copain d’école qui m’écrivait des vers. J’ai pris le métro jusqu’à la Porte d’Italie, puis je suis partie en direction de la nationale 7.
Sa voix devenait pâteuse.
— Putain, ce que j’ai mal au cœur, balbutia soudain Rosine. C’est ce jaja : j’en ai trop bu. Tu crois qu’il est bien franco ? Ton copain Boule a une gueule à servir de l’alcool de sciure !
Elle virait au blême et réprimait des spasmes. Édouard la fit sortir pour prendre l’air. Ils marchèrent un peu le long d’un chemin de halage bordé d’herbes folles. La Seine coulait avec un bruit feutré. Les lumières des péniches brillaient toujours et l’indicatif de fin d’émission de Sacrée Soirée retentissait, terriblement présent dans le calme nocturne.
Rosine fit signe à Édouard de l’attendre et se mit à vomir éperdument. Il voulut l’assister, la soutenir par le front, ainsi qu’elle pratiquait avec lui dans son enfance riche en indigestions.
Elle le repoussa d’une violente rebuffade. Alors il s’éloigna pour la laisser à ses humbles misères. Il contemplait le ciel lourd, boursouflé, strié de traînées livides, évoquant l’adolescente chassée qui marchait en direction de la nationale 7, trente et quelques années en arrière. Une fille neuve, bassement déflorée, qui marchait à la rencontre de son destin. Quelques heures plus tôt elle travaillait à un devoir de maths ou de français dans un logis sans joie.
Des paroles d’Aragon, chantées par Brassens, lui vinrent aux lèvres :
« Dites ce mot : ma vie, et retenez vos larmes. »
Il regarda le dos de sa mère secouée de contractions. Elle vomissait bruyamment.
Sa vie avait-elle beaucoup changé depuis la gifle de son père ?
Bien qu’elle refusât, il insista pour l’emmener dormir chez lui, la monta jusqu’à sa chambre et lui laissa son lit. Après quoi, il se mit en slip et passa dans la partie living de son précaire logement.
Il but à la bouteille un magnum d’eau gazeuse, s’interrompant pour roter sans retenue, en homme seul qui oublie les contraintes sociales et jusqu’au savoir-vivre. Il prévoyait l’importance qu’aurait cette journée dans l’avenir. Une abondance d’images fortes l’accablait. Mémé morte sous la pluie, lovée dans son fauteuil. La petite salope de Marie-Charlotte à qui il avait savaté les fesses, sa mère, jeune fille, se faisant prendre par un illuminé sous les yeux de son père rigoriste. Mais c’était toujours l’image la plus pitoyable qui demeurait : celle de cette lycéenne arpentant le trottoir de la Porte d’Italie, et, plus tard, la même enfermée dans une cellule avec son enfant et une autre fille mère ; puis, à l’instant, Rosine vomissant dans les hautes herbes du chemin de halage.
Pauvre femme ! Pauvre être frotté aux barbelés de l’existence. Il décida de se montrer accueillant avec Fausto Coppi. Elle le méritait.
Il s’éveilla tôt à cause du froid, ayant dormi à même le plancher, avec un vieil imper en guise de couverture.
Pour se réchauffer, il prépara du café. Tandis qu’il s’activait sur le réchaud, une idée le frappa : le petit bichon blanc de Rachel avait disparu. Dans l’émotion, personne n’avait songé à l’animal. Il était convaincu que le chien ne se trouvait pas à proximité du corps quand ils étaient survenus, Banane et lui. Le toutou s’était-il enfui après que Rachel fut morte ? On racontait plein de belles histoires pathétiques à propos de l’attachement des chiens à leur maître. En ramenant sa mère au chantier, il opérerait une petite battue dans les environs pour retrouver le bichon ; à moins que celui-ci ne soit déjà revenu, et attende, tremblant de ses quatre membres, le dos arqué, la moustache basse.
Il se servit une tasse de café. La première passée, disait mémé, est toujours la meilleure. Elle lui avait appris, très tôt, à savourer ce breuvage qui était devenu indispensable à Blanvin.
Il entendit qu’on l’appelait du dehors. Se rendant à la fenêtre, il aperçut un vieux Maghrébin aux moustaches blanches, coiffé d’un bonnet de laine.
Il passa son jean, un sweat-shirt et descendit.
— Bonjour, messiou Doudou, dit l’Arabe.
— C’est pour quoi ? s’inquiéta Édouard.
— Jé souis le père de Selim.
— Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnu, monsieur Larabi. Le gosse n’est pas malade ?
— Il n’est pas rentré cette nouit, répondit le vieil homme.
— Allons bon ! grommela Édouard.
Il pestait contre Marie-Charlotte ; à n’en pas douter, c’est elle qui avait mis la main sur Banane.
— Il rentre toujours ! affirma Larabi ; tard, mais il rentre.
— Je l’ai envoyé à Paris hier soir pour y conduire quelqu’un, expliqua Édouard. Ne vous inquiétez pas, je vais m’occuper de ça et vous aurez des nouvelles dans la journée.
— Siouplaît, messiou Doudou. La femme a peur d’un accident. Depuis ce qui est arrivé à Najiba, elle s’attend toujours à des nouveaux malheurs.
— Comment va votre fille ?
— Elle sort demain de l’hôpital, c’est presque guéri, seulement la tête qui dit pas bien juste, des moments.
— Tout ça va rentrer dans l’ordre.
Le père de Banane eut un haussement d’épaules sans signification particulière qui n’exprimait pas davantage le scepticisme que le fatalisme.
— Inch Allah, murmura-t-il.
Il enfourcha son vélomoteur personnel, lequel tirait une remorque chargée de cageots, et s’éloigna.
Elle était grise, chiffonnée et ne s’était pas fardée. Une féroce gueule de bois la dissuadait de parler. Pendant le trajet, Édouard respecta son malaise et négociait ses virages. Ils parvinrent de bonne heure chez la cousine Nine, au moment où elle fermait sa porte pour se rendre à son travail.
En les apercevant, elle blêmit.
— Il est arrivé quelque chose à Marie-Charlotte ?
— Pas à Marie-Charlotte, la rassura Édouard. Mémé Rachel est morte. Tu n’as pas vu ta fille ?
Il expliqua, sans s’étendre, qu’il avait fait reconduire l’adolescente à Paris, la veille, par son apprenti, et que ce dernier n’était pas rentré. Chose curieuse, Nine parut rassurée.
— Ne cherchez pas, dit-elle, elle l’aura vampé et entraîné chez des copains à elle pour « crapuler ». Ah ! mes pauvres, je crains fort que cette gamine ne se retrouve en prison bientôt.
C’était également l’avis d’Édouard qui l’admit carrément et suggéra à Nine de s’en ouvrir à un homme de loi, histoire de s’assurer s’il existait une action préventive à entreprendre. Peut-être pouvait-on placer cette asociale dans une maison spécialisée, du genre « redressement ». Comme chaque fois, Nine s’apitoya sur son propre sort, versa quelques larmes et dit qu’elle finirait bien par rentrer.
Ils la quittèrent sur ce constat d’échec. Édouard se tourmentait à propos de Banane qu’il estimait peu armé pour se défendre contre les entreprises machiavéliques de la jeune donzelle. Ce garçon travailleur et gentil risquait de capoter au détour d’une telle rencontre.
Il entraîna Rosine dans un bistrot de quartier fleurant bon le croissant chaud, l’obligea d’ingurgiter un Fernet-Brancamenthe, et ensuite un café fort. Au bout d’un moment, sa mère avoua se sentir mieux. Édouard lui conseilla d’attendre encore avant de rentrer. La gueule de bois ne connaît qu’une thérapie efficace : le temps. Il faut la laisser se dissiper. L’organisme qu’elle vient de malmener se rebiffe, la prend en charge et lentement la vainc. Elle admit la justesse de l’argument et laissa gérer son mal pour cet homme à la fois ardent et tranquille. Il avait avec elle, ce matin-là, un comportement d’amoureux. Rosine se dit qu’une femme serait bien, avec un mec comme lui.
— Où en suis-je restée, hier ? demanda-t-elle.
— Tu arrivais Porte d’Italie et tu te dirigeais vers la nationale 7, répondit Blanvin.
Il gardait toujours cette vision, en filigrane de ses pensées. La petite lycéenne bannie qui cheminait sans but au sud de la capitale.
Il se rappelait le début du livre de Zola, Le Ventre de Paris, parce que c’était le dernier ouvrage qu’il avait lu : « Au milieu du grand silence et dans le désert de l’avenue, les voitures des maraîchers montaient vers Paris. » Un doute le prenait : était-ce « montaient » vers Paris ou bien « descendaient » vers Paris ? Le Paris de maintenant ne ressemblait plus à celui de Zola ; celui d’il y avait trente-quatre ans non plus et peut-être était-il plus proche de l’ancien que du nouveau ?
— À quoi penses-tu, Doudou ?
— À toi.
— Qu’est-ce que tu penses ?
— Je t’imagine avec ta gifle et ta détresse, sur le macadam. Continue.
— J’ai fait du stop. J’en avais toujours rêvé. Quand on voyait des stoppeuses, au cours de nos déplacements familiaux, mon père les traitait de putes et de feignasses. Moi, je les enviais. Elles représentaient l’aventure. Alors tout à coup, de brandir mon pouce en marchant à reculons, ça m’a dopée. Tout de suite, une voiture s’est arrêtée, une énorme Mercedes noire. Elle m’a paru si impressionnante que je n’osais pas m’en approcher. Il y avait un couple à bord. Des gens d’un certain âge, très élégants, avec un accent étranger. Ils m’ont demandé où j’allais, je leur ai répondu que je n’en savais rien, que je me rendais simplement ailleurs. Ça leur a paru bizarre, pourtant ils m’ont prise avec eux. La femme s’est mise à me questionner. De fil en aiguille, je me suis confiée. J’ai tout dit, le plus simplement du monde, sans tricher. Elle traduisait pour son mari. Lui, il répondait juste par des grognements.
« Quelques heures plus tard, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant. À l’époque l’autoroute n’était pas encore terminée, il restait des tronçons de nationale. Ils m’ont invitée et j’ai mangé avec eux. Au dessert, la femme a voulu savoir le téléphone de mes parents. Ils ne l’avaient pas. En cas d’urgence, on se faisait appeler chez Mme Mermet, la fleuriste d’en dessous. C’est comme ça qu’elle a pu avoir mon vieux. Quand elle est revenue, elle avait les larmes aux yeux. Mon père l’avait envoyée rebondir en lui disant qu’il ne me reverrait jamais, que j’étais une traînée et qu’il ne fallait pas s’occuper de moi, mais me laisser crever « la gueule ouverte ». Pour une étrangère, c’était choquant.
« Ils ont eu un long entretien, le mari et la femme. Je me tenais le mieux possible sur ma chaise. Ma joue giflée avait enflé et elle était brûlante. À la fin, la dame m’a déclaré qu’ils se rendaient en Suisse et m’a proposé d’aller avec eux ; une fois là-bas, on aviserait à mon sujet. J’ai accepté. »
Rosine appela le garçon et le pria de lui apporter un autre café et un croissant. La vie repartait. Pendant ce temps, Rachel poireautait seule dans sa morgue.
— Il a parlé de la date des funérailles ? demanda-t-elle.
— Je crois que ce sera pour demain après-midi ; il reste à fixer l’heure. Je passerai aux Pompes en arrivant. Tu te sens mieux ?
Elle avait la bouche pleine de croissant au beurre et fit un signe affirmatif.
En cours de route, elle reprit son récit. Il ressemblait à ces histoires pour midinettes (mais existe-t-il encore des midinettes ?) sous couvertures rose ou bleu tendre qui disparaissent peu à peu des kiosques à journaux.
Malgré l’invraisemblance de l’histoire, pas un instant Édouard ne douta de la franchise de sa mère. Rosine était une femme d’une pièce, spontanée, dont l’existence ne s’encombrait pas de mensonges. Il l’écoutait en conduisant, le regard rivé sur la route qui devenait boueuse après Nanterre.
Les gens providentiels l’emmènent donc en Suisse. Ils traversent Genève, prennent la route du lac jusqu’à Versoix et pénètrent dans une immense propriété se composant d’un parc bordé par le Léman et d’une construction flanquée de deux tours qu’elle baptise sans hésiter château. Le conducteur stoppe face à un large perron. Son épouse et lui descendent et lui demandent d’attendre. Ils gravissent l’escalier et disparaissent. Du temps s’écoule. Beaucoup de temps. La petite Rosine a le sentiment d’avoir été oubliée. Elle regarde des écureuils escalader un magnifique cèdre. Tout au bout de la pelouse, on voit scintiller le lac. Deux cygnes blancs évoluent gracieusement comme pour ajouter du charme au merveilleux décor. Enfin, quelqu’un s’approche de la Mercedes : un homme maigre, d’une quarantaine d’années, très brun de peau, vêtu d’une livrée de chauffeur. Il ouvre la portière arrière du côté de la passagère et lui dit : « Venez ».
Elle descend. Il louche sur ses jambes pendant qu’elle exécute le mouvement. L’homme en livrée possède de longs favoris qui n’atténuent pas la mauvaise impression que causent ses pommettes trop saillantes et velues. Il marche un pas devant elle, sans lui parler. Pour lui, la piloter dans la demeure est une corvée comme les autres. Elle gravit à son tour le majestueux perron. Elle est désorientée, inquiète. Elle pense à sa mère, à leur petit appartement d’où le monstrueux père l’a chassée. Un confus regret lui vient, une nostalgie. Un hall immense, des portraits gigantesques aux cadres dorés et aux lourdes moulures. Des statues, des tentures, un autre escalier à la rampe de fer forgé. Des banquettes pompeuses, grenat et or. Les carreaux noir et blanc du sol composent un somptueux échiquier de marbre. Son mentor lui dit d’attendre et disparaît par une double porte. Le temps qu’il l’entrouvre, Rosine perçoit un bourdonnement de conversation. Elle reste droite au centre du hall, immobile. Elle a subrepticement arrangé ses cheveux dont elle se soucie déjà beaucoup.
Bientôt, la dame de l’auto réapparaît en compagnie de deux autres femmes. L’une est à peu près du même âge qu’elle : la quarantaine. C’est un personnage sévère, vêtu d’une longue robe noire ; elle est seulement maquillée d’une trace de rouge à lèvres et d’un peu de poudre. Elle a déjà le cheveu grisonnant. Ce qui frappe, au premier abord, c’est son maintien, son exceptionnelle dignité. Le moindre de ses gestes, la plus brève de ses expressions traduisent la majesté. Derrière elle, s’avance une personne un peu plus jeune, à la mise stricte et au visage fermé. Elle est plutôt belle et serait même jolie si elle décidait de l’être.
La dame en noir et celle de l’auto parlent dans cette langue inconnue de Rosine qui ne dispose que d’un anglais scolaire. La maîtresse de maison a souri, d’un sourire grave et sans joie, un simple sourire d’accueil courtois. À son arrivée, spontanément, Rosine a exécuté une inclinaison du buste.
— Quel est votre nom, mademoiselle ? questionne-t-elle dans un français sans accent.
— Rosine Blanvin, madame.
— Rosine ! répète la dame, c’est un prénom pour soubrette de comédie…
L’adolescente a rougi et souri d’un air emprunté.
— Mme Cassini vient de me raconter votre mésaventure, poursuit la châtelaine ; elle vous juge attachante et je ne suis pas loin de partager son avis. Cela vous intéresserait de travailler quelques mois dans cette maison ? Vous auriez le temps de vous « retourner », comme l’on dit en France.
Rosine réalise alors sa situation. Elle n’a rien. Elle est seule, sans recours.
Elle balbutie :
— Je vous remercie beaucoup, madame. Seulement je ne sais rien faire : je suis lycéenne.
Cette spontanéité amuse la dame en noir.
— Je pense, déclare-t-elle, que vous pourriez seconder notre vieille femme de chambre pour qui cette maison devient de plus en plus grande.
Rosine songe en un éclair « bonniche ». C’est cela qu’on lui propose, en fait. Fille de ménage ! Servante ! Bonniche !
— Si je peux me rendre utile, fait-elle néanmoins.
Et elle lit dans le regard de son interlocutrice que c’est une très bonne réponse ; qu’elle ne pouvait en trouver de meilleure.
La dame de l’auto intervient :
— Petite, il faut que vous le sachiez : vous êtes ici chez le prince et la princesse de Montégrin.
Rosine est soufflée ; elle y va, à tout hasard, d’une seconde courbette plus complète que la précédente parce que davantage pensée.
— Savez-vous ce qu’est le Montégrin, Rosine ? demande la princesse.
Ce bol ! Elle a lu, l’autre jour, dans Point de vue un long article sur la république du Montégrin. Comme quoi ça sert de se morfondre parfois dans le salon d’attente d’un dentiste ! Sa mémoire d’éléphant lui permet de restituer sa lecture au rasoir.
— Oui, madame. C’est un État d’Europe du sud qui a subi au VI e siècle la domination byzantine, puis, au XVII e, celle des Turcs ; mais il a été libéré grâce à un soulèvement populaire dirigé par Otton Skobos qui fonda sa dynastie et prit le titre d’Otton Ier. Le Montégrin eut à supporter plusieurs occupations durant la dernière guerre. À la libération russe, la république fut proclamée et le prince régnant assassiné dans son palais de Tokor.
La dame en noir se signe.
— C’était mon époux, fait-elle. Il est prodigieux qu’une jeune Française sache tellement de choses sur un aussi petit pays !
— J’aime beaucoup l’Histoire, assure habilement Rosine. Si je comprends bien, vous êtes la princesse Gertrude, madame ?
Elle se rappelle parfaitement l’article. La résidence de Versoix figurait sur la dernière page, avec, en médaillons incrustés dans chacune des deux tours, le portrait de cette femme et celui d’un jeune homme à l’expression hautaine.
La princesse s’adresse à son amie dans leur langue. Elle est charmée par le savoir de la jeune arrivante et y lit un présage positif. Elle se tourne ensuite vers sa suivante qui jusqu’alors ne s’est pas manifestée.
— Miss Maléva, dit-elle, occupez-vous de l’installation de cette jeune fille.
L’interpellée s’incline puis s’adresse à Rosine :
— Suivez-moi. Vous n’avez pas de bagages ?
— Non, répond Rosine.
Elle lit une lueur de mépris dans les yeux de miss Maléva et sa joie s’en trouve altérée.
Comme elles vont quitter le hall, il se produit au-dehors un grondement de tonnerre, une énorme motocyclette noire débouche sur le terre-plein et stoppe en faisant jaillir des gerbes de graviers.
Le conducteur du bolide, entièrement vêtu de cuir noir et casqué comme un personnage de science-fiction, place l’engin sur sa béquille et se débarrasse de son heaume. Il a une vingtaine d’années, il est bronzé, blond ; il est superbe.
Rosine le reconnaît (toujours d’après le reportage de Point de vue), c’est le prince Sigismond II.
Ils furent stoppés par un tracteur cahotant qui barrait la départementale en provoquant un bouchon.
Les automobiles agglomérées derrière le lent véhicule (mais n’était-ce pas un outil davantage qu’un véhicule ?) vociféraient par tous leurs avertisseurs. Ce vacarme obligea Rosine à se taire. Une expression béate subsistait sur ses traits. Ce rappel d’un lointain passé la charmait. Elle racontait bien son affaire, en femme qui s’est contrainte à n’en rien dire le reste de sa vie durant. Elle lui redonnait vie sans effort parce que ces souvenirs demeuraient intacts dans sa mémoire, aussi vivants et incontestables que du présent.
Le tracteur finit par se réfugier sur une aire de dégagement et la circulation redevint fluide.
— Un prince ! ricana Édouard. Il n’y a qu’à toi que ça arrive. Tu sais que ton truc est aussi passionnant et ringard que Sissi impératrice ?
Le sarcasme ne l’affecta pas.
— Oui, mon Doudou, un prince ; un vrai, un beau. Si tu l’avais vu dans sa tenue de motard qui le moulait comme un habit de toréador ! J’avais le cœur au fond de la gorge, à m’en étouffer, et je n’arrivais pas à suivre miss Maléva.
— Oh ! dis donc, la grande secousse !
Il trouvait sa mère touchante, si ingénue malgré ses coquineries d’entôleuse.
Il ralentit brusquement, sa vieille 15 se mit à faire des bonds sur le bas-côté de la route et il l’arrêta au ras du fossé.
— On a crevé ? demanda Rosine.
Édouard ouvrit sa portière sans répondre. Une camionnette le frôla, une voix le traita de connard. Il contourna la traction pour venir s’accouder à la portière de sa mère ; le temps était lourd et le manque de climatisation de la vieille voiture obligeait à rouler avec les vitres avant baissées.
— M’man, chuchota-t-il d’une voix blessée, tu ne vas pas me dire que ton prince charmant à la con…
Elle sortit son bras et sa main caressa la nuque du garçon.
— Si, fit-elle, c’est ton père, et sans erreur possible.
Édouard explosa :
— Mais putain de Dieu, Rosine, tu as donc toujours été une salope pour te laisser encloquer par un type comme ça !
La main qui le caressait le gifla.
— Salope ou pas, pute ou pas, je suis ta mère et je veux que tu me respectes !
Il lui saisit la main et embrassa la paume qui venait de le frapper.
— Je te demande pardon. Cette histoire est si extravagante.
— Personne ne lui résistait, assura-t-elle. Personne, tu entends ? Il te regardait avec ses grands yeux clairs et tu fondais. C’était à la fois un jeune homme et un être plein de profondeur. Son expérience lui venait par hérédité. Dans cette famille, ils avaient une classe si grande qu’on les aurait crus tombés d’une autre planète.
Édouard ne s’intéressait pas au lyrisme maternel. Il maugréait :
— Quelle idée t’as prise de me raconter ça, ma pauvre Rosine ! Fils de prince ! J’ai l’air fin. Le restant de ma vie je vais traîner cette casserole ! Jure-moi de ne jamais raconter la chose à quelqu’un d’autre.
Il changea de voix pour mimer une hypothétique tierce personne :
— Vous savez bien : Blanvin, le garagiste ? Oui, le fils du prince de… Prince de quel bled, déjà ?
— Le Montégrin, fit Rosine.
— Voilà que j’ai déjà oublié mon lieu d’origine. Le Montégrin. C’est plus grand ou plus petit que Monaco ?
— Douze fois plus grand, quinze fois plus peuplé !
— La vache ! Et t’en es fière. Pourtant il ne t’a pas épousée, le Monseigneur ! Il s’est tapé la bonniche, pas la future princesse : nuance ! Je suppose que quand tu as eu le ballon, il t’a chassée ?
— Pas lui, sa mère !
— Tu penses qu’elle n’allait pas donner son illustre rejeton à une gamine qu’un chef de cellule communiste violait sur une toile cirée à motifs hollandais, faut la comprendre. Il a dû, par la suite, faire un grand mariage, un vrai, avec quelque fille de roi, de prince ou de grand-duc à la rigueur ?
— Il ne s’est pas marié. Il est mort en 72, dans le Tyrol, d’un accident de moto.
— Allons bon ! À peine viens-je d’avoir un père qu’il est mort !
Elle soupira :
— Lui, sa passion, c’était pas les tractions avant mais les Harley-Davidson. Il en possédait une demi-douzaine qu’il passait le temps à démonter et à remonter dans son atelier.
Édouard opina silencieusement, calmé soudain par un obscur sentiment de respect.
— Il était plus beau que toi, mais tu lui ressembles, assura Rosine. Quand je dis « plus beau », c’est « plus fin » que je pense. Pourtant il avait un corps puissant, une poitrine large comme la tienne et couverte de muscles saillants. Aussi cette fossette au menton…
— Si bien que tu es tombée dans ses bras tout de suite ?
— Oh non ! D’ailleurs il ne prenait pas garde à moi. J’ai vite compris qu’il se faisait miss Maléva, une Bulgare belle et froide. Plus d’autres filles qui venaient parfois au château et qu’il emmenait promener sur sa moto. Le bruit courait qu’il louait une suite à l’année au Lausanne Palace pour y faire ses galipettes.
Ils restaient ainsi à deviser au bord de la route dans le grondement des voitures et l’âcre odeur des gaz d’échappement. Lui, les deux avant-bras appuyés sur le montant de la portière, elle, rejetée en arrière, le regard errant sur les frondaisons des platanes.
— En fin de compte, j’ai été programmé comment ? demanda Édouard.
Rosine murmura :
— C’est formidable : ma gueule de bois s’est complètement dissipée. C’est toujours d’accord pour un gueuleton chez ton ami Boule avec Fausto ?
— Pourquoi ça ne serait plus d’accord puisque je te l’ai promis ?
Elle parut satisfaite de cette confirmation.
— La semaine prochaine ?
— Quand tu voudras. Mais tu ne réponds pas à ma question : il t’a eue comment, le prince… Répète-moi son nom ?
— Sigismond. Ça s’est fait à l’improviste, si je peux dire.
— Baiser à l’improviste, c’est marrant. Ça consiste en quoi ?
— Paco, le chauffeur qui était venu me chercher à la voiture, s’est mis à me draguer à mort. Les hommes sont ainsi : ils passeront des mois auprès de toi sans t’accorder la moindre attention, et puis un jour les voilà qui se mettent à te courser, la bite à la main. Je crois que ce qui l’a déclenché, c’est le départ de sa femme pour l’Espagne où sa mère venait de mourir. Maria était cuisinière au château. La princesse lui a accordé une semaine de congé pour qu’elle aille à Malaga enterrer sa maman, à condition que Paco reste. La vieille femme de chambre, Paco et moi, on a fait ce qu’on a pu, en cuisine, pour remplacer Maria. Ça n’a pas mal marché, on s’ingéniait, moi surtout. Française, j’avais à cœur ! Je cuisinais tant bien que mal des plats dont Rachel nous régalait le dimanche. Pourtant je n’avais pas tellement d’aptitudes, mais je tenais à bien faire.
— Il fallait éblouir Monseigneur ! ironisa Édouard.
— C’est pendant nos exploits en cuisine que ce grand vilain s’est mis à me charger. La main baladeuse, les baisers volés, les yeux de poisson frit, tout y passait ! Dieu sait que je ne l’encourageais pas. Il me dégoûtait tellement, cet escogriffe !
— Pauvres femmes ! dit Édouard. Toujours des sagouins qui vous cavalent aux fesses ! Ça doit être intolérable à la longue !
— Ça a aussi son bon côté, minauda Rosine. Je te disais donc que j’avais un mal fou à me défendre contre cette pieuvre de Paco. Ma chambre se trouvait dans la maison du personnel, près des garages. Une nuit, alors que j’étais en plein sommeil, voilà ma porte qui s’ouvre, bien que je l’eusse fermée avec la targette. Paco entre, tout nu. Ce veau, dans la journée, avait dévissé la gâche du petit verrou et l’avait remise en place en la faisant tenir avec du chewing-gum mâchouillé ! Sa présence me réveille en sursaut. J’éclaire et le vois à poil, velu comme un gorille. Je lui crie de sortir. Au lieu de ça, il s’avance en faisant sautiller son sexe dans sa main. Alors je hurle, mais sans grand espoir car on était éloigné du château. Au moment où il arrive à mon lit, malgré les coups de pied et de poing que je lançais dans le vide, voilà une voix qui dit « Paco ! ».
— Tes violeurs ont le chic pour se faire prendre en flagrant délit, plaisanta Édouard. Et, bien entendu, c’était le prince Moncul qui se pointait inopinément ?
— Il rentrait d’une virée nocturne à moto. Il portait sa combinaison de cuir noir et il sentait bon le froid. Tu aurais vu la cabriole de Paco ! Son air abruti, les deux mains sur son paquet de couilles ! Sigismond ne paraissait ni gêné ni en colère. Il a simplement ordonné à l’Espagnol d’aller préparer ses bagages et de se faire régler ses gages par miss Maléva. Le lendemain, à la première heure, le chauffeur a détalé.
— Et Monseigneur le prince, lui, est resté pour recueillir le prix de son intervention ?
— Pas du tout. Il m’a demandé si je me sentais bien, je lui ai répondu que oui et il est parti après avoir examiné la targette arrachée en me conseillant de placer un dossier de siège sous le loquet en attendant qu’elle soit réparée.
— Tu fais languir, ma vieille, tu fais languir, déclara Édouard. Toujours pas de spermatos princiers à l’horizon !
— Bouge pas, on y arrive. Le lendemain, l’Espingo a quitté le château avec la mine ulcérée d’un dindon mouillé. Le soir, quand, mon service terminé, j’ai regagné ma chambre, Monseigneur se trouvait auprès de ses chers bolides dans le garage. Il m’a interpellée :
« — Vous n’êtes jamais montée sur une moto ? »
« — Non, Monseigneur. »
« — Venez ! »
« J’étais avec ma robe noire de service et mon petit tablier amidonné. Je lui ai dit que j’allais passer un jean, mais il n’a pas voulu. “Non, venez ainsi, c’est parfait”. »
— Le salingue ! siffla Édouard.
— J’ai pris place à califourchon derrière lui et on est partis en direction de l’autoroute. Une fois là, j’ai cru mourir de peur. « Tenez-vous à moi. » Tu parles, je l’aurais fait sans qu’il me le propose, tellement j’avais la frousse de tomber. Et pourtant, je ne pense pas que ce soit courant chez les servantes de tenir un prince par la taille ! Mais il avait une adresse diabolique et j’ai vite cessé de trembler. Bon Dieu, ce que c’était grisant cette course d’enfer ! On se sent invincible et c’est pour cela qu’on se tue. Quand il s’est planté, mon pauvre prince, ce qu’il a pu éprouver, c’est presque de la jubilation.
« Au bout d’un long moment à folle vitesse, il a lâché son guidon d’une main et a arraché son gant avec ses dents. Puis il a mis son bras en arrière et ses doigts se sont mis à me caresser entre les jambes. À deux cents à l’heure, c’est l’apothéose. Je pantelais contre lui. Je gueulais dans le vent de la vitesse ; j’étais asphyxiée par l’air et le plaisir. N’oublie jamais plus le nom de ton père, Doudou : Sigismond II. C’était un prince, certes, mais, surtout, c’était un homme ! »
Ils furent désorientés en retrouvant le chantier et eurent l’impression de l’avoir quitté pendant très longtemps.
Les travaux du père Montgauthier avaient été stoppés par la commune et l’endroit pantelait dans une inertie cafardeuse.
— Tu vas continuer de demeurer ici ? demanda Édouard.
— Bien sûr.
— C’est sinistros, non ?
— Parce que tu vois les choses telles qu’elles sont alors que je les vois, moi, telles qu’elles seront.
— Et elles seront comment ?
— Il ne me reste plus que ce secret, Doudou, laisse-moi quelque temps encore.
Ils pénétrèrent dans le wagon ; Édouard s’approcha du lit de Rachel, les mains croisées sur le ventre, la tête inclinée, comme il s’approcherait bientôt de la tombe de mémé.
Pendant qu’il s’ouvrait à cet instant d’émotion, Rosine se mettait à genoux devant le bahut et prenait sur le rayon le plus bas un couvre-livre de cuir repoussé acheté lors d’un voyage au Maroc. Des papiers privés s’accumulaient dans chacun des deux rabats. Elle trouva ce qu’elle cherchait : une enveloppe blanche, de format carré, fabriquée dans un vélin supérieur et frappée d’un écusson en relief. L’enveloppe contenait un feuillet sur lequel couraient des lignes tracées à l’encre verte. L’écriture était élégante, large et souple.
— Doudou ! appela-t-elle après avoir relu le document.
Il se retrouva, vit la lettre et pâlit.
— Ceci contient la preuve de ce que je t’ai dit. Avant que tu en prennes connaissance, j’aimerais t’expliquer dans quelles conditions Sigismond l’a écrite.
Elle s’assit à la table de camping et son fils en fit autant. Ils se tenaient face à face dans ce véhicule à jamais immobile, avec des mines peureuses de conspirateurs néophytes.
— Pour t’en revenir à mes amours avec le prince, je peux te dire que j’ai vécu une véritable passion ; lui-même semblait très accro. Il venait presque toutes les nuits me retrouver dans ma chambre et y passait souvent plusieurs heures. Bien entendu, la salope de miss Maléva n’a pas mis longtemps pour apprendre la chose et a monté le bourrichon à la princesse mère. Celle-ci a probablement eu une explication avec son fils. Il ne m’en a rien dit, mais il a tenu bon puisque nos relations ont continué. Quelques mois s’écoulent. Je vivais un rêve. Travaillant dur pour ne pas encourir de reproches, passant des nuits de folie dans les bras du prince charmant.
« Et puis crac ! La tuile : je tombe enceinte. À l’époque, la pilule n’était qu’à l’état de projet ! Cette constatation me foudroie. J’étais seule, sans personne à qui me confier. Je n’allais pas parler de ça à mon amant, de crainte qu’il cesse d’avoir envie de moi. Je me rappelais qu’à l’époque, les Françaises aisées qui voulaient se faire passer un gosse venaient en Suisse. Je suis parvenue à aller visiter un docteur de Versoix. Tout ce qu’il a fait, c’est de me confirmer la chose. J’ai eu beau lui balancer des appels du pied, il a fait la sourde oreille. Alors je me suis résignée. Je me rappelle que ça faisait pareil que si je m’étais trouvée à bord d’une auto sans freins. Je roulais comme si de rien n’était, en sachant que je m’écraserais à l’arrivée. Je profitais de chaque moment, mais je grossissais. La femme de chambre l’a remarqué. Ça s’est vite su au château.
« Je t’attendais depuis sept mois quand la princesse Gertrude m’a fait venir dans son petit boudoir. Elle m’a parlé gentiment. C’était une femme douce mais ferme, implacable. Elle m’a expliqué qu’elle m’avait aidée, bien que je fusse en situation irrégulière par rapport aux autorités helvétiques, qu’elle s’apercevait que j’étais enceinte et qu’il me serait impossible d’accoucher dans ce pays où je séjournais sans permis. Le moment était venu de nous séparer. Elle ajouta : « Nous vous regretterons beaucoup », en appuyant sur le « Nous ». Miss Maléva allait me remettre trois mois de gages (de vraiment pauvres gages) et le nouveau chauffeur me conduirait à Bellegarde d’où je pourrais prendre un train pour Paris. Elle me conseillait de reprendre contact avec ma mère, les mamans se montrant la plupart du temps compréhensives dans des cas semblables.
« J’ai tout encaissé sans broncher ni verser une larme. L’auto sans freins venait de se fracasser contre le mur de l’aristocratie ! Il fut convenu que je quitterais le château le lendemain très tôt. J’espérais en une dernière soirée avec Sigismond, mais quand j’entrai dans ma petite chambre, il y avait cette lettre sur mon oreiller. Je te la remets, Doudou, parce qu’elle te concerne davantage que moi… Je te supplie de la conserver. »
Il se sentait sec et ne partageait pas l’émotion de Rosine. Il en voulait à cet exilé dont sa mère avait servi le caprice. Un dandy pétaradant à qui ses frasques servaient d’éthique. Il se saisit de la lettre avec répulsion et se mit à déchiffrer l’écriture verte que le temps avait pâlie jusqu’à rendre certains mots à peine discernables. Il lut :
Petite Rosine,
Voilà donc que le temps est venu de nous séparer. Vous avez bien raison de vouloir garder cet enfant qui sera, je le pressens, mon unique descendant. Je devine un garçon. Vous l’appellerez Édouard, qui est mon second prénom. Ne cherchez jamais à me le montrer, vous vous feriez éconduire.
Votre merveilleux comportement au lit me donne à penser que vous avez une charmante carrière à faire dans la galanterie feutrée. Mes vœux et mes prières vous accompagnent.
Édouard déposa la lettre sur la table.
— Le salaud ! grommela-t-il. Quel cynisme !
— Pas si salaud que cela puisqu’il reconnaît sa paternité. Tu te rends compte le parti que j’aurais pu tirer de cette lettre ?
— L’idée ne t’en est jamais venue ?
— Tu es fou ! Je l’aimais !
Ce cri du cœur bouleversa Édouard. Il se leva, contourna la petite table et, se penchant sur Rosine, noua ses bras autour de son cou.
— Ce que je viens d’apprendre ne change rien pour moi, dit-il à son oreille. Je continue d’être un enfant sans père, mais avec la mère que j’ai, je peux m’en passer.
Ils demeurèrent soudés un long moment, les yeux fixés sur la couche déserte de Rachel.
Il insista pour la ramener au garage où elle pourrait séjourner quelques jours, puisque ses fameux travaux d’Hercule étaient arrêtés. Elle refusa, alléguant qu’elle aimait cette existence de semi-romanichelle dans le wagon. Elle s’y sentait libre. Il devina qu’elle y était à l’aise pour accueillir Fausto Coppi et lui dit qu’il viendrait la chercher en fin de journée pour dîner, après une visite à la morgue.
Comme il repartait au volant de sa voiture, il vit deux oiseaux du genre rapaces affairés sur une chose blanche. Édouard s’arrêta pour aller voir de quoi il s’agissait, bien qu’il l’eût déjà deviné. Effectivement, le cadavre du bichon gisait dans le terrain vague. Il se trouvait dans une étrange position. Ses pattes arrière comme étirées, se joignaient étroitement. De toute évidence, le chien avait eu l’épine dorsale brisée car sa partie antérieure se tenait de guingois. Il avait saigné par le museau et la bouche, et ses poils duveteux, d’un blanc sale, se souillaient de traînées noirâtres.
Il ne douta pas du diagnostic : l’animal avait été trucidé. Quelqu’un lui avait empoigné les pattes arrière pour le fracasser contre une surface dure. Il songea à Marie-Charlotte et à l’antagonisme régnant entre Rachel et elle. La petite garce incarnait la malfaisance. Édouard croyait qu’elle souffrait de quelque anomalie mentale qui neutralisait en elle la notion de bien et de mal. Elle se montrait perverse par délectation et il regrettait de l’avoir confiée à Banane qu’elle avait embobeliné sans mal. Marie-Charlotte faisait songer à ces fillettes démoniaques dont le cinéma d’horreur a largement tiré parti.
Comme le petit Maghrébin n’était toujours pas de retour au garage, il poussa jusqu’à son domicile. Les Larabi habitaient une H.L.M. couleur d’urine, ébréchée de partout et marquée de taches brunâtres à l’origine mal définie.
Najiba était seule. Assise à la table de la cuisine, elle préparait des légumes en se servant d’un éplucheur comme en vendent les camelots à la lisière des marchés. Elle paraissait absente et ses gestes étaient flous.
En voyant surgir Édouard, une expression de contentement l’égaya.
— La porte était entrebâillée, fit Blanvin, je me suis permis d’entrer.
Elle ne lui répondit pas, trop accaparée qu’elle était par son admiration pour le garçon.
— Tu m’as l’air complètement réparée, mentit Édouard. Il ne te reste pas la moindre cicatrice.
L’expression incertaine de ce regard le désolait.
— Tu es de plus en plus belle ! fit-il, sincère.
— Et toi de plus en plus en beau ! répondit Najiba.
Elle lui tendit sa bouche dans un élan d’imploration. Il l’embrassa.
Il ne voulait pas abuser de la situation, aussi s’écarta-t-il plus rapidement qu’elle ne le souhaitait.
— Selim est rentré ?
— Non.
— Il n’a pas donné de ses nouvelles ?
— Non.
Le cœur d’Édouard se serra. Dans quel louche bourbier Marie-Charlotte l’avait-elle entraîné ? La conduite de son apprenti le décevait car il le tenait en haute estime.
— Tu sors un peu d’ici ?
— Je vais faire les commissions avec ma mère.
— Je veux dire seule…
— Je n’ose pas encore.
— Qu’est-ce que tu crains ?
— Je ne sais pas : j’ai peur.
— Peur de quoi ?
— Je l’ignore, et c’est bien cela qui m’effraie.
— Tu penses bientôt retourner à la fac ?
— Non. Jamais plus.
— Quelle idée !
— Je n’en ai plus envie.
Il s’emporta. Édouard était sans cesse en proie à des poussées de rage, la plupart du temps injustifiées.
— Mais, bon Dieu, c’est pas parce que tu es tombée d’un vélomoteur que tu dois changer d’existence ! Tu es une tronche, Najiba. Ton pays a besoin de filles diplômées. Tu vas vivre de quoi ?
— Je ne sais pas.
Son air égaré le peina.
— Bon, tu es encore traumatisée, ma chérie, mais tout va se remettre en route peu à peu.
— Aide-moi, balbutia-t-elle. Il n’y a plus que toi qui comptes dans ce monde.
La mère revint, portant sur sa tête un grand récipient de plastique jaune empli de linge qu’elle venait de laver. Elle déposa sa charge d’un mouvement expérimenté, salua Édouard et, dans un français incompréhensible, lui demanda des nouvelles de Selim.
Najiba lui répondit en arabe.
— Que lui dis-tu ? demanda Blanvin.
— Je la rassure. Elle est allée consulter une vieille sorcière du quartier, ce matin, qui lui a dit que mon frère se trouvait avec le diable, mais qu’il allait rentrer bientôt.
Il ne répondit rien et prit congé des deux femmes.
— J’aimerais que tu m’emportes, murmura la jeune fille.
Elle parlait avec une tranquille impudeur.
Sa mère flairait une connivence entre eux et s’en inquiétait. Elle était plus sombre que Najiba et ses traits paraissaient grossiers, comparés à ceux de sa fille. Son nez camard, sa bouche lippue avaient une connotation négroïde qu’on ne trouvait pas chez Najiba. Son regard cerné de khôl luisait de manière excessive ; à la fois vigilant et atone, il déroutait.
Comme tous les enterrements civils, celui de Rachel fut étriqué et sinistre, bref aussi. Le fourgon mortuaire, avec à son bord Rosine et son fils, n’eut à parcourir que quinze cents mètres pour atteindre le cimetière. L’assistance clairsemée se composait du père Montgauthier, d’Édith Lavageol, de Fausto Coppi (en tenue de ville pour une fois), du garde-barrière chez qui Rosine allait téléphoner, de sa coiffeuse et de deux ou trois vieillardes évasives que Rachel avait connues durant son séjour à l’hôpital lors de son attaque.
L’ordonnateur, de noir vêtu, se croyait obligé de tenir à la main une paire de gants gris qui le gênaient dans ses activités. Il se dépensait pour meubler, créer une sensation de solennité ; la mine compassée, le regard sévère, il chuchotait des ordres à l’oreille des porteurs, arrangeait les gerbes de fleurs, ôtait une feuille d’arbre tombée sur le cercueil.
Quand les fossoyeurs, à l’aide de leur grosse corde, eurent descendu la bière, le maître de cérémonie prit une corbeille de roses et jeta la première dans la fosse pour donner l’exemple. Ensuite, il présenta la corbeille aux Blanvin qui l’imitèrent, puis aux autres personnes présentes.
Cette cérémonie achevée, il obligea Rosine et Édouard à recevoir les condoléances des assistants, ce qui fut rondement mené. Ni Rosine ni son fils ne pleuraient ; ils trouvaient cet enterrement gauche et vaguement ridicule.
Édith Lavageol passa la dernière pour pouvoir s’attarder auprès des endeuillés. Elle embrassa celui dont elle était demeurée la « maîtresse » avec une belle obstination, lui chuchotant des mots de réconfort dont il n’avait pas besoin et qu’il jugea bateaux.
C’est pendant qu’elle lui parlait qu’il aperçut Banane, à l’écart au fond du cimetière. Il pouvait passer pour l’un de ces drogués qu’on enjambe, le soir, sur les trottoirs du Quartier latin. Hâve, sombre, la tignasse emmêlée, le regard battu, le col du blouson relevé comme dans les films sur la délinquance, il grelottait de fièvre. Des boutons lui dévastaient le visage et sa barbe poussait drue.
Édouard planta là Édith pour rejoindre Banane qui le regarda venir avec crainte et lassitude. Édouard eut pitié et le prit aux épaules.
— Tu trembles ? s’étonna-t-il.
— J’ai attrapé la crève, dit Banane.
— La crève et le reste, non ? Tu ne ramènes pas le Sida, j’espère ?
— Je ne crois pas, à moins « qu’elle » ne l’ait !
Il prit la main d’Édouard posée sur son épaule.
— Elle a plié la 11 B, bredouilla-t-il. Et elle l’a fait exprès. Méfie-toi, elle dit qu’elle te butera parce que tu lui as botté le cul. Elle est chiche de le faire, Édouard ; c’est une tueuse !
— Allons, allons, soupira Blanvin, tu délires, c’est la fièvre. Comment est-tu rentré ?
— En stop.
— Tu es passé chez toi ?
— Pas encore.
— Il faut y aller, tes vieux se font un sang d’encre.
Ils rejoignirent Rosine qu’Édith Lavageol ne décramponnait plus, et tout le monde s’entassa dans la 15, y compris Fausto qui avait pris le train pour venir aux obsèques.
On déposa Banane devant son H.L.M., après quoi Édouard convia Édith et Fausto à déjeuner avec eux. Un souffle fraternel passait sur le quatuor ; le « coureur » ne gardait pas rancune à son « beau-fils » pour l’algarade du chantier.
Ils allèrent chez Boule où, comme l’avait annoncé Blanvin, Fausto Coppi commanda l’entrecôte à la place du coq au vin. C’était la première fois que Mme Lavageol et Rosine se rencontraient autrement que pour parler des études du « petit Doudou ». La mère de ce dernier savait parfaitement à quoi s’en tenir quant aux relations de l’élève avec son ancienne institutrice, mais feignait de tout ignorer. Peu d’années les séparaient et elles ressentaient une étrange griserie à s’afficher avec leurs jeunes amants.
À l’apéritif, pendant que ces dames allaient se laver les mains, Édouard dit à Fausto :
— Après la bouffe, nous irons baiser nos mamans.
L’Italien rougit de confusion.
— Je te sais gré de ne pas ajouter que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes, reprit Blanvin ; peut-être ce dicton n’a-t-il pas cours en Italie ? Je sens que nous allons devenir tout à fait copains. Les gens qui se détestent sont ceux qui ne se connaissent pas, m’a-t-on dit. J’aime les gars qui ont un hobby. Tu sais ce que c’est qu’un hobby ?
— Cycliste, mais pas analphabète, répondit Fausto.
— Un hobby est une manière de lutter contre la solitude, reprit Édouard. On feint de se passionner, mais dans le fond on n’est pas dupe. Toi, c’est le vélo, moi les tractions avant.
Il ajouta d’une voix voilée :
— D’autres, c’est les Harley-Davidson.
Et il se mit à imaginer les engins du prince, alignés sous un hangar, briqués à mort, le cuir luisant, les chromes comme des miroirs. La princesse mère les avait-elle conservés comme des reliques, ou bien s’en était-elle séparée pour rendre les souvenirs moins agressifs ? Il penchait pour la première hypothèse. Drôles de gens ! Il ne se sentait rien de commun avec eux. La phrase de Sigismond dans sa lettre d’adieu : « Ne cherchez jamais à me le montrer, vous vous feriez éconduire », le meurtrissait. L’avertissement ruisselait d’une lâcheté cruelle, presque inconsciente. Ce qui déroutait, c’était l’espèce de loyauté qu’impliquait un tel message et cette monstrueuse dérobade qui s’y trouvait incluse. On se disait, à la lecture de la lettre, que ce jeune homme avait beaucoup apprécié sa liaison avec Rosine, sans que celle-ci dégénérât en amour, voire en simple tendresse.
— Excuse-moi, dit-il à Fausto en tirant l’enveloppe carrée de sa poche.
Il lut la missive posément, mot à mot, comme décidé à l’apprendre par cœur. Combien de fois Rosine l’avait-elle lue, elle aussi ?
Elle revenait en babillant avec Édith. L’enseignante paraissait plus âgée que sa mère et, inexplicablement, il en éprouva un confus contentement.
Banane resta au lit trois jours. Il claquait des dents et on avait beau le couvrir avec des peaux de mouton puant le suint, il continuait de gémir qu’il avait froid. Sa sœur voulait appeler le docteur, mais leur mère s’y opposa et soigna son fils à l’aide de pratiques plus pittoresques qu’efficaces. Lorsque Édouard vint prendre de ses nouvelles, elle alla chercher l’étoffe d’un turban et la brandit sous son nez en la tenant écartée.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Blanvin.
— Elle te dit que Selim est malade long comme ça, traduisit Najiba.
Il se retint de sourire et adressa à la brave femme une expression de commisération compatissante. Puis il amena un tabouret près du lit et posa sa main sur le front brûlant de son apprenti.
— Maintenant, tu vas me raconter tes tribulations avec la petite salope !
Le pauvre Banane avait dû perdre cinq kilos pendant ces quelques jours. Son visage évoquait une illustration du Horla de Maupassant.
Il répéta ce qu’il avait lancé à Édouard dans le cimetière :
— C’est une tueuse !
— Pourquoi dis-tu cela, fiston ?
— Parce qu’elle a déjà tué et qu’elle recommencera.
— Qui a-t-elle tué ?
Banane regarda longtemps le plafond. Il conservait la bouche grande ouverte, comme s’il souffrait d’asphyxie.
— Hein ? Qui a-t-elle tué ? le pressa Édouard.
— Je ne sais pas.
— Eh bien ! moi, je sais ! trancha Blanvin. Elle a tué, massacré plus exactement, le petit chien de Rachel. L’autre jour, quand tu es allé les chercher, ma mère et la môme, pour les conduire chez le coiffeur, le chien se trouvait-il là ? Non, n’est-ce pas ?
— Si, assura Selim. Même qu’il a déchiré le bas de mon jean. Ce con de clébard était raciste ; chaque fois qu’il me voyait, il voulait me mordre.
— Tu es bien certain que c’était ce jour-là ?
— C’est un jour que je n’oublierai plus, Édouard.
Blanvin fut déçu. Si le bichon vivait lors du départ du trio, ce ne pouvait être Marie-Charlotte qui l’avait trucidé.
— Tu parles qu’il y était ! renchérit Banane. Figure-toi que j’avais un pneu crevé. Je m’en suis aperçu au bout de deux cents mètres, rappelle-toi : je l’ai réparé en rentrant au garage.
— C’est vrai. Alors ?
— Le cador n’arrêtait pas de me japper contre pendant que je changeais la roue. La gosse a dû le ramener au wagon pour qu’il me foute la paix.
— Eh bien, voilà ce qu’il fallait dire, mon garçon ! Pour le faire taire, elle l’a pris par les pattes arrière et l’a fracassé contre un arbre ou une pierre. Peut-être sous les yeux de mémé ! Et qui nous dit que la pauvre vieille n’est pas morte de saisissement !
Banane détourna la tête et émit une plainte.
— Elle est folle, dit-il. Folle à enfermer.
— Tu me résumes votre odyssée ?
On entendait des vociférations en arabe, de l’autre côté de la cloison ; suivies de coups, puis de cris de douleur.
— C’est Belcassem, notre voisin, expliqua Selim. Il se soûle à la bière malgré le ramadan.
— Chacun sa merde, déclara Édouard ; alors ça vient, oui ?
L’apprenti s’engagea dans un récit cahotique, plein de retours en arrière. Marie-Charlotte l’avait vachement chauffé à blanc, dans la voiture. De quoi faire perdre les pédales à n’importe qui, assurait-il. Elle était bourrée de fric qu’elle lui avait montré et avait décidé d’un dégagement avec des potes à elle. Drôles de potes, genre gitans de vingt-cinq à trente ans en semi-bivouac dans une banlieue inconnue de lui. Ils avaient acheté force provisions, avaient bouffé et bu. Ensuite, ils avaient joué à un jeu qui consistait à taper dans la gueule du premier passant venu au moment de le croiser. Chacun son tour ! Ils avançaient innocemment et, au moment où ils arrivaient à la hauteur du personnage, lui balançaient une grêle de coups. Ces canailleries s’étaient prolongées sur deux jours, Banane les avait vécues dans un état d’ivresse continu.
Une nuit, Marie-Charlotte s’était mise au volant de la traction avant et avait embouti un maximum de tires en stationnement, jusqu’à ce que son véhicule soit hors d’usage. La griserie de l’impunité garantie stimulait le groupe de vauriens. Plus rien n’importait, pas plus leur vie que celles des autres. Le monde les refoulait ? De ce fait, il leur appartenait.
Au petit jour, alors que Selim souffrait de la gorge et faisait de la température, ils lui avaient parié qu’il ne traverserait pas le pont de Poissy en marchant sur le garde-fou. Naturellement, il avait relevé le défi et s’était mis à jouer les funambules. Marie-Charlotte l’escortait, marchant sur le trottoir du pont, une main levée, prête à saisir la sienne s’il vacillait. Il venait de franchir la moitié du fleuve lorsqu’elle lui avait administré un ciseau sur le jarret, du tranchant de la main, l’obligeant à fléchir la jambe. Il avait perdu l’équilibre et avait basculé dans l’eau glacée.
Il ne se rappelait plus très bien son plongeon, la suffocation, la peur affolante, ni ce coup de formidable énergie qui l’avait survolté. Il ne voulait pas crever aussi stupidement, alors il s’était mis à nager de toutes ses forces. Avait-il perdu connaissance ? Était-ce le courant tranquille qui l’avait fait s’échouer dans une anse du fleuve ? Il y aurait toujours désormais dans sa vie une déchirure irréparable, une trouée floue pareille à celles qu’on traverse en avion au cours de la descente.
Sa mémoire se rajustait un peu quand il se voyait marcher en titubant sur la rampe qui le ramenait au pont désert. « Ils » s’étaient sauvés, sans s’occuper de son sort.
— Je te dis que c’est une tueuse, Édouard. Une vomissure de l’enfer.
Édouard l’embrassa sur son front brûlant.
— Laisse-toi bien soigner, Banane, et si les grigris de ta maman ne suffisent pas, fais appeler un médecin. Moi j’ai un petit voyage à faire ; je ne serai pas parti longtemps.
— Où vas-tu ?
— En Suisse.
— On t’a indiqué une bagnole intéressante, là-bas ?
— Non, répondit Édouard : des motos.