SUITES

41

Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une chambre d’apparat, pourtant elle avait bonne allure et Gertrude s’y sentait bien. La vieille princesse avait recouvré sa sérénité de toujours. Ses hôtes s’étaient mis en frais. Édouard, assisté de Banane, lui avait confectionné un lit à baldaquin dans un fond du wagon en se servant de vieux bois ouvragés achetés aux puces. C’est au marché Saint-Pierre, par contre, que Rosine s’était procuré un tissu cretonne dans les tons vieux rose, qu’ils avaient agrafé sur toutes les parois du wagon ; Otton et Sigismond en jetaient là-dessus. Un second métrage d’un tissu à rayures Louis XIII avait fourni les rideaux du lit. Une paire de placards, peints en bleu roi, et placés dos à dos au milieu de la pièce servaient de séparation entre le compartiment-chambre de l’ex-souveraine et celui de sa dame de compagnie. Une table rabattante et le fauteuil voltaire de Rachel complétaient l’ameublement.

Gertrude dictait des lettres à Margaret, lettres par lesquelles elle informait sa famille et ses sujets dispersés de sa nouvelle résidence française qu’elle dépeignait comme plus modeste que le château de Versoix, mais plus romantique et agréable à habiter.

Elle vantait le bon air de la vraie campagne française, oubliant de mentionner les pylônes, gazomètres et autres châteaux d’eau garnissant le panorama.

Banane avait planté une longue perche près du wagon de Sa Majesté, équipée d’un système de haubans permettant de monter et de descendre les couleurs de « la » principauté. Les nuisances dont Gertrude avait à souffrir n’affectaient que trois de ses cinq sens.

Avant tout l’ouïe, à cause des dix karts qui vrombissaient sur la piste de façon infernale depuis huit heures du soir jusqu’à minuit en semaine, et de midi à une heure du matin le week-end. La « musique d’ambiance » également meurtrissait les tympans de la princesse ; des haut-parleurs la répercutaient à tous les échos et c’était de la musique moderne, fraîchement sortie des presses rap ou reggae, qui vous pénétrait jusqu’aux entrailles.

Ensuite, la vue ! Les fenêtres de fortune du wagon, mal aveuglées, ne contenait pas l’impétuosité de la gigantesque enseigne versicolore annonçant en lettres de lumière « KARTING DU PRINCE ».

L’odorat était le dernier de ses sens à subir les inconvénients de ce circuit. Les échappements finissaient, en fin de journée, par créer un nuage nocif que l’atmosphère humide de la région maintenait à basse altitude. S’y mêlaient des odeurs de graillon dues aux baraques de frites, de gaufres et de beignets.

Sitôt que le karting avait pris son essor, une nuée de forains s’était abattue sur l’endroit pour demander au prince une concession leur permettant d’exploiter leur petite industrie. Avec beaucoup de bon sens, Édouard avait opéré une juste sélection, refusant les manèges ou attractions susceptibles de faire de l’ombre à son karting dont le succès avait été immédiat. Dans cette banlieue triste où la jeunesse ne trouvait en fait de distractions que les jukes-boxes des bistrots, ce vaste circuit aux dimensions inhabituelles pour ce sport s’était mis à drainer une foule ininterrompue de jeunes assoiffés de prouesses, de vitesse, de pétarades et d’huile brûlée.

Dès le premier jour, Rosine et son fils avaient su que la partie était gagnée. La chance avait souri à Blanvin lorsqu’il s’était mis à chercher un commanditaire pour pouvoir réaliser son projet. Il s’en était ouvert à un fabricant de pièces détachées pour vélos, grand amateur de traction 15, auquel il avait vendu plusieurs voitures. Intéressé, l’homme s’était laissé amener jusqu’au circuit et avait fait tilt.

Édouard s’était mis au travail, construisant un prototype de kart résolument nouveau, pourvu d’un carénage à l’avant et d’une légère suspension à l’arrière, inusitée dans ce genre de véhicule. Les dix véhicules étaient tous peints en rouge Ferrari et numérotés à la manière des voitures de formule I. Chaque usager était obligé de porter un casque du même rouge glorieux que le kart. Ce n’était pas un vulgaire casque de motard au rabais, mais un véritable casque pour pilote de voiture, et loin de prendre cette obligation comme une brimade, les mordus la considéraient comme un privilège ; il fallait ouvrir l’œil pour qu’il n’emportent pas ces prestigieux couvre-chefs. D’ailleurs, le poste le plus difficile à tenir dans l’exploitation du karting concernait la police. Le prince s’en chargeait. Rosine était à la caisse, Banane régentait la piste et miss Margaret distribuait et récupérait les casques, à un stand dressé avant la ligne de départ.

Le prince avait cédé à très haut prix quelques emplacements pour des attractions complémentaires. Outre les baraques de denrées alimentaires, il avait toléré la venue d’une loterie, sous la condition expresse, passée par-devant le notaire, qu’elle ne proposerait comme lots que du matériel destiné à l’automobile ou à la motocyclette. L’idée s’était révélée géniale et les aficionados du karting se ruaient sur cette baraque en attendant leur tour. La deuxième attraction acceptée était un hall d’appareils basés sur la simulation de la course. Ainsi, en quelques mois, « LE KARTING DU PRINCE » était-il devenu un parc de loisirs voué à la conduite, où les amateurs accouraient depuis Paris.

Blottie au sein de ce vacarme, la princesse Gertrude coulait une vieillesse heureuse. La prospérité financière de son petit-fils l’enchantait. Elle avait fini par aimer le tohu-bohu du circuit, les pétarades des karts et des motos amenant les pilotes, les déchaînements tintamarresques de la musique, le flamboiement des lumières, les cris, les rires. Lorsque le prince lui rendait visite dans son wagon et lui promettait pour bientôt une maison décente dans un coin plus champêtre, Gertrude secouait la tête.

— Laisse, mon cher garçon, laisse les choses aller ainsi ; cet univers de fête foraine, c’est la vie, il me réchauffe l’âme et les os. Quand je repense à toutes ces années grises et silencieuses de Versoix, j’en ai des frissons !

Rassuré, il embrassait la vaillante vieillarde, lui disait qu’il l’aimait.

Elle souriait du bonheur partagé, montrait le wagon d’un geste tournant.

— Avec cette chose, j’ai découvert qu’il fallait très peu de place à un individu pour vivre ; c’est sûrement pour cela que les prisonniers s’accoutument à leur geôle. Et puis, tu sais que les wagons ont souvent joué un rôle dans le destin des monarques. C’est dans un wagon que le tsar Nicolas II a abdiqué, et que son copain le Kaiser a fait signer l’armistice de 1918.


Édouard téléphonait plusieurs fois par jour à Sylvie-Barbara. Il avait fait poser une ligne au karting et l’appelait même de nuit. Lorsqu’elle décrochait, il annonçait :

— C’est juste pour un peu de silence.

Il percevait son rire léger en forme de soupir. Ils attendaient pendant un laps de temps qui variait à chaque appel. Après quoi, il demandait :

— Cela mis à part, tout va bien ?

— Non, il y a encore ceci qu’il faut que vous sachiez.

Nouveau silence, au bout duquel Édouard disait :

— Merci, j’ai tout compris ; je t’aime.

Et il raccrochait.

Ces enfantillages n’en étaient pas pour eux ; ils correspondaient à un rite qui leur donnait la joie de l’amour.

Après avoir quitté le château de Versoix, Édouard, parvenu à la hauteur d’Auxerre, s’était aperçu qu’il y avait oublié les lettres de Najiba sans en avoir pris connaissance. Comme il n’avait pas envie de les lire, il trouva que c’était bien ainsi et remercia Dieu pour cet oubli qui lui évitait le remords de les avoir volontairement abandonnées.

Rosine s’épanouissait et prenait du poids, comme il arrive presque tout le temps aux commerçantes dont les affaires sont florissantes. Elle mangeait de plus en plus et baisait de moins en moins. Grandeur et décadence ? Son dernier partenaire n’était autre que le garde-barrière veuf chez qui elle allait téléphoner avant sa réussite. Piètre compagnon de plaisir aux performances plus que moyennes, mais qui s’était raccroché à elle et l’aimait d’un amour de chien. Elle « passait lui dire bonjour » parfois, le matin, et adorait se faire bouffer le cul tandis que l’ouragan d’un train déferlait à trois mètres de leur lit dans un grondement de film catastrophe.

Ils avaient pris un compte joint à la banque, Doudou et elle, qu’elle arrosait de leurs recettes quotidiennes et qui grossissait à vue d’œil. La question des placements allait bientôt se poser et Rosine découvrait avec étonnement qu’il est plus malaisé de conserver l’argent que de le gagner.

Elle prévoyait qu’un jour, au rythme d’une telle « gagne », elle aurait une belle maison, une vraie bonne et qu’elle se ferait imprimer des cartes de visite au nom de « Comtesse de Vlassa ». En attendant, elle achetait du foie gras et du sauternes pour ses en-cas de la nuit, après la fermeture du karting.


Banane s’était mis en ménage avec une roumie rencontrée sur la piste. Raymonde s’était blessée à la jambe en percutant la pile de pneus de protection et il l’avait lui-même pansée, car ils possédaient une pharmacie de secours au karting.

Un sauveteur a immédiatement la cote auprès des filles qu’il assiste ; Raymonde le lui prouva.

Sa sœur demeurait encore dans sa maison de repos, mais on lui accordait de sortir avec les siens une fois par mois afin de ne pas la couper de ses racines. Elle ne parlait plus d’Édouard ni ne manifestait de curiosité à son endroit.

Selim se vouait cœur et corps à son nouveau travail, à la fois mécano, ordonnateur de piste, juge arbitre et chef du nettoiement. Il gagnait bien sa vie et le grand lui laissait entrevoir qu’un jour, il l’élèverait au titre de marquis, ce qui constituerait une grande première chez les crouilles.


En prenant leur casque, les habitués avaient fini par découvrir que miss Margaret ne comprenait ni les mots argotiques, ni les mots triviaux, aussi avaient-ils à cœur de la traiter : de boudin, de tarderie, de suce-bites, de pavute, de miches-à-godes, de miss-prend-du-rond (ils étaient perspicaces), de planche à bred, de pouffe, de greluse, et de collier à pafs. Elle leur souriait, ravie par ces gentillesses françaises. Elle ne montra de mécontentement que le jour où une fille, abusée par son accent, lui demanda si elle était anglaise.


Le cadavre d’Élie Mazureau, le chauffeur de taxi-conseiller municipal, se décomposait lentement, le sol étant argileux. Il gisait exactement à l’emplacement de la ligne d’arrivée du karting, mais quatre mètres quarante au-dessous. À commencer par sa veuve, tout le monde l’avait oublié car il était de ces êtres dont il est impossible de conserver longtemps le souvenir. Seul le journal du cru évoquait parfois sa disparition lorsqu’il manquait de matière.


Quant au maire, une fâcheuse histoire de ballets bleus l’avait contraint à démissionner. Après avoir cédé son affaire à son fils, il était aller tâter de l’immobilier dans la région de Bandol.


Si bien qu’une grande harmonie régnait à présent sur cette histoire.

42

Elle avait ordinairement le sommeil fragile, pourtant elle mit du temps à percevoir la sonnerie du téléphone.

— J’ai cru que vous étiez absente, dit Édouard avec un brin d’humeur.

— J’ai eu un dîner tardif, hier, plaida Barbara-Sylvie.

— D’affaires ?

— Non, de tendresse : avec mon beau-père et sa nouvelle compagne. Mais dites-moi, on dirait que vous ne m’appelez pas pour du silence ?

— En effet, j’appelle pour une question.

— Allez-y !

— Êtes-vous prête à épouser un prince forain ? Le moment est venu pour moi de perpétuer ma dynastie ; je tiens à faire ce présent à ma grand-mère, la princesse Gertrude, avant qu’elle ne nous quitte.

— Quel jour sommes-nous, monseigneur ?

— Mercredi.

— Réponse vendredi, ça vous va ?

— Je l’aurais préférée plus spontanée, mais son importance me fera patienter quarante-huit heures.

Il raccrocha, avec au fond de l’âme un sentiment de déception.

43

« Je n’ai jamais vu d’aussi sales gueules que sur cette piste », songeait le prince. Le loubard pullulait ; par le créneau des casques il entrevoyait des visages peu sympathiques. Figures blêmes et balafrées, mentons mal rasés, regards gratuitement méchants. La plupart de ces jeunes haïssaient la planète entière et ne rêvaient que d’en découdre. Certains cherchaient à télescoper les plus timorés. Dans ces cas fréquents, Édouard intervenait. Il possédait un sifflet au son strident, capable de forcer le fracas des petits moteurs rageurs de 50 cm3. Ses rappels à l’ordre, péremptoires, ramenaient généralement le calme ; quand il tombait sur un récalcitrant, il allait se planter devant lui, en pleine piste, pareil au toréador devant son fauve, le doigt pointé, si calme et sûr de soi que le trublion choisissait de stopper.

« Tu es pas là pour jouer au con, tu es là pour prendre ton pied, lui disait Édouard sans se fâcher. Tu dérouilles ta gonzesse, toi, avant de la tirer ? Non, n’est-ce pas, au contraire, tu la caresses, eh bien, avec ces petites bagnoles, c’est du kif, mon grand. Elles attendent pas que tu les casses, mais que tu leur fasses l’amour. »

Dompté, le teigneux reprenait sa ronde.


C’est à la fin d’une intervention de ce style que Banane accourut pour lui apprendre que maître Crémona, son avocat, le demandait.

— Au téléphone ? s’enquit le prince.

— Non ; il est ici, avec une dame.

Il désigna les deux silhouettes cocasses à l’autre extrémité du circuit. Malgré la distance, Blanvin reconnut le couple inséparable. Il aimait bien le maître, pourtant sa venue inopinée lui donna à craindre quelque fâcheuse nouvelle. La Crémona le regardait venir, déjà enamourée. Il faut dire que le bougre méritait son admiration.

Édouard était parvenu à surmonter enfin les dures séquelles de l’attentat. Il n’avait pas retrouvé sa musculature d’avant, mais il paraissait avoir gagné en souplesse ce qu’il avait perdu en biceps et en abdominaux. Il portait un pantalon de cuir noir requin, un tee-shirt rouge, à emmanchures américaines, un gilet de cuir noir. Au cou, le foulard Renaud. Malgré cet accoutrement de circonstance, il ne parvenait pas à prendre le genre loubard, sans doute parce qu’il était trop vieux. Une sorte de cartouchière noire sortait de la poche supérieure du gilet. C’était l’étui à lunettes de Rachel (qui lui tenait lieu de fétiche).

Ses séjours prolongés sur la piste lui avaient basané le visage et, toujours pour avoir l’air dans le coup, il laissait pousser ses cheveux sur la nuque où ils formaient une couette de canard, ridicule, qui troublait un peu la princesse Gertrude, peu informé des nouveaux looks masculins.


La femme de l’avocat jouait les pimpantes dans un manteau de drap blanc, plus souillé que le burnous d’un marchand de dattes avec, par-dessus, sa fameuse étole bicéphale. Ce jour-là elle avait enduit ses lèvres d’un rouge bourbeux, tirant sur l’orange, et qui faisait des grumeaux.

— Vous êtes superbe dans cette tenue ! s’exclama la donzelle.

Elle entrouvrit la bouche pour tirer une langue frétillante, évocatrice de rares délices.

Crémona qui vit sa mimique, la morigéna d’un aimable « Tst tst » accompagné d’un sourire indulgent.

— Quelque chose de cassé ? demanda le prince.

Crémona redevint grave et s’empara du bras d’Édouard.

— Besoin de vous parler d’homme à homme, mon cher.

— Eh bien, parlons, répondit le prince en s’écartant du circuit tintamarresque.

La femme les suivit. Pour l’avocat, « parler d’homme à homme » n’excluait pas la présence de son épouse.

Le trio stoppa près de l’arbre maigrichon où l’on amenait le fauteuil de Rachel, jadis.

— Je viens faire mon mea culpa et présenter ma défense, déclara Crémona, non sans une certaine emphase professionnelle.

« Bavard ! Cher vieux bavard ! Viens-en au fait au lieu de te gargariser ! »

L’avocat eut une avalée de salive à grand spectacle qui fit bondir sa pomme d’Adam.

— Si je me décide à cette confession, car cela va en être une, reprit-il, c’est parce que vous avez l’intention d’épouser Sylvie Demangeot. Ou je me trompe ?

— Comment le savez-vous ? demanda le prince.

— Elle me l’a appris.

— Vous êtes son confident ?

— Attendez, cher ami, attendez, ne brusquez rien. Ce n’est pas facile à dire, bien que j’aie les meilleures excuses du monde. Vous n’ignorez pas que lorsque vous étiez à l’hôpital avec cette pleurésie purulente, les médecins vous jugeaient perdu. Le professeur pensait que vous ne termineriez pas la semaine. C’est alors que vous m’avez chargé de retrouver la petite fille de la prison. On aurait dit que la chose importait plus que tout au monde pour vous. Comprenant que ce serait éventuellement votre ultime joie terrestre, j’ai fait diligence. Je suis tout d’abord allé interroger Mme votre mère, sans préciser la raison de ces questions. Elle m’a éclairé sur l’identité de son ancienne compagne de détention. Puis j’ai fait appel aux bons offices de l’ex-commissaire Paindur. L’excellent limier met le turbo, vu l’urgence de la situation et, au bout de quelques heures, la nouvelle tombe, c’est le coup de massue : la petite Barbara est morte d’une méningite encéphalique, deux ans après son séjour en prison !

Édouard sentit croître un point dans sa poitrine. La nouvelle l’atteignit physiquement, un peu comme l’avaient frappé les balles de Dmitri Joulaf.

— Mais alors ? balbutia-t-il.

— Alors, que vous voulez-vous, ami, que voulez-vous… Vous, mourant, moi, homme de cœur débordant de sympathie à votre endroit, ça donne quoi ? Pieux mensonge ! C’est du reste ma très chère femme qui me l’a soufflé. Puisqu’il n’existait plus de vraie Barbara et que, dans votre agonie, vous en réclamiez une, nous avons fait appel à une Barbara de complaisance, en l’occurrence ma nièce, Sylvie de Lyon, fille de ma regrettée sœur, qui est libre et anticonformiste d’esprit. Elle a bien tenu le rôle que je lui ai assigné ; trop bien même puisque, miraculeusement guéri (peut-être par elle, qui sait), vous en êtes tombé amoureux. Seulement maintenant, halte-là ! Vous la demandez en mariage. C’est une femme honnête et moi un honnête homme ; nous n’allons pas vous laisser épouser un rêve, mon prince. Le moment vient, immanquablement, où la belle, la glorieuse, l’indispensable vérité reprend ses droits. Voilà, vous savez tout : ouf ! Ce secret me pesait.

Édouard s’assit sur le bout de rocher où il prenait place lorsqu’il rendait visite à Rachel. Ses sentiments étaient mitigés. Il luttait entre la rancune et la reconnaissance. Rancune d’avoir été floué, reconnaissance pour cette démarche accomplie pour son bien et uniquement pour son bien. Si, aux heures tremblotantes de l’agonie, l’idée de revoir la petite fille et, ensuite, la joie de l’avoir retrouvée ne l’avaient pas dopé, porté, il serait passé de l’autre côté du miroir.

— Elle est au courant de votre démarche ? questionna-t-il après réflexion.

— Naturellement, puisque c’est elle qui m’a demandé de vous parler.

— Elle ne veut pas m’épouser ?

— Pas au prix d’un mensonge.

— Et si je passais outre ce mensonge ? Vous comprenez, j’ai eu le coup de foudre pour elle à un moment où j’étais incapable de tout désir charnel. Ça veut dire quelque chose, non ?

Crémona eut un sourire miséricordieux, comme si c’était lui qui accordait l’absolution au lieu de la recevoir implicitement.

— Elle est dans ma voiture, à trois cents mètres d’ici, révéla-t-il. Elle a tenu à venir, dans l’hypothèse où vous l’aimeriez pour elle et non pour le passé.


Il l’aperçut à l’arrière de son ex-voiture. Elle avait posé les coudes sur les dossiers avant et pris sa tête dans ses mains en une attitude de recueillement. Il se demanda si elle priait. Il ouvrit la portière après avoir frappé à la vitre.

Sylvie tourna son visage vers lui et ils se regardèrent exactement comme ils s’étaient regardés à l’hôpital, la première fois.

— Vous permettez ? fit timidement Édouard. C’est pour un peu de silence.

Alors, il s’assit à côté d’elle.

Au bout d’un instant, elle murmura :

— Salut, cow-boy ! Il ne vous manque qu’un tatouage.

Et puis ils se turent pour longtemps.

44

Rosine adressait des signes désespérés à Banane, lequel, accaparé par la frénésie de ses occupations, ne les voyait pas.

En désespoir de cause, elle abaissa la vitre de son guichet et quitta la caisse aussi vite qu’elle le put pour se diriger vers le wagon de la princesse Gertrude.

La vieille dame égrenait un chapelet à la mémoire de son mari.

— Votre Altesse ! lança Rosine dans un cri. Vous voulez bien aller me remplacer à la caisse ? J’ai mangé des huîtres qu’étaient pas franches du collier et me voilà malade à crever !

Elle disparut pendant qu’il en était temps encore.

Gertrude remit son chapelet au clou fiché près du portrait d’Otton et partit en mission.


La besogne était simple : il suffisait de détacher un billet du carnet à souches et de le remettre au client contre un billet de cinquante francs. Chaque ticket donnait droit à trois tours de circuit ; il arrivait à certains mordus d’en acheter plusieurs à la fois.

La princesse trouva l’exercice amusant. Toutes ces figures jeunes et haletantes qui se pressaient au guichet lui procuraient une délicieuse sensation d’éternité.

Les clients se pressaient par vagues.

Quand la cohue cessa un instant, Banane s’approcha de la caisse.

— Alors là, les bras m’en tombent ! fit-il en apercevant la vieille femme sur le siège de Rosine.

— Et pourquoi pas ? dit-elle. Je trouve ça très amusant. Mais dites-moi, cher Selim, vous avez oublié de hisser les couleurs, aujourd’hui ; vous savez combien je tiens à cette tradition !

Le jeune Maghrébin plaqua sa main sur sa bouche pour marquer sa confusion.

— J’y cours, Majesté Mémé !

Quelques minutes plus tard, le fier drapeau du Montégrin s’éleva en grinçant dans le ciel pommelé.

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