Le parc en friche descendait en pente douce jusqu’au lac qu’on distinguait à peine à travers les frondaisons exubérantes d’arbres livrés aux caprices de la nature. Sur la gauche, le château de briques rouges (décolorées par le temps) dressait ses deux tours carrées prétentieuses au centre de ce qui avait dû être une pelouse.
La propriété se ceignait d’un haut mur, plutôt rébarbatif, mais on jouissait d’une vue d’ensemble depuis l’immense portail de fer forgé, aux grilles ouvragées en forme de treilles.
Édouard avait laissé sa voiture sur un parking du voisinage et déambulait devant le château, sans se décider à sonner. Il se sentait infiniment étranger à cette demeure et à ses habitants, et le fait de s’attarder devant la grille lui donnait le sentiment d’agir en trublion. Il maudissait la sotte impulsion qui l’avait poussé à venir à Versoix.
« Me voilà bien avancé ! Qu’espérais-je donc trouver ? Je suis jeune pour un homme, mais vieux pour un souvenir. Que ma vie se soit allumée dans le vieux bâtiment déglingué que j’aperçois près des garages n’a d’importance pour personne, y compris pour moi-même. »
Au cours de ses allées et venues, il avait par inadvertance écrasé un petit escargot à la coquille jaune nacré ; le limaçon ne formait plus qu’une fiente glaireuse sur le trottoir. Blanvin songea que s’il repartait sans avoir sonné, il ne serait venu en Suisse que pour tuer un escargot. Cette pensée saugrenue le détermina. Il saisit la poignée de la cloche et tira dessus, déclenchant un carillon aux sonorités fêlées.
Du temps s’écoula sans que personne vînt. Édouard décida qu’il ne sonnerait pas une seconde fois. Il nota qu’à l’exception de deux fenêtres, les volets étaient fermés sur toute la façade. La bâtisse entourée d’herbes folles semblait périr de la langueur des maisons abandonnées. Elle ne correspondait plus à la description que lui en avait faite sa mère. En trente ans, le chagrin et la vieillesse avaient engendré ces renoncements étalés sous ses yeux.
Il tenait les barreaux ouvragés du portail à deux mains et son visage semblait vouloir les forcer. Il imaginait le prince et ses coursiers franchissant l’entrée dans le grondement (qu’on dirait parfois souterrain) d’une puissante moto au ralenti. Le prince, son père ! Vêtu de cuir noir comme l’étaient peut-être ses ancêtres jadis.
Il regardait la bicoque en délabrance hébergeant le petit personnel où ce monarque sans royaume allait trousser la servante, sa mère, la nuit venue. On ne l’habitait plus. Des carreaux étaient brisés à certaines fenêtres et des lambeaux de rideaux s’agitaient à l’extérieur comme des mouchoirs d’adieux. Son atelier sur fond de champ de culture lui parut engageant, par opposition.
Il allait s’arracher à sa contemplation lorsque la porte du château s’ouvrit pour livrer passage à un petit homme âgé, aux jambes gainées de leggings. Le personnage était vêtu d’une veste de velours bleue, d’un pantalon de cheval kaki, d’une chemise blanche serrée au cou par un lacet de cuir.
Au fur et à mesure qu’il s’avançait vers le portail, Édouard découvrait ses traits aigus : le nez busqué, les pommettes de squelette, les mâchoires escamotées de brochet. Ses sourcils touffus, d’un gris sale, détonnaient dans cette face anguleuse ; ils abritaient un regard rude mais humain.
— Vous désirez ? lança-t-il à Blanvin bien avant qu’il l’eût rejoint.
Ce qu’Édouard voulait dire ne se lançait pas à la cantonade. Il attendit que l’homme aux leggings fût tout à fait présent.
— J’aimerais rencontrer madame… heu… la princesse, finit-il par répondre.
Le vieillard l’examinait et son jugement n’était pas défavorable. Contre son habitude, Édouard avait mis un costume (celui-là même qu’il portait à l’enterrement de Rachel) et une cravate (il en possédait deux en tout et pour tout).
— La princesse ! s’exclama sourdement le bonhomme. Mais elle ne reçoit personne d’autre que l’évêque et son docteur ! Je peux vous demander ce que vous lui voulez ?
— C’est confidentiel, assura Édouard.
— Vous trouvez l’argument suffisant, vous ! grommela l’autre. Confidentiel, c’est vite dit ; vous ne pouvez pas préciser un peu ?
— Il s’agit de son fils.
— Le prince est mort depuis vingt ans !
— On peut parler des morts, objecta Blanvin.
Le petit vieux se gratta le menton, sa barbe mal rasée fit un bruit râpeux.
— Je vais voir si Mgr le duc veut vous recevoir.
— Quel duc ? demanda Édouard de façon inconsidérée.
— Le chambellan de Mme la princesse.
Le terme de chambellan prêtait à rire. Édouard avait l’impression qu’on continuait de faire joujou avec des traditions et des termes archirévolus.
L’homme aux leggings hésita, puis décrocha un trousseau de clés fixé à sa ceinture par un mousqueton et ouvrit le portail.
— Entrez !
Édouard pénétra timidement dans la propriété. Un parfum obsédant de glycine en fleur le chavira ; il fut surpris, car on ne le détectait pas de l’extérieur, à croire que cette fragrance était exclusivement réservée aux habitants du château. Sous les mauvaises herbes en liberté, les anciens graviers de l’allée crissaient encore, produisant le bruit de l’escargot écrasé tout à l’heure.
— Vous êtes le gardien ? demanda-t-il, chemin faisant.
Le bonhomme eut un rire aigrelet.
— Je suis tout, répondit-il : le gardien, le chauffeur, un peu le maître d’hôtel ; et j’étais le jardinier avant que des rhumatismes m’interdisent de me pencher.
Une mousse mince et vénéneuse recouvrait en grande partie le perron, les pieds des habitués avaient tracé une espèce de sentier dans la surface verte.
— Je vais vous demander de m’attendre ici, fit le gardien ; j’ai l’interdiction de laisser entrer quiconque ne soit attendu.
Il parlait parfaitement le français avec toutefois un accent difficile à situer. Édouard comprit que le vieillard venait de prendre une initiative personnelle en l’introduisant dans la propriété au lieu de le laisser attendre dans la rue. Faisait-il confiance à sa bonne mine ou voulait-il épargner à ses rhumatismes un nouveau trajet au portail ?
Il disparut. Des abeilles harcelaient la glycine dont les lourdes grappes paraissaient vivantes. On entendait ronfler un canot à moteur sur le lac. Une grande paix helvétique enveloppait la vaste propriété. Depuis la mort accidentelle du prince, les gens et les choses d’ici avaient abdiqué toute joie de vivre. On prolongeait mornement une existence dépourvue d’âme.
Le petit vieillard le héla depuis la porte :
— Vous voulez venir ?
Le garçon gravit les marches en deux enjambées et se trouva à l’orée d’un vaste hall encombré de meubles lourds qui offensaient le regard par leur pesante laideur. Seul le faible écho de leurs pas troublait le silence poisseux de la demeure.
L’un suivant l’autre, ils passèrent devant un magistral escalier aux balustres tarabiscotés, pour gagner une porte basse située sous les marches. Différents styles se contrariaient au château, qui allaient du néogothique à celui des années 30.
Le gardien poussa la porte incomplètement fermée et annonça :
— Voilà le monsieur en question, monseigneur.
Il s’effaça discrètement pour laisser entrer Édouard.
Blanvin pénétra dans un petit bureau sans histoire, aux murs garnis de classeurs en bois. Une table recouverte d’un tapis vert en occupait le centre. Assis dans un fauteuil pivotant, un gros vieillard faisait des comptes sur de longues feuilles de papier glacé en se servant d’un porte-plume et d’un encrier de cristal. L’homme devait approcher les quatre-vingts ans. Il présentait une calvitie de clown : tout le dessus de sa tête pointue était nu tandis que de longs cheveux blancs et raides tombaient sur ses épaules. Il portait un costume noir, de coupe surannée, un col en celluloïd et une cravate gris perle ; une ridicule petite pochette blanche, bordée de dentelle, jaunissait sur sa poitrine.
Il se servait de lunettes pour écrire, mais les avait ôtées à l’entrée du visiteur.
Édouard eut une inclination de buste qu’il espéra conforme aux usages.
— Monseigneur…
Il attendit que l’autre lui demande d’approcher. Le duc se décida à désigner une chaise en face de lui.
— Je n’ai rien compris à ce que m’a dit Walter, déclara le chambellan d’une voix peu audible. Expliquez-moi.
Le trac étouffait Blanvin. Il eut honte.
« Merde, je suis fils de prince, bordel ! »
Il prit place et regarda son vis-à-vis avec une assurance tranquille.
— Avant tout, monseigneur, j’aimerais vous dire que ma démarche, pour inhabituelle qu’elle soit, est rigoureusement désintéressée.
Il ne s’était jamais exprimé de la sorte et s’étonnait de son emphase. De quelle lecture la sortait-il ? Le duc Groloff gardait ses mains jointes sur ses feuillets, jouant du bout des doigts avec la monture de ses lunettes.
— Puis-je me permettre de vous demander, monseigneur, depuis combien de temps vous habitez ce château ? De votre réponse dépendra votre compréhension.
— J’habite Versoix depuis que la princesse Gertrude et son défunt fils s’y sont installés, répondit le duc, c’est-à-dire depuis la fin de la dernière guerre.
Rosine n’avait pas mentionné le bonhomme en lui parlant des occupants du château, sans doute ne lui avait-il pas laissé une forte impression.
— En ce cas, vous allez saisir très vite, monseigneur. Vous rappelez-vous une petite jeune fille chassée par son père, qu’une amie de la princesse avait amenée ici à la fin des années 50 ? Elle se prénommait Rosine et a travaillé en qualité de femme de chambre.
— Je la revois tout à fait, assura le vieillard.
— Je suis son fils, laissa tomber Édouard.
Son interlocuteur demeura impassible.
— Ah bien, et alors ?
— Et alors, donc, le fils également du prince Sigismond II, étant né de ses amours avec ma mère.
Le duc se leva lourdement. Il ne marquait nul ressentiment, il avait seulement l’air très las.
— À mon vif regret, monsieur, je ne puis vous écouter davantage, fit-il. Les grands de ce monde, qu’ils soient morts ou vivants, sont en butte à des êtres comme vous. Walter va vous reconduire.
Édouard pâlit et se leva, fouetté par une indicible honte. Son côté soupe au lait l’induisait à injurier le vieux noble ; s’il se contint, ce fut pour éprouver sa volonté.
Il tira de sa poche la lettre du prince à Rosine.
— Ce message du prince à ma mère prouve qu’il est mon père, monseigneur, il constitue une arme qu’elle aurait pu utiliser. Il la lui a fournie, c’est parce qu’il avait confiance en elle, et il a eu raison. Je n’ai appris la chose que depuis trois jours ; si je suis venu ici, c’est en pèlerinage, pourrait-on dire, poussé par une force que je m’explique mal et qui n’est peut-être que de la curiosité. Je restitue cette lettre à la famille princière du Montégrin car, je vous l’ai annoncé en arrivant, je ne demande rien. Mes respects, monseigneur.
Il s’inclina derechef et quitta le bureau. Walter lui emboîta le pas, cette fois-ci, et marcha sur ses talons en clopinant. Il exhalait des plaintes en se déplaçant car Édouard allait trop vite.
Une fois au portail, Blanvin lui demanda d’où lui venait son indéfinisssable accent. Le gardien répondit qu’il était originaire de l’extrême nord de l’Italie, là où on parle « l’autrichien ».
Au moment où il retrouvait sa voiture, un gargouillement de ventre l’avertit qu’il mourait de faim. Midi approchant, il résolut de déjeuner sur place et se mit en quête d’un restaurant où on pourrait lui servir ces fameux filets de perche qui constituent l’un des fleurons de la cuisine populaire helvétique. Il trouva ce qu’il cherchait à proximité du lac. Le temps était indécis, pourtant il choisit de prendre son repas à la terrasse. Édouard ne craignait ni le froid, ni le chaud ; les variations de température semblaient ne pas l’affecter.
Il commanda de la viande des Grisons (made in Argentine), des filets de perche ainsi que trois décis de fendant. Son échec ne lui laissait aucune déconvenue ; il s’inscrivait dans une règle de conduite préétablie. « N’essayez jamais de me montrer cet enfant, vous vous feriez éconduire. » La couleur avait été annoncée en son temps. Tout était bien ainsi. Le prince n’avait pas engendré un prince mais un garagiste. Il devait retourner à ses tractions avant et chasser de son esprit la rocambolesque aventure de Rosine ! Fils de fille mère ! Son lot !
Il souriait en dépliant une minuscule plaquette de beurre enveloppée de papier d’étain. Se confectionna une rôtie qu’il sala et dans laquelle il mordit sans attendre.
Pourquoi ressentait-il comme du soulagement ? Le sentiment d’avoir souscrit à un devoir tarabustant et de se savoir quitte ?
La sommelière amena l’assiette de viande séchée agrémentée de cornichons et de petits oignons au vinaigre. Il mangea avec les doigts les fines lamelles de viande rose.
— Le prince Édouard vous encule tous ! maugréa-t-il.
Il vida son pichet de vin blanc, fit signe à la serveuse de lui en apporter un second.
— Vous aviez soif ! plaisanta la gourde.
— Soif de vin blanc et faim de ton corps, ma merveilleuse !
Ahurie, elle emporta sa vertu aux cuisines.
Son repas achevé, il commanda un café serré avant de reprendre la route. Pendant qu’il soufflait sur sa tasse, il vit déboucher une vieille Rolls Phantom à une allure d’enterrement. Le vénérable véhicule (mais une Rolls-Royce peut-elle être qualifiée d’un mot aussi grossier que « véhicule » ?) devait avoir des problèmes de santé car il se déplaçait en hoquetant. Il parcourut quelques mètres encore et s’arrêta non loin du restaurant. Ses vitres teintées ne livraient rien de ses occupants. Lorsque la portière s’ouvrit, côté conducteur, Édouard eut la surprise de voir descendre Walter, l’homme à tout faire du château. Le petit Austro-Italien ouvrit le capot de la noble voiture, examina le moteur d’un œil incrédule et, au hasard, se mit à tripoter des pièces dont, visiblement, il connaissait mal l’usage.
Édouard héla la sommelière et lui tendit le billet de cinq cents francs suisses dont il avait fait l’emplette au bureau de change de la douane.
— Préparez ma note, je reviens.
Il s’approcha du vieux chauffeur.
— Je croyais que les Rolls ne tombaient jamais en panne ! fit-il.
Walter se retourna.
— Oh ! c’est vous, monsieur !
Son embarras consécutif à l’avarie l’empêchait de trouver surprenante l’arrivée d’Édouard. Il était en détresse et se sentait bafoué par cette voiture renégate.
— Reprenez votre place au volant et accélérez ! lui ordonna Édouard.
— Vous vous y connaissez en Rolls-Royce ?
— Je fais de la mécanique générale, mais toutes les voitures se ressemblent, comme tous les gens se ressemblent.
Walter suivit les indications de son « sauveur ». En très peu de temps, Blanvin trouva la raison de la panne (une simple histoire de mauvais contact) et répara l’auto.
— Il faudra faire contrôler les fusibles, dit-il, il doit y avoir autant d’agences Rolls-Royce que de banques, ici !
Walter le remercia et repartit. À travers les vitres teintées, Édouard reconnut la physionomie clownesque du duc Groloff ; à son côté se tenait une silhouette fantomatique, blafarde dans des vêtements couleur de nuit.
On parlait beaucoup de la disparition mystérieuse d’Élie Mazureau, le chauffeur de taxi.
Une dizaine de jours auparavant, il s’était levé plus tôt que de coutume, pendant que son épouse dormait encore, et avait quitté son domicile.
Il s’agissait d’un homme taciturne, au caractère aigre-doux, que l’on craignait partout où il se manifestait, depuis son foyer jusqu’à la mairie où il occupait les fonctions de deuxième adjoint.
Ne le voyant pas rentrer à midi, sa femme supposa qu’il faisait une course longue distance. La chose lui arrivait parfois. Il avait même conduit un client jusqu’à Bruxelles, l’année précédente. La nuit, ne l’ayant pas vu revenir, Mme Mazureau s’était alarmée car il n’avait emporté pour tout bagage que son appareil photographique.
Le lendemain, elle prévint la police. On lança un avis de recherche, on communiqua un peu partout le numéro minéralogique de son taxi, puis les choses en restèrent là. Les gens qui fuguent sont nombreux. Bien des êtres décident un beau matin de changer de vie et plantent là leur quotidien pour aller s’en construire un autre ailleurs.
Ce jour-là, coup de théâtre : un couple d’amoureux cherchant un coin discret avait aperçu l’arrière d’une auto enfoncée dans les résidus d’une cimenterie désaffectée. Une fois dégagé, le véhicule fut identifié. Dès lors, la police judiciaire prit l’enquête en main.
C’est dans ce climat survolté qu’Édouard regagna son garage après trois jours d’absence (au retour de Suisse, il s’était arrêté chez un ami de régiment, instituteur dans le Doubs).
Il eut la bonne surprise de trouver Banane au travail. Le jeune homme ne se ressemblait plus, tant il avait perdu du poids. Son visage livide et ses grands yeux battus faisaient peine à voir.
— Tu devrais rester couché, lui dit Édouard ; tu as une gueule effrayante.
Banane eut un sourire crispé.
— Ma fièvre est tombée.
— Sans l’intervention d’un toubib ?
— Chez les Larabi, ce sont les femmes qui soignent.
— Monte me faire un caoua pendant que je me change, j’ai l’impression de porter un uniforme.
Ils grimpèrent le roide escalier. Édouard aperçut les lunettes de Rachel sur la table, ainsi qu’un petit mot de Rosine qui le remerciait pour le merveilleux déjeuner de l’autre jour. Il tenait à ce qu’elle eût une clé de chez lui pour pouvoir y venir en son absence.
Il prit les lunettes et les porta à ses narines. Elles « sentaient mémé ». Tout possède une odeur : les gens et les choses.
— Dis donc, le bled est en effervescence avec l’histoire du taxi ; voilà qui secoue la quiétude bourgeoise dont parle le code.
Banane ne répondit pas.
— Tu m’entends, Trompe-la-Mort ?
— Oui, oui. Alors tu t’intéresses aux motos, maintenant ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu m’as dit que tu allais en Suisse pour en voir.
— Je ne les ai pas vues, fit Blanvin.
Au château, il avait oublié les Harley-Davidson du prince. Banane mettait en route la cafetière électrique. Lui était déjà en slip et cherchait une chemise de coton bleu dans un tiroir. L’apprenti sortit deux tasses plus ou moins ébréchées, la boîte à sucre, deux petites cuillers faites d’un alliage si léger qu’elles devaient pouvoir flotter.
— Ce taxi, reprit Édouard, c’était pas un mec renfrogné avec une veste de cuir ?
— Oui, je crois.
— Mais alors, c’est lui qui a conduit Rosine à Paris, le jour où elle est allée chercher la petite salope ?
Banane se laissa tomber sur un siège.
— Édouard ! appela-t-il faiblement.
Blanvin crut que son jeune ami se trouvait mal.
— Qu’est-ce qu’il y a, Selim ? Tu pars à dame ?
Il lui tapota les joues.
— Tu veux pas un coup de rhum pour te donner des couleurs ?
— Non, non, ça va. Écoute, grand, faut que je te dise quelque chose. Un truc terrible.
Blanvin s’assit sur le bord de la table.
— On dirait que tu agonises, mon pauvre lapin. Parle !
Le garçon frissonna.
— Ce chauffeur de taxi, c’est Marie-Charlotte qui l’a tué !
— Comment sais-tu cela ? fit Édouard, incrédule.
— Elle me l’a dit.
— Elle s’est foutue de toi et t’a raconté ça pour t’impressionner.
— Quand elle me l’a dit, qui savait que ce type avait disparu ? rétorqua Banane.
La justesse de l’objection cloua le bec à Édouard.
— Merde ! soupira-t-il. Oh ! merde !
— Elle l’a trouvé, un matin, sur le chantier, en train de photographier « la source », et lui a arraché son appareil. Le bonhomme a voulu le reprendre, alors elle l’a fait tournoyer au bout de sa bride et lui en a flanqué un grand coup sur la tête. Il est mort.
— En est-elle certaine ?
— En tout cas, elle l’a enterré dans le chantier avec la pelleteuse, après quoi, elle est allée planquer la voiture dans la cimenterie. Tu parles d’une furie !
— Et elle t’a avoué ce meurtre spontanément ?
— Avec fierté ! Pour m’estomaquer, me faire peur. Ça la grisait. Mais elle ne risquait rien.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle avait décidé de me tuer ! Le coup du pont de Poissy, c’était pas un geste impulsif de dingue.
Édouard souffla sur sa tasse de café.
— Il faut faire quelque chose, dit-il après avoir bu la première gorgée brûlante.
— Si on prévient la police, tu parles d’une merde pour vous autres et pour moi ! Elle sera chiche de prétendre que c’est toi ou moi qui avons fait le coup ! Et puisqu’on en est à ce point des confidences, je vais aller jusqu’au bout, Édouard. Le pire reste à dire.
— Parce qu’il y a un « pire » après ça ?
— Et il va te faire mal, je te préviens.
Il marqua une ultime hésitation. Il pouvait encore retenir la foudre, mais il valait mieux renoncer à des cachotteries de cette ampleur.
— Elle a tué mémé ! lâcha-t-il.
Et il se sentit libéré d’un poids énorme qui, depuis des jours, l’écrasait.
Édouard renversa la tête en arrière, son plafond en Isorel peint lui faisait l’effet d’une immense feuille de papier blanc, voire d’un écran de cinéma. Il tentait d’y projeter la silhouette de l’effrayante gamine pour qui nuire devenait un apostolat. Qu’elle eût assassiné Rachel ne le surprenait pas ; il avait franchi le cap des surprises, avec elle. Il reconstituait difficilement son visage étroit que son strabisme pinçait davantage ; l’expression au sourire malveillant qui exprimait un mépris forcené pour l’humanité tout entière.
— D’après ce qu’elle m’a raconté, ça se serait passé de la façon suivante, reprit Banane. Pendant que je changeais ma roue, elle est retournée en courant à la maison. Au passage, elle a marché sur le petit chien qui s’est mis à hurler. Mémé a insulté Marie-Charlotte. La môme a vu rouge. Elle a saisi le bichon par les pattes arrière et s’est élancée sur la pauvre vieille en le faisant tournoyer, comme l’appareil photo du chauffeur. Elle l’a frappée en pleine poitrine de toutes ses forces et de nombreuses fois jusqu’à ce que mémé et son clébard soient morts. Elle prétend que ça n’a pas duré dix secondes. Ensuite, elle a jeté Miky le plus loin possible. Le con de toubib n’y a vu que du feu. Évidemment, une pauvre vieille déjà réduite à zéro par une attaque, qu’elle meure subitement n’avait rien de surprenant…
Édouard gardait toujours la tête renversée. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi le meurtre de Rachel le surprenait moins que celui du taxi. Ni surtout pourquoi il se sentait sans haine pour la fille de Nine. On ne hait pas un cancer : il terrorise et puis c’est tout. Il serait bon que cette fille disparût, mais il ne parvenait pas à souhaiter sa mort. Un jour, bientôt, elle commettrait un forfait qui l’enverrait en maison de correction. Mais cela ne modifierait pas son destin. Marie-Charlotte était dangereuse comme un virus insoignable. Il avait dépassé le stade de la colère, avec elle. Regrettait presque le moment où lui botter le derrière le soulageait.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? questionna Selim, inquiet de le voir si maître de soi.
Édouard se redressa. Il hocha la tête.
— Rien ! répondit-il.
Surpris par son laxisme, il songea : « Moi, si pétardier, voilà que j’ai une réaction de prince ! »
Banane s’effraya de son sourire.
Suivit une période un peu incertaine. Banane et Édouard travaillèrent beaucoup parce que les gens sont des moutons. La spécialisation de Blanvin dans le domaine de la traction avant, le fait que certains notables de la région s’intéressèrent à ce véhicule du passé créèrent une émulation, et beaucoup de jeunes vinrent aux vieilles Citron par snobisme.
Les deux hommes travaillaient douze heures par jour. Pas une seule fois il ne reparlèrent de Marie-Charlotte et de ses forfaits. À peine échangeaient-ils, au détour de leurs discussions, un regard troublé. Ils montraient la commune détermination à vouloir occulter le passage du jeune monstre parmi eux. À la suite de la découverte du taxi, des battues furent organisées dans les environs pour essayer de retrouver le corps du chauffeur, mais elles cessèrent au bout de quelques jours, l’inexorable, le « noir » oubli dont parle Victor Hugo arracha ce fait divers de l’actualité.
Depuis que Blanvin avait enterré la hache de guerre avec Fausto Coppi, ce dernier venait presque chaque jour au chantier. Édouard en était content pour sa mère qui vivait dans l’isolement. La Compagnie des Eaux avait procédé aux réparations de la canalisation éventrée et le père Montgauthier continuait de piloter son énorme engin en buvant ses bouteilles de rouge.
Najiba, bien que guérie, refusait toujours de reprendre ses études. Édouard ne parvenait pas à concevoir qu’un traumatisme puisse modifier à ce point un indidivu. Elle arrivait fréquemment au garage, à l’improviste, sous le prétexte de donner un but à ses promenades de convalescence prolongée, et il était évident qu’elle tentait de le séduire par mille chatteries pleines de gaucherie. Blanvin en était agacé. La petite lui plaisait, mais il ne voulait pas devoir à un accident ce que sa séduction n’avait pu obtenir.
Il se rendait de moins en moins chez Édith, qu’il jugeait décatie : elle se transformait rapidement en vieille dame. Lorsqu’il l’observait à la dérobée, il croyait déceler entre ses rides les premiers symptômes de la maladie.
En lui se développait une angoisse qui ne lui laissait aucun répit. Il tentait de l’exorciser par le travail, mais il ballottait intérieurement entre une notion d’échec irrémédiable et de menace pressante.
Malgré la fatigue, il dormait peu, combattant l’insomnie par la lecture des livres que lui apportait Najiba. Elle sélectionnait pour lui des ouvrages susceptibles d’enrichir sa culture : dosant les œuvres romanesques, les biographies des grands hommes, les récits historiques, et glissant dans le lot de bouquins quelques traités de philosophie, très minces pour ne pas le rebuter.
Il prenait goût à la chose, ayant toujours eu un net penchant pour ce qu’il appelait « la bouquinade ». Il éprouvait une dilection pour Voltaire et conserva Zadig sur le tapis de raphia qui longeait son lit. Sartre lui plut davantage que Camus qu’il jugea trop froid. Il eut du mal à « entrer » dans Céline, mais, ayant insisté, il fut touché par l’enchantement. Il faisait part de ses impressions à la sœur de Banane et, tout en démontant un carter ou en remplaçant un pot d’échappement, échangeait avec elle des propos enthousiastes.
Il arrivait que la lecture ne suffise pas à l’apaiser ; en ce cas, il avait recours à l’alcool et buvait de larges rasades de Drambuie, car il aimait les boissons sucrées. La conquête du sommeil étant difficile, ses réveils l’étaient plus encore. Douches froides et cafés forts finissaient par le remettre sur ses rails sans parvenir à stopper le gouffre d’amertume qui se creusait dans son existence. Son cafard permanent l’induisit à diagnostiquer une déprime. Il eut peur, car il s’était toujours senti parfaitement équilibré et sain.
Ce délabrement moral dura jusqu’à l’après-midi pluvieux au cours duquel son destin bifurqua.
Il se trouvait dans la fosse de vidange à ausculter le ventre d’une 15 six 1956, transformée par Peter Eppendhal, quand une voiture se mit à klaxonner devant l’atelier.
Le garage Blanvin ne comportant pas de pompes à essence, Édouard détestait être alerté par un client trop flemmard pour descendre de voiture et venir à lui. Il maugréa en gravissant la brève échelle de fer de la fosse.
Devant son atelier, se tenait une grosse Rolls-Royce Phantom aux vitres teintées qu’il reconnut tout de suite : le véhicule de la princesse du Montégrin. Le vieux Walter Volante se tenait au volant. Il quitta son siège lorsqu’il aperçut Édouard et le salua d’un sourire. Puis il ouvrit une portière arrière et présenta son bras arrondi au passager qui allait en descendre. Le duc Groloff passa son buste à l’extérieur. Les longs cheveux blancs qui cernaient sa calvitie pendaient sur ses épaisses épaules. Il risqua un pied sur le bitume, puis l’autre. Il portait des guêtres grises sur ses souliers fourbis à mort. Son costume noir commençait à verdir. Comme la pluie tombait dru, il trottina, aussi vite que le lui permettait son embonpoint, jusqu’à l’atelier.
— Mes respects, monseigneur, fit Édouard.
Le vieillard coula sur lui un regard contraint.
Il était d’une pâleur malsaine, avec des cernes jaunes sous les yeux. Le voyage avait dû le fatiguer.
— Je n’ai pas de siège à vous offrir, dit Blanvin, je vous proposerais bien de monter à mon appartement, mais l’escalier est si raide que vous n’oseriez pas vous y risquer.
Le duc hocha la tête puis, apercevant une petite pile de pneus neufs, il s’assit dessus en geignant.
Le vieux Walter avait repris sa place au volant pour se mettre à l’abri. Édouard attendait, bien certain que si ce noble vieillard lui rendait visite, c’était pour lui parler de choses capitales.
— La princesse Gertrude a pris connaissance de la lettre que vous m’avez remise. Elle en a identifié l’écriture et, par acquit de conscience, l’a fait étudier par un graphologue : c’est bien celle du prince.
Édouard s’était assis sur un établi et caressait la mâchoire d’un étau.
— Verriez-vous une objection à me montrer le bas de votre dos ? demanda Groloff.
Édouard ne laissa rien paraître de sa surprise. Il sauta de l’établi, défit le haut de sa combinaison sous laquelle il ne portait qu’un slip et présenta son dos au duc.
Celui-ci se pencha et fit un signe de croix.
— Dieu tout-puissant ! chuchota-t-il.
— C’est ma tache de vin qui vous émeut ? demanda Édouard.
— Tous les descendants mâles ont la même, chez les Skobos. Une tache qui a un peu la forme du Montégrin.
— Vous m’en direz tant ! ricana Blanvin pour cacher son trouble.
— Il est évident que vous êtes le fils de Sigismond II, déclara le duc.
— Il n’y a pas eu d’Édouard, dans la dynastie ?
— Non.
— Alors, Édouard Ier ? plaisanta Blanvin.
— Donc, oui.
— Fils de prince, d’accord ; mais fils de servante, voilà qui doit mettre des bâtons dans les roues ?
— Pas forcément, du moment que le prince reconnaît sa paternité.
— Et puis, de toute manière, le Montégrin est une république, non ?
— Pour le moment.
— Hum, le retour de Zorro, vous savez ! Moi, à votre place, je n’y compterais pas trop.
— L’Histoire est imprévisible, monseigneur.
Édouard eut un sursaut.
— Répétez-moi ça, por favor.
— Je disais, monseigneur, que l’Histoire est imprévisible.
— Vous m’appelez monseigneur !
Le vieil obèse sourit.
— Il m’est difficile, désormais, de vous appeler autrement.
Il eut un regard circulaire.
— C’est ici que vous vivez ?
— Ça n’a rien de princier, n’est-ce pas ?
— Tous les Skobos sont passionnés de mécanique. Votre père, c’était…
— Les motocyclettes, je sais.
— Et votre grand-père, les avions. Cela dit, monseigneur, la princesse Gertrude veut vous voir le plus rapidement possible.
— J’ai un travail monstre, objecta Édouard non sans candeur.
Le duc eut l’air choqué.
— Voyons, monseigneur, c’est LA princesse mère qui vous attend ! Je pense que vous devriez préparer vos bagages et rentrer en Suisse avec nous.
— La princesse Gertrude m’a attendu trente-deux ans, répondit Édouard, elle n’en est plus à huit jours près. J’ai deux voitures à terminer pour vendredi, je m’y suis engagé. Une parole de prince, monsieur le duc, ça n’a pas de prix !
Banane, qui était allé chercher des pièces détachées à la gare, revint sur ces entrefaites. La personnalité du gros vieillard, la Rolls dans laquelle il se déplaçait, l’impressionnèrent.
— Je vous présente mon apprenti, M. Selim Larabi, fit Édouard.
Banane avança sa dextre vers le duc qui fut instantanément au supplice et ne réagit pas.
— Banane ! s’exclama Blanvin, un raton de merde ne tend pas la main à un duc ; on ne vous apprend pas cela dans les souks ?
Il fut pris d’un brusque fou rire devant la physionomie des deux hommes.
Groloff se leva en émettant la même plainte que celle qu’il avait exhalée en s’asseyant.
— Je vais vous demander la permission de me retirer, monseigneur. Que dois-je dire à la princesse Gertrude ?
— Que j’irai la voir dimanche.
— Peut-on vous espérer pour déjeuner, monseigneur ?
— Vous pouvez !
Le vieillard sortit un binocle de sa poche et le tint devant ses yeux comme un face-à-main.
— C’est fou ce que vous LUI ressemblez, assura-t-il ; lors de votre première visite, ça m’a impressionné.
— Ce qui ne vous a pas empêché de me virer comme un malpropre, objecta Édouard.
— Je passerai le peu de temps qu’il me reste à vivre à vous en demander grâce, monseigneur, mon rôle auprès de votre grand-mère me fait un devoir de la protéger : j’ouvre le parapluie sitôt que le ciel se couvre.
Walter se précipita pour assister son passager. Il avait troqué sa veste de velours contre une autre, en drap bleu marine, et son lacet de cuir contre une vraie cravate brillante d’usure.
— Vous avez fait vérifier les fusibles de votre carrosse ? lui demanda Édouard.
— Pas encore, monsieur.
— Vous n’êtes pas raisonnable, le morigéna Blanvin. Voulez-vous que je m’en occupe ?
— Je ne crois pas que ce soit la peine, balbutia le vieillard.
Le duc s’inclina devant le garagiste.
— Mes respects, monseigneur, et à dimanche.
— À dimanche, mon cher duc. Dites à la princesse que j’apporterai le vin.
Il prévint Rosine qu’il repartait en voyage, sans lui en révéler l’objet. Il laissa entendre qu’il s’agissait d’une fugue amoureuse, un tel prétexte ne pouvant que la rendre joyeuse.
Le vendredi, ayant livré les voitures réparées, il se rendit à Paris avec Banane et s’acheta un costume qu’il jugeait de bon ton ainsi que de la lingerie et des chaussures anglaises chez J.M. Weston. Il préférait la forme italienne, tellement plus légère, mais estimait qu’un prince était plus conforme avec des souliers à bouts ronds et semelles débordantes. Il avait mis l’Arabe dans la confidence, aussi Banane, ébloui par le destin de son patron, se déplaçait-il à son côté comme un porteur de palanquin. Ils dînèrent au Fouquet’s et Selim fut impressionné par les vedettes de cinéma et de télévision qui s’y pressaient.
Sur le chemin du retour, Édouard annonça à son apprenti qu’il lui confiait le garage pendant son absence et lui fit les recommandations qui s’imposaient.
— Tu as trompé ma confiance une première fois en faisant l’imbécile avec Marie-Charlotte, conclut-il. Si tu la trompes une seconde, ce sera la fin de nous deux.
Banane posa sa main droite à plat sur sa poitrine et jura qu’on ne l’y prendrait plus.
Édouard prit la route le lendemain, au volant d’une 15 grise aux ailes noires dont il avait entièrement refait le moteur et la peinture. Il la jugeait propre à figurer sur le parking d’une princesse.
Il arriva à Genève en fin d’après-midi et descendit à l’Hôtel Intercontinental. Il tenait à se présenter frais et dispos chez sa grand-mère. Il dîna à l’hôtel panoramique, but légèrement et gagna tôt sa chambre. Une fois en pyjama, il brancha la télévision pour suivre la retransmission d’un match de football en nocturne, mais, bien avant la mi-temps, vaincu par le sommeil, il éteignit et plongea entre les draps frais.
Ce fut au réveil que la peur le prit. Une vraie peur panique, incontrôlable. Il eut envie d’adresser un message à la princesse Gertrude de Montégrin pour se décommander, et de retourner chez lui à fond de plancher. Édouard renâclait devant l’obstacle, pareil à un cheval buté qui refuse de sauter. La perspective d’être accueilli dans le château par une vieille dame tombée d’une autre planète paralysait sa respiration. Il se sentait fils de Rosine de manière indélébile. Il était du peuple à tout jamais ; il savait, pour la vivre lui-même, la condition des gens moyens, leurs misères et leur détresse. Il vivait au côté d’un Maghrébin, les mains dans le cambouis ; sautait une institutrice de la laïque, vieillissante ; avait table mise chez Boule, un taulier de guinguette. Comment subirait-il la confrontation avec une femme âgée de la haute aristocratie ? Qu’avaient-ils à se dire, tous les deux ? Elle, la toute vieille jetée bas de son trône, lui, l’encore très jeune à qui une clé à molette tenait lieu de sceptre ? La situation avait un côté comédie américaine.
Il se fit servir un pot de café noir qu’il but entièrement. Ensuite, il s’empara de l’annuaire du canton de Genève et chercha Versoix dans les dernières pages. Il ne trouva aucune mention du Montégrin. Sans doute le château portait-il un nom, bien qu’il ne se rappelât pas en avoir vu un près de la grille. Perplexe, il regardait les feuillets gris, se demandant sous quelle rubrique la princesse exilée pouvait bien figurer. Il eut l’idée : Skobos. Le nom de la dynastie. Les rois et les princes déchus, devenus citoyens retrouvent leur patronyme originel.
Effectivement, Skobos se trouvait frileusement blotti entre l’Entreprise électrique Sbinder et le docteur Slamour.
Il composa le numéro indiqué et ce fut le duc Groloff qui décrocha dès la première sonnerie.
— Bonjour, monsieur le duc. Ici Édouard Ier ! fit-il d’un ton rauque.
— Mes respects, prince. Où donc êtes-vous ?
— Hôtel Intercontinental.
— Quelle idée, monseigneur ? Descendre à l’hôtel alors qu’un château vous attend ! Dois-je vous envoyer le chauffeur ?
— Inutile, j’ai une voiture.
— En ce cas, puis-je vous suggérer de venir le plus rapidement possible ? La princesse Gertrude brûle de vous accueillir.
— O.K. ! répondit Édouard machinalement.
Le portail grand ouvert l’invitait à entrer. Il constata que l’on avait commencé à faucher les hautes herbes de la pelouse et sarclé celles qui poussaient entre les graviers de la grande allée.
Lorsqu’il déboucha dans la propriété, le vieux Walter surgit du hangar et lui adressa de grands signes pour l’inviter à y remiser son automobile. Une fois de plus, il avait changé de tenue pour mettre un pantalon noir et un gilet à rayures jaunes. Ces derniers vêtements semblaient tout aussi usagés que les autres.
Pendant qu’Édouard manœuvrait, Walter s’en fut refermer le lourd portail qui grinçait à vous déchirer les tympans.
Il salua Édouard avec déférence et lui demanda la permission de prendre ses bagages dans le coffre.
— Inutile, répondit Blanvin, je ne vais pas rester.
Le serviteur parut consterné.
— Mais on a préparé la chambre du prince ! dit-il.
En gagnant le perron, Édouard constata que tous les volets étaient ouverts, ce qui donnait un air accueillant à la façade. Le duc Groloff parut dans l’ouverture de la porte, massif, pittoresque et vieux infiniment. Il portait un pantalon à rayures grises et une jaquette qui le faisaient ressembler, de loin, à Winston Churchill. Il s’inclina bas et attendit la main d’Édouard. Celui-ci ne songea pas à la lui tendre. Groloff se redressa et invita l’arrivant à le suivre. Blanvin le fit d’une démarche élastique, comme s’il s’était déplacé sur vingt centimètres de caoutchouc Mousse. Sa peur le faisait trembler et il sentait couler de la sueur sur son front.
Ils franchirent l’immense hall aux affreux meubles hugoliens et pénétrèrent dans un salon qu’éclairaient quatre hautes fenêtres le jour, et deux gigantesques lustres hollandais la nuit. Des fauteuils et des canapés Louis XIV, arrogants dans leurs dorures et leur moire formaient un troupeau rouge autour de la cheminée. Un guéridon en marbre occupait le milieu de la pièce, supportant une foule d’objets aussi précieux qu’hétéroclites : tabatières ou boîtes à pilules d’or, sulfures anciens, flacons de sels ou de parfum taillés dans des pierres semi-précieuses, petits plateaux d’argent frappés d’écussons. Les murs continuaient la collection de portraits commencée dans le hall ; malgré les couleurs vives et la brillance de l’huile, ces visages dégageaient une impression d’ennui profond et de tristesse compassée, certains portraits arboraient des uniformes crépis de médailles, d’autres étaient ceux de dignitaires mystérieux, voire d’ecclésiastiques.
— Asseyez-vous, monseigneur, je vais prévenir la princesse.
Groloff le quitta, de sa démarche lourde et glissée. Au lieu d’accepter l’invitation, Édouard demeura debout afin de conserver sa pleine liberté de mouvement pour l’instant fatidique où la princesse Gertrude apparaîtrait. Les luxueuses babioles présentées sur le guéridon l’attiraient. Il n’en avait jamais vu de semblables ; chaque objet était personnalisé et devait comporter une histoire.
« Quelle imprudence de les laisser ainsi, à portée de convoitise ! » songea-t-il.
Une porte qu’il n’avait pas remarquée parce qu’elle se fondait dans la tapisserie des murs s’ouvrit. Édouard s’attendait à voir paraître la princesse par l’issue qu’il venait d’emprunter, aussi tournait-il le dos lorsque la vieille femme entra. Il exécuta une rapide volte et se figea dans le respect et l’émotion.
« Elle » était là, chétive et formidable dans sa majesté, vêtue d’une longue robe noire qui descendait jusqu’aux chevilles ; une liseuse de dentelle noire, jetée sur les épaules, ajoutait à sa frilosité apparente. Elle se tenait très droite pour ne rien perdre de sa petite taille. Sa figure était pâle, à peine ridée malgré son âge, et privée de tout fard ; même la poudre de riz était absente de son visage singulier où se lisaient une volonté implacable et un inguérissable chagrin. L’harmonie de ses traits impressionnait. Gertrude avait été très belle et le demeurait encore. Son épaisse chevelure grise, tirée sur le sommet de la tête, s’épanouissait sur la nuque en un épais chignon en demi-lune habilement tressé. Cette coiffure devait nécessiter beaucoup de temps.
Lorsque la princesse eut franchi la porte, elle fut suivie par une femme encore jeune, mais sèche, d’un châtain clair tirant sur le roux. Celle-ci possédait de grands yeux clairs hésitant entre le vert et le bleu ; sa bouche était charnue, son nez légèrement retroussé et sa figure constellée de taches de rousseur. Une grande réserve paraissait comprimer sa vie, mais au-delà de son maintien figé, on trouvait le désenchantement, la résignation et la tendresse refoulée. Elle se plaça à la gauche de la vieille femme qui, aussitôt s’accrocha à son bras.
Édouard aurait souhaité la présence du duc qui aurait mis un peu de moelleux dans cette espèce d’affrontement, mais la princesse Gertrude avait dû la juger inopportune.
L’arrivante et lui échangèrent un long regard intense. Enfin, Blanvin s’inclina et dit d’une voix qu’il essaya de rendre sonore :
— Je vous présente mes respects, madame.
Elle répondit d’un bref mouvement de tête.
— Ainsi c’est vous, fit-elle.
Elle entraîna sa suivante pour décrire un cercle complet autour d’Édouard. Cette inspection maquignonne l’incommoda. Quand elle en eut fait le tour, elle prit place dans un fauteuil. Le monstre rouge sembla la happer. Une fois calée dans les énormes coussins, elle parut minuscule.
— Laissez-nous un instant, Margaret ! dit la princesse. Et veillez à ce que personne n’entre.
Elle s’exprimait d’une voix blanche et dans un français très pur que n’altérait pas son léger accent d’Europe centrale.
— Monsieur, reprit-elle quand la jeune femme fut sortie, je vais vous demander une chose qui risque de beaucoup vous choquer, et je vous prie à l’avance de me le pardonner : voulez-vous vous déshabiller ?
Édouard sourcilla.
— Si c’est à propos de la fameuse tache de vin, le duc a déjà vérifié que je l’avais, madame.
— Il n’y a pas que cela, répondit-elle. Oubliez votre pudeur devant une femme qui approche les quatre-vingts ans.
Sous le ton tranquille perçait l’exigence.
Édouard commença de se dévêtir. Ce strip-tease le mettait au supplice. S’il l’exécutait, c’était parce qu’il comprenait que la vieille princesse ne cédait pas à un caprice mais qu’elle opérait un contrôle.
En un tour de main il fut en slip devant elle.
— Ayez un peu de courage, monsieur, murmura-t-elle de sa voix d’agonisante ; je souhaite vous voir complètement nu.
Il se débarrassa de son slip à rayures bleues et se tint immobile, gauche et brûlant de honte, s’efforçant de ne pas croiser ses mains sur son sexe.
— Tournez-vous ! exigea la princesse.
Édouard obéit, éperdu de soumission, malgré la rébellion qui couvait en lui.
— Je vous remercie, dit la princesse. Vous pouvez vous vêtir.
Il ramassa ses vêtements et passa derrière le fauteuil de son hôtesse pour se rhabiller. Lorsqu’il se fut rajusté, il reprit la place qu’il avait occupée et vit alors qu’elle pleurait.
— Madame, balbutia-t-il. Oh ! Madame…
— Je viens de revoir un époux et un fils, déclara-t-elle. Seigneur, quelle prodigieuse ressemblance entre vous trois ! La coloration de la peau, l’implantation pileuse, les grains de beauté, le trapèze formé par les épaules, la position des hanches, la musculation, la saillie des coudes. Tout ! Et ces visages que l’on pourrait aligner de profil sur une médaille ! Ces regards sceptiques et insolents mais qui savent s’adoucir infiniment pour séduire ce qu’ils convoitent ! Ces fossettes au menton ! Cette couleur de barbe, ces oreilles charnues, ces bouches de jouisseur patient ! Oh ! mon enfant, quel fabuleux présent le ciel m’accorde avant que je meure !
Elle lui tendit les bras.
Si un témoin s’était trouvé là, le geste aurait paru théâtral, mais au sein de leur intimité, il restait naturel, simple et beau.
Édouard s’avança, posa ses mains sur les accoudoirs du siège d’apparat et offrit ses joues aux baisers de Gertrude. Elle sentait la violette éventée, étrange parfum peu discernable qui convenait parfaitement à cette vieille femme exilée.
Elle saisit sa tête de ses doigts froids et l’attira contre sa poitrine ; il dut se mettre à genoux pour se prêter au mouvement. Longtemps, elle le pressa sur son sein, caressant ses cheveux drus d’une main légère.
— Édouard, chuchotait-elle. Ô Édouard, mon beau miracle !
Il éprouvait un infini bien-être contre cette inconnue. Jamais mémé Rachel ne l’avait tenu ainsi.
Quand il se fut relevé, elle le pria de s’asseoir auprès d’elle et lui prit la main.
— Vous êtes l’envoyé de Dieu, assura-t-elle. Au moment où me voilà dans la ligne droite de mes dernières années, votre arrivée dans ma vie a une valeur inestimable. Grâce à vous, Édouard, tout recommence, ou plus exactement, tout continue. Mon destin était devenu celui d’une plante privée d’eau. Je n’avais plus comme force que la prière et comme but que ma visite quotidienne au cimetière. Désormais, je vais exister pour vous et pour le peuple du Montégrin qui peut à nouveau nourrir l’espoir de retrouver sa monarchie !
Édouard lutta contre l’envie de la dissuader, de lui dire qu’il voulait bien devenir son petit-fils, mais jamais le prince du Montégrin. Il songea qu’il n’était pas l’heure de détruire ses chimères et laissa Gertrude échafauder un futur d’opérette. Blanvin se sentait inapte à jouer Sissi impératrice pour une vieille princesse bannie. Ce genre de conte de fées lui donnait déjà un goût de gueule de bois.
La princesse Gertrude appela sa dame de compagnie qui entra aussitôt au salon.
— Voici Margaret Mullingar, annonça-t-elle. Une demoiselle irlandaise qui vit près de moi depuis plus de vingt ans.
Édouard songea qu’elle était entrée jeune au service de la princesse. Coiffée par celle-ci, elle avait dû s’étioler doucement et oublier sa jeunesse. Sans doute était-elle devenue la maîtresse du prince Sigismond avant qu’il ne se tue et continuait-elle de vivre dans son souvenir auprès de sa mère douloureuse ?
— Margaret, reprit solennellement la vieille femme, je vous présente mon petit-fils, le prince Édouard Ier du Montégrin.
L’Irlandaise rougit et amorça une révérence.
— Ainsi c’est donc vrai, madame ?
— Sans le moindre doute, assura Gertrude. Réunissez tout le monde ici, le plus rapidement possible.
— Bien, madame.
— Vous n’avez plus miss Maléva ? demanda Édouard.
Elle eut un sourire vague.
— Ah ! vous êtes au courant ?
— Ma mère m’a parlé d’elle.
La vieille femme redevint grave.
— Oh ! oui, votre mère, bien sûr…
On eût dit que l’évocation de Rosine la dérangeait, ternissait son bonheur de l’instant.
— Elle existe ! déclara Édouard avec force, comme pour signifier à cette mère-grand tombée du ciel qu’il ne serait jamais question d’occulter sa petite femme de chambre d’autrefois.
Gertrude comprit l’avertissement.
— Comment va-t-elle ?
— Le mieux possible.
— S’est-elle mariée ?
— Jamais.
La nouvelle parut la ravir.
— Ah bon, voilà qui est très bien.
— Pourquoi ?
— Parce que vous n’avez donc pas de père officiellement, la reconnaissance posthume en paternité s’en trouvera facilitée.
Elle avait dû cogiter ferme depuis sa première visite.
Gertrude porta la main crevassée de son petit-fils à ses lèvres pour embrasser les rudes doigts du mécanicien.
— Eux aussi, parfois, avaient ces mains-là. Lorsque vous nous avez dépannés dans Versoix, en vous voyant penché sur le moteur de l’automobile, j’ai su que vous étiez bien qui vous prétendiez être.
On frappa à la porte. Le duc Groloff entra, flanqué d’une dame à la poitrine opulente qui portait un tailleur de velours vert aux broderies plutôt folkloriques. La couperose faisait flamboyer sa trogne malgré des couches de cosmétiques. Elle approchait de la cinquantaine. Des yeux saillants, très bleus, révélaient sa sottise congénitale.
— Vous connaissez déjà le duc Groloff, fit la princesse, voici son épouse, la duchesse Heidi.
Elle prononça les deux derniers mots en glissant de l’ironie dans sa voix. Édouard comprit que sa grand-mère ne portait pas une grande estime à cette dondon mal fagotée.
Derrière le couple s’en trouvait un autre, nettement en retrait, composé du vieux Walter et d’une femme courtaude et noire, d’origine méditerranéenne.
— Walter Volante et sa femme Lola, déclara Gertrude. Il est italien et elle portugaise. Ce sont de braves gens travailleurs et dévoués.
Elle tendit la main vers Margaret qui s’empressa et l’aida à s’arracher du tentaculaire fauteuil.
— J’ignore si la nouvelle a déjà transpiré, dit-elle, toujours est-il, mes amis, que j’ai le grand bonheur de vous présenter mon petit-fils Édouard Ier du Montégrin.
Le duc donna l’exemple et les cinq personnes de la maison de la princesse se mirent à applaudir.
— Allez les saluer, Édouard ! souffla Gertrude.
Alors il marcha à eux, un sourire de circonstance aux lèvres. Composant l’étiquette selon sa logique, il tendit d’abord la main au duc et la pressa chaleureusement. Il fit ensuite de même avec sa femme, puis tour à tour avec miss Margaret, Lola et Walter, dont les bons yeux enfoncés étaient mouillés.
Une immense fatigue s’emparait de lui comme après un dur effort. Il pensait à la petite Rosine que des inconnus avaient amenée ici trente-trois ans en arrière et décida que la vie était belle et saugrenue.
Depuis le départ d’Édouard, elle vivait au garage avec son frère et dormait dans le lit de Blanvin. Selim, quant à lui, s’enroulait dans une couverture et s’allongeait dans la pièce servant de living.
Le surlendemain, Édouard avait téléphoné pour dire que son absence serait plus longue que prévu et qu’il confiait « l’affaire » à Banane. Il lui avait laissé un numéro de téléphone où l’on pouvait le joindre en cas de problème.
Banane faisait de son mieux, conscient de sa nouvelle importance. L’habit fait bel et bien le moine, et dans sa peau de patron il se sentait investi d’autorité, voire de sagesse. Il travaillait jusqu’à une heure avancée de la nuit pour satisfaire les gens du club (c’est ainsi que Blanvin appelait les aficionados de la traction avant composant sa clientèle), potassant les livres techniques afin d’enrichir son savoir. Ses seules difficultés résidaient dans la facturation et c’est pour le secourir qu’il avait demandé à Najiba de vivre auprès de lui. Elle, elle était savante, la compilation des dossiers ne la rebutait pas, ni celle des catalogues où l’on trouvait le prix des pièces détachées. Se basant sur des factures antérieures, elle établissait les facturations nouvelles qu’elle tapait sur la vieille machine à écrire qu’Édouard martyrisait de ses doigts crevassés.
Elle se sentait bien dans cet atelier mal éclairé. C’était exaltant de travailler « pour lui ». Najiba attendait le retour d’Édouard sans impatience, avec la résignation d’une Bretonne soumise à son terre-neuvas. Elle aimait demeurer chez lui, dans son logis de célibataire, s’imprégner de son odeur d’homme qui flottait un peu partout. Des choses touchantes l’émouvaient : une très ancienne photo de Rachel dans un cadre en coquillages, un diplôme attestant qu’il avait remporté le premier prix d’une exposition de 15 six, un coquetier de mauvais argent sur lequel son prénom était gravé, des images de sa mère et de lui enfant fichées dans les angles d’un miroir, une paire de chaussures de bébé, liées l’une à l’autre par leurs lacets.
Chaque objet lui parlait de « lui » et l’attendrissait.
Le frère et la sœur se nourrissaient chichement. Leur mère passait de temps à autre et leur apportait du couscous dans une marmite émaillée, ou bien un reste de tagine car elle savait sa fille inapte à la cuisine. Ils mangeaient sans heure définie, au gré de leurs crampes d’estomac, sur un coin de la table. Selim parlait pour deux : de son travail, de l’absence d’Édouard.
— Depuis que ce gros vieux est venu en Rolls, disait-il, tout a changé. Sais-tu qu’il appelait Doudou « monseigneur » ?
— Parce que c’est un seigneur, répondait-elle. Je l’ai toujours su. Il faisait semblant d’être d’ici, mais il arrivait d’ailleurs.
— Pourtant, tu connais sa mère ?
— Mais tu ne connais pas son père !
Une nuit, le téléphone sonna. Banane, pour qui le sommeil était un anéantissement, ne l’entendit pas et ce fut Najiba qui descendit répondre. Une voix de fille, frêle et acide, demanda après Édouard. La jeune Maghrébine répondit qu’il était en voyage. Sa correspondante voulut savoir quand il rentrerait, mais Najiba l’ignorait.
— Qui êtes-vous ? demanda la fille à la voix acide. Sa pute ?
Najida raccrocha, soudain désenchantée. Elle avait affaire à une femme jalouse ; se pouvait-il que Blanvin en fréquentât d’aussi vulgaire ?
Elle se trouvait au milieu du roide escalier quand la sonnerie retentit de nouveau. Bien qu’elle sût que c’était la même correspondante, elle retourna au téléphone.
— Pas de ça, avec moi, morue ! Si tu t’avises de raccrocher avant que j’aie fini de parler, je vais avec ma bande t’arracher les tifs et te casser les dents une à une.
— Mais que voulez-vous ? s’impatienta la jeune fille.
Les menaces proférées par l’autre ne l’impressionnaient pas ; elles l’intriguaient plutôt.
— On veut parler à ton mec le plus rapidement possible.
— D’abord, je n’ai pas de mec, répondit calmement l’Arabe, et par ailleurs, comme je vous l’ai dit, M. Blanvin est en voyage.
— Tu dois avoir un téléphone où l’appeler ?
— Non.
— Qui es-tu ?
— La sœur de son ouvrier.
— Quel ouvrier ? Selim ?
— C’est ça.
Elle eut l’impression de créer une surprise.
Il se fit un silence étrange.
— Il n’est pas mort ? demanda étourdiment la fille.
— Non. Pourquoi me demandez-vous ça ? Il devrait l’être ?
— Va chier, ratonne de merde !
Ce fut l’autre, cette fois-ci, qui raccrocha.
Najiba regagna le premier étage. Le clair de lune nimbait Banane de sa lumière morte. Elle fut attendrie par l’innocence du dormeur, par ses cheveux frisés, par son expression confiante, et décida de ne pas lui parler de ces inquiétantes communications.
À six heures, chaque matin, Lola lui apportait son petit déjeuner au lit : un pot de café fort et des rôties beurrées. Édouard avait droit alors à son premier « monseigneur » de la journée. En le prononçant, avec une onction démesurée, la bonne exécutait une sorte de grotesque révérence inspirée des films en costumes qu’il lui avait été donné de voir.
— Bonjour, monseigneur.
Elle allait ouvrir les rideaux d’une seule main, tenant son plateau de l’autre, puis s’avançait avec dévotion vers le lit.
Blanvin bâillait, se remontait d’une détente, le dos plaqué contre sa couche capitonnée et souriait à la servante.
— Monseigneur a bien dormi ?
— Savez-vous ce que c’est qu’un loir, Lola ?
— Non, monseigneur.
— Eh bien, c’est un petit rongeur qui roupille d’octobre à avril. En fait de quoi je considère avoir dormi comme un loir.
Elle souriait niaisement.
— Monseigneur a besoin d’autre chose ?
— Non, ma gentille. Bien qu’il ait un chibre de vingt centimètres sous les draps, monseigneur n’a plus besoin de vous.
Elle se retirait sans trop bien avoir compris la gauloiserie, jetant un long regard d’infini regret sur ce superbe mâle. Cette denrée était inconnue au château qui faisait penser à une maison de gériatrie. La venue du nouveau prince apportait un souffle salubre dans l’austère demeure, pompeuse et renfrognée, qui paraissait avoir été bâtie pour abriter des chagrins éternels.
Le jour de son arrivée (la seconde), Édouard ne pensait qu’à rentrer dans sa grande banlieue boueuse et avait décidé intérieurement de repartir rapidement. Mais le lendemain, une force mystérieuse l’avait retenu de prendre congé. Il s’était senti si bien dans la grande demeure rébarbative qu’il avait la capiteuse sensation d’être arrivé à bon port après un interminable voyage. Il ne parvenait pas à éprouver sa qualité de prince ; celle-ci lui paraissait improbable, voire puérile et dénuée d’importance. Quand bien même son géniteur était le fils d’un souverain déchu, il se sentait né du peuple français, infiniment. Cette caricature de cour en exil l’émouvait sans l’impressionner et ressemblait à un vieux film d’avant-guerre récemment projeté à la télévision. Film drôle, ce qui prouvait bien la cocasserie d’un tel postulat. Pourtant, la vieille princesse Gertrude l’intimidait dans ses atours de deuil. Il avait compris, au premier regard, quel être exceptionnel elle était. Auréolée de son chagrin, de sa majesté naturelle et du pathétique besoin de tendresse dont elle souffrait, elle l’avait conquis en une soirée.
Alors il avait décidé de prolonger son séjour pour vivre pleinement son ahurissante aventure.
Sa chambre avait été celle de son père. On y trouvait des photographies de celui-ci, emphatiques et légèrement coloriées à la main, ce qui leur donnait un aspect de pastel. Elles représentaient Sigismond garçonnet, le jour de sa première communion, strict dans son habit, un large brassard noué au-dessus du coude gauche ; puis en uniforme, le jour de ses vingt ans ; ensuite à moto, tête nue avec de grosses lunettes sur le front. Sur tous les clichés, il paraissait altier, mais sur celui qui le montrait en motocycliste, il lançait un défi à la terre entière. Il émanait de cet être une âpreté qui faisait mal, une insolence tranquille d’homme marqué du signe, la certitude d’être « né ». Édouard en était profondément choqué parce qu’il ressemblait beaucoup à son père et qu’il trouvait celui-ci antipathique. Beau, certes (bien davantage que lui), mais coupé du monde par une fierté forcenée dont il n’était peut-être pas conscient.
Dès qu’il pénétrait dans la pièce, Édouard passait les portraits en revue, essayant de découvrir un autre lien que la ressemblance entre le mort et lui, mais sans jamais y parvenir. Il sentait en lui-même une chaleur, une générosité qu’il ne décelait pas sur les photographies. Sigismond avait été un être isolé, fier et intransigeant, que les autres n’intéressaient pas. Il avait dû prendre du plaisir avec la jeune Rosine (douée pour l’amour), mais il l’avait abandonnée à son sort lorsqu’elle avait été enceinte. Le lettre courageuse qu’il lui avait laissée exprimait son orgueil plus que sa compassion.
En revanche, il ressentait une attirance pour le prince Otton, son grand-père, dont un portrait à l’huile décorait le grand salon. Ce monarque, assassiné dans son palais à la libération, n’exprimait que douceur et bienveillance. Il avait dû inspirer un profond amour à sa femme car elle passait des heures entières en contemplation devant le tableau ; le regard de Gertrude était brillant et ses lèvres remuaient imperceptiblement comme si une conversation se poursuivait entre eux au-delà de la mort.
Édouard acheva son pot de café, mit le plateau de côté et se leva. La veille, il avait entrepris une tâche peu compatible avec sa condition princière, qui consistait à faucher l’herbe haute de la pelouse. Walter, avec lequel il entretenait des liens cordiaux, avait ressorti sa faux d’autrefois, l’avait longuement aiguisée avant de montrer à Édouard comment s’en servir. En parfait manuel, le prince avait attrapé le coup tout de suite et s’était mis à faire les foins, à la stupeur des habitants du château. Sa grand-mère lui avait demandé pourquoi il s’était attelé à une pareille tâche. « Parce qu’elle doit être faite ! » avait-il répondu. Alors elle lui avait saisi la tête de ses deux mains et lui avait donné un baiser sur le front en l’assurant qu’il parlait comme son grand-père.
Comme il sortait de la salle de bains aux éléments archaïques, on frappa à sa porte. Drapé dans un peignoir-éponge, il alla ouvrir. La princesse Gertrude se tenait devant l’huis, déjà en tenue, déjà souveraine.
— Je ne vous dérange pas, Édouard ?
Habituellement, il ne la voyait pas avant le déjeuner ; elle se réveillait tôt mais se levait tard, aimant à s’occuper au lit pour prendre connaissance du courrier et expédier les affaires courantes avec le duc Groloff, puis avec les domestiques.
— Je vous remercie de la bonne surprise, répondit Édouard.
Il lui saisit la main et donna sur le dos cireux un baiser appuyé.
— Garagiste, avec des manières de prince ! fit-elle en s’avançant.
Comme elle marchait difficilement, elle prit place dans le premier fauteuil qui se présentait. Il y avait quelque chose de vorace dans le regard dont elle l’enveloppait. La voracité de la tendresse maternelle.
— Vous êtes très beau, murmura Gertrude.
Il lui donna un baiser fou dans les cheveux.
— Arrive-t-il, chez les princes, qu’une grand-mère tutoie son petit-fils ? demanda Édouard.
— Quelquefois, en privé.
— Ne sommes-nous pas en privé ?
Elle eut un rire presque joyeux.
— Tu as raison, mon petit garçon. Je suis venue te poser une question qui m’a rendu la nuit très longue : es-tu bien, près de moi ?
— Merveilleusement bien ; pour la première fois de ma vie, j’ai une impression de vacances.
Le visage de la vieille femme s’assombrit.
— L’ennui, avec les vacances, c’est qu’elles se terminent, Édouard. Es-tu apte à changer de vie et à quitter la France pour t’implanter ici en attendant le jour où nous pourrons rentrer au pays ?
Il fut pris de court, submergé par le flot d’objections que provoquait la question de la princesse.
Elle attendit patiemment sa réponse, la sachant difficile à formuler.
— Là-bas, dit-il, j’ai ma mère, une petite affaire qui ne marche pas trop mal, plus deux ou trois personnes auxquelles je tiens. Et puis, disons-le : il y a la France que j’ai toujours considérée comme mon pays ; des habitudes, des relations…
Elle hochait la tête à chacune de ses énumérations.
Quand il se tut, elle lui prit la main et la plaqua contre sa joue où saillait durement la pommette.
— Ton vrai pays, Édouard, je te le montrerai sur une carte d’Europe, tu en portes le tracé sur le bas de ton dos. Quant à ta mère et aux personnes qui te sont chères, elles peuvent s’installer ici, si bon leur semble. Tu es chez toi, ce château appartient depuis près d’un siècle aux Skobos.
— Je m’appelle Blanvin, repartit Édouard.
— Ceci est le nom de ta mère, pas le tien. Reste et tu t’appelleras Skobos, nous ferons ce qu’il faudra pour ça. Quant à ton commerce d’automobiles, rien ne t’empêchera de le poursuivre ici, ce n’est pas la place qui manque !
— Je suppose qu’il faut un permis pour vivre en Suisse ? risqua Blanvin.
— Nous te l’obtiendrons sans problème. Écoute, petit garçon, il ne faut pas décider de ton destin en un instant. Tu as tout le temps pour réfléchir.
Elle se leva péniblement.
— J’aimerais que tu viennes avec moi, tantôt, sur la tombe de ton père. Je m’y rends chaque jour et il faut que tu la voies au moins une fois.
— D’accord, fit Édouard.
Il escorta la vieille femme jusqu’au couloir, puis revint s’habiller, pensif.
Ils prenaient leur repas de midi dans une petite salle à manger vitrée encombrée de fleurs en pots. Mal entretenues, ces dernières s’étiolaient et leurs feuilles prenaient la couleur du papier brûlé. Une odeur de pourriture se répandait dans le local lorsque les intempéries ne permettaient pas qu’on ouvre les fenêtres coulissantes. Par décision de la princesse mère, miss Margaret participait aux déjeuners mais non aux dîners, sa condition paraissant probablement trop modeste pour qu’elle fût jugée digne du repas du soir. Toutefois, elle ne mangeait pas à la cuisine avec le personnel, mais dans sa chambre où elle se montait elle-même un plateau. Cette situation anormale ne semblait pas la gêner, du moins n’en laissait-elle rien paraître.
Depuis sa venue, Édouard occupait la place en bout de table, réservée auparavant à sa grand-mère. Gertrude se plaçait à sa droite, le duc à sa gauche, la duchesse au côté de son époux, Margaret près de la princesse. Pour la formation du soir, en carré, il se mettait en face de Gertrude, la duchesse Heidi avait l’honneur de figurer à son côté, son mari au côté de la princesse. À cause de ce couple, l’ambiance manquait de chaleur.
Groloff radotait un peu, évoquant les fastes d’antan à la cour de Skobos. Au bout d’un moment, son discours indisposait la princesse qui l’interrompait d’un aimable : « Ne nous attristez plus, duc, les souvenirs que l’on croyait beaux deviennent des ronces lorsque nous les évoquons. » Le vieux Groloff se taisait et continuait mentalement à dévider sa mémoire. Pour compenser son brusque silence, son épouse se croyait obligée de prendre le relais, optant pour des sujets d’actualité auxquels elle ne comprenait strictement rien.
C’était une Suissesse alémanique qui, avant de devenir duchesse, exerçait la profession de kinésithérapeute. Une quinzaine d’années plus tôt, le duc Groloff avait souffert d’une discarthrose nécessitant de savants massages, Mme Schweitzeler les lui avait prodigués plusieurs mois durant, avec un tel brio et l’avait si bien trituré que, pour lui témoigner sa reconnaissance, le vieux veuf en avait fait une duchesse. La dame parlait peu le français et correspondait avec les habitants du château dans un allemand qui ne valait pas tripette. Elle ressemblait à une œuvre de Botero qui sait si bien exprimer les fortes femmes rubicondes, au regard d’huître et au sourire béat. Elle sentait la charcuterie fumée et, encore, l’embrocation. Musculeux et niais, son personnage impressionnait. Comme elle aimait le mâle et en était privée dans cette maison pleine de vieillards, la venue d’Édouard la mit en émoi. Elle gloussait d’aise à chaque phrase qu’il proférait, même quand elle ne la comprenait pas et se perdait dans la contemplation de ce prince tombé du ciel. Son trouble si peu caché irritait la princesse Gertrude qui la surveillait d’un air hostile.
Le seul être encore jeune du château était miss Margaret. Sa réserve équivalait pratiquement à de l’absence. Elle ne prenait la parole que pour répondre aux questions qui lui étaient posées, mais sa mise sévère de dame de compagnie, son visage fermé, son regard toujours dérobé n’incitaient guère à la conversation. Elle semblait fragile ; pourtant, quand on l’observait, on la sentait protégée par une volonté de fer. Elle avait un physique à première vue passe-partout, mais qui devenait beau quand on lui prêtait attention.
L’arrivée d’Édouard ne modifia en rien son comportement. Elle ne lui accordait aucune attention, tant elle était vouée à Gertrude. Il n’existait, pour elle, qu’à travers l’intérêt que lui portait la vieille princesse.
Quant au duc Groloff, il s’engloutissait dans les sables mouvants du gâtisme. Une surdité qu’il s’efforçait de cacher en précipitait les ravages. Il lui arrivait d’avoir des absences au cours desquelles il s’abstenait de répondre à ses interlocuteurs, de piocher dans son assiette, voire de se lever de table lorsque Gertrude en donnait le signal. Malgré tout, il disposait encore de beaux moments de lucidité. C’était lui qui gérait les biens des Skobos ; il y consacrait ses journées entre deux somnolences, comptant et recomptant des colonnes de chiffres, vérifiant ensuite à la machine à calculer les résultats qu’il obtenait pour, aussitôt après, vérifier à la main ceux de la calculette.
Il avait été l’ami intime, le confident et le conseiller d’Otton III et avait reçu, lors de la prise du palais, une balle dans la poitrine qui l’avait fait passer pour mort. On avait traîné son supposé cadavre dans la cour, avec celui du prince et de quelques dévoués partisans tués à sa cause, on les avait arrosés d’essence avant de bouter le feu à ce petit charnier.
Groloff, par miracle, profitant de l’écran de fumée noire, s’était glissé dans une pièce d’eau où il avait macéré des heures à l’abri des nénuphars. Par la suite, il s’était traîné chez des amis pour recevoir des soins, puis avait réussi à gagner la Suisse où la princesse Gertrude et son fils s’étaient réfugiés. Il n’avait jamais plus quitté la famille princière.
En début d’après-midi, on le prévint que la princesse allait partir pour le cimetière. Il était prêt, ayant passé son complet sombre. La pelouse immense était entièrement fauchée et sentait bon le foin. On voyait mieux le lac sous les branches basses des grands arbres ; les cygnes blancs semblaient faire de la figuration le long de l’embarcadère de pierres. Le spectacle parut sublime à Édouard. Tant de paix majestueuse, de silence capiteux élevaient l’âme. Il songea à Rosine dans son wagon cul-de-jatte, au bord de l’excavation fangeuse, et son cœur se serra.
Il avait doubles racines : celles de la principauté, celles de l’ingrate banlieue à la Vlaminck où le ciel traîne par terre. Jusqu’alors, il n’avait connu que les secondes et, cependant, il comprenait à présent que quelque chose d’indéfinissable lui avait confusément manqué. Était-ce possible, ou bien se racontait-il des histoires ? Depuis toujours il charriait dans sa banlieue nord-ouest un étrange spleen. Des souvenirs inconnus le tourmentaient. Il sentait palpiter au fond de lui la notion d’un « ailleurs ».
La princesse lui avait prêté des livres sur le Montégrin. Le petit État tant de fois envahi, tant de fois « libéré », avait des allures d’opérette, un peu comme la principauté de Monaco. C’étaient là des poussières de territoires surgis de bizarreries géographiques ou historiques qui prêtaient à sourire. Ils ne pouvaient rivaliser avec des nations normales et restaient constamment dans le giron d’un suzerain puissant. Petits États de tolérance que l’Europe conservait pour le folklore ou de vagues avantages bancaires.
Gertrude lui avait montré des photographies pieusement conservées dans un fort album à couverture de velours grenat : le palais de Tokor avec ses jardins suspendus ; les grandes heures du prince Otton : sacre, mariage, réceptions de souverains étrangers. Sur beaucoup d’entre elles, on apercevait le duc Groloff dans des habits de cour, toujours proche du prince et qui, malgré ses décorations généreuses et les dorures de ses tenues, gardait confusément des airs de domestique vigilant.
Gertrude avait été très belle, si exquise dans ses robes-corolles, si pétillante d’un bonheur joyeux ! On ne s’apercevait pas de sa petite taille tant elle était un grand personnage. Elle paraissait omniprésente, douce et autoritaire, veillant à tout sans paraître s’imposer. Elle n’était qu’harmonie, et pour qui savait lire une série de photos, l’amour qu’elle vouait à son mari demeurait la grande constante de sa vie. Son destin avait l’air romanesque comme celui de ses illustres devancières qui ont fait la fortune d’un certain cinéma. Autour d’elle, on ne trouvait que grâce et bonheur, en telle quantité qu’il était clair que cela ne pouvait pas durer.
Les midinettes au cœur tendre savent bien que le destin des princesses tourne court (ou mal) un jour, et que le sort leur présente la note des grâces dont elles furent comblées.
Le vieux Walter pilotait la Rolls avec l’onction et la lenteur du chauffeur d’Élisabeth II, ce qui agaçait Édouard. Il aurait aimé prendre le volant du carrosse, mais c’eût été impensable vis-à-vis de sa grand-mère.
Exceptionnellement, Groloff n’était pas de corvée, comme chaque jour, ce qui l’avait attristé. Gertrude et Édouard se tenaient côte à côte sur la large banquette de cuir. La princesse avait passé son poignet menu dans la boucle de l’accoudoir de velours. Son autre main restait posée sur celle du garçon. Elle caressait les crevasses et les cicatrices résultant de son rude travail.
— C’est curieux, ce goût des Skobos pour la mécanique, fit-elle. Ils possédaient des joyaux exceptionnels, mais ils les auraient échangés contre un moteur.
— Il n’y a pas que les princes que cela passionne, assura Édouard. Imaginez qu’un moteur est semblable à une vie ; une vie dont on peut obtenir un rendement optimal, ce qu’aucun médecin ne parvient à faire avec un corps humain !
— Ton grand-père me tenait à peu près le même langage, dit-elle.
Il risqua une question qui le tenaillait depuis son arrivée :
— Mon père était féru de motocyclettes ?
— Hélas ! soupira Gertrude.
— Il possédait, paraît-il, des Harley-Davidson. Je ne les ai pas vues dans les dépendances du château.
— Parce que je les ai fait enterrer, assura-t-elle d’un ton tranquille.
Édouard bondit :
— Vous avez fait enterrer ses motos ?
— Elles l’avaient tué et je ne voulais pas qu’elles en fassent périr d’autres.
— Quel dommage !
— La mort de Sigismond en fut un bien plus grand, Édouard.
Il songea qu’elle devait farouchement haïr ces monstres qui lui avaient pris son seul fils.
— Il en possédait quatre, m’a-t-on dit ?
— Moins celle qui est morte avec lui.
— Trois Harley-Davidson enfouies dans la terre ! fit-il à voix haute, comme pour bien se pénétrer d’un tel désastre. C’est Walter qui les a enterrées ?
— Non : je voulais qu’on les ensevelît profondément : j’ai commandé une pelleteuse.
Il n’osa imaginer à quoi ressemblaient ces joyaux de la mécanique au bout de vingt ans d’inhumation. Le mot de pelleteuse venait d’aviver ses souvenirs du chantier. Là-bas, ce n’était pas une motocyclette que Marie-Charlotte avait enterrée, mais un homme ! Qu’adviendrait-il à Rosine si on découvrait le chauffeur de taxi ? Et on le découvrirait fatalement car la jeune folle devait raconter son exploit à tous les chenapans qu’elle rencontrait.
Elle lui faisait horreur, mais il ne lui en voulait pas. Ses forfaits dépassaient toute mesure, toute logique. Il l’imaginait assassinant mémé « à coups de chien », petite furie emportée par son besoin homicide. Il se disait qu’un être dans cet état devrait être enfermé à jamais, ou même « endormi » peut-être ? L’euthanasie est-elle envisageable pour un cas pareil ? Marie-Charlotte, pétrie d’une noire malfaisance, assouvirait de plus en plus son instinct de mort, à présent qu’elle avait franchi la ligne. Pour elle, tuer deviendrait facile, voire banal. La manière dont elle avait fait basculer Banane du pont le prouvait.
— À quoi songes-tu, mon fils ? demanda Gertrude, inquiète.
— Nos pensées vont trop vite pour être racontables, déclara Édouard.
Il porta la main de la princesse à ses lèvres. Il adorait baiser le bout de ses doigts froids ; un élan instinctif l’invitait à la réchauffer. Il devinait ce qu’il s’était mis à représenter pour elle : une justification de sa vieillesse.
Ils parvinrent au cimetière dans un pépiement d’oiseaux. Le soleil flottait sur le lac immobile dont la côte française se diluait dans des vapeurs légères.
Elle marchait vers « sa » tombe d’un pas déterminé, menue et courageuse, indomptable dans ses vêtements noirs. Ses cheveux blancs moussaient sous sa résille. Ses souliers sans talons (des chaussures qui ne trichaient pas) claquaient sur le sol. Un parfum de fleurs fanées et de miel se mêlait à celui de Gertrude, tout aussi désenchanté.
Elle s’arrêta devant une tombe de marbre noir sans fioritures ni sculptures sur laquelle de larges caractères dorés annonçaient :
Sous l’inscription, une photographie sépia incrustée dans le marbre, montrait le prince en uniforme clair à épaulettes. Édouard fut frappé par leur ressemblance, davantage marquée sur ce portrait que sur les autres.
Sigismond fixait l’objectif d’un air à la fois méfiant et de défi. On lisait dans ses yeux l’ennui et la provocation, et peut-être aussi (mais il fallait bien sonder ce regard) un vague effroi mal surmonté.
— Il était beau, n’est-ce pas ? demanda Gertrude.
— Très beau.
— Un peu Werther, un peu l’Aiglon, ajouta Gertrude.
Tout à coup, elle tourna le dos au caveau de façon à s’interposer entre lui et Édouard.
— Je t’ai amené ici pour te poser une question, garçon. Celui dont la dépouille gît dans cette tombe aura-t-il été le dernier des Skobos ?
Il parut accablé par la question et se voûta instinctivement. Il ferma les yeux et une image se constitua dans le noir : elle représentait Rosine, les jambes ouvertes sur un méchant lit, accueillant dans son corps un jeune au visage encore glacé par le vent de la vitesse.
— Non, répondit résolument Édouard.
— Merci ! fit Gertrude. Aujourd’hui est le troisième jour de ma vie par ordre d’importance. Prions, Édouard, prions pour demander au Seigneur de t’accorder un beau destin.
Elle se mit à réciter un pater noster. Comme Édouard restait muet, elle s’interrompit :
— Tu refuses de prier, garçon ?
— Je n’ai jamais appris de prière, répondit-il.
— Tu n’es pas baptisé ?
— Non.
— Mon Dieu ! Un Skobos qui n’appartient pas à la Sainte Église Catholique ! Il va falloir mettre bon ordre à ça !
L’idée de devoir enseigner le catéchisme à Édouard l’excitait.
— Lorsque ton éducation religieuse sera terminée, nous te baptiserons, Édouard. As-tu déjà éprouvé le manque d’une religion ?
— Je ne le pense pas.
— Il n’y avait pas, en toi, certains vides que tu aurais souhaité combler ?
— Sans doute.
— T’es-tu jamais demandé si Dieu existait ?
— Jamais.
— Pourtant, Dieu, tu l’as rencontré dans des livres, dans des conversations, dans la vie courante !
— Je pensais qu’il s’agissait d’un malentendu, avoua Édouard.
Quand ils furent de retour au château, Gertrude demanda à son petit-fils d’essayer les uniformes de Sigismond. Cette requête, loin de le divertir, lui causa une sensation de profond malaise. Mais comme la vieille femme semblait y tenir, il accepta. Le défunt prince et lui étaient approximativement de la même taille, par contre il se trouvait plus enveloppé que son père et avait du mal à boutonner vestes et pantalons. On fit venir Lola qui s’occupait également de couture. Elle assura qu’en avançant certains boutons et en lâchant un peu les vêtements par-derrière, ceux-ci iraient parfaitement à monseigneur Édouard. La princesse implora la domestique pour qu’elle aménageât les uniformes le plus vite possible car elle comptait donner une réception très prochainement afin de présenter son petit-fils à la maigre colonie montégrine exilée en Suisse et en France, et tenait à ce qu’il y figurât en grande tenue de maréchal. Elle voulait mettre ses « sujets » devant le fait accompli, or rien n’impressionne davantage des vassaux que les habits chamarrés de leur suzerain.
Elle annonça qu’elle allait contacter un homme de loi afin de faire établir une reconnaissance en paternité posthume ; grâce à la fameuse lettre écrite par Sigismond, au témoignage du duc Groloff, au sien et à celui de Rosine, bien sûr, le sieur Blanvin Édouard deviendrait Édouard Skobos, prince Édouard Ier de Montégrin.
— Je vais te donner des livres traitant de notre pays ; il faut que tu en apprennes l’Histoire et la saches par cœur. Ce qui, autrefois, a éveillé mon intérêt pour ta mère, c’est qu’elle en connaissait les rudiments, sans savoir que nous allions nous rencontrer. Ensuite, tu apprendras le catéchisme et deviendras catholique.
Elle s’excitait, elle si calme, et deux taches roses marquaient ses pommettes. L’acceptation d’Édouard, au cimetière, venait de lui communiquer une énergie indomptable, celle qui l’avait animée jusqu’au décès de son fils. Cet homme de trente-deux ans restait à « construire » comme un enfant. Il était homme, il devait devenir prince ; c’était à elle de gérer la métamorphose. Gertrude redevenait mère, à bientôt quatre-vingts ans ; pareille mission équivalait à du bonheur.
Ce soir-là, il écrivit une longue lettre à Rosine dans laquelle il lui dit tout. En lui expliquant les raisons profondes de son choix, il se les expliquait à lui-même. Cela ressemblait à un défi du destin. N’ayant jamais eu de père, il ambitionnait de devenir un véritable fils en accomplissant ce que l’auteur de ses jours n’avait pu faire. Il l’assura de son amour filial, lui annonça qu’elle serait bientôt invitée au château et qu’elle y serait traitée d’égal à égal par la princesse. Il lui conseilla de stopper ses mystérieux travaux (qu’il avait des raisons de redouter) car, promettait-il, sa situation allait changer et il lui paraissait inutile de faire des frais sur un terrain qu’elle quitterait probablement.
Il laissait courir sa plume au rythme de ses sentiments, de son enthousiasme. Il s’apercevait que c’était la première véritable lettre qu’il adressait à Rosine, la chère, la bonne, l’innocente Rosine. Il termina en lui demandant de passer à son garage de temps à autre, pour vérifier si Banane s’en sortait bien.
Il s’endormit très tard dans la nuit, évoquant la tombe de Rachel et celle des motos qu’à sa demande Walter lui avait montrée ; il pensait également à la tombe d’Élie Mazureau, le malheureux chauffeur de taxi estourbi par Marie-Charlotte. Tout venait de la terre et tout y retournait. L’ultime image qu’il eut de cette journée fut la sienne, revêtu d’un uniforme trop juste devant la glace. Un uniforme bleu ciel à parements noirs et bande noire sur le pantalon, épaulettes d’or, décorations tapageuses qui ne devaient avoir de signification que pour un nombre restreint de personnes.
Chaque matin, Walter hissait les couleurs.
À droite de la grille d’entrée, se dressait un long mât réservé à cet usage. Il faisait monter le drapeau suisse pour commencer, ensuite celui du Montégrin qui représentait six coquilles d’argent sur fond azur, avec écusson en abîme. Autrefois, quand on recevait au château, les invités étrangers avaient droit au pavillon de leur pays d’origine sous les deux premiers. Mais depuis la mort du prince, en 1972, seuls le Suisse et le Montégrin, déchiquetés par les intempéries, continuaient de monter la garde dans le ciel helvétique.
De la fenêtre de sa chambre, Édouard regardait agir le vieil homme. Il avait du mal à haler le filin car ses rhumatismes devenaient un peu plus cruels chaque jour. Visiblement, il devrait bientôt cesser ses activités et prendre une retraite méritée. Il possédait une maisonnette de famille dans le Haut-Adige où il s’en irait mourir en quittant Versoix. Sa femme ibérique était hostile à ce projet et, plus jeune que lui, souhaitait rester en place quelques années encore.
Édouard acheva de se raser et sortit de sa chambre. La sonnerie du téléphone retentissait dans la demeure, ce qui se produisait rarement. Son timbre ne ressemblait pas aux sonneries d’appel habituelles mais faisait plutôt penser à celles des vieux passages à niveau signalant l’arrivée d’un train. Quelqu’un dut décrocher car elle cessa. Édouard attendit à l’orée de l’escalier, convaincu que l’appel lui était destiné. Effectivement, la voix de miss Margaret le héla bientôt.
— C’est pour vous, monseigneur ! lui lança-t-elle depuis le hall avec son adorable accent irlandais.
Il dévala les marches pour prendre le combiné. Leurs doigts se frôlèrent et il lui sourit en s’apercevant qu’elle était jolie.
Banane attendait en se raclant la gorge.
— Oh ! c’est toi, Selim ! fit Édouard. Quel bon vent ?
— Un vent d’orage, répondit l’Arabe. Y a du caca qui se prépare, grand.
— Ah oui ? haleta Édouard qui pensa immédiatement au mort du chantier.
Le jeune homme comprit sa pensée.
— Non, non, pas ce que tu crois. Il s’agit de la bagnole beige que tu as achetée à Salingue. Cette tire a été volée dans un musée privé. Salingue s’est fait serrer et, en parfait salaud qu’il est, a balancé le nom de ses acheteurs. Deux perdreaux se sont amenés à l’improvise.
— Improviste ! rectifia Édouard.
— D’accord, à l’improviste. Ils ont exploré le garage, découvert la six beige et ils exigent les factures de toutes les autres ! Qu’en penses-tu ?
— Faut voir, éluda le prince.
— Tâche de voir vite car ils vont te convoquer incessamment. J’ai dit que tu te trouvais dans une maison de repos en Suisse et que j’ignorais ta date de retour.
— Tu as bien fait.
— Qu’est-ce que tu penses faire, Doudou ?
— Réfléchir. C’est nouveau, ça me tombe sur la tronche au débotté.
— Tu as des factures à leur montrer ?
— Et toi ? ricana Édouard.
— Tu te marres, mais c’est moi qui suis en première ligne.
Blanvin détesta la réplique : elle trahissait la peur. Qu’en serait-il si un jour Banane devait répondre à propos du cadavre d’Élie Mazureau ?
— Dresse la liste de toutes les voitures que j’ai en stock, avec leurs caractéristiques, et faxe-la-moi au bureau de poste de Versoix, canton de Genève. Et surtout conserve ton calme, môme !
— Tu comprends : je pense… au reste, plaida Banane. Cette affaire de bagnole, ça peut être la maille qui file.
— Une maille qui file n’a jamais mis un type à poil ! Allons, l’Arbi, ressaisis-toi, sinon je te reprends l’Algérie. Comment va Najiba ?
— Elle t’aime ! On ne parle que de toi, ici. Elle t’attend.
Il perçut le rire retrouvé de Banane.
— Son accident lui a fait oublier que tu es un salaud de roumi, ajouta le beur ; mais si jamais tu la déshonores, mon vieux te coupera les couilles. Cruel dilemme, hein ?
— Aucun problème n’est insoluble, répondit Édouard.
Il découvrait avec surprise que la petite sauvageonne ne l’inspirait plus. Il l’aimait en fille farouche murée dans sa race, mais l’élan amoureux qui la jetait dans ses bras depuis son traumatisme l’incommodait. Il pensait que s’il y cédait, il aurait peur ensuite qu’elle se réveille et le lui fasse payer.
Édouard assura Banane qu’il ne devait pas s’inquiéter et qu’il réglerait cette affaire avant longtemps, prit les coordonnées de l’inspecteur et raccrocha.
Dans ce château, il se sentait protégé et redoutait peu la menace de recel pesant sur lui. Il imaginait que le commerce d’automobiles vieilles de cinquante ans et plus échappe aux lois courantes. Ce sont des reliques d’amateur qui se vendent entre amateurs.
Comme il réfléchissait, Walter vint le prévenir que Mme la princesse le priait dans sa chambre. Il ne s’y était encore jamais rendu. Cet endroit était secret, privé. Seules Lola et miss Margaret y pénétraient.
Il frappa doucement contre la lourde porte moulurée. Gertrude lui cria d’entrer, ce qu’il fit avec un sentiment de grande timidité, impressionné par l’ampleur du décor. Chambre royale, en vérité. Le lit à baldaquin trônait sur une estrade garnie de velours rouge et comportant deux marches. Des rideaux de moire, également rouge, le fermaient, et une couronne de bois doré le sommait. Le reste de la pièce comprenait une immense armoire peinte, suisse ou autrichienne probablement, aux motifs champêtres, un bureau de style Louis XIII, une coiffeuse en forme de haricot aux glaces mitées, et différents fauteuils assez lourds qui lui rappelèrent celui de la pauvre Rachel qu’on sortait du wagon pour lui permettre de prendre l’air.
La princesse Gertrude se tenait devant le bureau, vêtue d’une robe de chambre de velours noir, garnie de fourrure blanche au col et aux poignets, et portait une sorte de bonnet fanchon blanc qui achevait de donner à sa silhouette un aspect saugrenu.
Édouard s’inclina devant la vieille femme.
— Bonjour, ma mère, murmura-t-il.
Il avait découvert l’emphase et la pratiquait volontiers. Cela devenait une espèce de jeu intime. Ses tournures de phrases, qu’il ajustait de son mieux, paraissaient naturelles à ses interlocuteurs. Précisément, il se grisait de parler dans la vie courante en usant de mots ou d’expressions qu’il n’avait puisés que dans ses lectures.
— Assieds-toi, mon cher enfant.
Il prit place dans le fauteuil le plus proche. Gertrude dans ses atours intimes, était une toute petite bonne femme étincelante d’énergie, une vieille petite fille intraitable.
Elle désigna des paperasses amoncelées sur le bureau.
— Je commence d’ores et déjà les démarches en reconnaissance de paternité posthume. J’ai fait photocopier à de nombreux exemplaires la lettre de Sigismond à Rosine. Je vais avoir besoin d’elle. Demande-lui de venir, munie de tous ses papiers, de ta déclaration de naissance, que sais-je…
— Il serait préférable que j’aille la chercher, assura Édouard. C’est une femme assez fantasque qui se consacre à une tâche de longue haleine et qui trouvera tous les arguments possibles pour différer ce voyage.
— En ce cas, vas-y !
Elle eut tout à coup une expression pathétique.
— Tu reviendras, n’est-ce pas ? Ta décision est formellement prise ?
— Formellement, ma mère.
— J’ai ta parole de prince ?
Son cœur battit plus fort. Il leva la main du serment.
— Parole de prince, ma mère !
On toqua à la porte : Lola venait demander des instructions à propos du déjeuner. Gertrude quitta son bureau pour aller s’entretenir à voix basse avec la cuisinière ; elle n’aimait pas débattre les questions domestiques en présence d’un tiers ; l’affaire ne les concernait qu’elles deux. Édouard examina le somptueux bureau de bois sombre, plein de brillances. Il avisa sur une tablette du meuble un luxueux papier à en-tête frappé de l’écusson princier sous lequel était écrit en belle anglaise gravée « Château de Versoix ». Au bas du feuillet figuraient l’adresse exacte et le téléphone en petits caractères.
Il saisit quelques feuilles de papier, les plia en deux et les coula dans une poche de sa veste.
En apercevant ce papier, une idée lui était venue, qu’il jugeait excellente.
La servante repartit et Gertrude retrouva sa place.
— Le programme que je te propose est le suivant, annonça-t-elle. Dans dix jours, ça va être la fête nationale du Montégrin. Chaque année je donne une réception à laquelle participent d’anciens dignitaires de notre pays, exilés en Suisse, en France et en Italie ; le temps faisant son œuvre, ils ne seront plus guère qu’une douzaine cette année. Je vais te présenter et leur expliquer la situation, sans mentionner que ta mère était domestique. Chacun aura droit à un fac-similé de la lettre de Sigismond et à deux photographies : une de ton père, une de toi où se marque bien votre ressemblance. Ensuite, tu iras chercher ta mère. Nous lancerons alors l’opération « reconnaissance ».
« Dès aujourd’hui, miss Margaret commencera ton enseignement religieux. Pour cela, elle utilisera le vieux catéchisme dans lequel j’ai moi-même appris les rudiments de ma religion. Il date de soixante et quelques années et concernait le diocèse de Grenoble, car je me trouvais pensionnaire dans un établissement catholique de cette ville. Il y manque quelques pages et certaines choses ont été réformées, mais n’importe : j’entends qu’il t’initie, toi, après m’avoir initiée, moi ! Es-tu d’accord ?
— Qu’il en soit fait comme vous le souhaitez, ma mère.
Après le déjeuner, il se rendit au bureau de poste où un fax l’attendait. Banane venait d’adresser la liste de huit tractions avant flanquées de leurs caractéristiques : date de mise en circulation, numéro de châssis, numéro de moteur, etc. Comme il étudiait le document dans un renfoncement du bureau de poste, il vit entrer la duchesse Groloff. Bien qu’elle fût rondouillarde, avec une trogne vernissée comme une pomme de Californie, elle le fit songer à un caniche fraîchement toiletté. Il y avait dans sa personne quelque chose d’allègre, de frétillant. Elle portait un tailleur d’allure germanique, d’un gris violacé, avec col de velours noir, un chemisier blanc, des gants de peau, et elle arborait des bijoux qui eussent davantage convenu pour une soirée au château que pour des courses en ville.
Elle s’engouffra dans une cabine téléphonique, composa un numéro et se mit à parler haut, comme le font la plupart des Suisses alémaniques, l’allemand et ses dérivés étant des langues qui se vocifèrent et semblent avoir été créées pour l’algarade plus que pour la conversation.
Heidi s’exprimait dans son français estropié où il manquait beaucoup d’articles et où peu de verbes se trouvaient convenablement conjugués ; en outre, les liaisons qu’elle risquait étaient inopportunes.
Elle était en communication avec un certain Ernst (qui devait se prénommer Ernest puisqu’elle s’adressait à lui en français). Elle prit une voix roucouleuse pour le qualifier de « Baby fou », puis de « Chouchou », et lui annonça qu’elle venait le rejoindre et qu’elle avait mis une « bédide culotte schwartz » ainsi qu’il le lui avait recommandé. Elle précisa qu’elle le mangerait « tout complètement », feula des baisers à blanc et raccrocha.
Amusé par l’aventure, Édouard se mit à la suivre quand elle quitta la poste. La duchesse Heidi n’alla pas loin. Elle prit la rue de Suisse sur quelques centaines de mètres et entra dans un salon de coiffure dont la raison sociale était « Grâce et Beauté. Ernest Calisson ». Édouard vit une alignée de quatre fauteuils dont trois se trouvaient occupés par des dames en cours de brushing. Sitôt qu’elle eut franchi la porte, la duchesse disparut de sa vue.
Blanvin s’approcha et constata qu’un escalier se trouvait face à l’entrée du salon de coiffure. Une paroi coulissante isolait l’entrée de la boutique. La bonne Heidi venait de prendre directement l’escalier. Le maître capillaire œuvrait, brosse en main, sur la tête d’une septuagénaire décatie. Il confia sa cliente à l’une de ses employées en jupe-culotte extra-courte et monta à l’étage. Il ressemblait, pensa Édouard, à Fausto, l’amant de sa mère ; à croire que ce type d’homme bénéficie d’un fort impact sur les dames guettées par la soixantaine.
L’adultère de la duchesse l’amusa. L’âge canonique et l’aspect cacochyme de Groloff l’expliquaient, mais il est des êtres (et la duchesse en faisait partie) dont on imagine mal les ébats amoureux.
Quelque diable polisson le poussant, il pénétra dans le salon et s’engagea dans l’escalier le plus naturellement du monde. Sur le palier du premier, la porte était entrouverte. Il entendait les gloussements de la dondon lutinée, en provenance d’une pièce proche. Édouard entra résolument. Un bref corridor s’offrit, puis une nouvelle porte. Les gloussements devenaient plaintes.
Capable de toutes les impudences, il actionna le loquet et écarta le battant. Il trouva le spectacle plaisant. La grosse Heidi avait troussé sa jupe jusqu’à la taille. Elle se tenait couchée en travers du lit, les jambes ouvertes. Elle portait des bas tenus par un porte-jarretelles noir, ainsi qu’un slip noir affriolant que le coiffeur tenait écarté le plus possible afin de pouvoir faire minette à la duchesse. En excellent technicien de la chose, le sieur Calisson complétait la félicité de la dame avec son médius et son index joints, auxquels il imprimait ce mouvement de va-et-vient qui est celui de l’amour, même quand il est pratiqué à l’aide de prothèses plus ou moins ingénieuses.
Cette scène paillarde, à la limite du grotesque, fouetta le sang d’Édouard.
— Est-ce bien là un comportement de duchesse ? murmura-t-il, comme se parlant à soi-même.
Le perruquier, dont les oreilles étaient obstruées par les fortes cuisses de Mme Groloff n’entendit pas ; en revanche, sa partenaire eut un sursaut violent qui manqua de lui faire lâcher prise. Elle exécuta une contorsion du buste grâce à laquelle elle put apercevoir l’intrus.
« Seigneur Tout-Puissant ! pensa-t-elle dans sa langue originelle, pourquoi me faites-Vous un coup pareil ! »
Comprenant qu’il se passait quelque chose d’anormal, le coiffeur cessa son plaisant manège et, les babines brillantes, offrit son visage au jour.
En découvrant Édouard dans sa chambre, son premier sentiment fut de fureur. Il l’apostropha d’un peu aimable :
— Qu’est-ce que vous foutez là, vous ?
La répétition du « vous » renforçait l’apostrophe.
Édouard s’abstint de répondre et tourna les talons, poursuivi par les imprécations du coiffeur que la duchesse essayait vainement de calmer. Il marcha d’un bon pas jusqu’au ravissant petit Port Choiseul où un troupeau de voiliers frileux dansaient sur place dans une torpeur mordorée. Il entra au café et se fit servir de la bière. À la table voisine, un homme vêtu en marin marseillais disait des vantardises à des buveurs de rencontre. Édouard pensa qu’ici tout était en paix, cette paix lénifiante mais heureuse de certains lieux de vacances. On allait doucement sur l’été, malgré les sautes d’humeur du temps. La pluie ne durait jamais longtemps, non plus que le soleil. Il existait une immobilité helvétique, grave et douce, qui rassurait ceux d’ailleurs.
Les menaces de France ne le tourmentaient pas ; à peine en était-il préoccupé. Les perspectives d’une vie princière l’intéressaient sans l’amuser vraiment. Il n’éprouvait pas la moindre envie de jouer au prince, mais celle d’en devenir un pour de bon en acquérant le sens de sa fonction. Homme travailleur, il souhaitait se mettre au service de la charge qui lui était si brusquement dévolue. Surtout, ne pas rester oisif comme devait l’être son jeune père. Ne pas tomber dans les facilités ouatées de l’exil. Un confus sentiment de devoir l’habitait. Il allait étudier à mort l’Histoire présente du Montégrin ; peut-être, compte tenu de la poussée libérale, existait-il une possibilité de rétablir la monarchie, là-bas ? Il devait s’y rendre pendant qu’il se nommait encore Blanvin et qu’il jouissait du passeport français. Sonder l’opinion, étudier le comportement du régime en place.
Cette décision l’exalta. Jamais encore il n’avait ressenti semblable enthousiasme.
C’était un très modeste livre de petit format, à la couverture couleur de papier mâché et au dos de toile noire. Il y manquait des pages et celles qui subsistaient se détachaient en grande partie. Sous des armes épiscopales, on lisait en lettres noires : Catéchisme avec, en sous-titre, À l’usage du Diocèse de Grenoble, puis, plus bas, sous un cul-de-lampe en vrille de vigne, Grenoble, Chez Félix Dardelet, Imp. — Éditeur, 4, Grande-Rue, 4. L’opuscule sentait le papier jauni, à quoi se mêlait une confuse odeur de lys.
— Émouvant, soupira Édouard.
Il tentait d’imaginer la princesse Gertrude petite fille modèle dans une institution religieuse dauphinoise, en train d’ânonner les répons contenus dans ce livre naufragé. Une enfant sage, probablement, mais résolue à affronter le dur destin qui l’attendait.
Elle avait décidé que miss Margaret lui donnerait ses cours de catéchisme dans la bibliothèque : un lieu fermé où personne ne se rendait. Outre les rayonnages de livres reliés, l’endroit ne comportait qu’un fauteuil, un canapé et un bureau ministre sans grand style. Les volets de l’unique fenêtre demeuraient constamment clos et la pièce s’éclairait d’un faible lustre de trois ampoules aux abat-jour de parchemin constellés de chiures de mouches.
Miss Margaret occupait le fauteuil, s’y tenant très droite et les genoux serrés. Elle portait une robe bleu marine à col blanc de pensionnaire. Une croix d’or pendait à une chaînette entre ses seins discrets. Elle ne se maquillait que d’un nuage de poudre ocre qui atténuait ses taches de rousseur, et d’un imperceptible trait de rouge à lèvres. Sa coiffure tirée en arrière accentuait sa maigreur. Cette femme qui approchait la quarantaine conservait toutes les caractéristiques de l’adolescence ; dans son regard limpide se lisait une timidité excessive, mal contrôlée et proche de l’effroi. La vie l’effrayait ; elle ne devait se sentir sécurisée que dans les cotillons de la petite princesse déchue dont l’énergie la protégeait.
Elle serrait le mince ouvrage entre ses mains fines, prenant garde de contenir les feuillets échappés au brochage.
— Monseigneur, commença Margaret de sa voix flûtée que l’accent britannique rendait irrésistible, les premières pages de ce catéchisme font défaut. C’étaient probablement des pages d’avertissement et de prologue puisqu’il commence par un feuillet intitulé « Première Partie », dans laquelle il est traité « des vérités du salut, ou des vérités qu’il faut croire pour arriver à la vie éternelle ».
— Qu’est-ce que la vie éternelle ? demanda nonchalamment Édouard.
Miss Margaret abaissa le catéchisme pour considérer son élève ; soudain l’ampleur de l’enseignement qu’elle devrait lui prodiguer la terrifia.
— Monseigneur, dit-elle courageusement, que pensez-vous qu’il advienne à un homme mort ?
— Il cesse ! repartit le prince.
Elle parut manquer d’air. Se reprit tant bien que mal :
— Son corps cesse, mais son âme ?
— L’âme est assujettie au corps, assura Édouard. Je les crois indispensables l’un à l’autre, et il me paraît évident que le corps est plus indispensable à l’âme que l’âme au corps.
Margaret se signa.
— Oh ! Monseigneur, vous blasphémez sans vous en rendre compte ; le corps n’est qu’une misérable enveloppe charnelle de l’âme.
Il la considéra en souriant :
— Misérable ou pas, j’aime assez la vôtre, dit-il.
Elle rougit à l’extrême et son regard se vida comme à la suite d’un traumatisme.
— C’est fou ce que vous êtes sensible, nota Édouard, le moindre compliment vous fait défaillir. On dirait que votre seule ambition est de passer inaperçue. Vous y parvenez tant bien que mal et c’est criminel. Le temps passe et ne revient pas. Chaque année qui s’écoule vous arrache un peu plus à la vie véritable qui est celle de l’amour. Lentement, votre corps va se dessécher, des rides creuseront votre beau visage qui pourtant refuse de vieillir, vos seins seront flasques et des dents fausses vous aideront à sourire. J’ai envie de crier au secours à votre place, miss Margaret. Avez-vous déjà aimé un homme, voire une femme ? Répondez-moi franchement !
Elle avait les yeux pleins de larmes et s’abstint de répondre. Il s’avança à l’extrémité du canapé et lui prit la main. Elle la lui retira doucement, avec fermeté.
— Ne m’en veuillez pas de ma franchise, reprit Édouard. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais pour vous alerter ; ce n’est pas quand l’incendie a tout détruit qu’il faut appeler les pompiers. Ce que j’aimerais jouer le Pygmalion avec vous ! Vous savez quoi ? Je vous emmènerais à Paris. Je vous confierais à un institut de beauté qui saurait dénicher votre vrai visage dans ce pêle-mêle de traits harmonieux mais inexploités. Ensuite, je vous entraînerais dans des boutiques de mode afin qu’on vous habille en femme d’aujourd’hui ; et alors j’obtiendrais une miss Margaret toute nouvelle, une miss Margaret qui aurait rattrapé le temps perdu. Non, ma tendre amie, ne pleurez pas et revenons à cette vie éternelle à laquelle vous croyez si fort et qui me tente si peu. Puisqu’il faut que je devienne catholique, je vais jouer le jeu. Entendu, ma chère : à ma mort, mon âme quitte ma dépouille à tire-d’ailes et s’envole. Où va-t-elle, au fait ?
— Retrouver Dieu, murmura miss Margaret.
— O.K., elle retrouve Dieu. Ensuite ?
— Si elle en est digne, elle a droit à la vie éternelle.
— Ça consiste en quoi ?
— Les pauvres hommes que nous sommes ne peuvent concevoir cette félicité.
— Bravo ! Que voilà un moyen expéditif de régler la question. Et si notre âme est impure, elle va chez Plumeau ? Le Démon, peut-être ?
— Oui : le Démon.
Édouard éclata d’un mauvais rire.
— Comment vénérer un Dieu qui a inventé le Diable, c’est-à-dire le châtiment ?
— Si Dieu devait pardonner les méchants, comment se comporterait-Il avec les bons ?
— Si Dieu qui a tout créé a laissé à l’homme la possibilité de se damner, c’est qu’Il est un Dieu retors, peut-être même pervers ; en tout cas un tel dieu n’est pas le « bon Dieu ».
Elle n’arrêtait pas de se signer à chacune de ses répliques.
À la fin, agacé par l’effarement dans lequel il la mettait, Édouard déclara :
— Laissez-moi ce catéchisme, Margaret, je vais l’apprendre par cœur car j’ai une mémoire d’éléphant qui me permet de retenir tout ce que je lis. La princesse sera contente de nous.
Il lui retira l’opuscule des mains et donna un baiser sur le bout de ses doigts.
— Ne soyez pas effarouchée par mon parler un peu brutal, dit Édouard. Je crois peut-être en Dieu davantage que vous ; mais différemment. J’accepte le Seigneur et vous laisse la vie éternelle, c’est correct, non ?
Elle tenta de lui sourire mais n’y parvint pas.
Le repas du soir fut plein d’un cruel agrément pour le prince Édouard. Il estimait que la duchesse se ferait excuser pour le dîner après ce qui s’était passé, c’était compter sans cette tranquille témérité de la femme qui ose affronter les situations les plus embarrassantes avec une sécurité d’esprit qui, pour être feinte, n’en est pas moins désarmante.
Elle se comporta comme de coutume, en invitée familière mais discrète, parlant à l’économie et se montrant attentive avec la vieille princesse et le vieux duc son époux. Elle sentait le regard fixe d’Édouard posé sur elle, dur et implacable, et tentait de ne pas en être trop incommodée. Elle s’y connaissait suffisamment en hommes pour ne pas craindre une délation d’Édouard. Ce garçon était trop entier, il reparlerait de ses frasques à l’intéressée mais n’en soufflerait mot à quiconque.
De son côté, il savourait le secret qui le liait à cette femme dont l’aventure ressemblait un peu à la sienne. Un mariage impromptu avait rendu la grosse Suissesse duchesse, comme une lettre jaunie l’avait rendu prince. Pendant qu’elle décortiquait une truite aux amandes à l’aide de son couvert à poisson, il la revoyait sur le lit du coiffeur, avec son slip et ses bas noirs, délibérément excitante, ayant la volonté de jouer les putains pour satisfaire les fantasmes d’un pommadin français (son nom de Calisson et son accent méridional le laissaient entendre). Cette évocation coquine troubla Édouard, que son abstinence du moment tourmentait. Une image en suscitant d’autres, il se mit à la désirer sauvagement et lui dédia une érection qu’elle était loin de supposer.
Pendant qu’il dérivait sur le flot de ses turpitudes, la princesse Gertrude organisait avec Groloff les réjouissances qu’elle entendait mettre en place le 29 juin suivant, date de la fête nationale du Montégrin. Selon les calculs des deux vieillards, les invités seraient au nombre de onze qui tous appartenaient à la noblesse du pays. La fête ayant lieu le samedi, on les convierait dès le vendredi et on les logerait à l’Hôtel Belle-Vue, à l’exception du prince Ignace, le cousin germain d’Otton, qui descendrait au château. Le soir, un repas leur serait servi individuellement à l’hôtel.
Le jour J, ce serait réunion générale au château où l’on commencerait par une messe en la chapelle, célébrée par le père Oustrich, un religieux montégrin réfugié au monastère de la Valsainte dans le canton de Fribourg. Peut-être l’évêque du diocèse viendrait-il, car il était en grande sympathie avec la princesse, toutefois il répugnait à couvrir de son autorité des fastes d’ordre privé. Après la messe on procéderait à une solennelle montée des couleurs tandis que retentirait l’hymne national enregistré sur cassette, mais que toute l’assistance reprendrait en chœur.
Elle eut un petit sursaut.
— Au fait, Édouard, il va falloir que vous appreniez l’hymne de votre pays. Connaissez-vous la musique ?
Il répondit par la négative.
— Miss Margaret vous le jouera au piano jusqu’à ce que vous le sachiez. À propos, comment marche le catéchisme ?
— Très bien, madame, j’espère pouvoir vous réciter bientôt votre livre.
Elle lui caressa le dos de la main.
— Cher, cher garçon, dit Gertrude, comme vous vous prêtez de bonne grâce à ces enseignements qui ne sont plus de votre âge.
Le dîner achevé, elle demanda à Groloff de lui accorder un peu de temps encore pour finir d’établir le programme et ils quittèrent rapidement la table, prenant ainsi la duchesse Heidi au dépourvu.
Demeurée en tête à tête avec Édouard, l’ancienne masseuse dit en baissant la voix :
— Vous devez penser beaucoup de mal de moi, monseigneur ?
— Je pense, répondit le prince, que vous êtes une femme pleine d’appétit que son vieux mari ne peut plus calmer.
Elle opina véhémentement.
— C’est tout à fait cela, prince.
— Allons faire une promenade dans le parc pour parler tranquillement, proposa Édouard.
Cette demande la surprit, pourtant elle n’en laissa rien paraître et suivit Édouard de bonne grâce sous les frondaisons. La lune jouait à cache-cache avec les nuages. Le parc silencieux paraissait beaucoup plus vaste qu’il ne l’était en réalité ; seul retentissait parfois le bruit du hauban cliquetant contre le mât des drapeaux.
L’air frais venant du lac dissipa instantanément les vapeurs d’Édouard. Cette grosse femme peu intelligente lui parut à nouveau grotesque, voire même un peu pitoyable, et il eut honte de l’avoir convoitée un instant. Il cédait aisément aux appels de la chair et, outre Édith Lavageol, il lui était arrivé de culbuter des boudins sans charme : serveuses de bar, commerçantes, femmes des maraîchers d’alentour. Comme il était bel homme avec une gueule d’ange un peu voyouse, il avait la conquête facile et trouvait également de jolies filles, mais (complexe œdipien sans doute ?) c’était les personnes mûres et moelleuses qui lui convenaient le mieux.
Il modifia l’orientation de sa conversation en fonction de sa brusque absence de désir.
— Une duchesse ! s’exclama-t-il tout de go. Avec un coiffeur !
En femme pratique, Heidi répondit que ledit coiffeur possédait un vif tempérament. Sournoisement, elle fit valoir qu’il était français (ce qui ne pouvait que flatter le prince), précisa modestement qu’elle était elle-même de modeste extraction et qu’il ne fallait donc pas donner à son adultère plus d’importance qu’il n’en méritait.
Pour une gourde, la plaidoirie était astucieuse. Le prince se montra magnanime et voulut bien absoudre la pécheresse dont la faute ne le concernait pas. C’est ainsi qu’ils devinrent bons amis. Mise en confiance, la duchesse avoua qu’elle raffolait de l’amour physique et ne pouvait s’en passer. À son époque d’activité professionnelle, il était rare qu’elle massât un homme sans finir à califourchon sur lui. Au point qu’elle avait dû faire exécuter une table spéciale, assez résistante pour supporter la frénésie de deux corps ; ce qui expliquait que son cabinet fût très prisé.
Elle se félicitait d’être devenue duchesse, événement sans prix dans un pays où les titres nobiliaires n’existent pas ; cependant la vie au château lui pesait. Tout y était si vieux, si triste.
— Heureusement que vous êtes arrivé, monseigneur ! Depuis votre venue, l’ambiance a changé et je sens bien que vous allez bouleverser notre existence en mettant vie et joie à Versoix. Je rêve de fêtes, non pas du genre de celle « qu’ils » préparent ; l’ayant vécue à plusieurs reprises, je peux vous garantir qu’elle est plus sinistre que bien des enterrements, mais des fêtes avec musique, monseigneur. Des fêtes avec bal, des fêtes pleines de lumières.
— Je vous promets de m’en occuper, déclara Édouard.
— Je ne sais pas trop si la princesse voudra.
— Je la déciderai.
— En tout cas vous aurez un opposant déterminé avec mon mari le duc. Il tient les cordons de la bourse et c’est un pingre fini ! En outre, il rêve plus de ses pantoufles que de bals.
— Nous verrons qui est le prince, ici ! fit Édouard avec majesté.
La grosse femme lui saisit la main et s’inclina pour la baiser. Pendant qu’elle montrait son allégeance profonde, il vit ses plantureux seins par son décolleté et ne put se retenir d’y porter la main.
Ils restaient encore fermes et d’une grande douceur. Le prince se montra sensible à leur volume. L’amour mammaire n’étant pas courant à réaliser, il ne voulut pas rater cette occasion, dégagea son sexe et le plaça au centre de l’énorme poitrine qu’Heidi se hâta de comprimer à deux mains. Le soulagement ne tarda pas et la duchesse en fut inondée jusqu’au menton. Elle remercia avec effusion le prince pour sa semence et regagna ses appartements par une porte latérale.
Assis au bureau de son père, un meuble qui n’avait pas dû lui servir beaucoup, Édouard relut la lettre qu’il s’apprêtait à envoyer en recommandé à Banane et qui était destinée à la police de Versailles :
Nous, Édouard Ier, prince du Montégrin, déclarons avoir confié à M. E. Blanvin, garagiste, la vente de notre collection d’automobiles traction avant dont la liste suit.
Il appréciait la brièveté hautaine de l’attestation. Elle avait la rigueur dédaigneuse d’un texte de nécessité écrit par un homme que ses hautes occupations éloignent d’un sujet aussi mince. Il alla poster le pli en exprès et chassa l’incident de son esprit.
Deux jours plus tard, la fête commença.
Dès leur premier regard, Édouard comprit que le prince Ignace lui était hostile.
Lorsque Gertrude le présenta en ces termes :
« Cher Ignace, j’ai l’infini bonheur de vous présenter mon petit-fils Édouard Ier », le vieillard lança d’une voix venimeuse :
— La dynastie d’Otton s’est arrêtée à Sigismond II, et si un prince devait régner de nouveau sur le Montégrin, il s’appellerait Ignace Ier.
Interloquée par le camouflet, la princesse se dressa de toute sa petite taille et, toisant le fâcheux cousin d’un regard en binocle, déclara :
— Je vous prie de me suivre dans mon cabinet, Ignace !
L’interpellé maugréa des malveillances et s’inclina :
— À votre entière disposition, ma bonne.
Ils se rendirent dans le boudoir de Gertrudre où ils s’enfermèrent. Édouard fouaillé par la cruelle réplique du bonhomme, n’eut pas la moindre honte à passer par la salle à manger contiguë à la pièce pour écouter le dialogue des deux vieillards.
Gertrude déclarait d’un ton glacial :
— N’auriez-vous pas pris connaissance des documents que je vous ai fait tenir, Ignace ?
— Si, chère Gertrude, mais de grâce, n’appelez pas documents une lettre de votre fils à une soubrette engrossée et deux photographies de jeunes hommes pris dans la même attitude ; établir un droit successoral sur de telles bases serait faire bon marché de notre dynastie ; j’attendais de vous voir pour vous le signifier. Le monarque que vous nous fabriquez là sort d’un roman à deux sous, et jamais les Montégrinois, qu’ils fussent nobles ou roturiers, ne reconnaîtront pour souverain ce petit malin de trente ans passés, miraculeusement tombé du ciel.
— Ce petit malin est mon petit-fils ! tonna brusquement Gertrude. Sa ressemblance avec son père et son grand-père est indéniable, personne ici ne la conteste !
Ignace joua du calme glaciaire :
— Et quand bien même, ma pauvre Gertrude ? Admettons que Sigismond eût été son géniteur, cela donne quoi ? Un misérable bâtard ! Un misérable bâtard comme il en pullule dans toutes les royautés depuis qu’elles existent. Je conçois que le débarquement de cet individu dans votre vie recluse vous trouble et vous apporte un regain de chaleur. Si c’est le cas, gardez-le auprès de vous, choyez-le, dorlotez-le, mais par pitié ne nous l’imposez pas. Jamais nous ne l’admettrons comme héritier du trône, dussions-nous nous battre pour lui en interdire l’accès ! D’ailleurs, relisez attentivement le fameux message de Sigismond à cette petite catin, que lui dit-il ? De ne jamais essayer d’amener son bâtard ici, sinon elle serait éconduite. Donc, le pseudo-père lui-même bannit le fruit de ses épanchements ancillaires. Allons, allons, Gertrude, ressaisissez-vous ; pensez à tous les faux Louis XVII, à toutes les fausses Anastasia qui ont émaillé la petite Histoire !
Il y eut un long silence. Édouard frémissait de rage. En voyant le prince Ignace descendre de la Rolls qui était allée le quérir à l’aéroport de Cointrin, il avait eu une impression néfaste. Ce vieillard long et maigre, au dos voûté, au cheveu rare aplati sur le sommet de la tête, au nez recourbé, aux lèvres si minces que sa bouche avait l’air d’une fente, au regard bombé au fond d’orbites grises, incommodait. Son complet anthracite, son col dur à l’ancienne et sa cravate perle lui conféraient un aspect de vieil homme de loi britannique. Tout semblait sec et réprobateur chez cet homme.
Gertrude prit la parole à son tour :
— Je suis navrée de vous dire, Ignace, que vos raisons ne sont et ne seront jamais les miennes. Toute ma chair m’indique qu’Édouard est le sang de mon sang. Puisque vous vous référez à cette fameuse lettre de Sigismond à Rosine, je vous fais remarquer qu’il a lui-même choisi le prénom de l’enfant, preuve que cette naissance ne lui était pas indifférente. J’affirme que les affaires du Montégrin ne vous concernent pas, malgré votre cousinage avec le prince Otton. Vous n’avez jamais vécu au Montégrin et ceci est si vrai que nous sommes obligés de converser en français car vous ignorez jusqu’à votre langue d’origine. Pendant que nous subissions occupations et guerre civile, vous jouiez vos revenus à la roulette de Monte-Carlo. On a assassiné et traqué votre famille sans que vous vous en préoccupiez. Quand le temps de l’exil est arrivé pour nous, vous ne vous êtes manifesté que par l’envoi de trois mots creux sur votre papier gravé lequel vous a davantage servi à adresser des billets tendres aux femmes de Paris et de la principauté que des lettres de soutien à votre famille en détresse. Vous vous trompez, quant aux réactions des Montégrinois, Ignace. Si Dieu nous accorde notre revanche, ils préféreront le fringant bâtard de mon cher Sigismond à un vieux fantôme dont ils ne savent encore le nom que pour le honnir.
Fou de rage, Ignace s’écria :
— Vous êtes devenue une vieillarde gâteuse, Gertrude ! Vos caprices risquent de faire du mal au pays.
Édouard ne put se contenir plus longtemps. Il ouvrit la porte sans frapper et surgit devant le couple hérissé.
Ignace eut un sourire torve.
— Le prince écoute aux portes et entre sans s’annoncer, gouailla-t-il. Dommage qu’il n’ait pas hérité les manières de son père, mais celles de la servante !
Édouard s’approcha de sa grand-mère.
— Madame, dit-il, vous m’avez bien dit de considérer cette maison comme étant la mienne ?
— Tout à fait, cher garçon, répondit Gertrude avec chaleur.
— Merci.
Il fit face à Ignace.
— Monsieur, votre présence ici n’est plus souhaitable, nos gens sont prêts à vous conduire où bon vous semblera.
Il crut entendre la voix d’un autre. Qui donc l’inspirait à cet instant ? Otton ou Sigismond ?
— Misérable palefrenier ! proféra Ignace. Sous-laquais, valetaille !
Édouard le saisit au revers.
— Taille-toi, vieux con, ou je te craque la gueule !
Ignace arracha son veston à l’emprise d’Édouard.
— Mes compliments, monseigneur, articula-t-il en tournant les talons.
Il n’osait regarder sa grand-mère après cet éclat ; quand il se décida enfin, il s’aperçut qu’elle riait, d’un rire éperdu qui la faisait pleurer et la rendait méconnaissable.
— Je vous demande pardon, ma mère, murmura-t-il, je ne sais pas encore allier la colère et la dignité princière.
— Les choses évoluent, assura Gertrude, et le langage des princes doit s’aligner sur celui du peuple s’ils veulent être compris de lui.
— Tout de même, j’y suis allé un peu fort, reconnut-il.
— Je n’ai pas compris à ce que vous lui avez crié, mais j’ai trouvé cela très drôle ; vous voulez bien me répéter ?
— Ce n’est pas convenable, ma mère, et je n’oserais jamais. Ce sont des choses qui vous viennent sous l’emprise de la colère.
— Vous lui avez dit que vous alliez lui croquer la gueule ?
Dans la bouche de la princesse et avec son léger accent d’Europe centrale, les mots prenaient une cocasserie inattendue.
— Pas lui « croquer », lui « craquer » la gueule, ma mère, ce qui équivaut à lui « démolir le portrait ».
Elle repartit dans son fou rire qui la rajeunissait, lui donnait un aspect de jouvencelle innocente.
— Et vous l’avez tutoyé !
— Cela fait partie de la rage. Je mets au défi quiconque de vouvoyer quelqu’un qu’il traite de vieux con.
— Cela veut dire quoi, vieux con, Édouard ?
« Dire, songea le prince, qu’il existe encore des âmes assez innocentes pour ignorer cette injure si galvaudée ! »
— Soyez généreuse, ma mère, ne me contraignez pas à vous traduire des expressions ordurières. Ce n’est pas le prince qui s’est rebiffé, mais le garagiste ; c’est un personnage qu’il me faudra extirper de moi si je veux être digne de vous.
Une fois de plus, son langage fleuri l’épata ; il ne se savait pas riche d’un tel vocabulaire ; chaque fois il avait le sentiment de répéter des phrases qu’on lui soufflait.
— Ce qui me navre, reprit Édouard, c’est de vous avoir brouillée — à jamais sans doute — avec le prince Ignace.
— Tu n’as fait, cher garçon, que réaliser un vœu que je n’osais formuler. J’ai toujours détesté ce pédant, ce viveur, ce pleutre qui a quitté son pays bien avant qu’il ne soit menacé. Depuis la mort de ton pauvre père, il se prend pour l’héritier de la couronne ; il est vrai qu’il le serait sans toi. L’opposition qu’il te marque me stimulerait dans mon dessein s’il en était besoin. J’imagine mal un Montégrin revenu à la monarchie, ayant à sa tête un vieux jouisseur de son espèce ; ce n’est ni dans les casinos, ni dans les alcôves des femmes légères qu’on apprend à gouverner. Qu’il ait été chassé de cette maison, siège de l’ancien régime en exil, par l’authentique prétendant, me comble d’aise.
— Vous vous attendiez à son comportement ?
— À vrai dire, oui. Je voyais mal Ignace s’incliner devant un successeur tombé du ciel.
— Ce qu’il a dit, d’autres le pensent, d’autres le diront, fit remarquer Édouard. Je suis un bâtard.
— Lorsque l’état civil aura établi ton nom véritable, tu n’en seras plus un.
— Fils de soubrette ! ironisa Édouard.
— Là encore, j’ai mon plan ; la fête terminée, va chercher ta mère !
Elle montrait une telle détermination et une telle confiance qu’il en fut galvanisé. Cette diablesse de petite vieille réaliserait son plan envers et contre tout ; envers et contre tous.
Les dix autres invités se présentèrent le samedi matin comme prévu au programme. Se trouvaient réunis : l’ancien chef de l’armée montégrinoise, le général Abélius Fandor et sa fille, une grande quinquagénaire morose et desséchée, au visage piqueté de points noirs, qui passait pour avoir entretenu des relations incestueuses avec son père, veuf de bonne heure et qu’elle n’avait jamais quitté ; le père Oustrich, ce chartreux exilé qui allait célébrer la messe ; le comte et la comtesse Raménoff, un couple cacochyme qui avait dû fêter depuis belle lurette ses noces de diamant (lui était sourd et son épouse aveugle) ; Stanislas Heinsi, son fils et sa fille (il avait été l’ultime Premier ministre d’Otton) ; la princesse Lodova, sœur cadette du même Otton, une forte femme délurée qui s’adonnait à la peinture, buvait ferme et fumait le cigare comme George Sand ; enfin le comte Wladimir Tchéko, ex-chef du parti conservateur.
La princesse, le duc et la duchesse Groloff accueillirent ce petit monde délabré dans le salon d’apparat qu’on avait fortement fleuri pour la circonstance. Des bouteilles de champagne trempaient dans de larges seaux à glace tandis que des piles de toasts au caviar et au foie gras trônaient sur les dessertes. Vêtu d’un vieil habit de maître d’hôtel, Walter s’affairait pour aider les vieillards les plus séniles à s’installer.
Quand tout le monde fut en place, Gertrude s’avança devant ses invités en demi-cercle. Elle portait ses éternels atours de deuil mais avait accroché un clip à sa robe et un collier de perles à son cou, choses qui ne s’étaient plus produites depuis la fin tragique de Sigismond.
— Mes chers et fidèles amis, attaqua la petite femme, cette fête nationale que nous célébrons aujourd’hui est doublement une fête pour moi. Comme je vous l’ai écrit, le Seigneur m’a accordé la venue d’un petit-fils, unique et providentiel descendant de mon très cher Sigismond. De grâce, ne montrez pas de scepticisme. Si je vous affirme, ce jour, sur la mémoire d’Otton, qu’il est mon petit-fils, c’est qu’il n’y a pas le moindre doute sur ce point.
« Pour des raisons que vous devinerez aisément, notre cousin Ignace a voulu contester cette évidence ; nous l’avons prié de quitter cette maison. Cela dit, Édouard va entrer dans cette pièce. Regardez-le bien et vous verrez à quel point ses traits perpétuent ceux de mon époux et de mon fils ; un jour, si Dieu m’accorde encore un peu de vie, je ferai frapper une médaille sur laquelle seront rassemblés leurs trois profils. Maintenant, du fond de l’âme, je vous dis ma joie de vous voir rassemblés en ce jour béni. Que le Seigneur vous garde en vie pendant encore de longues années, vous qui êtes l’honneur du Montégrin. »
L’assistance applaudit avec chaleur et distinction. On entendit la voix incontrôlée du comte Raménoff qui demandait à sa femme :
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Rien, répondit celle-ci.
Cela fit sourire.
— Walter ! appela la princesse Gertrude, allez dire au prince Édouard que nous l’attendons !
Il avait été décidé entre Gertrude et Édouard qu’il attendrait dans le boudoir de la princesse, mais qu’il ne se presserait pas de venir afin de ne pas paraître à la botte. C’était lui le maître dans cette demeure et son bon plaisir devait primer. Elle lui avait demandé de se vêtir de sombre et de mettre une cravate unie, toutes choses qu’il détestait, ayant passé sa vie nu dans une combinaison de mécanicien, et de veiller à ce que sa coiffure soit impeccable.
Gertrude avait fait venir sa propre manucure au château pour apprêter ses rudes mains travailleuses ravinées par les graisses et les acides. Elles étaient devenues présentables à force d’onguents et de massages. Il les plaçait devant lui, à bout de bras, et ne les reconnaissait plus sous leur pâleur nouvelle. La fille en avait épilé les poils roux, poli les ongles parfaitement ovalisés, longuement pétri les rudes cicatrices nées du travail.
Édouard se tenait assis dans le boudoir-bureau de sa grand-mère, feuilletant le dictionnaire. Depuis son installation ici, il constituait sa principale lecture ; il dévorait les mots voracement, se gavant de vocabulaire comme certains obèses de sucreries.
Le vieux Walter frappa à la porte.
— Je suis prêt, assura Édouard.
Il ouvrit et le vieux domestique eut un haut-le-corps.
— Monseigneur ! s’exclama-t-il, si je m’attendais.
Édouard sourit mystérieusement et adressa un clin d’œil au brave homme.
— Je mets tous les atouts de mon côté, fit-il.
— Pensez-vous que cela en soit un, monseigneur ?
— Si je ne le pensais pas, je ne l’aurais pas fait.
— Mais la princese l’ignore ! En fin de compte, elle vous avait demandé de vous mettre en costume de ville.
— Je tiens à lui en faire la surprise.
Walter, sceptique, n’ajouta pas un mot et le précéda jusqu’au salon.
Suivant les instructions de Gertrude, il ouvrit les portes à deux battants et annonça :
— Son Altesse, le prince Édouard Ier !
Puis il s’effaça et alors Édouard pénétra dans la vaste pièce abondamment fleurie. Il se sentait parfaitement calme et détendu, comme si l’Esprit Saint dont lui parlait miss Margaret l’habitait.
En l’apercevant, Gertrude tressaillit. Contrairement à ce qu’elle avait fini par décider, il avait revêtu un uniforme de son défunt père qu’en grand secret il était allé faire adapter à ses mesures chez un petit tailleur italien de Genève que sa manucure lui avait indiqué.
« — C’est pour un bal costumé ? » s’était enquis le petit homme rondouillard et volubile comme un bouvreuil.
Édouard avait acquiescé.
Sanglé dans sa tenue, le prince ressemblait à un acteur de film historique. Quelque chose d’éclatant émanait de lui ; il était beau, à l’aise, à la fois courtois et dominateur, souriant.
Il eut pour l’assemblée un bref signe de tête.
— Chers hôtes, déclara-t-il, je comprends le sentiment ambigu que ma personne vous inspire. Je vous prie de ne pas forcer votre nature et de ne me témoigner que les sentiments que vous éprouvez à mon endroit. Vous êtes en présence d’un fait surprenant, je le sais aussi bien que vous. Peut-être ne me sentez-vous pas votre prince, mais l’essentiel est que je le sente, moi. Je jure devant Dieu que je ne suis pas un aventurier, mais un citoyen de France qui a connu tardivement le secret de ses origines et qui, de ce fait, est devenu montégrinois dans un grand élan ; ma vénérée grand-mère, la princesse Gertrude, a fait ce qu’il fallait pour que s’accomplisse cette étrange naissance.
Il s’avança jusqu’au père chartreux et mit un genou en terre devant lui.
— Vous êtes le très révérend père Francisco Oustrich, dont la vie, je le sais, est un cheminement vers la sainteté. Je vous demanderai, au cours de la journée, de m’entendre en confession, très cher père, mais d’ores et déjà j’implore votre bénédiction.
L’ecclésiastique regarda longuement Édouard et un sourire éclaira sa face grave. Il avança la main, traça un signe de croix sur le front du prince.
« C’est dans la poche ! » exulta celui-ci.
Oustrich se leva et fit se redreser Édouard, puis lui donna l’accolade.
— Je sais que tu es prince, déclara le saint homme, que Dieu te garde et te guide !
Les assistants eurent les larmes aux yeux et applaudirent.
Édouard s’adressa alors à la princesse Ladova :
— Vous êtes la princesse ma tante, fit-il.
Il lui prit la main et s’inclina pour un baisemain avant de poursuivre :
— Je n’ignore rien de votre vie ni de votre talent et ce serait un grand bonheur pour moi que de vous embrasser.
Émue, et salope comme pas deux, elle se pressa contre ce corps vigoureux qui enlaçait si bien.
Il agit de même avec les autres invités, les congratulant par ordre d’importance, les appelant par leur nom sans qu’on les lui eût présentés, évoquant d’une phrase admirative les grandes heures de leur carrière, citant leurs titres ou anciennes fonctions, s’enquérant des membres de leur famille qui ne s’étaient pas joints à eux, bref les séduisant de belle façon.
Gertrude, qui ne s’attendait à rien de tel, se tenait silencieuse, roide de stupéfaction. Au moment où ils sortirent pour le salut aux couleurs, elle s’accrocha au bras d’Édouard et chuchota :
— Tu as été fabuleux, mon cher garçon. Comment savais-tu tant de choses sur ces gens ?
Il lui tapota la main :
— Miss Margaret ne m’enseigne pas que le catéchisme, ma mère. Elle m’a montré des photographies ou m’a décrit les intéressés en me fournissant les renseignements souhaitables à leur propos.
— Ils sont tous sous le charme, souffla-t-elle.
— Eh bien ! voilà qui compensera l’hostilité du prince Ignace !
— Oh ! celui-là, ne m’en reparle plus jamais ; j’espère qu’il aura la fin du roi Farouk, cet affreux jouisseur, mort foudroyé à table, et dont on enveloppa le corps dans la nappe du festin pour l’évacuer !
Lorsque le drapeau du Montégrin monta le long du mât et que la cassette déclenchée par Walter Volante joua l’hymne national, une forte voix de ténor retentit : celle d’Édouard Ier qui entonnait à pleins poumons le chant de « son pays » :
— Le jour se lève, Montégrin.
Lève-toi et marche vers ton destin…
Les yeux fixés sur l’oriflamme, Édouard paraissait en extase.
Comme l’office s’achevait, Lola vint dans la chapelle prévenir Édouard qu’on le demandait au téléphone et que c’était urgent. Il s’éclipsa le plus discrètement possible et gagna l’office où l’appareil décroché pendait au bout de son fil. La vétuste installation ne permettait de passer les communications d’un poste à l’autre qu’au prix de savantes manipulations que Lola n’avait jamais pu se fourrer dans la tête.
Il ne doutait pas que ce fût Banane qui l’appelait et c’était bien lui en effet, agité, parlant mi-arabe, mi-français, tant était intense son émotion.
Le prince pressentit une grosse bavure et crut que l’affaire de la traction beige de Salingue prenait de l’ampleur.
— Que se passe-t-il, mon petit Selim ?
La douceur des paroles fit fondre ce dernier en larmes.
— Les salauds, les salauds ! gémit Banane.
— Parle, bon Dieu !
— C’est la saloperie et sa bande.
— Marie-Charlotte ?
En manière de réponse, il eut droit à un sanglot entrecoupé de hurlements. Il préféra attendre que le calme revînt au lieu de l’interroger derechef.
Son silence fut le meilleur des sédatifs. Banane hoqueta comme un moteur noyé avant de retrouver l’usage de la parole :
— Ils sont arrivés tout à l’heure à quatre sur deux motos. J’ai tout de suite reconnu la petite vacherie malgré son casque. Ils sont montés dans le logement à toute pompe pendant qu’on commençait de bouffer. Ils avaient des nerfs de bœufs et nous ont tabassés comme des sauvages. Najiba a le nez cassé, moi les deux pommettes éclatées.
« Quand on a été complètement groggy, ils nous ont tondu la moitié de la tête ; la moitié, t’entends, mec ? On est méconnaissables, ma frangine et moi ; on n’ose pas se montrer. Après quoi, ils sont descendus dans les boxes et ont tagué quatre des bagnoles à la bombe fluo. Tu sais ce qu’ils ont écrit en grand, sur les portières ? « Assassin ! » Ils ont fracassé les pare-brise. Si ces salauds n’ont pas saccagé toutes les tires, c’est parce qu’ils ont été dérangés dans leur massacre par l’arrivée de la poste.
« Mais en filant par le chemin de derrière, comme j’étais à la fenêtre pour voir ce qu’ils faisaient, la garce m’a crié : « La prochaine fois, on reviendra pour buter le grand ! » Qu’est-ce qu’on va devenir, Doudou ? Si je vais aux flics, et qu’on l’arrête, elle nous filera l’histoire du taxi sur les endosses, la fumière ! »
Édouard conserva son calme et analysa la situation avec clairvoyance.
— Pour commencer, il faut vous faire soigner, mon lapin. Dites, à l’hôpital d’abord, et éventuellement aux policiers, que vous avez été agressés par des motards inconnus. Je suppose que vous devrez tondre ce qui vous reste de cheveux. Tu achèteras une belle perruque à Najiba avec le fric de la caisse. Après quoi, tâche d’effacer les inscriptions sur les voitures ; on remplacera les pare-brise plus tard. Boucle le garage et mets un écriteau sur la porte : « Fermé pour cause de vacances. » Je viendrai cette semaine et nous aviserons. En attendant, retournez chez vos parents, mais pour l’amour de Dieu, reste calme. Tu es un homme, Banane, alors montre-le !
Il sentait l’autre rasséréné par son discours et la fermeté de sa voix.
— O.K. ! O.K. ! faisait le jeune Arabe.
— Je suis navré pour Najiba, qui décidément vit une sale période, reprit Édouard. J’essaierai de vous compenser ces misères, petit gars.
— Un jour elle te butera ! prophétisa Selim. Je le sens !
— Eh bien ! elle me butera ! Mourir d’elle ou du choléra… Tu as vu ma mère, ces derniers temps ?
— Pas plus tard qu’hier, elle est passée avec son Rital dire bonjour ; le pied ! T’aurais cru une jeune mariée.
Il semblait ragaillardi par le coup de téléphone au chef. Il demanda :
— Et toi ?
— Moi, ça va, répondit Édouard.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Le prince se regarda dans un miroir ancien au cadre brisé que Lola avait récupéré au grenier et placé à l’office. Il s’y vit dans son bel uniforme bleu ciel et noir.
— Ce que je fais ? répéta-t-il, comme s’interrogeant soi-même. Le con, Selim, le con. Mais j’aime.
Ce fut un grand festin et une belle journée.
Le déjeuner commença par du foie gras de Girardet, arrosé d’un Impérial de Château d’Yquem (le seul vin auquel touchât la princesse Gertrude). Il fut suivi d’un saumon en belle vue, servi avec le meilleur vin blanc helvétique qui est l’ovaille d’Yvorne ; puis par un filet de bœuf en croûte, sauce aux truffes, qu’accompagnait un Gruaud-Larose 78. Les invités qui vivaient plutôt chichement, ayant dû quitter le Montégrin précipitamment, sans armes et sans bagages, firent honneur au repas. Après le dessert, composé de glaces et de fruits exotiques, les pommettes rougeoyaient, les élocutions étaient pâteuses et l’on proférait des mots indéfectibles. L’élite montégrinoise se retira en fin d’après-midi, gavée de bonne chère et éblouie par la prestation d’Édouard Ier qui s’était prodigué sans compter.
Quand le dernier invité fut parti, Gertrude ouvrit les bras à Édouard et le pressa contre son cœur.
— Mon enfant, je te dois l’un des plus beaux jours de mon existence. En te regardant agir, en t’écoutant, je croyais voir et entendre mon cher Otton. Tu as sa fougue, son courage, sa force convaincante. Il aurait pu quitter le palais de Tokor avant l’arrivée des soi-disant patriotes qui l’ont massacré, mais parce qu’il était le prince régnant, il est resté, tel un commandant de bateau qui accepte de couler avec son bâtiment. Toi, tu es de la race de ceux qui restent plus tard que le dernier moment. Je suis fière de toi.
Elle lui donna un baiser sur la bouche. Ses minces lèvres flétries mais dures s’imprimèrent sur les siennes tel un sceau.
— Maintenant, va remercier miss Margaret dont le rôle, pour effacé qu’il fût, a été déterminant. C’est une fille en or, un autre don du ciel pour moi.
Tout au long de la réception, Margaret avait été présente, mais avec une telle discrétion qu’on ne l’avait pas vue. Elle savait se fondre dans le décor, se manifester sans surgir, vigilante, efficace, neutre.
Elle logeait dans l’aile gauche du château, opposée à celle où se trouvait la chambre de Gertrude, ce qui surprenait, les femmes âgées n’ayant pas l’habitude de reléguer loin d’elles leurs dames de compagnie.
Son appartement se composait d’une vaste pièce divisée en deux partie : une alcôve où trônait un lit à baldaquin et un cabinet de travail meublé d’un bureau Mazarin et de classeurs à volets roulants. Elle y passait le temps qu’elle ne consacrait pas à la princesse, mettant à jour les souvenirs que cette dernière égrenait parfois, quand l’humeur l’en prenait, notes éparses toujours relatives à la vie de la cour montégrinoise pendant la dernière guerre.
Édouard n’avait encore jamais franchi le seuil de cette chambre et voilà qu’au moment de frapper, une vague timidité le prenait. S’efforçant, il toqua légèrement une première fois, puis une deuxième, mais personne ne se manifesta. Par acquit de conscience, il tourna le gros loquet de cuivre ; la porte s’ouvrit, docile. Il n’entra pas à l’intérieur, se contentant de passer la tête pour appeler. Dans le mouvement, un subtil jeu de miroirs lui révéla le lit enveloppé de pénombre. Miss Margaret y gisait, en travers, dans un peignoir-éponge jaune, une serviette de bain nouée autour de la tête. Elle dormait profondément, dans une attitude abandonnée de femme terrassée par la fatigue.
Elle avait dû se doucher en rentrant chez elle et n’avait pu résister à l’envie de s’allonger un instant. Le sommeil l’avait figée dans cette gracieuse posture. Édouard aurait dû se retirer discrètement ; il entra et referma la porte. Un parfum léger imprégnait la pièce, émanant d’un bouquet confectionné avec des fleurs à demi sauvages du parc.
Sa position l’émut. Elle avait la tête de côté, sa main gauche, fermée en poing, devant sa bouche, le bras droit allongé plus haut que sa tête, les jambes repliées en chien de fusil. Un pan du peignoir s’était retroussé, dévoilant l’une de ses cuisses. Édouard vit qu’elle n’était pas maigre, mais joliment en chair. Son grossier turban contenait mal sa chevelure mouillée ; des mèches blondes, assombries par l’eau de la douche, s’échappaient sur le côté, et le prince, troublé, se mit à évoquer une gravure représentant Charlotte Corday poignardant Marat.
L’instant contenait des émotions capiteuses, telles qu’il n’en avait jamais connu. Il s’approcha du lit à pas de loup, attrapant au passage une chaise en forme de prie-Dieu, recouverte d’un vieux tissu brodé au point de croix, et s’assit à deux mètres de la dormeuse. Il resta immobile, la contemplant comme on contemple l’océan immuable, ou un feu d’âtre, avec un enchantement si plein de sérénité qu’il vous donne l’impression de devenir un être élu. Il admirait la perfection de ses traits, l’exquis fourmillement doré de ses taches de rousseur, la grâce de ses mains légères, s’étonnant de n’avoir pas vu plus tôt que cette femme était jolie.
Posé sur la petite chaise, il s’efforçait de ne pas faire de bruit, respirant à l’économie et bravant l’ankylose. Son admiration ne s’encombrait pas de désir physique. Il venait d’être cueilli à froid par la découverte de Margaret dans cette attitude, cette tenue, cette inconscience, cette pénombre magique du lit, et l’émotion qu’il éprouvait ne trouvait pas d’autres implications pour l’instant.
Il se produisit tout à coup l’inattendu : la frêle chaise qu’il occupait, passablement vermoulue, céda sous son poids, l’un des pieds arrière se brisant net, et il chut lourdement sur le côté.
Miss Margaret s’éveilla en sursaut et poussa un cri de frayeur. Édouard tentait de se relever, mais l’une de ses jambes qu’il tenait repliée sous lui au moment de la chute restait bloquée et il dut déployer de grotesques efforts pour s’en libérer. Rouge et confus, il se tenait agenouillé devant le lit et devait paraître si cocasse que, passant outre sa confusion, Margaret éclata de rire.
— Que faisiez-vous là, monseigneur ?
Il sourit à son tour, acheva de se lever et prit place au bord du lit. Vivement, elle en sortit, tenant son peignoir serré du bas et du haut.
— J’étais venu vous remercier, répondit Édouard.
— Me remercier ! Et de quoi ?
— De m’avoir si bien préparé à cette fête qu’elle a été réussie. J’ai frappé, mais vous n’avez pas entendu, alors je me suis permis d’entrer. En vous voyant allongée sur le lit, si divine dans ce peignoir, je n’ai pu résister au plaisir de vous regarder dormir. Je sais que c’est incorrect et je vous en demande pardon ; cela dit, je ne regrette rien : le spectacle en valait la peine.
Elle rougit et détourna les yeux. Elle se tenait gauchement dans la ruelle du lit, ayant pour souci dominant de garder son peignoir fermé.
— Je vais vous faire un aveu, dit le prince. J’ignorais, avant cet instant, que vous fussiez si belle !
Elle amorça un haussement d’épaules sincèrement incrédule.
— Si vous ne me croyez pas, tant mieux ! continua Édouard. Cela prouve votre modestie.
Il exécuta un mouvement de rotation qui l’amena face à elle. Elle voulut partir, mais Édouard allongea la jambe de manière à lui couper le passage.
— Ne jouez pas les biches forcées, je vous en supplie. Ai-je l’air d’un soudard ? Les princes n’ont plus le droit de cuissage, que je sache !
Elle lui consentit un pâle sourire qui traduisait toujours la crainte.
— Asseyez-vous près de moi, miss Margaret.
Comme elle n’obéissait pas, il demanda :
— C’est le lit qui vous effraie ?
Il prit sa main et attira la jeune femme à lui ; alors elle consentit à s’asseoir prudemment, à cinquante centimètres d’Édouard.
— C’est quoi, votre vie ? demanda-t-il.
Comme elle restait silencieuse, il insista :
— Vous ne voulez pas me répondre ?
Margaret hocha la tête.
— Répondre quoi, monseigneur ? Ma vie, c’est votre grand-mère, ce château, ce que j’y fais…
— Il y a longtemps que vous êtes ici ?
— Pour moi, c’est depuis toujours.
— Racontez !
— Mon père était l’organiste officiel du palais et de la cathédrale de Tokor. Après la libération, il est rentré chez lui en Irlande et, au bout de quelques années, a rencontré ma mère qui chantait dans une chorale de Dublin. Je suis née peu après leur mariage. Il continuait de correspondre avec la princesse Gertrude et il lui arrivait même de lui rendre visite et de jouer pour elle à la chapelle.
« En 1972, votre père est mort accidentellement. Votre grand-mère a voulu qu’il vienne tenir les orgues pour la messe d’enterrement. Il est arrivé ici en compagnie de son épouse et de sa fille. J’avais une quinzaine d’années, je crois que j’ai plu à la princesse, malgré son terrible chagrin. Elle avait auprès d’elle une dame du nom de Maléva que, personnellement je n’ai pas trouvée très sympathique, mais à laquelle la princesse Gertrude témoignait beaucoup d’intérêt.
« Peu de temps après les funérailles du prince Sigismond, cette dame Maléva a quitté le château. Je crois que son départ a ajouté encore au désarroi de votre grand-mère, monseigneur. Cette année-là, par une fatalité du destin, mes parents sont morts dans le déraillement d’un train de banlieue. J’ai écrit la nouvelle à la princesse qui, spontanément, m’a proposé de venir habiter Versoix. Je n’en ai plus bougé depuis. »
— Et l’amour ? demanda Édouard.
Elle eut l’air effarée.
— Dois-je penser que, depuis votre venue ici, c’est-à-dire votre adolescence, vous n’avez pas connu d’homme, Margaret ?
Elle secoua la tête.
— Et grand-mère ne s’en est jamais soucié ? insista Édouard.
— Ce n’était pas son problème.
Il la contemplait presque avec commisération. La virginité de cette femme de trente-cinq ans lui semblait constituer une mutilation.
Il s’emporta :
— Mais enfin, vous avez bien dû être tourmentée ? Votre corps ne peut se taire comme vous le faites, lui ! Il réclame ! Il a faim d’amour…
Une pensée lui vint :
— Avez-vous fait des expériences homosexuelles ?
Elle eut une réaction de chaisière offusquée et se signa en gémissant :
— Oh ! mon Dieu !
Puis elle s’écria et ce fut pathétique :
— Monseigneur ! Par pitié, ne me parlez plus de ces choses !
— Au contraire, Margaret, parlons-en ! Vous n’allez pas mourir vierge comme… j’allais dire Jeanne d’Arc, mais vous pensez bien qu’elle ne devait plus l’être, au milieu de tous ses lascars !
Il posa sa main sur son épaule ; elle voulut se dérober, mais il dit vivement : « Non ! » ; alors elle subit la pression de cette dextre puissante sur sa peau.
— Je vais t’embrasser, annonça Édouard.
Elle secoua la tête négativement. Le prince se pencha sur son oreille :
— Tu es superbe, tu es intelligente, il faut bien que tu saches également que tu es une femelle, Margaret.
Il remonta son avant-bras de l’épaule à la tempe de la jeune fille pour, d’une traction, la forcer d’incliner sa tête jusqu’à lui et chercha sa bouche. Il l’effleura doucement de la sienne ; il s’agissait d’une caresse légère. Au bout d’un instant, il cessa son manège afin de la laisser reprendre ses esprits, ses lèvres revinrent à son oreille et il chuchota :
— Rien ne presse, mon ange. Calme-toi. Laisse ta porte ouverte cette nuit, je reviendrai t’embrasser, encore, et encore les nuits qui suivront ; seulement t’embrasser, Margaret, seulement cela. Si un jour nous devons aller plus loin, c’est toi qui me le signifieras.
À nouveau il effleura sa bouche.
— Je veux savourer ton souffle, petite fille. Tu me plais jusqu’au bout du monde.
Il la quitta en tirant sur les basques froissées de son uniforme.
Il avait baissé les vitres avant de sa voiture à cause de la forte chaleur qui régnait ce jour-là sur la région parisienne, et une âcre odeur de goudron brûlant le saisit au nez puis à la gorge, déclenchant chez lui une sorte de crise d’asthme. Il ne pouvait supporter les odeurs chaudes, telles que la friture, les marrons grillés, l’asphalte en fusion ; chaque fois, elles lui causaient une pénible sensation d’étouffement.
Depuis plus de deux mois qu’il avait quitté la contrée, le chantier avait beaucoup changé. La première chose qui le frappa, à distance, ce fut d’apercevoir trois wagons de chemin de fer au lieu d’un seul. Ils constituaient le commencement d’un étrange village, à cause de la formation triangulaire dans laquelle on les avait placés. Entre les trois anciens véhicules s’était constituée une placette, au centre de laquelle on avait créé un rond d’herbe et planté un sapin relativement haut. Le bull avait disparu pour laisser place à une goudronneuse au foyer rougeoyant qui crachait un sang d’encre épais sur le sol meuble. Deux ouvriers arabes s’activaient sous le commandement du vieux Montgauthier, se déplaçaient à reculons en aspergeant les gravillons de goudron fluide.
Juchée sur un escabeau, Rosine, en survêtement sportif bleu à bande rouge, repeignait l’un des wagons en écoutant le vacarme d’un transistor posé entre les pieds du petit escalier portatif. Elle tournait le dos à son fils et ne l’avait pas entendu arriver.
Édouard stoppa la musique en appuyant du pied sur la touche d’arrêt. Rosine baissa les yeux, l’aperçut et poussa un cri de joie.
Elle plongea son pinceau dans le seau accroché à l’escabeau avant de sauter dans les bras d’Édouard.
— Te revoilà enfin, salaud de prince ! s’écria la forte femme en l’embrassant avec fougue.
— Dis donc, il y a du changement ! fit-il en montrant la cuvette dont le tour noircissait sur une largeur d’environ quatre mètres. Pourquoi fais-tu une route circulaire ?
— Secret ! pouffa Rosine.
Elle montrait l’enjouement mutin d’une gamine.
— Tu vas construire quelque chose au centre ?
— Mystère !
— Tu as une vraie tête de bourrique, m’man ! Dis-moi, ça doit coûter chérot, ces travaux d’Hercule ?
— Je tire les prix au max, je pleure misère, je fais du charme, et puis les temps sont durs, et les entreprises préfèrent tourner avec un bénef avoisinant zéro plutôt que de payer leurs zouaves à se les rouler. En outre, tu sais quoi ? J’ai eu la divine surprise avec mémé : figure-toi qu’elle avait du fric de côté, la cachottière. Deux cent cinquante mille balles en bons du trésor au fond de sa vieille valdingue. C’est beau le communisme !
— Même les communistes aiment laisser un héritage à leurs enfants, déclara Édouard. C’est dans le tempérament français ! Pourquoi ces deux nouveaux wagons, tu comptes créer une colonie de vacances ?
— Le moment venu, j’aurai besoin de vestiaires, répondit Rosine.
Elle se mordit les lèvres ; la phrase lui avait échappé et pouvait fournir une indication à propos de son fameux secret.
Effectivement, Édouard la releva :
— Des vestiaires, donc tu auras du monde qui utilisera ton barnum !
Il s’avança au bord de la cuvette, examinant sa configuration pour chercher à deviner sa destination finale, mais il eut beau mettre sa cervelle en torche, il ne trouva aucune explication satisfaisante.
Ses réflexions l’amenèrent à évoquer le chauffeur de taxi mort que Marie-Charlotte prétendait avoir inhumé dans le chantier. Si elle ne mentait pas, à quel endroit pouvait bien gésir le corps ? Il balayait l’étendue du regard sans parvenir à se faire une opinion. L’homme reposait quelque part dans la vaste cuvette, sous des tonnes de terre. Le retrouverait-on un jour ? Oui, si la sale petite garce parlait. Capable de tout et du pire, elle se mettrait à l’accuser, un jour de dinguerie, ou à accuser Banane du crime. N’avait-elle pas, avec ceux de sa bande, écrit le mot « assassin » à la bombe fluo sur ses voitures ?
Il chassa ces pensées pour revenir à Rosine.
— Et toi, le monarque, ça boume ? demanda-t-elle en riant.
— Fabuleusement. À ce propos, il va falloir que tu m’accompagnes en Suisse pendant quelques jours, la princesse a besoin de toi.
Il lui fit un bref résumé des semaines qui venaient de s’écouler et des projets qu’on formait à la cour le concernant.
Ce conte de fées plongea Rosine dans l’incrédulité.
— La vieille veut une reconnaissance en paternité ! Mais ce n’est pas possible ! Une femme d’une telle rigueur, si à cheval sur les principes, si intraitable dès qu’on touche à son putain de trône !
— Justement : il est vide, son trône, ma chérie, et il n’y a rien de plus con qu’un trône vide. Depuis vingt ans qu’elle pleure son fils bien-aimé, elle s’est déshydratée. Elle a coûte que coûte besoin d’un prince et d’un enfant à aimer. Il ne fait aucun doute que je sois celui de Sigismond. On se ressemble à crier, Otton, Sigismond et moi ! Leur vieux religieux, leurs anciens ministres, tout leur saint bidule sont prosternés devant moi. Comprends, Rosine, que JE SUIS LE PRINCE DU MONTÉGRIN. Il ne reste qu’à me légitimer. Alors, laisse tomber tes pinceaux et fais ta valise.
— Mais je vais pas me rendre au château comme ça, j’ai rien à me foutre sur le cul.
— On va aller à Paris t’acheter des harnais. C’est moi qui régale. Je te veux époustouflante, m’man. N’oublie pas que tu es la mère d’un prince !
Pendant qu’elle arrêtait ses dispositions, Édouard se mit à la recherche de Selim et de Najiba. Comme il l’avait enjoint au garçon, son garage était fermé, avec l’écriteau convenu punaisé dans le montant du volet.
Il le contourna pour aller voir ses chères voitures dans les hangars. Banane les avait récupérées, mais malgré ses efforts, des traînées de couleur rouge subsistaient encore çà et là sur les portières, les pare-brise saccagés ressemblaient à des trous d’ombre. Le môme avait nettoyé les bris de verre, passé l’aspirateur. Il allait falloir du temps pour faire fabriquer de nouvelles vitres. Le prince considéra son écurie mutilée avec mélancolie. Ce qui l’attristait le plus, c’était moins les dommages qu’on y avait causés que l’espèce de morne indifférence dans laquelle le laissait ce vandalisme. À contempler ces animaux mécaniques dans leur écurie, il mesurait combien son existence venait de changer. Désormais, il appartenait à un autre monde, et sa passion ancienne devenait vestige.
Chez les Larabi, la mère confectionnait un ragoût fortement épicé dont l’odeur lui souleva le cœur.
Elle se jeta sur Édouard en l’invectivant en arabe, utilisant toutefois quelques mots français qui donnaient une signification à sa fureur. Elle lui reprochait d’avoir le mauvais œil et de mettre sa fille en danger. Il lui faisait perdre l’esprit. Najiba ne voulait plus travailler, ne parlait que de lui, se faisait agresser par des gens mauvais à cause de lui et finirait par mourir, toujours à cause de lui. Sa mère avait lu le présage dans une tête de poulet décapité. Édouard essaya, mais en pure perte, de la calmer. Il voulut savoir où étaient les enfants de la mégère, mais n’obtint qu’un regain de vociférations et battit en retraite.
Au pied de l’immeuble, il se heurta à Banane qu’il eut du mal à reconnaître car il avait la boule rasée à zéro et une pommette à ce point proéminente qu’elle rendait son joli visage asymétrique.
En le voyant dans cet état, son cœur se serra et il sentit peser sur lui la responsabilité dont le grevait la mère.
— Mon pauvre lapin, mon pauvre lapin !
Il le tenait par le cou, pressant contre sa joue la tête râpeuse du garçon.
— Je suis vachement joyce de te revoir, assura Selim. Ça te botte, la vie de château ?
— C’est pas facile, éluda Blanvin. Où est ta sœur ?
— Elle est retournée à l’hosto ; ces fumiers l’ont complètement traumatisée et elle a peur de tout, maintenant. On lui administre des antidépresseurs à haute dose. Tu sais que, personnellement, je ne vis plus non plus. « Elle » reviendra, Doudou, et y aura des malheurs. C’est un fauve en liberté, cette fille. Un fauve qui serait fou, tu comprends ? Si on ne l’enferme pas d’urgence, elle tuera d’autres gens, à commencer par toi : c’est son idée fixe.
Édouard haussa les épaules.
— Allons voir Najiba, décida-t-il.
— Qu’est-ce qu’on fait pour le garage ?
— Rien pour l’instant ; on le laisse bouclé.
— On a deux tires en réparation : la 15 blanche d’un toubib de Nanterre, et la décapotable du grainetier.
— J’aviserai, il n’y a pas le feu au lac.
Najiba somnolait. À cause de sa tête également rasée, elle ressemblait à un petit garçon. Sa perruque débordait du tiroir de la table de nuit métallique resté entrouvert. Elle portait sur son beau visage les traces du tabassage qu’elle avait subi. À sa vue, Édouard crispa ses poings. S’il avait eu les voyous à sa portée, il les aurait démolis. La jeune fille ouvrit les yeux à son approche.
— Bonjour, ma chérie, fit Édouard en prenant place sur le bord du lit.
Comme lors de sa visite consécutive à l’accident de vélomoteur, elle lui prit la main et la porta à ses lèvres. Ensuite, elle la fit glisser le long de sa joue et la tint plaquée contre sa tempe.
— Je ne la laisserai pas te faire du mal, assura-t-elle.
— Ne t’inquiète pas, les moustiques on les écrase avant qu’ils ne vous piquent.
— Elle vient avec des sales types.
— Les sales types aussi, ça s’écrase.
— Tu es rentré pour de bon ?
— Non, pas encore.
— Alors quand ?
Le mot « jamais » lui vint.
— Plus tard, promit-il.
Elle resta un moment pétrifiée, puis elle eut une crise de nerfs et se mit à hurler à tue-tête.
Des infirmières accoururent, qui lui firent rapidement une piqûre. Elle cessa bientôt de s’agiter. Édouard repartit avec le poids du monde sur le dos.
Nine cousait à la lumière d’un abat-jour à poulie qu’elle avait descendu au niveau de sa vieille Singer. La venue inopinée d’Édouard la fit interrompre son travail.
— Oh ! c’est toi, cousin ! s’écria-t-elle, ravie.
Elle l’admirait et rougissait quand ils se rencontraient ; Blanvin représentait pour elle l’idéal masculin : il était fort et ressemblait à Albert Préjean (d’après elle), gloire d’avant-guerre que sa mère vénérait et dont elle lui avait transmis le culte. Sa chambre ne comportait pas moins de huit photographies de l’acteur.
Ils échangèrent un bref baiser familial.
— C’est gentil de passer me dire bonjour, assura Nine.
— Marie-Charlotte n’est pas ici ?
Elle prit une mine éplorée ; sa mauvaise graisse grisâtre remodelait son visage, en accentuait la tragique insignifiance.
— Oh ! elle, je ne la vois plus beaucoup. Elle traîne avec une équipe de gars plus vieux qu’elle et je m’attends toujours à du vilain.
— Tu sais qu’elle est mineure et que tu es responsable d’elle ?
Elle haussa ses pauvres épaules molles.
— Évidemment, mais que puis-je faire ? La garder près de moi est impossible. Je ne peux tout de même pas la faire mettre en maison de correction : elle n’a encore rien fait de très méchant.
« Non, songea Édouard : elle a simplement assassiné deux personnes. »
— Tu as une idée de l’endroit où je pourrais la trouver ?
— Elle passe beaucoup de temps à La Fanfare, une sorte de brasserie pleine d’appareils pour jouer, à la porte de Clignancourt.
— Et sinon ?
Nine eut un geste d’ignorance.
— Pourquoi la cherches-tu, Édouard ? Tu as quelque chose à lui reprocher ?
— Pas vraiment, mais j’aimerais avoir une discussion entre quatre z’yeux, avec elle.
— Si tu la retrouves, secoue-lui les puces, et explique-lui qu’elle pourrait me ménager un peu. Je me saigne pour vivoter, je suis seule, sans compagnon. Le dernier ami que j’ai eu, elle lui a fait tellement de crasses qu’il n’a pas pu y tenir et qu’il a pris ses cliques et ses claques.
Il la laissa se lamenter un moment encore, posa trois billets de cent francs sur la table, qu’elle fit mine de ne pas voir afin de couper court aux remerciements gênants, et il repartit.
Sa chemise lui collait au corps. L’air immobile se faisait irrespirable en ce milieu d’après-midi. Il regrettait la Suisse, l’air doux du lac, les cygnes qui défilaient majestueusement dans l’échancrure des frondaisons. La vie suave du château lui manquait. Il en aimait le solennel silence. Sa grand-mère l’emmenait de plus en plus dans la chapelle attenant à la demeure. Elle ne comportait qu’une douzaine de prie-Dieu devant l’ébauche d’autel confectionné avec de vieilles boiseries Louis XV. Les quatre vitraux très sombres dénaturaient la lumière et même en plein jour, même au soleil, un clair-obscur apaisant rendait ce lieu propice au recueillement.
Gertrude aimait à prier à haute voix, avec son petit-fils. Il remarquait que c’était à cette occasion seulement qu’elle retrouvait son accent étranger. Ces moments d’élévation, loin de lui être un pensum, lui plaisaient.
Depuis la fête nationale, presque chaque nuit il allait gratter à la porte de miss Margaret. Elle ne lui ouvrait pas, mais l’huis n’étant pas entièrement fermé, il lui suffisait de le pousser pour pouvoir pénétrer dans la pièce. Il trouvait l’Irlandaise assise dans son fauteuil, toujours vêtue, le buste bien droit contre le haut dossier. Édouard s’approchait, tombait à genoux devant ses jambes serrées et posait le front dessus. Margaret ne bronchait pas. C’était lui qui finissait par lui saisir une main qu’il portait à sa bouche. Il commençait par baisoter la crête des phalanges dures comme des noyaux de cerise, ensuite il séparait les doigts et les plongeait l’un après l’autre dans sa bouche afin de les sucer avec délectation. Il percevait alors le frémissement qui la parcourait.
Au début, elle tentait de retirer sa main, mais le prince tenait bon. Cet acte lui semblait profondément sensuel, comme s’il eût léché son sexe, et le mettait en érection. Il tentait parfois d’aller plus loin, mais elle se cabrait au point de paraître statufiée, et il n’osait enfreindre la limite qu’elle lui imposait. Il repartait comme un voleur, une heure plus tard, en emportant sa faim et marquait de temps à autre une halte dans la chambre de la grosse duchesse Groloff avant de regagner la sienne. Le vieux mari sourd d’Heidi ronflait comme un cocu dans la pièce voisine et les bruits ridicules qu’il émettait stimulaient la vaillance de son prince.
Il trouva sans mal La Fanfare, située à l’angle d’une avenue et d’une rue. Une quantité de motos enchaînées encombraient le trottoir. Les juke-boxes, les billards électriques et la clientèle faisaient un boucan du diable.
Édouard gagna le long comptoir à grand-peine, trouva un créneau et commanda une bière. Il chercha Marie-Charlotte du regard, et quand il la trouva, il constata qu’elle avait ses petits yeux bigleux dardés sur lui.
Il soutint son regard jusqu’à ce qu’elle cille, après quoi il lui fit signe de le rejoindre.
Sans hésiter, elle marcha dans sa direction ; les santiags à hauts talons lui donnaient une foulée élastique. Malgré la chaleur, elle portait un blouson de cuir noir presque entièrement couvert de pin’s et un foulard rouge.
Quand elle se fut approchée, Édouard lança quelques pièces de monnaie sur le rade.
— Sortons ! dit-il.
— Je suis bien, ici !
— Pas moi, répondit sèchement le prince, et il faut que je te parle.
— Je reste !
Il eut un sourire triste, saisit le ceinturon de cuir de la gosse par-derrière, la souleva légèrement et gagna la sortie.
— Francky ! hurla-t-elle de sa voix suraiguë.
Son appel fut perçu à travers le vacarme et un garçon de type asiate, portant une moustache à la Tarass Boulba et les cheveux longs noués en queue-de-cheval, arriva prestement.
— Lâche-la ! gronda-t-il.
— Dehors, c’est promis, riposta Édouard.
L’autre lui plaça une formidable coup de pied dans la cheville droite. Le prince en éprouva un tel mal au cœur qu’il crut à une fracture. Il vit rouge et lança son poing libre dans les testicules de l’Asiatique qui blêmit de souffrance.
— Calmos ! conseilla Blanvin.
L’endroit était à ce point bruyant et surpeuplé que personne ne s’était aperçu de rien.
Édouard sortit en poussant la gosse qui gigotait.
Il l’entraîna en direction d’un petit café modeste qu’on apercevait sur le trottoir d’en face. Les passants s’appliquaient à ne rien voir de la scène, ainsi qu’il est d’usage en cette époque de grande lâcheté.
Comme ils allaient pénétrer dans l’estaminet, le dénommé Francky revint à la charge en compagnie d’un copain d’aussi mauvais genre que lui. Il grimaçait encore de douleur.
— Lâche-la ! répéta-t-il.
Édouard soupira :
— Écoute, Francky, tu ne vas pas me rabâcher ça jusqu’à la Saint-Trou. J’ai quelque chose à dire en particulier à cette punaise, après quoi elle ira te rejoindre. Que veux-tu que j’en foute ?
L’ami du couple dégaina un couteau à cran d’arrêt et le montra sans l’ouvrir.
— Tu veux qu’on se fâche ? questionna-t-il.
— Mon rêve ! sourit Édouard.
Pendant une période de sa jeunesse, il avait pratiqué les arts martiaux. Tenant toujours Marie-Charlotte par sa ceinture, il administra une manchette à la glotte de son interlocuteur. Le gars lâcha son couteau. Sans perdre une seconde, Blanvin shoota de toutes ses forces dans la braguette de l’Asiatique.
— Persiste et signe ! fit-il, alors que sa victime tombait à genoux, vomissant et se tenant les parties.
Il entraîna sa petite cousine dans le café ou des cantonniers buvaient du pastis en jouant aux dés.
La manière dont Édouard venait de terrasser ses copains l’avait rendue passive. Elle se laissa pousser sur une banquette, au fond du bistrot. Édouard prit place face à elle. Un loufiat cacochyme s’approcha. Il demanda une bière et une limonade.
— La limonade est pour toi ? demanda Marie-Charlotte.
— Naturellement.
Il essayait de comprendre pourquoi tant de forces vénéneuses gâchaient cet être fragile qui aurait dû respirer l’innocence. Pour un psychiatre, elle présentait un cas intéressant. D’où lui venaient cet instinct de nuire, cette malfaisance toujours aux aguets ? Quel chromosome (hérité de qui ?) la plaçait en marge de l’existence ? Malgré ses forfaits, elle lui faisait pitié.
— Tu as l’air malheureux, nota Marie-Charlotte.
— Je le suis.
— À cause d’une gonzesse ?
— Oui.
— Laquelle ?
— Toi.
— Quelle idée !
— Tu pourrais être une adolescente adorable, avec ton regard de rongeur et tes taches de rousseur. Au lieu de ça, tu es un démon, une tueuse. Tu ne songes qu’à faire mal, à détruire, pourquoi ?
Elle lui sourit.
— Dans le fond, tu es un grand con de boy-scout, déclara-t-elle.
Puis elle se recula vivement, pensant qu’il allait la gifler, mais il n’y songeait pas.
— Tu as tué le chauffeur ! chuchota Édouard.
— Accidentellement, parole !
— Tu as tué mémé.
— Dans une crise de colère : elle m’insultait.
— Tu as essayé de tuer Banane en le faisant chuter du pont.
— On rigolait !
— Et vous l’avez roué de coups et tondu ainsi que sa sœur ; c’était également pour rigoler ?
— Bien sûr. T’en doutes pas, j’espère !
— Mes bagnoles saccagées, toujours pour vous marrer ?
— Toujours.
Il but une gorgée de limonade.
— Jadis, reprit-il, lorsque les gens avaient la rage, on les étouffait entre deux matelas. Je ne peux m’empêcher de penser que tu mériterais de finir ainsi.
Elle ricana :
— Sympa.
— Je devrais aller à la police et tout leur raconter. On te bouclerait pour quelques années, ce serait toujours ça de gagné.
— Pas certain, Ducon ! Je dirais que t’inventes mais que c’est toi et ton melon qui avez bousillé le taxi.
— Ça te démange, hein ?
Édouard sentait depuis le début qu’elle rêvait de cette dénonciation ; qu’elle y viendrait tôt ou tard parce que cela devenait pour elle une idée fixe. S’il était là, ce jour, c’était uniquement pour tenter de la détourner de ce dessein.
— Et comment que ça me démange !
— Seulement, si tu te comportais ainsi, tu serais niquée, ma fille. Complètement niquée !
— Ah oui ? le défia-t-elle.
Il allait jouer serré.
— Yes, miss !
Il lui fit signe d’approcher son oreille et parla si bas qu’elle eut du mal à capter son chuchotement :
— J’ai récupéré la carcasse du chauffeur dans la terre du chantier et je l’ai mise en lieu sûr. Avant de détruire son appareil photo, j’ai eu la bonne idée de prélever la pellicule et de la faire développer en Suisse. Imagine-toi que lorsque tu l’as frappé, le déclencheur a fonctionné ; il en a résulté un étrange cliché sur lequel on te voit cogner très nettement, en très gros plan. Enfin, ma poule, la police a retrouvé tes empreintes sur le volant de la bagnole découverte dans le tas de ciment. Conclusion : si quelqu’un a intérêt à s’écraser, c’est toi.
« Ah ! j’oubliais : quand tu as poussé Banane du pont, un couple d’amoureux t’a vue. On ajoute encore le postier qui vous a fait déguerpir de mon garage, lors de votre descente, et tu as à ta disposition les principaux éléments de ton dossier. Alors lâche-nous définitivement les baskets. Si j’écrase le coup, c’est pour ta mère et pour la mienne, auxquelles une histoire familiale en cour d’assises chancetiquerait le moral. Tu peux encore comprendre ça avec ton cerveau ébréché, la mère ? »
Son regard ressemblait à deux projectiles prêts à percuter.
— Un jour je te tuerai ! assura Marie-Charlotte.
— À force de le crier sur tous les toits, tu seras emballée avant de l’avoir fait, riposta le prince. Ces choses-là, moins on en parle, mieux on les réussit.
Il carillonna à la porte d’Édith Lavageol, mais personne ne lui répondit. Une proche voisine lui cria depuis sa fenêtre que l’institutrice avait été hospitalisée trois jours plus tôt afin de subir une opération de l’intestin. Édouard s’enquit de la clinique et se mit à marcher au hasard des rues. Il se sentait profondément accablé par son retour en France où il ne rencontrait que désespérance. Il se déplaçait dans un monde moribond, peuplé de fous et de malades.
Il pénétra chez un fleuriste et commanda deux douzaines de roses rouges pour Édith. Il se la rappelait à l’époque où elle lui faisait la classe. Il la jugeait alors très âgée, bien qu’elle dût avoir la trentaine.
Tandis qu’il écrivait l’adresse de la clinique sur une enveloppe, il songea qu’expédier des fleurs représentait la solution de couardise. Il devait les lui porter lui-même. Elle n’avait rien à foutre du langage des fleurs sur son lit de souffrance.
Il se ravisa donc et quitta la fleuriste, le bouquet dans les bras.
L’heure des visites étant passée, il dut parlementer, plaider qu’il habitait l’étranger et allait y repartir au matin ; vaincue, l’infirmière renonça à lui couper le chemin et il eut accès à la chambre de l’institutrice.
La pièce minuscule ne pouvait héberger qu’un lit avec son attirail de soins. Il ne restait de la place que pour un placard et une seule chaise. Édith gisait sur sa couche, le teint plombé, la bouche blanche. Des drains s’enfonçaient sous les draps et leur extrémité trempait dans un effroyable bocal qui s’emplissait lentement de sanie rouge et glaireuse. Son poignet droit bandé recevait du sérum physiologique d’un goutte-à-goutte dans lequel dansaient des bulles inquiétantes.
Il s’approcha de la malade et chuchota son nom. Édith fit un effort pour laisser un mince regard filtrer sous ses paupières. Il se produisit comme une ébauche de sourire sur son visage émacié. Ses lèvres tentèrent de remuer mais aucun son n’en sortit.
— Ne bouge pas, mon amour, dit Édouard en caressant sa main libre. Tu as été opérée et tout va bien aller à présent.
Il se demandait si elle comprenait ses paroles, et surtout si elle était dupe. Ces mensonges de charité sont-ils dignes de ceux à qui ils sont adressés ? Il la revit à son bureau, les jambes entrouvertes par inadvertance. Il s’engouffrait par la pensée dans ce puits fabuleux, cherchant à deviner ce que dissimulait la blanche culotte interposée. Il n’avait alors qu’une très sommaire idée du sexe féminin, sa connaissance se limitant aux entrejambes nubiles des petites filles que leurs mères lâchaient, titubantes, sur les plages.
En lui le désir naissait, ardent et noir. La farouche volonté de percer le mystère lui venait irréversible. L’un des plus fabuleux moments de sa vie sexuelle avait été le jour où, des années plus tard, veuve de fraîche date, elle lui avait ouvert sans hésiter sa porte et ses jambes, comme si elle aussi l’attendait de toute éternité.
En regardant sa maîtresse, il songeait curieusement qu’elle avait effectué un intérim étrange durant sa période de prince sans royaume, de prince sans titre. Il admirait la manière dont elle l’avait secrètement éduqué sans qu’il en eût conscience. Il mesurait, à ce moment des adieux indécis, qu’il lui devait beaucoup. Grâce à l’habile manière dont elle l’avait préparé à un autre destin, il se sentait tranquille et sûr de soi.
Il s’agenouilla auprès du lit, posa son front contre sa main inerte et murmura timidement :
— Merci.
Le prince se détendit pendant le voyage de retour. Une allégresse lui vint à la perspective de retrouver la Suisse, le château, la reine Gertrude et Margaret. Il décida d’en finir avec cette dernière, jugeant les préambules suffisants ; à présent, il convenait de la forcer, sinon ils ne sortiraient plus de ces prémices attrayantes mais sans conclusion. Son comportement avec miss Mullingar, les visites nocturnes qu’il lui faisait, rappelaient celles que feu Sigismond rendait à Rosine autrefois. On aimait les amours ancillaires chez les Skobos. Le prince Otton trompait-il Gertrude avec les gouvernantes de son palais ? Il se promit de poser la question au duc Groloff, à l’occasion, bien que le vieux clown fût peu porté sur ce genre de confidences.
En conduisant, il lui vint une foule de projets concernant la vie au château de Versoix. Édouard comptait la réorganiser pour la rendre plus plaisante. Elle était présentement régie par deux vieillards solennels ; il allait l’animer, créer le mouvement, ce corollaire de l’existence. Il voulait donner du pimpant à la demeure, y convier des gens jeunes et gais.
— Tu sembles parler tout seul ? remarqua Rosine.
— Je réfléchis.
Il adressa un sourire à sa mère, élégante dans un tailleur de soir couleur pêche. Édouard craignait de la voir revenir à son ancienne coiffure, mais loin de laisser repousser ses cheveux pour reconstituer l’édifice de naguère, elle les portait très courts, de deux tons plus foncés, avec un bout de frange coquin sur le front. Son maquillage très affirmé restait néanmoins possible.
— Comment va-t-elle m’accueillir ? soupira Rosine.
— Très bien, sois tranquille, promit le prince.
— Et dire que si son fils vivait encore, tu aurais été chassé.
— J’ai été reçu au bénéfice du chagrin.
— Enfin, maintenant c’est fait, dit-elle, satisfaite.
Elle parlait en maquignon venant de réussir un beau marché. Son bâtard était devenu prince.
Les retrouvailles furent une complète réussite. Des fleurs décoraient tout le rez-de-chaussée et chacun, à commencer par Walter, s’était mis sur son trente et un.
Quand la mère et le fils gravirent le perron, ils virent Gertrude s’avancer vers eux, les bras aussi largement ouverts que ceux de M. Pavarotti quand il salue. Un vieux réflexe permit à Rosine de faire une esquisse de révérence avant que la princesse ne la serre sur son cœur en psalmodiant :
— Ma fille ! Oh ! ma fille, quelle joie !
Ensuite de quoi, Groloff se fendit d’un cérémonieux baisemain et présenta la duchesse.
Étourdie, rouge de confusion et de fierté, Rosine souriait gauchement en bredouillant des mots pompeux qu’elle lançait à la diable : « Majesté ! Monseigneur ! Princesse ! Duchesse ! »
Ils passèrent au salon pour le champagne de bienvenue : un magnum de Laurent Perrier rosé. Gertrude pria Rosine de s’asseoir à son côté sur le canapé en bois doré. Elle s’inquiéta de sa santé, ne parla point de ses occupations et lui demanda si elle s’était munie de toutes ses pièces d’identité. Rosine l’assura que oui.
— Je vous remercie d’avoir si vite répondu à notre appel, déclara la princesse. Avant toute chose, le duc Groloff va vous informer de certaines dispositions que nous avons prises vous concernant.
Groloff prit sur une table un porte-documents, objet vénérable en cuir de Russie frappé des armes dorées du Montégrin. Il assura son appareil acoustique sur le pavillon de son oreille et toussota comme le font les vieux tabellions dans les films extraits de l’œuvre de Balzac.
— Il convient tout d’abord de préciser que ce document est antidaté, ce pour une raison que vous comprendrez dans un instant. Il est daté d’avril 1972 et signé de Sa Majesté le prince Sigismond II. Comment la chose a été possible ? Du fait de la prévoyance de la princesse mère qui, à toutes fins utiles, avait prié le prince Sigismond de signer quelques parchemins en blanc, de manière à pouvoir faire face à certaines nécessités dans le cas où il serait empêché. L’acte que voici est rédigé de ma main, contresigné par la princesse Gertrude et par moi-même en ma qualité de calligraphe et de témoin. Je le lis…
Nouveau raclement de gosier.
— « Nous, Joseph, Édouard Sigismond, deuxième du nom, cédons gracieusement à Françoise Rosine Blanvin notre terre de Vlassa, Montégrin, et lui conférons le titre de comtesse de Vlassa. Fait à Versoix, Suisse, le 27 avril 1972. »
Un silence suivit cette courte lecture. Tous regardaient Rosine qui avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait.
— Ainsi, je suis né d’un prince et d’une comtesse ? railla Édouard.
Il s’approcha de Rosine, l’embrassa sur les deux joues.
— Compliments, dit-il. Comtesse, toi ! Eh bien, ma vache !
Il s’excusa et quitta le salon au moment où le père Walter versait le champagne dans les coupes de cristal bordées d’or fin. Il grimpa quatre à quatre l’escalier jusqu’à la chambre de miss Margaret, laquelle n’avait pas été conviée à la cérémonie.
Il entra sans frapper et referma la porte au verrou. Elle se tenait à sa fenêtre qui permettait la vue sur le lac. Une nuée de voiliers blancs jouaient avec le vent des montagnes. L’intrusion brutale d’Édouard la fit se retourner. Elle lut une si farouche détermination dans les yeux du prince qu’elle se troubla, une crainte animale la contraignit à aller se blottir entre le mur et son bureau chargé de notes.
— N’aie pas peur ! implora Édouard. Oh ! surtout, n’aie pas peur !
Il la délogea de sa retraite et la prit dans ses bras, couvrant son cou de baisers. Il espérait qu’elle se débattrait, car il éprouvait le besoin de se comporter en soudard ; mais elle faiblit tout de suite et s’abandonna. Il se dit que son absence avait sapé les défenses de l’Irlandaise. Elle avait trop attendu son retour pour le repousser. Il la dévêtit tout en la gardant pressée contre lui et la porta sur le lit, la caressa de mille mains, embrassa tout son corps, s’attardant avec délectation sur le sexe à la toison blonde. Elle l’implorait tout en s’offrant.
Il retarda le moment de la prendre, puis la pénétra avec une infinie lenteur, marquant des arrêts qui la faisaient gémir d’impatience. Édouard trouvait l’instant délectable et songeait à son père rendant visite à la petite Rosine d’autrefois, triomphal dans sa combinaison de motard.
Il pensa qu’il devait ressentir en la prenant le même plaisir que lui, à cet instant, mais qu’il s’agissait d’un plaisir de chair et de tendresse ; un plaisir sans amour. Qui donc avait-il aimé d’amour, en dehors d’Édith Lavageol ? Et même…
Il lui fit l’amour avec beaucoup d’âme, d’ardeur et de précautions.
Au regard indéfinissable que lui jeta sa grand-mère, il réalisa qu’elle savait d’où il venait et ce qu’il était allé faire. Gertrude possédait une perspicacité éprouvante qui lui permettait de lire dans la pensée d’autrui. Elle avait dû connaître les visites nocturnes de son fils à Rosine depuis le début de leur liaison. En femme qui n’a pas de préoccupations plus impérieuses que le plaisir de son enfant, elle s’en était réjouie. Qui sait même si, en accueillant la gamine chassée sous son toit, et la voyant gentiment troussée, elle n’avait pas envisagé ce qui devait se produire ?
Il sentait Rosine mal à son aise à cette cour. Probablement s’y trouvait-elle davantage à l’aise comme servante que comme comtesse ! Les choses pratiques, concernant la légitimation d’Édouard ayant été traitées, les deux femmes n’avaient plus rien à se dire et la mère du prince venait de se rabattre sur la gosse Heidi ; leur qualité commune de roturières anoblies les rapprochait, de même que leur âge et leur embonpoint.
Gertrude accapara Édouard pour lui exprimer son bonheur de le retrouver.
— Tu es la lumière de cette maison, mon garçon. Tout le monde paraissait désenchanté sans toi.
Le « tout le monde » était prononcé d’une telle manière qu’on ne pouvait douter qu’elle parlât de Margaret.
— Je me trouvais en manque, moi aussi, affirma le prince. À chaque heure de mon voyage, je regrettais Versoix. Verriez-vous un inconvénient à ce que nous organisions quelques réceptions détendues, mémé ?
Elle sourcilla :
— Comment m’as-tu appelée ?
— Mémé. C’est un diminutif fréquemment employé en France pour grand-mère.
Gertrude répéta à plusieurs reprises les deux syllabes : « Mémé, mémé, mémé », comme pour y habituer son oreille.
— C’est charmant, conclut-elle. Qu’entends-tu par des réceptions détendues, mon garçon ?
— Eh bien, je pense que, depuis des années, vous vivez tous en reclus, ici, et que, malgré l’exil, vous avez un rang social à tenir. Si un jour notre famille doit régner de nouveau, il est bon qu’elle ne sombre pas dans la poussière de l’oubli. En ma qualité de nouveau prince, je dois me manifester. Supposez que plus tard, bien après vous, le trône soit à pourvoir et que je me présente ; de quoi aura l’air ce prince inconnu sorti de l’ombre helvétique ? Ma mère, vous devez m’imposer, non seulement auprès des vieux rescapés de la cour venus pour la fête nationale, mais auprès du monde extérieur.
Elle battit des mains, en petite fille extasiée par un présent.
— Seigneur, que de jugeote, que d’esprit de décision, que de lucidité ! Tu es de plus en plus à l’image de mon cher Otton.
Elle se signa.
— Eh bien, fais ! ajouta-t-elle. Organise tout ce que tu voudras. Et pour me faire plaisir, appelle-moi « mémé ».
— Croyez-vous ? Le mot est assez populaire, vous savez.
— Il n’en est que plus tendre, répondit-elle.
Pendant que le duc Groloff menait tambour battant les formalités pour la reconnaissance posthume en paternité, avec la collaboration des meilleurs avocats genevois, Édouard entreprit, quant à lui, d’organiser sa première réception. C’était plus facile à dire qu’à réaliser, car il se trouvait dans la position d’un châtelain désireux de donner un grand raout sans avoir quiconque à inviter.
Il s’en ouvrit à Margaret, ayant décidé de laisser sa grand-mère en dehors des préparatifs, ceux-ci étant fort éloignés de ses préoccupations quotidiennes. Malgré la venue d’Édouard et de sa mère, elle continuait de se rendre quotidiennement au cimetière et d’user ses genoux sur la paille des prie-Dieu.
Depuis que l’Irlandaise connaissait l’amour, elle s’épanouissait de jour en jour. Se maquillait, trouvait dans son austère garde-robe des chiffons plus joyeux que ceux qui la déguisaient en pupille de la nation, riait d’un rien, et surtout ne détachait pas ses yeux du prince. En femme avertie, Rosine ne tarda pas à demander à son fils :
— Tu te fais l’Angliche, hein ?
Il répondit par un de ces sourires fats auquel aucun homme n’échappe lorsqu’on lui pose cette question.
Confirmée dans son hypothèse, la nouvelle comtesse murmura :
— La vie n’est qu’un recommencement. Fais gaffe de ne pas la foutre enceinte. Bien qu’elle ait pas mal d’heures de vol, elle doit croire encore que les mouflets naissent dans les choux.
Édouard nota que, depuis son départ, le parler de sa mère s’était considérablement encanaillé.
— Tu vis complètement avec Fausto, à présent ?
— Presque. T’es contre ?
— Nullement. Pourquoi dis-tu « presque » ?
— Il trouve mon wagon peu confortable et rentre deux fois par semaine chez lui pour prendre des douches.
— Tu comptes habiter encore longtemps ton palace de romanichels ?
— Très longtemps. Mais si ce que je prépare marche, j’achèterai peut-être une Phénix.
Elle s’ennuyait de plus en plus au château et soupirait :
— Tu crois que je vais devoir séjourner encore longtemps dans cette putain de maison ? Tu sais, quand on a la chance de se faire sauter par un type de trente ans de moins que soi, il ne faut pas l’abandonner pendant des semaines.
— Il se console avec son vélo ! la réconfortait Édouard.
— À ce propos : il a fait deuxième au critérium de Pontoise.
— Tu vois bien !
Elle prenait son mal en patience, disputant d’interminables parties de rami avec la duchesse, ou regardant la télévision dont les jeux et les feuilletons la ravissaient.
Édouard voussoyait Margaret pour ne pas se trahir devant les autres mais dans l’intimité de l’amour le tutoiement reprenait ses droits.
Après l’avoir initiée au cunnilingus (qu’elle appréciait fort), il voulait la convertir à la fellation, mais elle s’y opposa si farouchement qu’il n’espéra même pas que le temps lui serait un allié. Sa déception causa un grand préjudice au sentiment tendre qu’il lui portait. Édouard aimait l’amour et presque toutes les dépravations qui en découlent. Qu’une femme refusât de prendre son sexe dans sa bouche le désobligeait comme un outrage. Il classait les non-suceuses dans le lot des pimbêches et des oies blanches, toutes filles qui ne sauraient vivre totalement une passion.
Pour compenser cette cruelle déconvenue, il la sodomisait aimablement, étreinte qu’elle subissait stoïquement puisqu’elle ne nécessite que du courage et de la persévérance.
Après l’un de ces douloureux exercices, il lui parla de sa réception sans invités. La première réaction de Margaret fut :
— Cela va coûter très cher.
Il reconnut là l’âpre tempérament irlandais qui contraint ce peuple pauvre à l’économie. Édouard fit valoir des raisons qui l’incitaient à la vie mondaine ; Margaret en admit la justesse. Restait à résoudre l’épineux problème des invitations. Alors il lui vint une idée. Habituée à la lecture de la presse genevoise, elle connaissait l’activité d’une jeune femme du Tout-Genève qui était le chef d’orchestre de la plupart des manifestations artistiques et mondaines de la République[1]. Cette attachée de presse lui paraissait tout à fait indiquée pour prendre les choses en main. Elle s’appelait Élodie Steven et ils n’eurent aucun mal à trouver son numéro téléphonique dans l’annuaire. Margaret joua les secrétaires (ce qu’elle était plus ou moins d’ailleurs), et prit rendez-vous au nom du prince Édouard de Montégrin. Ce titre n’impressionna pas outre mesure la correspondante qui, néanmoins, proposa de venir deux heures plus tard.
Édouard la reçut dans le boudoir-bureau de mémé Gertrude. Walter Volante introduisit une somptueuse créature aux cheveux coupés court, blonde et bronzée, âgée d’une trentaine d’années. Elle portait un léger tailleur de coton grège, un chemisier marron foncé auquel son sac à main et ses chaussures étaient assortis. Un tour de cou Cartier et un bracelet aux mailles identiques complétaient la tenue.
Il la fit asseoir et lui proposa une boisson. Elle opta pour un café. Son regard vert exprimait la curiosité et l’ironie. Il lui trouva la bouche sensuelle et fut impressionné par son décolleté admirablement rempli.
— Vous êtes un neveu de la princesse Gertrude ? demanda Élodie Steven.
— Son petit-fils.
— J’ignorais qu’elle en eût un.
Il faillit répondre « moi aussi », s’abstint par prudence. Ce n’était pas l’instant des boutades. Reprises par une interlocutrice comme sa visiteuse, elles pouvaient devenir à double tranchant.
— Eh bien si, comme vous le voyez.
Il louchait sur ses jambes brunies par les UV, respirait voluptueusement son parfum. Sa constante ardeur de mâle le taraudait déjà.
En termes concis, il lui résuma son histoire : ayant vécu en France depuis sa naissance, il pensait que les remous anti-communistes qui agitaient l’Europe pouvaient laisser espérer un changement de régime en sa faveur au Montégrin. Il venait dans le giron de sa grand-mère pour se préparer à un règne éventuel. Seulement il tombait dans une nécropole et entendait changer l’atmosphère du château. De plus il était temps qu’il joue un rôle socialement.
Élodie Steven comprit illico le problème et se déclara intéressée par ce qu’elle appela « cette mission de confiance ». Elle promit de dresser un programme des réjouissances ainsi qu’un devis pour ses prestations. Femme de tête, elle ne s’éloignait jamais de ses intérêts. Dans son délicat métier de marchande de vent, il convenait de toujours prendre ses précautions à l’avance, les « après » apportant parfois le désenchantement.
Elle sortit un agenda de femme d’affaires de son sac et ils convinrent d’un second rendez-vous, à l’agence d’Élodie Steven, cette fois.
Tout en soufflant sur sa tasse de café brûlant, elle l’observait d’un regard critique.
— Est-il indiscret de vous demander d’où vous venez, monseigneur ? interrogea-t-elle.
Il se sentit rougir de confusion.
— De la région parisienne.
Sa gaucherie dut confirmer la fille dans ses suspicions.
— Vous n’avez pas été élevé comme un prince, n’est-ce pas ?
— Ça se voit ? risqua Édouard en s’efforçant de sourire.
— Disons qu’on se pose la question.
— Vous êtes suissesse ?
— Par mon père, sinon je suis parisienne par ma mère ; moi aussi j’ai été élevée là-bas.
— Dans le seizième ou à Passy ?
— À Auteuil.
Elle semblait s’amuser de ce jeu des questions.
— Et vous ? insista-t-elle.
— Au début, dans le dix-huitième, ensuite du côté d’Achères ; vous savez, les cultures…
— Si nous nous connaissons davantage un jour, il faudra me raconter votre vie, monseigneur. Je la devine peu ordinaire.
Il loucha sur ses jambes croisées.
— Je ne demande qu’à mieux vous connaître, dit-il, mais il jugea la réplique un peu juste : il n’avait pas affaire à une shampouineuse.
— Bien entendu, vous possédez un smoking ? demanda Élodie.
— Pas encore.
— Vous devriez vous en faire faire un à Paris, sur mesure, naturellement.
— Naturellement.
— Où vous habillez-vous ?
— Jusqu’à présent, je ne m’habille pas : je me vêts.
— Même chose que pour le smok : Paris et sur mesure. Même les tenues dites négligées devront sortir de chez le bon faiseur, car elles sont davantage révélatrices que les costumes.
— Il faudra me donner des adresses.
— Mieux que cela : je vous piloterai.
Elle affirmait cela gravement, en professionnelle soucieuse de bien réussir sa tâche.
— Le roi de Roumanie demeure également à Versoix, dit-elle. Le fréquentez-vous ?
— Pour ma part, je ne l’ai pas encore rencontré, mais je demanderai à ma grand-mère, la princesse Gertrude, s’ils entretiennent des relations de bon voisinage.
Elle ne tarda pas à prendre congé et il la raccompagna jusqu’à sa voiture, une charmante BMW décapotable de couleur bleue. Quand elle fut au volant, il lui tendit la main, elle y déposa la sienne. Il se penchait pour un baisemain, quand elle murmura :
— Jamais en plein air, monseigneur !
Elle lui adressa un éclatant sourire et partit dans un crissement de pneus.
Ce fut l’évêque qui lui donna le baptême, non sans lui avoir fait subir un examen religieux et lui avoir accordé quelques entretiens préparatoires. Au premier abord, le prélat l’intimida. C’était un septuagénaire grave, au teint pâle et à la voix voilée, dont les yeux gris, scrutateurs, paraissaient ne regarder que les âmes. Il appartenait à ces hommes de foi pour qui croire ne présente aucun problème et que l’agnosticisme de certains peine en profondeur. Et ce fut au fil de leurs conversations qu’Édouard mesura l’humanisme profond de cet homme soucieux, en charge d’on ne savait quelle tristesse originelle.
En moins d’une heure, il fit la conquête d’Édouard. Ce dernier l’aima pour la manière tranquille dont il réagissait à son étrange aventure. Il ne marquait ni surprise, ni doute, acceptant la chose telle qu’on la lui proposait, répondant en pasteur satisfait de voir entrer un homme adulte au sein de son Église.
Lorsqu’il interrogea Édouard sur la catéchèse, ses réponses le surprirent par leur archaïque formulation. Le prince lui apprit alors qu’il avait puisé son enseignement religieux dans un catéchisme vieux de plus de soixante-dix ans (il ne pouvait préciser la date, les premières et dernières pages manquant). Il montra le livre à l’évêque qui en fut attendri.
— Gardez-le ! proposa Édouard, c’est presque une pièce de collection !
L’autre « monseigneur » refusa :
— Vous devez le conserver, mon cher ami, car cet opuscule jauni constitue la pierre sur laquelle s’est édifiée votre foi. Car vous possédez la foi et l’avez toujours eue, ce que vous m’avez dit de votre philosophie le prouve.
Édouard ne fut pas certain que son vénérable interlocuteur eût raison et se promit de réfléchir au problème de sa foi, plus tard, lorsqu’il céderait moins volontiers aux tentations de la chair.
La cérémonie se déroula un après-midi d’été, dans une église vide de Genève qui bordait le parc Bertrand. Elle eut lieu en maigre comité, l’assistance se résumant aux seuls habitants du château, la cuisinière comprise. Ce baptême d’adulte était très émouvant et ceux qui en furent les témoins y allèrent de leur larme, Rosine la première, bien qu’elle ignorât tout de la religion.
L’évêque prononça de riches paroles destinées à un homme qui, peut-être, un jour, exercerait le pouvoir, et d’autres, plus simples, qui s’adressaient à l’homme nu, planté dans la vie comme un arbre, seul et nombreux à la fois.
Quand Édouard sentit la coulée d’eau froide dans ses cheveux, puis sur son front, il se demanda s’il n’était pas ridicule de se prêter à ce rite. Alors il posa ses yeux inquiets sur ceux, si sereins, de l’évêque, et songea qu’aucune mortification n’est jamais perdue, et qu’en endurant ce qui nous rebute, nous acquérons cette force intérieure qui nous est indispensable pour affronter les gens et les événements.
« Clovis », pensa-t-il. L’acquis d’une religion n’est pas aisé pour celui qui n’en a jamais eu. Ce sont là de difficiles épousailles qui réclament du courage et de l’abnégation.
L’évêque voulut essuyer son front d’une étoffe blanche.
— Non, laissez, monseigneur, balbutia-t-il.
Et il ferma les yeux pour mieux éprouver cette sensation de froid que lui apportait son baptême.
Ainsi, en peu de temps, il s’était formé aux manières de cette minuscule cour en exil, avait étudié l’Histoire de son pays, reçu le baptême, épuré son langage, vu anoblir sa mère ; il lui restait pourtant beaucoup à faire : en particulier à apprendre la langue du Montégrin, proche du macédonien. Deux personnes seulement pouvaient la lui enseigner : la princesse ou le duc Orloff, les autres occupants du château étant tous d’origine étrangère. Le grand âge des deux vieillards ne les prédisposant guère à cette tâche pédagogique, Gertrude se mit en quête d’un professeur, par voie de petites annonces. Les premières tentatives furent infructueuses, mais Élodie Steven, alertée, se mit en chasse et finit par amener au château un musicien d’orchestre, Dmitri Joulaf, qui accepta d’instruire le prince de cette langue peu courante, à la fois rude et douce.
Le professeur de fortune faisait penser à Dracula, son presque compatriote. Il était grand, noir et voûté, avec un visage tout en creux, d’un gris bleuté dans la région de la barbe. Son regard enfoncé paraissait plus profond encore à cause des énormes sourcils le surplombant. Sa bouche traduisait l’amertume ; deux profondes rides perpendiculaires la mettaient entre parenthèses. Il s’habillait à la ville de ses vieilles hardes de travail, luisantes et élimées. Quand il rendit visite au prince, il portait un pantalon gris à rayures, une veste de smoking dont on avait décousu les revers de soie, une chemise blanche et un nœud papillon étiolé. Outre Dracula, il évoquait également quelque garçon de café en chômage depuis des années. Ce qui inquiétait le plus dans l’étrange personnage, c’étaient les deux crocs lui sortant de la bouche et que ses rares sourires rendaient menaçants.
Ils convinrent d’un programme trihebdomadaire. À la demande d’Élodie, celui-ci ne devait débuter qu’après le voyage prévu à Paris pour relinger Édouard.
Rosine en avait assez de se morfondre dans ce château où elle avait connu un si troublant destin. Il fut décidé qu’elle rentrerait avec Édouard et qu’il la déposerait au chantier avant de retrouver Élodie Steven à Paris. Elle avait signé toutes les pièces qu’on lui avait soumises, sans se donner la peine de les lire, écrit les déclarations dont on lui avait préparé un brouillon et promis de retourner par Chronopost les papiers qu’il lui resterait éventuellement à parapher.
Elle repartait comtesse, mais pas épatée outre mesure. À vivre un conte de fées, on finit vite par se familiariser avec le merveilleux. Rosine ne se sentait guère modifiée par ce titre nobiliaire. Elle était bien trop réaliste pour considérer la chose autrement que comme un gadget amusant dont elle rirait, le soir, avec son Fausto Coppi, en mangeant de la charcuterie dans une assiette en carton.
Avant leur départ, la princesse eut un entretien privé avec son petit-fils.
— Édouard, tu vas effectuer de grosses dépenses pour ta garde-robe. As-tu de l’argent ?
Il avoua que son unique capital se composait de voitures de collection et qu’il avait à peu près épuisé ses liquidités.
— C’est bien ce que je pensais, dit-elle, aussi t’ai-je fait établir une carte de l’American Express par notre banque ; tu n’as qu’à la signer ainsi que le présent formulaire.
Il l’embrassa avec effusion. L’argent ne saurait constituer un présent, pourtant il reste le meilleur témoignage de l’intérêt qu’on puisse porter à quelqu’un.
Nanti de cette sorte de chèque en blanc, il se sentit invulnérable.
Les travaux du chantier s’étaient interrompus en l’absence de Rosine ; Fausto, à qui elle avait annoncé téléphoniquement son arrivée, avait laissé un mot laconique dans le wagon principal : Pouve pas se soir. T’espliquerera. Bizou. F.
Elle en eut des larmes, et cette ligne au français approximatif faucha sa joie du retour.
Après avoir pris congé de la comtesse sa mère, Édouard se rendit à son garage qu’il eut la surprise de trouver ouvert. Najiba, chaussée de bottes de caoutchouc trop grandes pour elle, lavait une voiture devant la remise. En l’apercevant, elle lâcha son jet qui se mit à se tordre au sol comme un reptile, et elle lui sauta au cou.
— Je le sentais, je le sentais ! exulta-t-elle. Ce matin, en me réveillant, j’ai vécu cet instant, exactement comme il est maintenant.
Il l’étreignit tendrement. Édouard trouva qu’elle sentait mauvais : une odeur forte qui lui tourna le cœur.
— Selim est ici ?
— Viens voir !
Banane soudait un pot d’échappement. Des étincelles crépitaient en gerbes continues contre le verre de ses grosses lunettes protectrices. Le prince s’approcha par-derrière et lui mit la main sur l’épaule. Le jeune homme se retourna et toute sa face barbouillée de cambouis étincela. Il coupa la flamme du chalumeau.
— C’est chié ! fit-il. Ma frangine me l’a dit ce matin que tu viendrais !
— On va lui monter un cabinet de voyance ! plaisanta Édouard. Ainsi, tu as rouvert ?
— On se plumait sans rien fiche.
— Najiba n’a pas peur que la petite salope revienne ?
— C’est elle qui a voulu qu’on rentre.
Le verbe « rentrer » émut Édouard car il prouvait que ses petits beurs se considéraient ici comme étant chez eux.
— J’ai eu une converse avec la punaise lors de mon précédent voyage et je lui ai sorti l’artillerie lourde des menaces, mais ai-je été assez dissuasif ? Avec cette saleté…
— S’ils reviennent, je suis paré, annonça farouchement Banane.
Il alla au mur et décrocha d’un clou la vieille blouse grise qui s’y trouvait suspendue. Sous la blouse il y avait un fusil de chasse dont il avait scié les canons.
— Là-dedans, il y a deux cartouches bourrées de grenaille, annonça-t-il fièrement. Le premier qui touche à ma frangine, je lui arrose les pattes.
— Ne joue pas au con ! grommela le prince. Où as-tu trouvé ce fusil ?
— Je l’ai piqué à un vieux cantonnier dont j’ai réparé la Celtaquatre gratos. Quand je lui ai ramené sa tire dans sa grange, il était absent. Ce flingue rouillait avec un tas d’autres vieilleries ; je suis sûr qu’il s’apercevra jamais de sa disparition. J’ai passé des heures dessus pour le rendre opérationnel.
Édouard fit la moue.
— J’ai horreur des armes, dit-il.
— Moi, s’insurgea Selim, j’ai horreur qu’une équipe de salopards envoie ma frangine à l’hosto.
Édouard ne trouva rien à répliquer et les emmena au restaurant de Boule.
Ils mangèrent de bon appétit. Assise en face des deux garçons, Najiba ne quittait pas le prince du regard.
— Tu as beaucoup changé, remarqua-t-elle.
— En bien ou en mal ?
— En quelqu’un d’autre.
Il n’alla pas plus avant dans les questions. À présent, elle le tutoyait très naturellement.
Soudain Banane reposa sa fourchette sur la table.
— Ah oui, soupira-t-il, il faut que je t’apprenne une mauvaise nouvelle, Doudou.
Ce ne fut pas un phénomène de télépathie à proprement parler, pourtant Édouard comprit immédiatement ce dont il s’agissait.
— Elle est morte ?
— On l’a enterrée avant-hier.
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ?
— Je ne l’ai su qu’après les funérailles. Je me suis dit que les mauvaises nouvelles peuvent attendre, inch Allah.
Édouard ressentit un grand vide en lui, une vertigineuse détresse. Il revoyait Édith à l’enterrement de son époux, et puis un peu plus tard, lorsqu’il s’était présenté chez elle et qu’elle était devenue pour la seconde fois sa maîtresse, comme il se plaisait à lui dire. Tout, dans sa mémoire, brillait de netteté, tellement le souvenir était vivace, intact.
Banane respecta sa peine rentrée. Il mangeait et buvait en silence. Najiba continuait d’admirer son amour.
— Tu bois de l’alcool, maintenant ? murmura le prince en la voyant porter un verre de vin à ses lèvres.
— Je m’en fiche, répondit-elle ; mes enfants, un jour, boiront.
Il lui adressa un toast. Il avait la gorge serrée et s’excusa d’un marmonnement avant de quitter la table pour aller regarder couler la Seine qu’il trouva lugubre. Des détritus sans nom tournoyaient près des berges.
La dernière fois qu’il avait pris un repas avec Édith, c’était dans la guinguette de Boule, en compagnie de sa mère et de Fausto. Elle semblait heureuse.
L’eau polluée glissait avec une fausse nonchalance, charriant des reflets et des écumes. Un paysage qui avait jadis ressemblé à un Monet s’offrait sur la rive d’en face, défiguré par des édifices de béton peints de couleurs insoutenables.
Il entendit un léger bruit derrière lui et vit survenir Najiba. Elle se plaqua contre son dos et enserra sa taille, comme le font les compagnes des motards agrippées à leur cavalier d’apocalypse. La jeune fille avait perdu toute sa retenue d’avant et se comportait en amante.
Cette étreinte lui fut pénible. Il lui fit face afin de s’en libérer sans la vexer. Il eut vaguement la tentation de l’embrasser et de caresser sa superbe poitrine dure et palpitante. L’odeur qui l’avait incommodé au moment de leurs retrouvailles l’agressa.
— Allons finir notre repas, décida-t-il.
Lorsqu’il les ramena au garage, un motard de la police s’y trouvait, qui tambourinait contre la porte close. Son bolide ruisselant de chromes, appuyé sur sa béquille, brillait comme sur un présentoir du Salon de la moto.
— C’est moi que vous cherchez ? demanda le prince.
Le policier avait un visage rond faussement gentil.
— Blanvin Édouard ?
— Oui.
— Je suis chargé d’une citation à comparaître devant le tribunal correctionnel de Versailles.
Il tendit un feuillet clos, à l’en-tête inquiétant.
— Veuillez signer ici ! enjoignit-il en lui présentant un carnet aux pages écornées.
— Mais de quoi s’agit-il ? protesta Édouard.
— Je suppose que c’est écrit sur la convocation.
Le prince déchira le contour pointillé de perforations du document et lut. Il fut stupéfait. On lui annonçait en termes rigides qu’ayant fait défaut à différentes convocations du parquet de Versailles pour être entendu à propos d’une affaire de recel de voiture volée, il était traduit devant le tribunal correctionnel de Versailles.
— Je n’ai jamais reçu de convocations, je vous en donne ma parole ! assura-t-il au policier.
Le motard haussa les épaules.
— En tout cas, celle-ci vous l’aurez reçue ! dit-il en enfourchant sa bécane.
Ils le regardèrent disparaître, immobiles devant la porte fermée du garage.
— Tu te souviens d’avoir vu des convocations à mon nom ? demanda Édouard.
— Si je les avais trouvées, je te les aurais adressées, voyons !
Il se tourna vers Najiba :
— Et toi, est-ce que…
Il n’acheva pas sa phrase en voyant qu’elle pleurait.
— Bon Dieu ! qu’en as-tu fait ? s’écria Édouard.
— Je les ai jetées.
Les deux hommes ne surent que dire, tant cet aveu leur semblait énorme, tant il impliquait d’incohérence.
— T’es complètement givrée ! fit Banane, anéanti.
Édouard questionna simplement :
— Pourquoi ?
— Je ne voulais pas qu’on te fasse de misères, dit-elle. Quand j’ai vu ces papiers de justice, j’ai pensé qu’il fallait te protéger !
— Mais, bordel, tu es conne à crever ! explosa le prince. C’est toi qui as fait plusieurs années de fac ! T’es retombée à l’état sauvage, au tam-tam, à l’âge du feu ! Tu ne piges pas dans quelle foutue merde tu m’as mis ?
Affolée par cet éclat, elle s’assit en tailleur sur une vieille couverture servant à protéger le tissu des sièges de voiture pendant les essais. Les épaules voûtées, la tête inclinée, elle avait l’air d’une martyre promise au bourreau.
Édouard eut pitié.
— Allez, remets-toi et pardonne-moi de t’avoir houspillée, soupira-t-il en passant sa main sur sa tête naguère rasée dont les cheveux repoussaient drus, lui donnant l’air d’un garçon.
Elle resta immobile.
Selim, penaud, n’osait libérer son ressentiment vis-à-vis de Najiba.
— Et moi qui ne me suis aperçu de rien, se lamentait-il. Qu’est-ce qui a pu lui passer par la tête. Elle est intelligente, pourtant ! Instruite, même…
Édouard les quitta pour aller consulter un avocat. Il en comptait un parmi ses clients : un vieux nostalgique du passé qui ne plaidait plus beaucoup mais qu’il trouvait sympathique.
Maître Crémona habitait Vaucresson, une villa de meulière en plein délabrement. Un horrible chien borgne, au pelage ras, aboyait comme un furieux dans le jardinet en friche. Le propriétaire avait renoncé à l’entretien de ses massifs qu’on distinguait encore dans la mauvaise herbe. Une femme incomplètement vieille ouvrit la porte. Le mot « souillon » vint spontanément à l’esprit du prince. Elle avait de longs cheveux déteints qui tombaient plus bas que ses épaules (Ophélie bas de gamme), portait un peignoir de pilou dont les poches arrachées pendaient comme des oreilles d’éléphant. Ses jambes variqueuses suppuraient sous des pansements rarement renouvelés, tandis que ses pieds douteux poussaient des pantoufles que leurs talons écrasés transformaient en mules. Elle avait l’œil vague, le teint d’une pâleur rosée d’escalope de veau et des sourcils dessinés au crayon, en forme de toit de pagode.
Le prince dit qu’il souhaitait parler à maître Crémona pour affaire.
— Henri ! lança la femme.
Cela ressembla à un cri d’animal des forêts.
— J’arrive ! répondit une voix étouffée.
Un bruit de chasse d’eau ne tarda pas à emplir le rez-de-chaussée de son grondement, après quoi l’avocat sortit des toilettes fâcheusement situées à l’extrémité du couloir, ce qui, depuis l’entrée, offrait une vue imprenable sur les commodités et leurs accessoires.
De loin, le vieux bonhomme reconnut son garagiste.
— Blanvin ! Quel bon vent ?
Il s’avança en tendant une main qu’il n’avait pas lavée depuis belle lurette.
— Sont-ce les bons vents qui poussent les clients chez vous ? riposta Édouard.
Son hôte sourit.
— Je vous présente mon épouse, annonça-t-il avec une légitime fierté en montrant la souillon.
— Mes hommages, madame ! fit le prince en s’inclinant.
— Vous avez des problèmes ? demanda Crémona.
Il guidait le visiteur à son cabinet, proche de la porte.
— Un seul, mais qui me paraît pas mal, assura Édouard.
La pièce sentait le papier moisi et la crasse accumulée. Les murs restaient invisibles derrière des montagnes de classeurs, de boîtes en carton, de livres de loi, de revues jaunies.
Crémona contourna des piles de dossiers pour atteindre son siège pivotant. Plus favorisé, Édouard put gagner sans encombre le fauteuil de cuir destiné au client.
Il exposa son problème à l’avocat.
Crémona prit l’air que devait avoir son illustre homonyme italien lorsqu’il inventa le calcul graphique. Il jouait du xylophone sur son dentier avec le crayon lui servant à prendre des notes.
— Votre apprenti, le petit Selim (il le connaissait, ayant eu affaire à lui au garage) pourra témoigner que sa sœur n’est plus tout à fait normale depuis son accident et confirmer l’aveu de celle-ci relatif à la destruction de votre courrier. Vous êtes en mesure de prouver que vous étiez absent de France pendant la période incriminée. Reste le problème initial, le seul qui soit vraiment important : celui de l’acquisition de cette voiture volée. Un contrat de vente a-t-il été passé ?
— Non.
— Vous l’avez payée en liquide ou par chèque ?
— En liquide.
— Combien ?
Édouard révéla la somme. Un instant, Crémona fut déconcentré par le prix.
— Elles valent si cher que ça, nos petites copines à roulettes ?
— Tout dépend du modèle, maître.
— Le vendeur vous a remis la carte grise ?
— Non.
Le maître sourcilla.
— Aïe ! fit-il. Quelles plaques portait-elle, si la carte grise n’existait pas ?
— Des plaques de garage que le vendeur a reprises.
— Vous êtes-vous inquiété de la provenance de ce véhicule, monsieur Blanvin ?
— La passion rend imprudent, maître.
— Quel argument vous a-t-il servi ?
— Aucun, puisque je ne lui ai rien demandé ; mais si je l’avais fait, il aurait juré ses grands dieux qu’il avait acheté la voiture à quelque vieille veuve de province.
— Je pourrai toujours sortir ça au juge, bien que je doute de sa crédulité en la circonstance. Enfin, il faudra faire avec, à moins que je ne trouve mieux d’ici le mois prochain.
Édouard versa une provision modeste et repartit en se demandant si maître Crémona faisait bien le poids et ce qui lui arriverait dans la négative.
Élodie Steven descendait à Paris dans un hôtel de charme tenu par des homosexuels exquis. Ceux-ci avaient beaucoup investi dans le raffinement. Les meubles Louis XIII s’inscrivaient sur des murs blancs au crépi épais ; ils avaient pour voisins des tableaux XVIII e à l’encadrement somptueux. Le moindre objet était en argent, le plus menu napperon dûment amidonné pour lui donner la consistance d’une hostie, des mariages de couleurs, inattendus, surprenaient puis charmaient l’œil et très vite étaient jugés irremplaçables.
Dès le hall de réception, Édouard fut impressionné par la qualité du décor, son apparat du second degré qui le rendait élégant, noble et discret.
On l’annonça et il fut invité à monter au deuxième étage, chambre 220.
Élodie l’attendait dans l’encadrement de la porte, les bras croisés, avec toujours son expression goguenarde. D’emblée, il admira sa jupe-culotte noire brodée d’or, son body également noir, aux mêmes motifs dorés que la jupe. Cette fille possédait une élégance naturelle qui l’impressionnait.
Elle regarda ostensiblement l’heure à sa montre.
— L’exactitude est la politesse des rois, dit-on ; je vous remercie de la vôtre, monseigneur.
Il lui serra la main et entra. Tout de suite, au contact de cette belle jeune femme, il se sentit rassuré. Ses soucis concernant sa citation en correctionnelle s’évaporaient.
— C’est merveilleux, ici, déclara le prince en contemplant le lit à colonnes et les reproductions de Fragonard. Il faudra qu’un jour j’arrange le château de Versoix de cette manière ; je le trouve tristounet et connement pompeux.
— Le moment venu, je vous trouverai l’architecte d’intérieur qui conviendra, promit-elle.
Il sourit.
— En somme, votre métier consiste à vous rendre indispensable.
— Non. Il consiste à faire croire aux gens que je le suis, rectifia-t-elle.
— Ça doit-être grisant.
— Comme la chasse pour le chasseur ou le tournoi de Wimbledon pour l’amateur de tennis. Vous voulez boire quelque chose ?
— Non, merci.
— En ce cas, nous allons partir sur le sentier de la guerre.
Elle réunissait les menus objets féminins dont elle allait lester son sac à main. Édouard appréciait ses déplacements dans la chambre ; il les trouvait aériens.
— Vous êtes mariée ?
— Divorcée. J’avais épousé un diplomate étranger du B.I.T., un Syrien auquel je trouvais du charme, mais j’ai eu rapidement une indigestion de loukoums.
— Pas d’enfants ?
— Non. Il ne m’a laissé qu’un chien, assez rigolo d’ailleurs puisqu’il s’agit d’un basset hound. On y va ?
Elle avait affrété une voiture de louage avec chauffeur pour leurs multiples déplacements dans Paris. Elle expliqua à son client que c’était là un gain de temps, car il était hors de question de chercher à chaque fois une place pour la voiture.
— Nous allons commencer par Smalto, décida Élodie ; pour le smoking, en tout cas. Ensuite nous ferons la tournée des grands faiseurs : Saint-Laurent, Cerruti, Cardin, Armani et les autres.
Cette équipée l’amusait. Peut-être était-ce une autre manière de jouer encore à la poupée ? Les femmes sont si inattendues.
La ronde des tailleurs de luxe commença. Édouard qui s’était toujours habillé en confection, souvent au décrochez-moi-ça, trouva le jeu amusant au départ ; mais au bout de quelques heures, il le prit en horreur. Les vendeurs empressés lui faisaient palper des étoffes, essayer des vêtements, feuilleter des liasses de tissus, admirer des silhouettes tracées sur du papier glacé ; ils lui parlaient de coordonnées, de revers larges ou étroits, de vestes droites ou croisées, de boutonnages hauts ou bas ; déroulaient devant lui des pièces d’étoffe à n’en plus finir : alpaga, serge, soie sauvage, pure laine, cachemire, lin, chantoung. Le tournis s’emparait de lui. Il s’imaginait dans sa combinaison de mécano, sous une voiture, se roulant dans l’huile de vidange !
Imperturbable, Élodie veillait à tout, réclamait ce qu’on ne songeait pas à lui montrer, le brusquait pour qu’il choisisse, finissait par décider pour lui avec une autorité enjouée.
Elle notait au fur et à mesure les commandes passées dans son gros agenda de cuir rouge, ventru comme un gant de boxe.
Édouard s’abandonnait aux maîtres coupeurs qui prenaient ses mesures avec gravité, les dictant aux vendeurs secourables. Il avait soif ; se sentait épuisé, chagrin, maussade. Quelque chose qui ressemblait à une longue colère contenue le faisait frémir. Pour lutter contre sa nervosité, il s’accrochait au personnage d’Élodie, fraîche comme au sortir de sa chambre, toujours aussi calme et efficace.
Contrairement à ce qu’elle avait prévu initialement, ils achevèrent cette razzia par le smoking. La chose prenait davantage de temps : il fallait essayer plusieurs modèles de présentation. Col châle ou col droit, fermeture à un bouton ou croisée ? La litanie reprenait. Enfermé dans une cabine d’essayage délicatement éclairée et tapissée de peau de Suède, le prince s’escrimait sur le boutonnage d’un gilet de soie.
Le patron de l’illustre boutique avait tenu à s’occuper en personne de monseigneur et l’on venait de l’appeler au téléphone.
— Vous ne pourriez pas m’aider ? bougonna Édouard, au comble de l’irritation.
Élodie écarta le rideau de la cabine et, le voyant en difficulté, se mit en devoir d’achever le difficile boutonnage.
Instantanément calmé, le prince lui caresse la nuque. Elle ne réagit pas.
— Voilà, dit-elle en se redressant.
Le prince agit sans trop réaliser à quelle pulsion il cédait. Il saisit Élodie brutalement par les seins et la plaqua contre la cloison.
Sa poitrine était dure. Il se mit à embrasser la jeune femme à pleine bouche, insinuant sa langue entre ses dents pour l’inviter à ce jeu étourdissant des baisers infinis qui vont à bout de souffle, se reprennent un bref instant pour repartir éperdument dans la frénésie des pénétrations. Elle les lui rendait avec une passion égale à la sienne. Il appuyait son ventre contre le sien pour un simulacre qui le rendait roide et ardent de désir. Bientôt il lâcha l’un de ses seins pour dégrafer sa jupe-culotte et insinuer ses doigts sous l’élastique du slip. Il sentit le souple renflement de son sexe qui, à cause de sa toison, lui parut élastique.
Ils entendirent coulisser le rideau et réalisèrent que la vedette de la couture masculine revenait. À nouveau les anneaux de cuivre grelottèrent sur leur tringle et le délicat personnage poussa l’obligeance jusqu’à fermer la porte revêtue de glace. Ils étaient provisoirement à l’abri, libres de laisser « aller » leur folie de l’instant. Après ils assumeraient la gêne, voire la honte.
Édouard passa un médius en crochet dans l’entrejambe de la fine culotte et arracha l’étoffe de ses gros doigts de tâcheron. Il lutta avec son érection pour dégager son sexe et, à mouvements désordonnés, à mouvements fous, bestiaux, il chercha à se placer en elle. Elle l’aida en levant une jambe. Cette position d’échassier lui permit d’arriver à ses fins. Ils firent l’amour sauvagement. Leurs deux corps en détresse de désir dansèrent une gigue qui devait être ridicule pour un éventuel témoin. Ils grognaient, geignaient, soufflaient comme des bêtes de somme harassées.
La formidable dualité dura un espace de temps qui leur parut immense. Ils se libérèrent simultanément, comme chaque fois que deux partenaires se livrent à corps éperdus. Les glaces de la cabine leur renvoyèrent la silhouette de deux êtres exténués, pantelants, ruisselant de sueur à cause de l’exiguïté du lieu de leurs ébats. Ils étaient si chiffonnés qu’ils se demandèrent comment il leur serait possible de réapparaître aux regards d’autrui.
Ils échangèrent un sourire complice et satisfait, le sourire unique des amants repus. Sans un mot, ils se rajustèrent tant bien que mal. Après quoi, Élodie murmura :
— Le plus courageux des deux ouvre la porte.
Édouard acquiesça et tira le rideau, puis poussa la porte alourdie de ses miroirs. Le magasin lui parut normal. Nul ne leur prêtait attention. Le tailleurissime avait disparu. Il cueillit son mouchoir dans la poche de son pantalon accroché à une patère et épongea sa sueur.
Ils s’assirent sur l’étroite banquette de velours du salon d’essayage pour attendre. On aurait pu croire qu’ils ne se connaissaient pas, à la façon dont ils restaient silencieux, isolés dans leurs sentiments.
Le maître des lieux revint, le sourire aux lèvres. En homme intelligent, il ne feignit pas d’ignorer ce qu’il avait vu. Il dit seulement, en forçant sur ses façons d’homosexuel :
— Quand je vois ce que j’ai aperçu, je me demande si je ne devrais pas me convertir.
Et tout de suite il récupéra la gravité requise par son travail, parlant d’un smok bleu nuit, à revers de velours plutôt que de soie.
— C’est une fantaisie que monseigneur peut se permettre avec sa silhouette et son physique in.
Édouard se demanda à quoi pouvait ressembler un physique out.
C’était Élodie qui maniait la carte de crédit. Elle avait déclaré à son élève qu’un prince ne doit pas avoir le souci des questions matérielles. Lui se contentait de signer les fiches sans accorder un regard au montant figurant dessus.
À la fin de ce qu’ils appelèrent par la suite « le commando fringues », ils allèrent s’hydrater dans un bar discret. Élodie procéda au recensement de leurs achats et ils constatèrent qu’ils avaient commandé : deux smokings, quatre costumes demi-saison, cinq tenues d’été, deux pardessus, deux imperméables, trois blousons (daim et cuir), trois robes de chambre, vingt-six chemises et autant de cravates, deux douzaines de slips et caleçons et un nombre incalculable de chaussettes (elle avait omis d’inscrire cette rubrique).
Cette cargaison impensable laissait Édouard indifférent. Il en avait confusément honte, eu égard à tous les mal vêtus dont il avait si longtemps fait partie. Il se rappelait un jour de son adolescence où Rachel, attristée par ses vêtements élimés, avait puisé dans les économies de son ménage (un coffret de coquillages blotti au fond d’une commode) pour aller lui acheter un pantalon et une veste de coutil. Comme il la savait pauvre, il protestait, l’assurant que ça n’était pas la peine ; elle avait endigué ses protestations par cette phrase mystérieuse : « Comme ça, tu te souviendras de moi. » Sur l’instant, il n’avait pas compris comment un vêtement qui serait hors d’usage avant qu’il ait achevé sa croissance pourrait lui rappeler sa grand-mère. Et aujourd’hui, alors que s’élaborait son impressionnante garde-robe, il comprenait que les élans de générosité de nos parents préparent les plus doux souvenirs de notre futur.
— Je suis fourbue, fit-elle. Pas vous, monseigneur ?
— Quelque chose comme ça, convint-il.
— Je vais rentrer me reposer à mon hôtel ; et vous ?
— Moi, rien, je ne sais pas.
— Vous voulez m’accompagner ?
— Pourquoi pas ?
— Les chargées de presse sont des femmes faciles, vous voyez !
Il s’abstint de répondre, paya les consommations et la suivit à la Mercedes noire au volant de laquelle leur chauffeur lisait Paris-Match.
Dans sa petite suite (une chambre et un bout de salon séparé de la première pièce par un paravent en cuir de Cordoue, elle lâcha ses chaussures en marchant et s’effondra les bras en croix sur le lit.
Indécis, le prince prit place dans un fauteuil. Les jambes allongées, le buste renversé, il contempla la poutraison de la pièce.
— Vous êtes malheureux ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Alors, c’est que vous l’êtes.
— Qui ne l’est pas, du moins à certains instants ?
Elle eut un gloussement approbateur, puis dit :
— Tout à fait remarquable, votre prestation de soudard dans la cabine d’essayage. Vous savez que le Sublime nous a surpris ?
— Je sais. Mais comme il est pédé, ça tire moins à conséquence.
— Ce genre d’exploit va glorifier votre réputation, mais déstabiliser la mienne. Vous allez passer pour un prince super-tringleur, moi pour une salope.
— Dois-je vous demander pardon ?
— Inutile, j’ai toujours trouvé stupide qu’on implore un pardon quand on a commis l’irréparable. D’ailleurs ç’a été merveilleux. C’est la première étreinte de ce genre que je savoure.
— Vous en savourez des quantités ?
— Et vous, monseigneur ?
— J’ai questionné le premier.
— Et vous êtes prince, c’est vrai. Pour être franche, je mène l’existence d’une femme libre, assez mondaine et plutôt pas mal, c’est du moins ce que les hommes me laissent croire. À vous, à présent : vous vous dépensez beaucoup ?
— L’occasion, l’herbe tendre, récita Édouard. J’aime l’amour, moins les femmes. Elles m’ont toujours fasciné et effrayé. Pour moi, leur sexe est un merveilleux mystère.
— Vous avez dû peu aimer ?
— Très peu.
— Combien, à vue de nez ? plaisanta Élodie.
— Oh ! pas à vue de nez. Une ! Une seule !
— Ça dure toujours ?
— Elle est morte la semaine dernière.
— Donc, il y a une place à prendre ? fit-elle avec cynisme.
Il devint grave.
— Non, assura-t-il sèchement.
La jeune femme poussa un léger soupir.
— Dites, monseigneur…
— Oui ?
— Vous accepteriez de me refaire l’amour, à tête reposée ?
Il se dévêtit sans répondre.
Ils passèrent trois jours à l’hôtel d’Élodie, ne sortant que pour prendre des repas ou effectuer les premiers essayages (ils avaient exigé une mise en chantier accélérée de la garde-robe). Édouard ne se rappelait pas avoir fait l’amour aussi intensément et de façon aussi répétée. Il se montrait inépuisable. Quand ils ne s’étreingaient pas, ils dormaient, d’un sommeil obstiné de chien de chasse fourbu, chacun de son côté, sans éprouver le besoin qu’ont généralement les amants de s’enlacer après l’amour et de conserver le contact de leurs corps exténués. Ils s’aimaient physiquement ; le seul sentiment puissant qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était de reconnaissance, tant ils appréciaient de se dispenser mutuellement un plaisir aussi profond.
Le quatrième jour, elle prit l’avion pour rentrer à Genève et lui sa voiture qui était pleine des premières livraisons. Pour finir, ils avaient fait l’emplette de luxueux bagages chez Vuitton et d’une montre Cartier en or, sa vieille tocante d’acier ayant été jugée indigne de son poignet par Élodie ; il avait insisté pour qu’elle en prît une pour elle-même, en souvenir de cette délicieuse escapade.
Sa carte de crédit d’or ressemblait à une baguette de fée. Il suffisait de la tendre pour obtenir tout ce qu’il désirait. Il supposait immense le trésor de la famille princière, ayant lu moult articles sur les comptes suisses des exilés royaux. D’ailleurs, Gertrude lui avait bien précisé qu’il devait s’acheter tout ce dont il avait besoin pour tenir dignement son rang.
Il lui avait téléphoné scrupuleusement, chaque jour, parfois à plusieurs reprises, non seulement par devoir, mais également par plaisir. Il nourrissait pour elle une grande tendresse et lui témoignait un respect affectueux qu’elle appréciait. Édouard qui d’une façon générale parlait peu, se contentant d’échanger l’essentiel avec ses interlocuteurs, se surprenait à bavarder longuement avec sa grand-mère. Il lui racontait ses achats, les coloris de ses costumes, l’originalité du fameux smoking aux revers de velours (Élodie l’avait engagé à le prendre, à la condition qu’il en achetât un second, très classique). Il lui parlait également de son guide avec chaleur, vantant sa connaissance du Paris in, son efficacité, sa gentillesse.
La vieille princesse, avec son flair infaillible, devait se douter de ce qui se passait entre eux et, comme pour miss Margaret, s’en réjouissait secrètement.
Édouard retrouva le château de Versoix avec le même bonheur que précédemment. C’était devenu son havre, l’île heureuse où sa vie renouait avec ses racines.
Il avait rapporté des présents pour tout le monde, sachant l’efficacité des cadeaux dans la vie conviviale. Un châle de cachemire noir doublé blanc pour Gertrude, deux cravates Hermès pour Groloff, un carré de la même maison pour la duchesse, un gros stylo Pasha bleu, à capuchon d’or, pour miss Margaret, une bouteille de calva hors d’âge pour Walter et une boîte de fruits confits pour Lola. Il éclatait de joie, de vivacité et mit, dès qu’il eut franchi le porche, un entrain fou dans la vaste demeure. Il baisa prestement l’Irlandaise, se fit sucer un peu plus tard par Heidi, exigea qu’on montât un magnum de bordeaux de la cave au dîner, parla beaucoup, raconta des histoires drôles à la limite du convenable, se dépensa tant et tant que la cour en exil du Montégrin se mit au lit passé minuit.