TROISIÈME PARTIE L’EAU DE VIE

29

Ils étaient quatre à gésir sur des grabats : Marie-Charlotte, Francky (dit le Vietnamien), Stéphanie (dite Couleuvre) et Hans (dit « le Ya »).

Francky avait vingt-cinq ans et se shootait au L.S.D. Il ne riait jamais et adorait mal faire. Pour lui, la violence constituait un sport ; une violence feutrée et sans éclat. Il trimbalait, dans les fontes de ses vêtements de cuir, tout un attirail mystérieux destiné à supplicier ses victimes.

Stéphanie se présentait sous l’aspect d’une bringue longiligne (d’où son surnom) totalement névropathe et nymphomane, qui se nourrissait davantage de sperme que de pain. Elle constituait une véritable attraction dans l’univers où elle gravitait, et bien que principalement lesbienne s’était rendue fameuse en pratiquant la fellation à une douzaine de mecs à la file. Elle était accro à la morphine et ses pauvres membres de sauterelle se couvraient de furoncles violacés consécutifs aux injections qu’elle s’administrait.

Hans était allemand et ne parlerait jamais le français. Il connaissait d’une vingtaine de mots essentiels et ne cherchait pas à en acquérir davantage. Il était roux, costaud, portait une barbe plus ardente encore que sa tignasse, disposait d’une force de taureau et s’envoyait dehors à grandes lampées de vodka.

Aussi incroyable que la chose puisse paraître, ces trois personnages des bas-fonds modernes vivaient sous l’autorité de Marie-Charlotte. Après une période probatoire chez les petits durs, la gamine avait pris un tel ascendant sur eux qu’elle était devenue une espèce de pasionaria dont on suivait les suggestions et accomplissait les ordres. Une fois son pouvoir en place, elle avait compris que ce qui importait dans une bande, c’était moins le nombre que la qualité, c’est pourquoi elle avait sélectionné trois des éléments qui lui semblaient les plus valables, après quoi le petit groupe avait fait sécession pour prendre ses quartiers dans une masure détruite par le feu, à la limite de Saint-Ouen.

Le quatuor vivait de rapines. Sa principale activité consistait à dévaliser les vieillards, cette proie des lâches. Pour cela les voyous guettaient à tour de rôle les guichets des bureaux de poste et, quand ils voyaient une personne âgée percevoir de l’argent, la filaient jusqu’à ce qu’ils trouvent un endroit propice pour le lui dérober.

Marie-Charlotte ne se camait pas, laissant cet asservissement à ses acolytes. Son seul plaisir était l’action. Lorsqu’ils avaient opéré cette descente au garage d’Édouard, l’adolescente avait pris un pied géant, selon sa propre expression. Elle rêvait de réitérer et de conclure la seconde expédition par le meurtre et le feu. Elle vouait une haine inexplicable, mais tenace, à la jeune Maghrébine déjà molestée, croyant qu’elle était la maîtresse de son cousin.


Allongée sur son matelas éventré, elle songeait à des supplices veloutés prodigués par Francky (son homme). Il disposait de menottes spéciales, sans chaîne, conçues par lui, qui tenaient les deux poignets de ses victimes soudés. Il leur enfonçait des bûchettes de bambou affûtées sous les ongles et y mettait le feu. Elle adorait Francky pour son ingéniosité, son impassibilité, sa sûreté de main.

Après sa rencontre avec Édouard, elle avait eu quelques craintes en évoquant les conséquences d’une nouvelle action de commando. Il lui avait parlé net, en homme résolu et sûr de soi. Pourtant, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, elle reprenait confiance, et sa décision d’en finir avec lui devenait plus insistante.

Elle s’agenouilla sur ce qui lui tenait lieu de lit. L’inconfort, loin de la gêner, la fortifiait comme la vie à la dure fortifie une recrue. Elle allait faire sa toilette dans les gares, s’alimentait de nourritures qu’elle consommait sur place dans les grandes surfaces, mangeant un demi-paquet de biscuits à un rayon, un fruit à un autre, un sac de chips à un troisième. Les festins se prenaient au rade de leurs bistrots-points de chute habituels : sandwich-œufs durs. Pour s’habiller, elle allait essayer des nippes dans les boutiques de prêt-à-porter, les débarrassait du signalisateur rivé après elles en découpant carrément l’étoffe avec des ciseaux, enfilait ses propres vêtements par-dessus et partait nonchalamment. Elle appelait le trou résultant de cette découpe qu’elle pratiquait « la T.V.A. », l’arborait fièrement, comme une décoration et l’admirait, comme celui que les Roumains ont pratiqué dans leur drapeau à la chute du communisme.

Assise sur ses talons, seulement vêtue d’un T-shirt, elle regardait dormir ses potes. « Des animaux », pensait-elle. Elle se leva, sortit sans mettre de culotte, sur la petite route bordant la bicoque incendiée. Un matin lumineux égayait plus ou moins ce coin de banlieue. Elle alla s’accroupir derrière un pan de mur pour se soulager. Elle se demanda si sa mère, toujours matinale, était déjà levée. Elle l’évoquait sans la moindre émotion. C’était une grosse connasse pleurnicheuse et geignarde ; son endémique chagrin la laissait de marbre.

Elle revint sur la route au moment où débouchait une voiture commerciale conduite par un type à moustache de rat. En apercevant la gamine dont les fesses étaient à l’air, il freina à mort. Se défenestrant à moitié, il cria :

— Qu’est-ce qui t’arrive, la gosse ?

Elle prit sa voix de petite fille acidulée :

— J’étais venue partouzer avec des copains dans ces ruines et après ils m’ont laissée tomber en emportant mes fringues !

— Partouzer ! s’égosilla le conducteur. Mais quel âge as-tu ?

— Quatorze ans.

— Ben, on peut dire que tu promets.

Marie-Charlotte se gratta le haut de la cuisse pour lui découvrir son pubis où végétait un duvet léger.

L’automobiliste ne pouvait en détacher son regard.

— Vous voulez que je vous pompe le nœud, monsieur ? proposa-t-elle. Je suce mieux qu’une grande, vous savez. Et en plus j’adore ça.

Appâté, l’homme rougit ; sa glotte pointue dansait le long de son cou. Sans mot dire, il recula puis fit avancer sa commerciale sur le terre-plein qui avait dû être jadis le jardinet de la maison.

— Entrons là-dedans, fit-elle, on risquera pas d’être vus.

Elle pénétra la première dans la masure et émit un léger sifflement entre ses dents afin d’alerter ses compagnons couchés dans la pièce du fond, unique partie où subsistait encore un plafond.

L’homme racolé la suivit. Ce n’était pas la première fois que Marie-Charlotte se livrait à ce genre de sport.

— Tu vas voir comme c’est bon, une bonne pipe, le matin, promit-elle. Tu veux que je te caresse un peu avant de te commencer ?

Il accepta et dégaina un sexe de foutriquet, vilainement pointu, arqué et grenu.

Elle s’en empara et lui prodigua des attouchements maladroits.

— C’est bon ? s’inquiéta-t-elle.

L’autre émit un début de râle affirmatif. Il reçut au même moment un formidable coup de poing dans le dos de la part de Hans et en perdit le souffle.

— Ciel ! mon amant ! s’écria Marie-Charlotte.

Francky venait de surgir à son tour, les yeux gonflés de sommeil. Son couteau parut lui jaillir des mains. Il s’approcha de l’automobiliste et redressa son sexe déjà inerte du tranchant de sa lame.

— C’est avec ce vilain machin que tu violes les jeunes filles de bonne famille ? articula l’Asiate.

— Mais je ne l’ai pas touchée ! protesta le malheureux conducteur, pris dans un traquenard cauchemardesque.

— Ah ! vraiment ! Tu as vu dans quel état elle est ? Chez nous, tu sais ce qu’on fait aux violeurs ? On leur tranche la queue et on la leur enfonce dans la bouche !

Il y eut un silence ; le malheureux baissait la tête pour regarder son sexe. Le poids de sa verge sur le tranchant aigu du couteau entamait ses œuvres vives et des gouttelettes de sang perlaient sur la lame grise.

— Tu me la rachètes combien ? demanda Francky.

— Quoi donc ?

— Ben, ta queue ?

— Je ne sais pas, balbutia l’automobiliste d’une voix expirante.

— Tu as combien dans ton portefeuille ?

— Je… ne sais pas.

— T’as de la chance d’ignorer ce que tu possèdes, mec. C’est bon signe !

L’Asiate passa une main preste dans le veston de sa victime pour subtiliser le portefeuille qu’il lança ensuite à Hans.

— Compte !

L’Allemand examina les compartiments de cuir et trouva l’argent dans la poche centrale.

— Deux mille six ! annonça-t-il.

— Ben, t’es riche, bout d’homme ! ricana Francky.

— Cet argent n’est pas à moi ! pleurnicha le pauvre type.

— Évidemment qu’il n’est pas à toi puisqu’il est à nous. On lui laisse sa bite pour deux mille six, grand ?

— Elle vaut pas plus, fit Hans, sérieux.

Francky fit sautiller le pénis avec son couteau, ce qui accrut le saignement.

— T’as raison, c’est de la petite pine de cocu, ça. La gonzesse endormie qui chope ça dans les miches, elle se réveille même pas. Fais-nous un petit polaroïd de son zizi, Marie-Cha, en souvenir. Plutôt, c’est le Chleuh qui va le faire et toi tu turluteras notre pote pendant ce temps ; s’il fait du suif on enverra la photo à sa femme.

Un instant plus tard, ils libérèrent leur souffre-douleur qui partit sans dire un mot.

— Ton histoire de bite coupée, ça m’inspire, fit Marie-Charlotte, rêveuse. Quand on lancera notre grande opération chez mon cousin, on coupera la queue de son Arbi et on la lui fourrera dans la bouche avec du sparadrap par-dessus. Ça va être un dégagement du tonnerre, je vous promets. Quelque chose qui restera dans les annales. Mais faut pas se presser. Faut tout préparer minutieusement, comme les Japs ont préparé Pearl Harbor. Je mouille rien que d’y penser !

30

L’hôtel Richemond de Genève avait dressé dans le parc une magnifique tente à rayures bleues et blanches d’une capacité de trois cents personnes, tapissée de moquette, climatisée, équipée de cuisines et de sanitaires. Des lustres de style vénitien l’illuminaient. Une magnifique décoration florale achevait d’en faire un décor hollywoodien (un Hollywood frappé de bon goût !). Des guirlandes d’ampoules festonnaient autour de ce « Camp du Drap d’or » moderne et constituaient une allée de lumière entre le portail et l’entrée de la tente.

Le nappage saumon clair, les chandeliers à quatre branches posés sur chaque table, les dosserets de velours bleu des sièges ajoutaient à ce raffinement. Sur une petite estrade, un quatuor à cordes répandait sur l’assemblée une musique noble qui endiguait le brouhaha né de toute concentration d’individus, fussent-ils du meilleur monde.

Les cartons d’invitation précisant : cravate noire, robe longue, l’assemblée, à de rares exceptions près, avait grande allure. À peine si se signalaient, çà et là, quelques réfractaires (artistes ou journalistes) délibérément vêtus de vestons ordinaires, voire de blousons. À chaque extrémité de la tente on avait dressé des buffets dignes de Lucullus. Le champagne coulait à flots, versé par des serveurs en habit à la française.

Élodie Steven surveillait l’ordonnancement de la soirée d’un œil infaillible. Elle portait une robe de chez Scherrer, bleu nuit, qui mettait sa blondeur en valeur. Elle attendait que les gens ayant accepté l’invitation fussent à peu près tous arrivés pour s’adresser à eux.

Jusqu’alors, contrairement à l’usage, seuls le duc Groloff et son épouse recevaient les invités. Le vieillard portait un uniforme blanc et or, plus chargé de décorations que ceux de feu le maréchal Goering. Il serrait les mains des hommes, s’inclinait sur celle des dames, prononçait une phrase alambiquée à l’adresse des hautes personnalités dont la vigilante Élodie lui soufflait le nom et la fonction.

Le texte de l’invitation indiquait que la réception était organisée par Son Altesse Gertrude, princesse de Montégrin. Groloff murmurait aux hôtes de marque que, compte tenu de son grand âge, l’hôtesse ne pouvait accueillir tous ses invités, mais qu’elle apparaîtrait un peu plus tard.


Élodie Steven retroussa le bas de sa robe longue pour ne pas s’y prendre les pieds, gravit les trois marches de l’estrade et fit signe aux musiciens de s’interrompre. Il n’est pas meilleure manière d’obtenir le silence de ce genre de soirée qu’en arrêtant la musique. Aussitôt, les conversations cessèrent et les yeux se tournèrent dans sa direction. Beaucoup de gens qui la connaissaient l’applaudirent. Elle sourit à la ronde et parla :

— Bien peu d’entre vous ont le privilège de connaître la princesse du Montégrin. La raison en est simple : Son Altesse, la princesse Gertrude, durement frappée par la disparition de ses proches, mène, dans notre pays qui l’a reçue une existence vouée à ses souvenirs et à la piété. Si, ce soir, elle transgresse sa règle de vie, c’est parce qu’elle a une importante nouvelle à vous annoncer. Aussi, vais-je lui céder ma place à ce micro.

Alors on vit s’avancer en direction de l’estrade la Majesté en personne. Gertrude portait une robe de velours noir à col d’hermine (fourrure royale) qui la grandissait. Pour la première fois depuis bien des décades, elle avait consenti à ce qu’on la maquillât : légère touche ocrée aux joues, soupçon de rouge sur les lèvres.

Elle marchait au bras de Groloff et l’on se demandait qui soutenait l’autre. Son apparition fit s’établir un profond silence. Les assistants, impressionnés, ne réagissaient pas. Et puis tout à coup, avec un ensemble surprenant, ils applaudirent à tout rompre cette vieille femme menue et altière qui se déplaçait comme si elle se fût trouvée un jour de sacre dans l’allée centrale d’une cathédrale.

Au pied de l’estrade, elle lâcha le bras de Groloff et prit celui d’Élodie pour gravir les trois marches. Les ovations redoublèrent. Élodie plaça le micro HF dans la main desséchée de la princesse, puis se recula auprès des musiciens.

— Merci à vous tous, et bienvenue, fit Gertrude d’une voix dont la fermeté surprenait. Je voulais que vous soyez les témoins de ce qui est l’une des plus grandes joies de ma longue existence. Alors que je croyais notre dynastie éteinte, Dieu m’a envoyé un petit-fils né de mon défunt fils Sigismond II et d’une personne ayant appartenu à notre entourage, la comtesse Vlassa. Cette union qui avait été tenue secrète m’a été révélée par des documents irréfutables laissés par mon bien-aimé fils. Le Seigneur a en outre voulu que ce fruit du passé soit le sosie de son père et de son grand-père. Si, dans Sa Toute-Puissance, Il permet le rétablissement de la monarchie au Montégrin, mon petit-fils régnera un jour sous le nom d’Édouard Ier. C’est en son honneur que cette soirée nous réunit tous.

Elle tendit la main vers l’entrée de la tente et dit :

— Approchez-vous, Édouard.

Le prince entra dans un ferment de curiosité chauffée à blanc. Un murmure flatteur, dû aux femmes, formait comme un sillage sonore derrière lui. Élodie lui avait recommandé le smoking classique et il était beau et élégant, à peine gêné par les centaines de regards qui suivaient son déplacement.

Il monta sur le praticable, prit la main de sa grand-mère et la baisa avec grâce. Ce fut du délire. Dans les discrets projecteurs qui éclairaient le podium, il ressemblait à un jeune premier de cinéma. Il salua l’assistance d’une légère plongée de la tête, prit le micro que Gertrude lui présentait, mais la houle des vivats continuait de déferler. Les invités, ravis par l’aventure inattendue et conscients de vivre un moment historique, n’en finissaient pas d’applaudir ce prince des Mille et Une nuits. Soudain, à leurs yeux, l’obscur et mal connu Montégrin prenait une importance démesurée, devenait l’égal du Royaume-Uni.

Ce goût pour la monarchie qui assure la prospérité de tant d’hebdomadaires, parce qu’il redonne à chacun son âme d’enfant et avive sa soif de merveilleux, donnait libre cours à l’enthousiasme le plus excessif, le plus fervent. Dans la somptuosité de la tente princière, le bonheur contagieux visitait chacun. Il transportait dans l’ivresse jusqu’aux personnages les plus compassés, jusqu’aux dignitaires les plus imbus de leur fonction.

Longtemps Édouard resta debout dans la tempête des acclamations, auprès de sa chétive grand-mère radieuse sous son éternelle réserve. Saluant au plus juste, car il se devait d’affirmer la sacro-sainte majesté, et trop de courbettes eussent nui à son image de marque.

Enfin, soûlé de bravos, il porta le micro à sa bouche et commença à lancer des « merci » qui ne faisaient qu’aviver le délire. Pour en finir, il avança la main en un geste qui réclamait le silence.

L’obtint.

— Quel que soit mon destin, commença-t-il, je garderai toujours dans mon cœur cet inoubliable accueil.

Un nouveau flux de vivats le contraignit à se taire.

Quand il cessa, le prince poursuivit :

— Un destin hors du commun fait de moi le successeur d’une lignée de princes dont beaucoup contribuèrent à façonner l’Europe. Je n’ai aucune visée politique, mais je tiens à affirmer que si un jour le peuple montégrinois souhaitait, en raison des conjonctures politiques, renouer avec le régime de mes pères, je saurais répondre à son appel et à ses vœux.

« En attendant, je remercie de toute mon âme l’admirable nation helvétique, île de paix, île heureuse au sein d’un monde en désarroi, qui a su ouvrir sa porte et tendre la main à ce qui restait de ma famille. Là aussi, je veillerai à rester digne de cette marque de confiance.

« Cela dit, chers hôtes, des buffets vous attendent. Servez-vous, installez-vous, je passerai m’entretenir avec vous tous au cours de la soirée. Que la fête commence ! »

La perspective des somptueux buffets, le flot de musique douce à nouveau déversé écourtèrent les nouvelles ovations.

Édouard et sa grand-mère sortirent par un accès de service et il la raccompagna jusqu’à ses appartements.

— Tu as été une fois de plus magnifique, assura Gertrude. Tu exerces un véritable magnétisme sur les gens.

— J’allais vous en dire autant, mémé.


Son tour des tables fut un nouveau triomphe et, chose curieuse, il y prit plaisir.

Toujours d’une efficacité exemplaire, Élodie lui présentait les convives : beaucoup de membres du corps diplomatique, des conseillers d’État, des banquiers illustres, des directeurs de journaux, le brain-trust de la TV Suisse Romande, le directeur du Grand théâtre de Genève, des chirurgiens en renom, des avocats fameux, des artistes peintres, des comédiens. Il trouvait amusant (et non pas grisant) de voir ces personnages réputés se dresser devant lui et s’incliner en proférant des paroles humides.

Beaucoup de ravissantes femmes accompagnaient ces messieurs. En prenant leurs mains délicates, il les scrutait et se sentait déjà accueilli par la plupart d’entre elles. Il songeait à une réplique d’un des tout premiers films de Godard : « Les plus belles femmes du monde, ce ne sont pas les Scandinaves ; les plus belles femmes du monde se trouvent à Lausanne ou à Genève. » Il lui serait facile de moissonner ces exquises personnes à son gré. « Princesse Mémé » venait de le lui dire : il exerçait un magnétisme sur les gens. Sa virilité ardente se lisait dans ses yeux et les femmes parlent couramment le langage des regards. Il lui suffisait d’insister de la prunelle pour les voir se troubler et répondre « oui ».

Il déambulait de table en table, un sourire irrésistible aux lèvres. À un moment donné, Élodie lui chuchota :

— Vous êtes étourdissant à force de séduction.

Leur aventure amoureuse (sans amour) se prolongeait. Ils formaient un drôle de couple aux ébats peu communs. Édouard téléphonait en fin de journée à la jeune femme pour lui demander s’il pouvait passer à ses bureaux. Elle répondait chaque fois par l’affirmative. Quand il arrivait, il saluait la préposée de l’entrée qui l’annonçait. Élodie ne le faisait jamais attendre et venait le chercher dans l’antichambre : « Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer, monseigneur… »

Le seuil franchi, elle refermait la porte en assurant la targette de laiton, puis se troussait. Elle ne portait pas de slip pour l’accueillir. Édouard la saisissait à pleines mains par les fesses et la soulevait, Élodie déboutonnait la braguette du prince, dégageait son sexe. En quelques astucieuses contorsions il la pénétrait et leur furia se déclenchait. Il marchait en la prenant ; sa force était infinie, ses coups de boutoir la faisaient frémir. Elle mordait le col de son veston pour s’empêcher de crier. Dans l’intensité de leur étreinte, ils renversaient des sièges, des appareils téléphoniques, des guéridons chargés d’annuaires. Il devenait un ouragan à la furie obscure, incontrôlée. Parfois, en fin d’accouplement, il la déposait sur le coin de son bureau d’acajou et terminait leur étreinte à une allure folle qui plongeait sa partenaire dans une pâmoison voisine de l’évanouissement.

Naturellement, l’objet de ces visites tumultueuses, voire fracassantes, ne pouvait être caché aux deux personnes travaillant pour Élodie Steven. Elle ne cherchait pas à donner le change et, en raccompagnant le prince jusqu’à la porte, jetait un regard glacial à ses employés.

Au cours de ces rudes rendez-vous, le prince agissait mais ne parlait pas. Leur étreinte achevée, il murmurait, après avoir remis de l’ordre dans ses vêtements :

« — Que voulais-je vous dire encore ? »

Il hochait la tête, ajoutait :

« — Je crois que c’est tout. »

Et s’en allait. Ils ne parlaient jamais affaires au cours de ces tête-à-tête échevelés. Ce qu’ils avaient à se dire de sérieux, ils s’en entretenaient uniquement par téléphone.


Une fois achevé ce qu’il appela « son tour de piste », il accompagna Élodie au buffet et s’y fit servir une tranche de foie gras. Il aurait préféré des œufs durs-mayonnaise car, malgré les tables raffinées auxquelles il devrait aborder, il lui resterait éternellement des envies de choucroutes garnies et de harengs-pommes-à-l’huile.

Ils se rendirent ensuite à la table du duc Groloff et de sa dondon. Heidi portait une robe verdâtre et jaune qui la faisait ressembler à une citrouille mûrissante. Miss Margaret, dans un fourreau noir, chipotait en bout de table. Elle gardait les yeux baissés, ne les levant parfois que pour jeter un regard de détresse à Édouard, plein d’amour et de jalousie informulée. Il se mit à causer de la soirée réussie avec Élodie. L’orchestre interprétait du Mozart. La grosse duchesse bâfrait, la tête dans son assiette. Le prince s’amusa à évoquer ces trois femmes si différentes pendant qu’il les entreprenait.

Il en vint à songer qu’un jour il devrait se marier pour rendre Gertrude arrière-grand-mère, ce qui était la moindre des politesses. La vieille dame commençait déjà à aborder cette question. Elle parlait de familles titrées, pourvues de filles à marier, avec lesquelles elle comptait renouer. Son vœu était qu’Édouard épousât une noble pour conjurer en ses enfants sa partie roturière. Édouard ne se montrait pas hostile à ce projet. Cependant il avait la certitude de ne jamais pouvoir aimer d’amour une autre femme que sa vieille Édith. En revanche, son futur serait jonché de conquêtes faciles ; il souhaitait donc épouser une gourde facile à tromper.

— La prochaine soirée, avertit le prince, sera une soirée canaille.

— Bonne idée, approuva Élodie Steven ; ça plaira à mes calvinistes.

— On dansera ! reprit-il. Du musette. Je veux plein d’accordéons, de saucisson à l’ail et de tonnelets de beaujolais ; des lampions, des guirlandes de fête foraine…

— Génial ! exulta la jeune femme. À quand ces futures réjouissances ?

— Le plus vite possible. Le mois prochain, par exemple.

— Un peu trop près de cette présente soirée qui restera mémorable ; ne les gâtez pas trop !

— Attention ! fit-il, ce n’est pas pour eux que je fais ça, mais pour moi.

Elle sourit :

— Le fait du prince, monseigneur ?

— Si vous voulez.

Et il retira son pied que la grosse Heidi, repue, tentait de capter sous la table.

* * *

La « soirée voyouse » eut lieu trois semaines plus tard et remporta un franc succès. Élodie avait invité moins de monde et très peu de diplomates et hauts fonctionnaires internationaux, lesquels sont astreints à une réserve s’accommodant mal du foulard apache et de l’accordéon.

Cette fois-ci, on ne fit pas appel aux délicates cuisines du Richemond, mais à un chef lyonnais qui tenait un bistrot champêtre appelé Le Vallon et excellait dans la confection des plats robustes mais honnêtes, tels que l’andouillette au vin blanc, le petit salé aux lentilles, le saucisson pommes vapeur, le gras-double et autres délices sans lesquelles la cuisine française ne serait que ce qu’elle est. Les convives se remplirent la panse en buvant un brouilly fruité que des sommeliers tiraient au tonneau dont chacune des tables était pourvue.

L’ivresse fut rapide et générale. Affranchis par leurs déguisements, les aimables bourgeois se la donnaient belle. Les dames, pompettes, riaient et piaillaient en provoquant les messieurs si en forme. Édouard savourait cette fresque insolite, scandant du pied les valses et les tangos interprétés par André Verschuren en personne, qu’accompagnaient d’autres instrumentistes.

Il fit danser les invitées les plus jolies qui se montrèrent également les plus lascives et fut pratiquement en état d’érection toute la soirée. Il avait pris la précaution de se munir d’un menu carnet et quand il se retrouva le soir dans sa chambre, il possédait une bonne vingtaine de numéros de téléphone agrémentés chacun d’un signe cabalistique chargé de lui rappeler le physique des dames qu’ils concernaient.

Édouard vécut alors une période d’intense activité sexuelle qui resterait unique dans son existence. Il ne se savait pas capable de tant de prouesses amoureuses. Pour les satisfaire sans problème, il loua une chambre dans un hôtel médiocre, du quartier de la gare de Cornavin ; il préférait trousser les filles dans un hôtel de passe plutôt que dans un palace, l’ambiance du premier convenant mieux que le second à la fornication. Il choisissait un numéro du carnet, et quand la personne qui l’intéressait décrochait, il s’annonçait brièvement :

— Édouard de Montégrin. Êtes-vous d’accord pour me rejoindre tantôt à 15 heures au Splendid-Mirador Hôtel, chambre 418 ?

— Mais, monseigneur…

— Affirmatif ou négatif ? coupait-il en laissant poindre un agacement de mufle.

— Eh bien, je… je ferai mon possible.

— C’est cela : faites-le !

Il raccrochait.

« Le fait du prince », avait dit Élodie. Édouard jouait à cela. Il jouait « au fait du prince ».

La dame pressentie arrivait immanquablement, peinte en guerre dans les vêtements les plus suggestifs de sa garde-robe. La mauvaise qualité des lieux la surprenait. Quand elle amorçait une réflexion à ce propos, il l’interrompait d’un « c’est plus excitant ainsi » qui lui coupait le sifflet.

Édouard stimulait son imagination pour réclamer de sa partenaire de l’instant les complaisances les plus raffinées. Elle se soumettait à ses moindres caprices, en en remettant, au besoin.

La séance terminée, il se rhabillait et fuyait sans parler d’un autre rendez-vous, lequel se produisait rarement (à moins que la performance de la personne n’eût été exceptionnelle).

Il arrivait à Édouard de donner deux rendez-vous dans la même journée et de faire une gentillesse à miss Margaret dans la nuit qui suivait.


Cette vie de bâton de chaise commença à inquiéter Gertrude qui finit par s’en ouvrir à son petit-fils.

— Mon cher garçon, lui dit-elle, je sais combien les Skobos sont de rudes gaillards en amour, toutefois je crains que vous ne preniez l’habitude d’une vie dissolue, ce qui serait dommage. Trop, c’est beaucoup trop, Édouard. Méfiez-vous, mon enfant, de l’oisiveté, et consacrez du temps à une occupation saine. Un proverbe de chez nous dit « que la femme qui ne t’apporte pas d’enfant t’apporte des ennuis ».

Le prince ne se formalisa pas de ce franc-parler. Édouard avait toujours été un homme honnête, avec lui-même comme avec autrui.

— Vous avez raison, mémé, dit-il ; je vais repeindre notre Rolls !

31

Rosine avait décidé de leur offrir le champagne pour célébrer dignement la fin de son fameux chantier. Elle avait constitué une sorte de buffet sur deux caisses renversées recouvertes de serviettes blanches. Trois bouteilles de Mumm cordon rouge trempaient dans un seau de plastique jaune empli de glaçons. Des canapés aux œufs durs, tomates, anchois et au jambon s’empilaient sur un plat à tarte. Les quatre hommes avaient remisé leur attirail et se lavaient les mains au robinet planté au sommet d’un tuyau sortit tout droit du sol. Le chef d’équipe excepté, c’étaient des Arabes et Rosine regretta d’avoir confectionné autant de canapés au jambon. Elle songea également qu’il y aurait trop de champagne et que les travailleurs émigrés se rabattraient sur les bouteilles de jus d’orange.

Cela faisait des mois qu’elle attendait cet instant en pensant que ce serait un grand jour pour elle, et voilà que les travaux venaient de s’achever et qu’elle avait les larmes aux yeux.

Elle regarda l’ex-chantier, le cœur serré. Pourquoi Fausto ne venait-il pas, malgré sa promesse ? Depuis plusieurs semaines il la délaissait, passant en coup de vent, de temps à autre, sans la baiser. Il avait toujours de bons prétextes : des heures supplémentaires à faire à la miroiterie ; un entraînement poussé en compagnie de champions authentiques dont il citait les noms ; une convocation de la Sécu ou du consulat italien… Rosine n’était pas dupe. Elle connaissait trop bien la vie pour couper dans ces prétextes fallacieux. Son champion la doublait, tout simplement. Elle en ressentait une peine immense mais se résignait. Vingt-cinq ans d’écart (dans ce sens-là), ça ne pardonne pas. Elle l’avait toujours su : un jour ou l’autre, le destin lui présenterait la note.

L’asphalte frais fumait dans le soleil, dégageant une âcre odeur de départ en vacances. Il luisait comme une carapace d’insecte, décrivant une figure géométrique parfaite à l’intérieur de laquelle une vaste surface engazonnée commençait à verdir. Au centre de celle-ci subsistait une nappe d’eau résultant de la canalisation éclatée. Le terrain argileux la conserverait encore longtemps dans cette contrée pluvieuse, avant que l’évaporation ne l’assèche. La nature est à ce point équilibrée qu’il suffit de retenir l’eau dans un lieu où elle n’existait pas pour qu’aussitôt une faune nouvelle surgisse. Depuis quelques semaines déjà, des araignées aquatiques, à longues pattes, des libellules bleu et vert et même d’étranges mollusques mangeurs d’algues avaient fait leur apparition.


— Approchez, approchez ! lança-t-elle aux quatre hommes qui attendaient gauchement, à quelque distance. Lequel de ces messieurs va déboucher le champagne ? J’ai si peu de force dans les poignets !

Un Maghrébin accepta la corvée et se servit le premier. Un seul des trois opta pour le jus d’orange. Par contre, il n’y eut que le chef d’équipe (un Méridional velu) pour goûter aux sandwiches jambon.

La grosse femme trinqua à la ronde et vida son verre cul sec, histoire de faire quelque chose pour son moral sinistré.

Une bouteille de Mumm fut péniblement vidée, quelques toasts grignotés, après quoi, les ouvriers partirent.

Demeurée seule, Rosine se prit à pleurer devant l’ouvrage fini. Ce chantier avait représenté une œuvre, pour elle. À laquelle elle avait consacré ses revenus et l’héritage de sa mère. Pénélope obstinée, elle l’avait conçue et réalisée comme s’il se fût agi d’une immense tapisserie ; mais le jour où elle était achevée, celui pour lequel elle l’avait tissée l’abandonnait, lui laissant son lourd présent sur les bras.

« Que vais-je en faire ? » se demandait-elle. Elle ne trouvait pas de réponse à sa question. Soudain, ce paysage ingrat qu’elle chérissait lui apparaissait tel qu’il était : sinistre. Les trois wagons fraîchement peints ressemblaient à un campement d’opérette.

Sa solitude lui fut insoutenable. Elle la découvrit, comme on découvre un jour une anomalie inquiétante de son corps. Pourquoi s’obstiner à vivre dans cet univers zonard de banlieue polonaise, avec pour tout horizon la fuite géante des pylônes ?

Elle pouvait se rabattre sur Versoix, maintenant que son fils était prince (et elle comtesse !). Mais elle se jugeait incapable de tenir ce rôle de bonniche anoblie pour les besoins de la cause. Là-bas, elle se sentirait plus roturière que partout ailleurs et resterait une ancillaire déguisée. Les parties de cartes avec la duchesse Groloff (au titre aussi bidon que le sien), donnait une notion de ce que pouvait être le purgatoire. La télé, les repas compassés à la table de Gertrude, la paix figée du parc, le bord de lac pour films d’avant-guerre, avec ses quelques cygnes orgueilleux et méchants qui défilaient comme les cibles d’un tir forain, la paniquaient au lieu de la sécuriser. Jamais elle ne pourrait entrer dans ce faux monastère. Édouard s’en accommodait à cause de son hérédité ; ses gènes lui avaient permis de s’adapter. Dans son être un mystérieux mécanisme jouait qui le faisait renouer avec ses racines : il était un Skobos, non un Blanvin. Rosine, elle, se comporterait éternellement en fille du peuple élevée par des parents communistes chez qui Lénine remplaçait Dieu.

Elle s’assit sur une grosse pierre plate, près du dérisoire buffet où les nourritures délaissées commençaient à se corrompre doucement au soleil. Son existence butait contre un mur. D’un naturel optimiste, Rosine se dit qu’elle se sentait toujours gaillarde femme aimant l’homme et la vie. Il lui serait facile de retrouver quelqu’un.

Elle flottait entre deux eaux (spleen et espoir) quand elle entendit croître les rugissements d’une moto. L’engin ne tarda pas à apparaître, apportant deux passagers. Un couple. L’homme en jean pilotait torse nu. Il avait le corps gracile, la poitrine glabre : sur cet être chétif, le casque disproportionné évoquait la science-fiction. Sa passagère était plus menue encore. Quand le bolide eut stoppé, elle arracha son heaume et Rosine reconnut Marie-Charlotte.

— Je n’espérais plus te revoir, assura-t-elle en embrassant sa nièce.

— Avec moi, il ne faut jamais désespérer, répondit la gamine.

Son compagnon avait également ôté son casque et restait à l’écart, sans songer à saluer Rosine. Cette dernière constata qu’il s’agissait d’un Asiatique.

— Que deviens-tu ? demanda-t-elle à Marie-Charlotte.

— Je vis, répondit l’autre, laconique.

— Tu vis, mais sans donner de tes nouvelles à ta pauvre mère qui se fait un sang d’encre à ton propos.

— Si c’était pas pour moi, ce serait pour autre chose ; le sang d’encre, c’est dans sa nature.

— Pas encore en prison ? continua Rosine, sans méchanceté.

— On y pense, t’inquiète pas. Où est Édouard ? Quand on le demande au téléphone, son melon répond qu’il est en voyage.

— Il s’est fixé en Suisse, fit étourdiment Rosine qui regretta sa confidence, mais il était trop tard.

— Où ça, en Suisse ?

— J’en sais fichtre rien, mentit la grosse femme ; c’est dans la partie allemande, un nom à coucher dehors.

— Qu’est-ce qu’il fiche là-bas ? Une gonzesse ?

— Non. On lui propose une affaire de voitures de collection et il va s’associer.

— Ça le fait pas chier de s’expatrier ?

— La vraie patrie, c’est le boulot !

— Il revient tout de même pour contrôler son garage d’ici, je suppose ?

— Pourquoi cherches-tu à le voir ? Ça n’allait pas tellement fort vos relations, vous deux.

— Justement, je voudrais qu’on se rabiboche et lui proposer un bon truc, moi aussi.

Rosine eut un sourire incrédule.

— Les affaires que tu peux lui proposer, je doute qu’elles l’intéressent.

— T’es aussi con que ma mère ! grinça Marie-Charlotte.

— C’est pour m’insulter que tu es venue ?

La gosse regretta sa mauvaise humeur qui allait compromettre le résultat de sa visite.

— C’est toi, tatie, qui m’insultes en me balançant des vannes pareils. Sans charre, j’ai un truc sérieux pour Doudou, sérieux et honnête : un lot de tractions qu’on peut acheter pour une poignée de fèves. Il appartenait à un vieux gazier qui gâtouille. Si tu peux joindre le grand, dis-lui. Il brade, le pépé, sans se rendre compte de la valeur réelle des choses. On lui a acheté des objets anciens, Francky et moi : vases de Lalique, tu connais ? On s’est goinfrés. Les bagnoles, malgré tout, ça reste hors de nos possibilités. Seulement faut faire vite, il a une frénésie de tout liquider pour se retirer dans un Hespéride.

— Tu crois que ça peut attendre le mois prochain ? demanda Rosine qui venait de renouer avec la confiance.

Marie-Charlotte lui dissimula sa joie.

— J’essaierai de faire patienter pépère ; il nous a à la chouette. Ce serait autour du combien ?

— Je sais qu’il doit être en France le 10 pour une chose importante.

— O.K., je te tiendrai au courant.

Elle vit son compagnon debout devant le chantier et s’approcha de lui.

— C’est quoi, ce cirque ? questionna l’Asiatique.

— J’ai jamais pu le savoir, répondit Marie-Charlotte.

Se tournant vers sa tante, elle dit :

— Ça a l’air d’être terminé, ton grand bidule, non ?

— Oui, c’est terminé depuis aujourd’hui.

— Alors maintenant tu peux dire ce que c’est ?

Rosine haussa les épaules.

— Un rêve, répondit-elle ; une connerie. C’est tout ce que tu voudras, sauf ce que je voulais que ça soit !

* * *

Édouard s’était arrangé avec un carrossier pour qu’il lui loue un compresseur et le matériel nécessaire. Après avoir fait nettoyer la remise par Walter et Lola, il en avait obstrué les ouvertures avec de grandes feuilles de plastique transparent qui laissaient passer la lumière mais non les insectes, les pétales et duvets de plantes ainsi que les grosses poussières. Il avait désossé la vénérable Rolls, lui ôtant ses garnitures extérieures et intérieures. Maintenant la grosse voiture ressemblait à une gigantesque carcasse de crustacé.

Le prince travaillait en combinaison kaki, un masque de chirurgien devant les voies respiratoires, quand la silhouette de Gertrude se dessina derrière le plastique qui lui donnait un flou spectral.

Il souleva un pan de sa fermeture et l’accueillit dans son antre. La vieille femme fut impressionnée par le décor, les appareils, et surtout par la nouvelle apparence de sa royale automobile.

— Dans quel état l’as-tu mise ! s’exclama Gertrude. Tu es bien sûr de savoir la remonter ?

Il lui prit l’épaule pour la serrer contre lui, geste qui la ravissait.

— Ne vous inquiétez pas, mémé ; je suis un très bon artisan et votre tas de ferraille sera comme neuf en sortant de cette remise. Noire, cette Rolls ressemblait à un corbillard ; et encore, de nos jours, les corbillards sont-ils bordeaux !

— Tu comptes la repeindre de quelle couleur, mon garçon ?

— Je voulais vous en parler, mémé. Que diriez-vous d’un beau vert anglais, très sombre, avec un filet doré imperceptible au niveau des poignées de portes ?

— Ça pourrait être très bien, effectivement, admit Gertrude.

— C’est parti ! lança joyeusement Édouard. Quant au cuir des banquettes, je vais le nourrir avec une huile de ma composition.

Il frottait une aile de la Rolls avec un papier abrasif.

Elle admirait la clarté de ses gestes, leur efficacité. Les bons travailleurs se fatiguent moins qu’on ne le suppose, grâce à la parfaite précision de leurs mouvements.

— Ton autre grand-mère, à laquelle tu as fait plusieurs fois allusion, tu l’appelais aussi « mémé » ?

— Bien sûr ; ça vous dérange ? Vous aimeriez que je vous trouve un autre nom, tout neuf ?

— Pas du tout, je te l’ai déjà dit, j’adore « mémé ».

— Vous êtes probablement la seule princesse qui aura été appelée ainsi.

Elle s’attardait, heureuse de leur intimité dans cette ambiance d’atelier.

— L’autre, tu l’aimais beaucoup ?

— Mémé Rachel ? Oh ! oui. C’était un curieux personnage, dans son genre.

— Réponds sans réfléchir ! Tu l’aimais plus que moi ?

Cette puérile jalousie maternelle l’attendrit.

— Non, ma chérie. Vous, vous êtes unique, dans mon cœur comme dans la vie !

Il lui donna un chaste baiser sur la bouche, de ceux qu’ont pour leur mère les très jeunes enfants.

— Toi, je t’aime grand comme le soleil, assura-t-il, la tutoyant pour la première fois.

Walter grattait la surface lisse du plastique.

— Votre Majesté ! héla-t-il d’un ton sourd.

Il passa sa tête grise dans le local.

— Mgr le duc souhaiterait que Mme la princesse le retrouve à la bibliothèque, annonça le factotum ; il est en conversation avec le banquier de Madame et il y aurait d’importantes décisions à prendre.

Gertrude soupira :

— Ce vieil imbécile se noierait dans son potage !

Elle s’en fut rejoindre Groloff en maugréant.

Walter, que le travail du prince intéressait, s’attarda auprès de lui.

— Votre père aussi aimait la mécanique, d’après ce qu’on m’a raconté. Je crois que c’est un hobby royal. Vous pensez peindre l’écusson de votre famille sur la portière ?

— Et puis quoi encore ; une couronne ? plaisanta Édouard. Vous confondez Versoix avec Buckingham Palace, mon petit Walter.

— Si ceux qui ont le droit de faire des choses rares ne les font pas, qui donc les fera ? demanda sentencieusement Walter. C’est très beau, un écusson ; très poétique. Peut-être n’y aurait-il plus de reine en Angleterre si on avait supprimé les carrosses et les écussons !

Édouard lui posa la main sur l’épaule.

— Je vous aime beaucoup, Walter.

— J’aime énormément monseigneur, de mon côté, assura le domestique. D’ailleurs je serais incapable de travailler pour des gens que je n’aimerais pas.

— Comment trouvez-vous ma grand-mère ?

— Il y a un mot qu’un de mes petits-neveux répète sans arrêt, c’est « super ». Sauf le respect que je lui dois, je la trouve super.

Il ajouta, pensif :

— J’espère qu’elle va pouvoir tenir le coup.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? s’alarma le prince.

Le bonhomme hocha la tête :

— Quand les banquiers se déplacent, c’est jamais très bon.

— Vous pensez qu’elle a des problèmes financiers ?

— Je ne le pense pas : je le sais.

La nouvelle terrifia Édouard qui ne s’attendait pas à quelque chose de ce genre. Il s’imaginait qu’il existait en Suisse un trésor montégrin aux intérêts juteux dans lesquels on pouvait puiser sans compter. Cette notion de fortune inépuisable l’incitait à dépenser sans scrupules. La plupart des gouvernants chassés disposent généralement d’une hotte d’abondance qui adoucit leur exil.

— Et, selon vous, c’est grave ?

— Le château est hypothéqué à cent pour cent de sa valeur. Les créanciers regimbent et ce pauvre duc perd ses derniers cheveux à jongler. Si le sous-directeur de la B.C.G. s’est dérangé en personne, c’est que le plancher est crevé, comme on dit chez nous.

Le prince fit une revue en accéléré des fêtes qu’il avait données, de la garde-robe qu’il s’était constituée et eut honte. Gertrude payait les notes sans broncher, ne lui faisait aucune réflexion pour l’engager à calmer ses folles dépenses. Elle entendait qu’il vécût sa vie princière à plein régime, quitte à s’endetter au-delà de toute raison.

— Merci de m’avoir parlé, Walter, fit-il.

— Surtout ne dites pas à la princesse que…

— Soyez tranquille, je ne suis pas un mouchard.

Le domestique quittait le local de peinture quand il vit arriver le professeur du prince. Il annonça sa venue à Édouard.

— Conduisez-le à ma chambre, je viens tout de suite.

Pour lui, ces cours représentaient un pensum. Il n’aimait ni la langue montégrinoise, ni l’homme qui la lui enseignait. Dmitri Joulaf, musicien de son état, n’avait pas beaucoup de notions pédagogiques. Ses leçons consistaient à faire apprendre à son élève des phrases entières après lui en avoir fourni la traduction. Il ne semblait pas très bien maîtriser la grammaire et Édouard se persuadait que le racleur de violon commettait en parlant sa langue originelle, des fautes pareilles à celles qui lui échappaient quand il employait le français.

Il le rejoignit après avoir quitté sa combinaison et s’être lavé les mains.

Joulaf se tenait assis sur sa chaise habituelle, droit et immobile. Son regard fixe était, comme sa posture, celui d’un personnage de cire façon musée Grévin (rayon des assassins célèbres). Il n’eut pas un sourire en voyant apparaître son élève, serra brièvement la main qu’il lui tendait. La sienne était brûlante comme s’il avait été fiévreux.

— Vous allez bien ? questionna machinalement Édouard.

Le professeur eut un acquiescement vague et sortit le livre d’une serviette eczémateuse.

Il était vêtu des mêmes hardes que le jour où il s’était présenté, à croire qu’il n’en possédait pas d’autres. Son nœud papillon pendait comme une fleur flétrie et il y avait des traînées de sauce rouge sur l’un de ses revers.

Une carte à jouer cassée servait de marque-page à son livre : un huit de trèfle.

Il lut, de sa voix rouleuse de « r », un paragraphe de trois lignes. Ensuite, le traduisit laborieusement :

— « L’homme… entalonna son cheval qui partisit au troisième galop. Il se… pensait qu’il lui falloir retraper lé carrrrrose dou cardinal avance la nouit. »

Il tourna l’ouvrage vers le prince.

— Lise-le lentément ! lui ordonna-t-il.

Le prince soupira et se saisit du livre. Il fut sauvé par le gong du téléphone.

— Mlle Steven ! jeta Margaret qui mourait de jalousie chaque fois qu’Élodie appelait le prince.

— Allô ! fit la jeune femme. Vous n’êtes pas encore remonté sur le trône, beau monseigneur ?

Sa voix était bizarre, comme si elle avait trop bu.

— Pourquoi cette question ? fit Édouard.

— Parce que je ne vous vois ni ne vous entends, prince Édouard ; alors je bâtissais des hypothèses.

— Seriez-vous ivre ? demanda-t-il sèchement.

— Plus ou moins : disons à point ! J’ai eu un déjeuner avec un montreur et je m’y suis tellement plumée que j’ai vidé une bouteille de Château l’Angélus à moi toute seule.

— Qu’est-ce qu’un « montreur » ?

— Un type qui fabrique des montres, bien sûr !

Elle rit.

— Il veut me charger de la promotion de sa dernière création : une montre avec des incrustations de pierres précieuses qui ferait dégueuler un Arabe. Vous êtes chiche de passer me voir ?

— Pas aujourd’hui, trancha Édouard.

— Because ?

— Parce que vous êtes soûle.

Elle ne se fâcha pas.

— Alors, demain ?

— Demain non plus car vous aurez la gueule de bois !

— Vous êtes dur, fit-elle tristement.

— Je passerai après-demain, se radoucit le prince.

— Après-demain, j’ai peur d’avoir un rendez-vous impossible à remettre avec les Établissements Tampax. Bon Dieu, monseigneur, soyez chic : venez tout de suite, l’alcool m’a mise dans une forme olympique. Si vous n’avez jamais baisé une ligne à haute tension, mettez du caoutchouc sous vos chaussures et rappliquez !

— Je ne suis pas libre, déclara-t-il avec fermeté. Navré, Élodie.

Elle hurla :

— Hé ! ne raccrochez pas ! J’ai un cadeau pour vous.

— C’est très gentil, fit-il du même ton rogue.

— Figurez-vous que, ces dernières nuits, j’ai beaucoup pensé à vous. Je suis arrivée à la conclusion qu’il vous manquait quelque chose ; sans doute cela va vous paraître futile et cependant c’est très important.

— Qu’est-ce qui me manque ?

— Un parfum, monseigneur ; un bon parfum.

— Pourquoi, je pue ?

— Au contraire : vous sentez bon le mâle, d’autant que votre chevelure est riche en reflets roux. Mais un homme de votre qualité se doit de porter un parfum, et pas n’importe lequel. Je veux vous faire essayer « New York » de Patricia de Nicolaï ; c’est frais, avec des notes épicées, des fragrances animales. Vous venez le chercher ?

— Non.

— Prince de mon cul ! dit-elle.

Et elle raccrocha.

Édouard sourit, amusé par le désir exacerbé d’Élodie qui, joint à l’alcool, la poussait aux insultes.

Le professeur n’avait pas bronché ; ce type devait être capable de rester des heures immobile, en contemplation.

Sa présence lui devint intolérable et il décida de le congédier. Mais le téléphone retentit de nouveau. Il pensa qu’Elodie Steven le rappelait afin de s’excuser ; il s’agissait bien d’elle, mais elle ne s’excusa pas.

— Je vous parle de mon érotisme et j’oublie l’essentiel, dit-elle. Ça concerne la fête prévue pour vendredi. Quel genre de musique souhaiteriez-vous ?

— J’entends l’annuler, déclara Édouard.

— Le prince se fout de ma gueule ! L’annuler alors que les cartons sont partis depuis quinze jours et toutes les invitations acceptées !

— On trouvera une raison valable et on appellera les invités un à un pour les décommander.

Élodie piqua une crise.

— Le fait du prince, toujours, hé ? Pas en Suisse, monseigneur ! Ici nous ne sommes pas dans un pays de merguez ; ce qui est prévu s’accomplit, les caprices y sont très mal appréciés.

— Très bien, trancha Édouard, mettons que je n’aie rien dit.

— Bravo. Maintenant répondez à ma question : quoi comme musique ?

— La musique ? Je ne sais pas. Un truc pas cher !

Dmitri Joulaf sortit brusquement de sa prostration pour lever la main.

— Quoi ? lui demanda le prince.

— Musique ! fit l’autre. Moi, je ! Avec trrrois amis ! Magnifique forrrrmation. Musique tzigane ; trrrrès, trrrrrrès beau !

Édouard opina.

— Laissez tomber, fit-il à Élodie, j’ai ce qu’il nous faut.

Ce fut avec cette grande légèreté qu’il scella son destin.

32

Elle était persuadée qu’il reviendrait prochainement car il avait laissé pas mal de fourbi à lui dans les nouveaux wagons : un transistor, deux roues lenticulaires, une vue de Cuneo sur une tranche d’arbre, une tenue de cycliste glorifiant la maison Peugeot, une trousse de clés à rayons et une photographie montrant Fausto Coppi (le vrai) et Gino Bartali échangeant un bidon dans l’ascension d’un col.

Fatalement, il viendrait un jour ou une nuit récupérer ses trésors. Elle optait pour la nuit, le sachant couard, donc peu soucieux d’affronter les cuisances d’une rupture. Dans la perspective d’un retour nocturne, la madrée avait accroché une sonnette à l’intérieur de la porte, pour être réveillée s’il survenait pendant son sommeil.

La sonnette tinta le quatrième jour, à la pointe de l’aube. Rosine se leva prestement et sortit en chemise de nuit, les pieds dans ses savates harassées. Fausto restait sur le qui-vive dans l’encadrement du wagon.

La grosse femme lui sourit.

— Quand j’étais toute petite, mon père m’emmenait à la pêche. Il plaçait un grelot au bout de son sillon. Quand ça carillonnait, il se grouillait de ferrer et le poisson était pris. Salut, le champion, tu déménages ou tu changes de rue ?

Elle parlait léger, sur un rythme rapide et haché pour essayer de juguler sa colère. Elle ne voulait pas que leur histoire s’achève par une scène de femme jalouse.

— Alors, comme ça, tu as trouvé de la chair fraîche, Casanova ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Serveuse de bar ou vendeuse à Uniprix ?

Fausto parut réfléchir et, courageusement, laissa tomber :

— Je t’emmerde !

Elle le fouailla d’un sourire de pitié.

— Tu as la réplique fulgurante, champion ; tu aurais dû te faire avocat.

Il s’était muni d’un grand sac dans lequel il fourrait ses affaires.

— Tu as vu que mes travaux sont terminés ? À partir de maintenant, on n’appellera plus mon terrain « le chantier ».

Il s’astreignit à ne pas répondre.

— Faut tout de même que tu saches avant de te tirer, Lirette : c’est pour toi que j’ai fait tout ça. Je ne peux plus te dire combien ça m’a coûté car j’ai dépensé sans compter et tout mon fric y est passé. Perds trois minutes pour y jeter un œil, champion, tu me dois bien cette dernière faveur.

Elle le prit par la main pour l’entraîner. Fausto se dégagea d’un coup sec mais la suivit. Ils firent quelques pas en direction de la dépression ; dans le soleil levant la grande boucle asphaltée prenait des brillances de poisson.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Italien.

Elle s’emporta :

— Il demande ce que c’est ! T’es con ou t’es cycliste ? Un vélodrome, patate ! Je m’étais dit que tu t’entraînerais ici avec tes copains du club. Qu’on organiserait des critériums régionaux. On aurait installé une buvette dans le milieu, en préfabriqué, pour vendre des boissons, des frites et des sandwichs. C’était un truc à lancer, tu comprends ? On l’aurait baptisé « Vélodrome Fausto Ferrari ».

Elle espérait confusément une marque d’émotion de sa part, guettait son visage, mais n’y lisait que stupeur et mépris.

Il la regarda en vrillant sa tempe de son index.

— Où tu as vu des vélodromes comme ça ? Ce machin est complètement plat. Les virages sont pas relevés. Tout ce qu’on peut y faire, c’est du patin à roulettes. Vouloir bâtir un vélodrome en cachette, quand on en a jamais vu, faut être complètement givrée ! Allez, ciao, connasse !

Elle ne le regarda pas partir et resta longtemps prostrée devant son ouvrage inutile, après que le ronflement de sa voiture eut cessé.

* * *

— Mais qui t’a raconté ces fariboles ! se récria Gertrude. Ce gâteux de Walter, je parie ?

— Pas du tout, mentit Édouard. C’est la visite de votre banquier qui m’a alarmé.

— Il est venu discuter de mes placements.

— Vous êtes sincère, mémé ?

— Tu ne vas pas te mettre martel en tête, j’espère !

— J’entends tout de même freiner sur les réceptions ; il y en a une de prévue qu’on ne peut décommander, mais après, fini ; d’ailleurs elles ne m’amusent plus. J’ai honte également d’avoir dépensé une somme aussi énorme pour me constituer une garde-robe.

— Il t’en fallait une digne de ton rang, mon garçon chéri. Ma Rolls sera bientôt terminée ? Elle me manque ; lorsque je me rends au cimetière ou à la messe dans ta vieille Citroën d’avant-guerre, j’ai l’impression de participer à un défilé de voitures anciennes.

— Dans trois ou quatre jours je vous la rendrai, promit-il.

Il la quitta pour retourner travailler. Malgré les assurances de la princesse, il gardait l’esprit chagrin, sachant qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que même si le pessimisme de Walter était exagéré, Gertrude devait traverser une zone de turbulence sur le plan financier. Il se demanda alors s’il ne pourrait pas monter une affaire en Suisse afin de subvenir à la bonne marche du château.

Il savait l’économie helvétique frappée par la crise, comme chez toutes les nations occidentales, et que le domaine de l’automobile se trouvait plus touché que les autres. Or Édouard n’envisageait pas d’exercer une activité autre que celle qu’il avait toujours aimée et pratiquée.

Pour chasser son cafard, il décida de faire l’amour ; cette thérapie lui réussissant. Il hésita à rendre à Élodie la visite qu’elle espérait si ardemment. Bien que des plus courts, le voyage jusqu’à Genève ne lui disait rien. À la maison, il disposait d’un petit harem avec Margaret et la mère Heidi.

Il partit à la recherche de la première et la trouva dans le boudoir de Gertrude, en train de lui faire la lecture. Son délicieux accent irlandais ajoutait de la saveur au texte de Mark Twain. La vieille princesse écoutait, la tête légèrement renversée dans son fauteuil à oreilles, le regard clos, ses belles mains de cire abandonnées sur les accoudoirs. Soucieux de ne pas interrompre son plaisir, il se rabattit sur la duchesse qui regardait la télévision dans sa chambre. Elle y passait le plus clair de sa vie. Quand elle n’était pas devant son écran, elle se tirait les cartes à une table de jeu, tentant de leur arracher les promesses d’un avenir pourtant très lisible à l’œil nu.

Le prince s’avança à pas de loup tandis qu’un shérif patibulaire brandissait plein cadre un Colt pesant au moins dix livres. Lui dégaina son sexe de son pantalon et en promena la tête veloutée sur la nuque de la gentille ogresse. Dame Heidi sursauta avec un petit cri, puis, découvrant ce qu’on lui présentait, le happa avec une voracité de requin blanc. Cette fellation impromptue attisa sa gloutonnerie naturelle et elle entreprit de pomper le membre vigoureux d’Édouard en exprimant sa satisfaction par le nez.

Sur ces entrefaites, le duc Groloff pénétra chez sa femme, découvrit l’aimable tableau et se retira en murmurant un presque inaudible :

— Je prie monseigneur de m’excuser.

Le prince qui, comme la plupart des hommes sucés tenait sa partenaire par la tête pour lui indiquer le rythme à respecter, comprit que la chère Heidi ne s’était aperçue de rien et la laissa courir l’amble sans l’interrompre. Lorsqu’il lui eut fait son offrande, il lui donna un baiser au front et la laissa sans l’avoir avertie de l’incident. Il savait se montrer fataliste et faisait confiance aux deux époux pour résoudre le problème qu’il leur avait posé.

Un peu plus tard, il reçut un appel téléphonique de maître Crémona, son avocat, qui avait besoin d’un complément d’informations en vue du procès prévu pour le 10 du mois suivant.

Le prince les lui fournit distraitement. Considérée depuis la Suisse, la chose lui paraissait vénielle et il ne se sentait plus concerné. C’était une pauvre histoire entre gens médiocres qu’il éprouvait du mal à prendre au sérieux. En arrière-plan sonore, il entendait japper l’affreux roquet des Crémona. Cela le fit penser à la femme aux longs cheveux déteints, si abîmée par la vie, si crasseuse et si lasse mais que son époux semblait adorer. Il se mit à envier le minable foyer de l’avocat. Ce devait être bon d’avoir une femme à qui consacrer sa vie.

* * *

À l’occasion de sa dernière réception, il étrenna le smoking fantaisie qu’il n’avait pas osé mettre jusqu’alors. Élodie Steven avait axé la soirée selon un schéma détendu en invitant des artistes et des gens de télévision.

Le carton ne comportait pas la mention « cravate noire, robe du soir », si bien que le prince, à l’exception des quatre musiciens, se trouvait seul à porter un smoking. Le sien était assez désinvolte pour ne pas donner de complexes aux convives masculins.

Il avait, à sa table, le directeur du Grand théâtre, celui de la télévision romande, Élodie et quatre autres jolies filles répondant aux tests de qualité exceptionnelle qu’il leur faisait passer dans son petit hôtel voisin de la gare. Comme une forte chaleur régnait sous la tente, il demanda aux femmes de l’assistance si elles consentiraient à ce que les messieurs ôtassent leur veston. La permission fut accordée, mais peu d’hommes en profitèrent quand on vit que le prince Édouard gardait le sien. Comme il n’y avait qu’une quarantaine d’invités, on avait prévu un repas sur assiette : saumon-blinis-crème-aigre (bien que ce mets ne fût guère de saison), magret de canard aux pêches. La formation du professeur Joulaf était d’un niveau plus que moyen. Les malheureux, ruisselant de sueur, s’escrimaient sur leur petit podium, faisant assaut de fausses notes.

— Votre précepteur est aussi mauvais violoniste que mauvais pédagogue, glissa Édouard à Élodie.

Elle se comportait en maîtresse de maison et la nature de leurs relations ne faisait de doute pour personne. Par son attitude elle s’arrangeait pour qu’il en fût ainsi, trouvant sa liaison avec un prince gratifiante pour son métier.

Bien qu’elle s’employât de son mieux, la soirée était languissante, peut-être à cause du prince qui demeurait taciturne et ne se préoccupait pas d’alimenter la conversation. Cette dernière réception lui pesait car elle lui donnait mauvaise conscience. La situation financière de sa grand-mère accaparait tout son esprit et il n’accordait aucune attention aux créatures de rêve peuplant sa table ; même l’humour badin du directeur de l’opéra le laissait de marbre. Il se sentait menacé par des périls auxquels il ne parvenait pas à donner un nom. De nature optimiste, malgré sa propension à la réflexion, cet état de qui-vive lui nouait la gorge.

Édouard trouvait la chère moins bonne que les autres fois ; Élodie s’était adressée à un nouveau traiteur, pour l’essayer, probablement parce qu’il la bakchichait copieusement, mais le menu faisait banquet moyen ; le saumon se frangeait de parties sèches, les blinis manquaient de moelleux ; quant au canard, il baignait dans une sauçaille aqueuse en compagnie de pêches en conserve.

Devant cet état de choses, le prince se permit une cinglante réflexion :

— Ma chère Élodie, vous avez dû vous adresser à une cantine d’usine pour que nous soient servies des nourritures aussi tristettes !

Elle piqua son fard et ne répondit pas. Un instant plus tard, elle quitta la table et, quand elle revint, elle avait les yeux rouges.

Au dessert composé de crêpes flambées, les pauvres musicos descendirent de leur petite estrade pour faire du table à table. Ils jouaient des czardas, des valses crincrins, tout ce folklore pour cabaret russe qui survit au temps et aux modes et dont le gros public se délectera jusqu’à la consommation des siècles.

Les invités, musicologues pour la plupart, avaient du mal à applaudir, aussi le faisaient-ils du bout des doigts, l’aubade ne valant pas tripette.

— J’espère que les tympans d’un homme aussi averti que vous ne saignent pas, dit Edouard au directeur du Grand théâtre.

L’interpellé était trop intelligent pour répondre par des protestations.

— Au contraire, dit-il : ça les repose !

On rit de sa boutade ; c’était un homme à la fois jovial et raffiné dont le regard pétillait d’ironie.

Le quatuor de misère vint pour terminer à la table princière. Les crêpes farineuses se figeaient dans leur gluant nappage.

Dmitri Joulaf assura son violon sous son menton déjà sombre et entama ce morceau de bravoure qu’est le Beau Danube bleu. Il jouait en fixant le prince si intensément qu’Édouard ne put soutenir ce regard hypnotique.

« Cet homme est fou », pensa-t-il.

Il décida de cesser immédiatement ses leçons avec lui. D’abord il constatait leur inutilité, ensuite l’aversion que lui inspirait le musicien se changeait en haine ; or le prince vivait très mal un tel sentiment.

Une pluie de fausses notes fit grimacer son ami de l’opéra. Il les subit stoïquement, à bout portant, car Joulaf s’était rapproché de lui autant que le lui permettaient les déplacements de l’archet.

L’homme dégageait une sale odeur bestiale ; il avait les ongles bordés de noir et des traînées crasseuses au cou. Quand il cessa de jouer, il repoussa du coude l’assiette du prince et déposa son instrument sur la table.

— Qu’est-ce qui vous prend ? s’indigna Édouard.

Dmitri Joulaf eut un mince sourire.

— Un instant ! fit-il.

Il plongea sa main droite à l’intérieur de sa veste et en sortit un pistolet de fort calibre.

En un éclair, Édouard apprit sa mort. Deux fortes détonations retentirent dans le brouhaha des conversations. Il sentit deux chocs successifs qu’on aurait crus causés par un double jet de pierres. Mais les pierres ne retombaient pas après l’impact. Elles s’enfonçaient en lui, déchiraient son corps, le tuaient. La sensation d’intense brûlure se changea rapidement en froid glacial. Il voulut se raccrocher à la vision des choses, dominer coûte que coûte cet ensevelissement ; il ne le put. Tout devint opaque et silencieux.

33

Son premier retour à la lucidité fut pour se demander si la grosse mouche noire qui courait sur la vitre se trouvait à l’intérieur ou à l’extérieur de la pièce. Ce problème le fatigua, cérébralement, alors il ferma les yeux et se mit à flotter dans une inconscience soyeuse où fulguraient de brèves luminosités.

Quand il rouvrit les yeux, la mouche avait disparu.

Il peinait pour respirer et il lui sembla avoir un bloc de béton dans la poitrine. Son souffle était si juste qu’il crut mourir, mais comme il pouvait assumer son existence avec ce peu d’oxygène, il décida de l’économiser au maximum.

Il ne cherchait pas à savoir où il se trouvait, cela le laissait indifférent ; seule importait cette menue respiration autour de laquelle il se pelotonnait.

Un peu plus tard (mais sa notion du temps s’était abolie), il se fit comme l’amorce d’une vision : celle de ses plus belles tractions disposées en étoile au milieu d’une vaste pièce lambrissée. Et puis il y eut encore du flou au centre duquel sa respiration s’obstinait à grappiller de la vie.

Il franchit une nouvelle période de non-être qui s’acheva sur un lent émergement. Il crut apercevoir, très loin dans un ciel blanc, deux visages : celui de Gertrude et celui de Rosine. Il en ressentit confusément du contentement, s’endormit d’un sommeil réel mais incommode à cause de sa respiration bloquée. Ensuite, il y eut des lumières électriques, et encore le jour.

Il partait, revenait pour repartir très vite dans un no man’s land de la conscience. Tantôt les visages entrevus lui réapparaissaient, tantôt non. Il arriva qu’il n’en espérait qu’un seul. Le visage qui lui faisait le plus plaisir était celui de Rosine. Elle avait laissé repousser ses cheveux et retrouvé son ancienne coiffure d’avant le saccage de Marie-Charlotte. Il en fut content.

Vint le jour où l’étrange bourdonnement de guêpes ayant investi une cheminée lui devint discernable, puis audible. Il reconnut des bruits de langage. Il éprouva le contact de mains qui le soulevaient, le dévêtaient, le rhabillaient. On lui glissa un bassin sous les fesses, on engagea son sexe dans un conduit de verre, on plongea des aiguilles dans ses veines, on lui lava le corps ; parfois, on plaquait une poche caoutchoutée contre son nez et sa bouche et il respirait plus aisément. Il se mit à souffrir fortement ; sa face grimaçante exprimait la douleur dont il ne pouvait se plaindre.

D’autres visages venaient intercepter ceux de Rosine et de Gertrude : visages d’hommes et de femmes (plus nombreux). À un moment donné, il distingua la figure criblée de roux de miss Margaret. Il aurait aimé lui sourire. Une idée égrillarde lui traversa l’esprit : l’Irlandaise se laissant sodomiser par lui, « chastement ». Il pensa ce terme et fut certain de sa justesse : chastement ! Par amour de lui.

* * *

— Tu m’entends, n’est-ce pas, mon bébé ?

La figure merveilleuse de Gertrude, pathétique à force de tendresse. Il battit des paupières. C’est bien ainsi qu’on doit répondre aux questions quand on ne peut plus parler ?

Elle caressait son poignet qui n’avait pas reçu d’aiguilles. Édouard percevait la caresse légère.

— Tout est bien, sois tranquille ! disait la vieille princesse. Tu es aussi résistant que ton grand-père.

Sa bouche descendit jusqu’à la sienne qu’elle effleura.

Il pensa à de la verveine, à un parfum de verveine.

— Toi, reprenait la vieille femme, tu es un enfant du miracle, rien jamais ne pourra te réduire.

Elle se signa pour conjurer les maléfices pouvant résulter d’une telle affirmation.

De quoi parlait-elle ? Ce langage lui parut sibyllin. Déjà elle n’était plus là et ses yeux se perdirent dans la laideur blanchâtre d’un plafond.

* * *

D’autres visions encore, avec l’une qui revenait de plus en plus souvent et qui chaque fois lui arrachait une plainte de terreur, celle d’un monstre sans forme précise, aux yeux sanguinolents et fixes, qui avançait vers lui à pas comptés. Son regard rouge noircissait, noircissait jusqu’à devenir deux trous percés sur la nuit.

Des médecins lui vinrent, stéthoscope pendant sur la poitrine ; des infirmières souriantes, dont l’une était olivâtre de peau. Et puis Gertrude, Gertrude si ardente, si farouche, qui lui ordonnait de guérir. Il but à la cuillère ; on redressa son oreiller ; il eut une vue complète de sa chambre de clinique (de première classe). On distinguait des frondaisons par la baie vitrée.

D’énormes gerbes de fleurs s’accumulaient sur une table et il y avait des corbeilles roses sur le sol, le long des murs couleur pastel. La princesse était assise à son côté, dans un fauteuil confortable, tel qu’on n’en trouve pas dans ce genre d’endroit, même lorsqu’ils sont luxueux. Elle devait y passer beaucoup de temps car elle portait d’épais chaussons et avait un plaid sur les jambes.

Édouard lui sourit, pleinement lucide. Une douleur pointue mordait sa poitrine ; il l’endurait comme il avait toujours enduré ses maux : stoïquement.

— Mémé ! fit-il.

Elle se dressa et lui prit la tête de ses deux mains glacées.

— Enfin ! dit-elle en pleurant.

* * *

Bien sûr, comme toujours dans ces cas de brusque et violent traumatisme, sa mémoire restait déserte. Gertrude lui apprit où il se trouvait : une clinique de Genève où on avait dû lui pratiquer l’ablation du poumon gauche ; et ce qui lui était arrivé : l’agression de l’odieux Dmitri Joulaf, un illuminé déséquilibré qui, son attentat perpétré, s’était versé une coupe de champagne devant l’assistance terrifiée et l’avait bue en affirmant qu’il venait de supprimer un usurpateur qui briguait à tort le trône du Montégrin. Mais l’enquête avait prouvé que ces mauvaises intentions n’étaient pas seulement d’ordre politique. Élodie Steven avait eu des faiblesses pour ce musicien à tête de dynamiteur d’Europe centrale. La jalousie, plus que toute autre considération, avait armé son bras, selon les gazettes. On avait désespéré de sauver Édouard. Pendant plus d’une semaine, le prince était resté dans un coma profond, l’une des deux balles avait effleuré le muscle cardiaque, l’autre lui avait fait exploser la clavicule après avoir déchiqueté le poumon. Il allait devoir subir d’autres interventions secondaires, mais on le tenait pour sauvé.

Il ressentait un indicible épuisement, une langueur de moribond bourré de morphine. Sa curiosité ne s’éveillait toujours pas, bien qu’il s’agisse de lui, d’une période de son existence qui lui demeurait étrangère. Gertrude le renseignait, parce qu’elle pensait répondre à des questions qu’il était censé se poser.

Elle lui apprit que l’affaire avait fait grand bruit dans les médias ; que Rosine, prévenue par Groloff, était accourue à son chevet où elle avait passé quarante-huit heures et puis qu’elle était retournée en France d’où elle téléphonait quotidiennement pour suivre l’évolution de son état. Elle dit aussi qu’Élodie Steven avait voulu lui rendre visite, mais qu’elle avait chassé de la clinique cette fille de rien, coupable d’avoir amené au château un tueur dont elle était la maîtresse.

Le prince percevait plus ou moins bien ces informations. Elles restaient indécryptées dans son esprit, ne lui amenaient aucune réaction. Il écoutait dans un état second, emmagasinait pour plus tard, quand viendrait peut-être le moment de comprendre.

* * *

On le comblait d’attentions. On le soignait avec dévotion et minutie… comme un prince. Il ressentait toujours cette brûlante douleur dans la poitrine qui le gênait pour respirer et pour remuer. Son épaule reconstituée ajoutait encore à la souffrance, aussi lui administrait-on des calmants en grosse quantité. Pour ne pas avoir trop à le remuer, on lui avait laissé pousser la barbe, et quand on lui présenta un miroir, à sa demande, il eut du mal à se reconnaître. Cette barbe comportait davantage de reflets roux que sa chevelure. Le mal donnait à son regard une expression d’abattement qui ne lui correspondait pas.

Sa grand-mère ne quittait son chevet que pour rentrer dormir au château, mais il sut que, dix jours durant, elle l’avait veillé dans son fauteuil, enroulée dans le plaid écossais. Le matin, Walter l’amenait et il la reprenait le soir, à l’extinction des feux. Une énergie admirable portait cette vieille petite femme, toujours présente, toujours attentive, qui le faisait manger et boire, aidait à le changer avec une farouche sollicitude maternelle.

Vint le moment où il parla normalement et put soutenir une conversation. Il répondit lui-même aux appels téléphoniques de Rosine. Elle lui apprit sa rupture avec Fausto Coppi et lui révéla ce qu’était sa fameuse surprise et le pitoyable fiasco résultant de son incompétence. Elle s’efforçait d’en plaisanter, mais Édouard comprit qu’elle était profondément meurtrie par ce double échec. En l’écoutant, il pensait que la place de sa mère aurait été à son chevet, au lieu de laisser la princesse Gertrude tenir son rôle. Il y aurait toujours en elle ce côté foufou et braque qui faisait son charme.

Il s’inquiéta de la manière dont elle vivait désormais. Elle lui répondit qu’elle avait mis le vélodrome en vente et qu’en attendant un acquéreur elle continuait d’habiter son wagon. Édouard frémit en songeant au cadavre du chauffeur que recelait le terrain. Si, comme il fallait le prévoir, quelque promoteur l’achetait, il s’ensuivrait des travaux de fouilles qui mettraient le mort à jour et ce serait la catastrophe.

— Je te conjure de ne pas le vendre ! fit-il, gonflant autant qu’il le pouvait sa voix pâle. J’ai une idée formidable pour tirer parti de ce terrain ; attends que je sois rétabli.

Elle promit de surseoir. Elle venait de vendre les pauvres bijoux de Rachel, ce qui lui assurerait la matérielle pendant encore quelques mois. Elle avait si peu de frais désormais !

Sur sa lancée, Édouard appela Banane au garage. Personne ne répondit. Il renouvela son appel une heure plus tard et eut son apprenti en ligne. Selim lui apprit que le côté traction avant périclitait depuis que Doudou ne s’en occupait plus. Les aficionados n’avaient pas confiance en lui ; il devenait peu à peu un garagiste ordinaire, à preuve il réparait à présent les tracteurs des maraîchers du coin, les motos, voire de misérables vélos. À ses moments perdus (nombreux), il remettait en état les traction avant saccagées par Marie-Charlotte et sa horde de vandales.

— C’est bien, c’est bien, assura le prince d’une voix lasse. Tiens le coup en attendant que je revienne.

— Comment te sens-tu ? demanda Banane. Ta mère m’a dit que tu avais eu un accident, mais que ce n’était pas grave.

Édouard sourit devant cette nouvelle preuve de l’inconséquence de Rosine.

— Ça baigne ! répondit-il pour ne pas être en reste. Najiba va bien ?

— Lalilala.

— C’est de l’arabe ? plaisanta le prince.

Mais Banane resta sérieux.

— Si tu veux le fond de ma pensée, grand, elle ne se remettra jamais de notre chute de Solex. En plus, elle chocotte depuis la descente des loubards. Figure-toi qu’elle ne répond plus au téléphone et qu’elle court se cacher dès qu’elle entend s’arrêter une bagnole ou une ronfleuse ; quand on tient un garage, c’est le rêve, hein ?

— Il faudrait la montrer à un psychiatre.

— Elle en a vu un à l’hosto. Quand il lui pose des questions, elle lui répond en arabe.

* * *

Pour la première fois depuis ce que Rosine appelait « son accident », la princesse ne vint pas à la clinique. Elle lui dit qu’elle souffrait d’une forte grippe, mais que le duc Groloff lui rendrait visite dans l’après-midi.

Édouard se serait volontiers passé d’un tel pensum. Il n’avait plus échangé un mot avec le gros vieillard depuis que celui-ci les avait surpris en délicate posture, son épouse et lui, et n’entrevoyait guère de sujets de conversations possibles en tête à tête. Pour se prémunir au maximum, il prévint ses infirmières qu’il allait recevoir un vieux raseur et leur demanda de prier le bonhomme d’écourter sa visite.

Le duc se pointa à quinze heures, bien que ce fût le moment de sa sieste quotidienne. Il portait un vêtement qu’Édouard ne lui connaissait pas, davantage conçu pour le pique-nique que pour aller présenter ses devoirs à son prince souffrant. Le costume était d’un coutil crème froissé, il avait chaussé d’atroces pataugas vieux de quarante ans au moins et mis une chemise bleue à col ouvert. Quand on l’introduisit dans la chambre, il tenait à la main un chapeau de paille à ruban noir dont il se coiffa lorsque la porte fut refermée.

— Ravi de vous voir, mon cher duc, murmura Édouard, surpris par ses manières autant que par son accoutrement.

— Pas moi, monsieur Blanvin, rétorqua le vieil homme.

Il ajouta :

— C’est à la demande de Son Altesse la princesse Gertrude que je me trouve ici.

Le prince soupira avec agacement. Puis il dit en regardant la potence fixée à la tête de son lit, d’où pendait une sangle munie d’une poignée triangulaire pour l’aider à s’asseoir :

— Fichez le camp, vieux cocu, je ne suis pas d’humeur à supporter vos pantalonnades !

De s’être exprimé ainsi lui fit du bien. Il n’avait jamais aimé Groloff dont il flairait la sourde hostilité à son endroit. Son passage « à travers le miroir » venait de le rendre intraitable vis-à-vis de tout ce qui pourrait désormais contrarier sa volonté.

— Je prends note, monsieur Blanvin, répondit le duc, et ce sera avec le plus grand plaisir que je me retirerai. Toutefois, il se trouve que j’ai différentes choses à vous dire et une à vous remettre.

Il restait debout, son chapeau de paille sur la tête, ressemblant à quelque personnage rondouillard de Labiche.

— Voyez-vous, monsieur Blanvin, votre agresseur, dont vous me pardonnerez de déplorer la maladresse, a proféré des paroles pleines de sagesse, son acte perpétré. Il a déclaré qu’il venait d’abattre un imposteur et j’adhère tout à fait à ce point de vue. Il se peut, après tout, que Sigismond II soit votre géniteur, il n’en demeurerait pas moins que vous resteriez un bâtard. Depuis quand les bâtards des princes assument-ils la monarchie ?

« La princesse Gertrude est une femme terriblement marquée par le chagrin. Elle a vécu des épreuves qui ont déformé sa manière de voir les choses. Elle est âgée, elle a besoin de donner sa tendresse. Vous êtes arrivé au bon moment, monsieur Blanvin. Elle a oublié que vous êtes le chiot d’une servante pour ne voir en vous qu’un rameau de son fils. Vous avez mis votre grosse patte de mécanicien sur elle et maintenant elle est subjuguée par ce miraculeux et inattendu descendant qui fait ricaner tout le monde, à commencer par ceux que votre fantaisie vous a poussé à goberger scandaleusement. Elle est à votre entière dévotion, jamais personne ne lui dessillera les yeux, si ce n’est vous, un jour, par votre comportement.

« Vous avez achevé sa ruine, monsieur Blanvin. Il ne lui restait pas grand-chose avant votre venue, désormais elle ne possède plus que ce moins que rien qui s’appelle des dettes. C’est l’heure des vautours, monsieur Blanvin, l’heure noire des créanciers. Lorsque vous rentrerez au château, vous aurez des surprises ; des surprises qu’il sera bien difficile à Sa Majesté de vous taire, à elle qui a été obligée de vendre son diadème du sacre pour payer vos nippes, vos soupers et vos cliniques.

« Et maintenant, monsieur Blanvin, le plus beau. Pendant votre période comateuse, des papiers sont arrivés au château, avec accusé de réception. J’ai dû signer la décharge. Je les ai lus. Vous avez été condamné, le 10 du mois dernier, par le tribunal correctionnel de Versailles, à trois ans de prison, dont six mois fermes, pour recel de voiture volée. Compliments, mon prince. Vos aïeux sont fiers de vous ! »

Il jeta le papier sur les jambes du blessé et se retira.

34

Ils avaient fui la maison incendiée après l’arrestation de Hans. L’homme qu’ils avaient détroussé étant divorcé, ne redoutait pas les photos compromettantes, et avait porté plainte. Quand les gendarmes étaient arrivés, l’Allemand (dit le Ya), se trouvait seul au gîte et les pandores l’avaient emballé. Voyou d’honneur, Hans taisait les noms de ses complices. Il avait même eu l’élégance de leur signaler que la planque était « brûlée » en laissant tomber près du seuil sa fausse montre Rollex et en écrasant le cadran du talon. Dès lors, le trio avait détalé.

À présent, ils logeaient dans un appentis que leur louait un maraîcher, non loin du garage d’Édouard, et s’efforçaient d’y mener une vie apparemment rangée. Ils partaient en expédition, en fin de journée, pour exercer leurs talents dans la région Champs-Élysées-Bois de Boulogne.

Le canevas de leurs coups de main restait immuable ; ils n’avaient aucune raison d’en changer car il était efficace. Les deux filles draguaient sur l’avenue Foch au volant d’une voiture volée. Francky se tenait invisible à l’arrière du véhicule. Lorsqu’elles racolaient un pigeon voituré, elles lui indiquaient de les suivre et se rendaient dans un endroit propice à leur arnaque. Une fois les voitures stoppées l’une derrière l’autre, les deux gamines allaient entreprendre le micheton.

Elles l’allumaient, lui proposaient de passer à l’arrière de sa bagnole, pour la commodité des ébats. L’homme, tout heureux de cette chair juvénile qui s’offrait sans même lui parler d’argent, s’empressait, prenant les deux filles pour des gamines perverses en quête d’aventure. Bien installés à l’arrière, la grande Stéphanie lui commençait le grand jeu avec une ardeur qui aurait embrasé n’importe quel mâle, tandis que Marie-Charlotte lui fouettait le sang en débitant des tirades lubriques. Au bout de peu, jugeant leur victime en condition, la Couleuvre le suppliait d’ôter son pantalon en précisant les caresses qu’elle lui prodiguerait ensuite. Le benêt se livrait donc cul nu aux deux donzelles. Marie-Charlotte s’emparait du vêtement ainsi que du slip du type et quittait la voiture, bientôt suivie de Stéphanie.

Le « patient » réagissait lentement, dégrisé puis affolé. Ne pouvant sortir du véhicule dans cet appareil, il hurlait par la portière. Francky, alors, surgissait de l’ombre, le pantalon sur le bras.

— Dites, monsieur : j’ai un futal à vendre ; je suis sûr qu’il vous irait ; il appartenait à un saligaud qui cherchait à se faire deux mineures. C’est de la très belle qualité. Je vous laisserai la ceinture en croco en prime.

Le pauvre bougre, pris au piège de ses fantasmes, devait cracher au bassinet.

Le gag était lucratif et le trio vivait bien, passant les journées à dormir, à bambocher et à partouzer. Marie-Charlotte, armée de jumelles, surveillait étroitement le garage de son cousin dans l’attente de son retour. Le 10 s’était écoulé sans qu’Édouard soit revenu. Elle avait renoncé à aller aux nouvelles chez Rosine afin de ne pas éveiller davantage sa méfiance. Elle attendait. Une détermination infinie l’habitait. Elle se sentait capable de patienter ainsi pendant des mois, des années s’il le fallait.

Sa farouche volonté agaçait Francky et il essayait de la raisonner :

— Mais putain, qu’est-ce qu’il t’a fait, ce mec, pour que tu veuilles absolument le mettre en l’air ?

— Il m’a botté les fesses.

— Tu crois que ça vaut le coup de risquer des années de gnouf pour ça ?

Elle ne lui expliquait pas qu’Édouard était le seul individu qu’elle n’avait jamais pu impressionner. Il la traitait en épave, en « gosse tordue » qui relevait davantage d’une rossée que des sanctions pénales. Elle s’était mise à le haïr avec cette ferveur que les filles de son âge mettent dans l’amour. D’ailleurs, son implacable ressentiment procédait peut-être de l’amour. N’était-ce pas, quelque part, l’histoire d’un coup de foudre disloqué ?

L’Asiatique reprenait la même antienne :

— Bon : il vient, tu le butes. En deux coups les gros les perdreaux sauront que c’est toi, après notre randonnée de l’autre fois.

— Pas s’il n’y a pas de témoins ! La première fois compte pour du beurre : à preuve, personne ne nous a inquiétés.

Il soupirait :

— Je jacte pour la peau, rien ne te fera changer d’idée !

— Non, rien ! Mais si tu as les copeaux, tu peux te casser.

* * *

Après le départ brusqué de Groloff, Édouard avait lu à plusieurs reprises le texte judiciaire. Depuis son accident, ce document constituait sa première lecture. Lorsqu’il l’eut parfaitement assimilé, il prit une heure pour réfléchir, puis téléphona à son avocat. Il tomba sur la vieille Ophélie en savates qui poussa un long cri de surprise avant de lui apprendre que son mari plaidait et ne serait de retour que le soir.

— Mais qu’étiez-vous devenu ? questionna-t-elle. Henri a remué ciel et terre pour tenter de vous retrouver. À l’adresse de Suisse que vous lui aviez laissée, un monsieur grognon lui a répondu que vous étiez parti définitivement sans laisser d’adresse. Les juges vous ont salé, mon pauvre ami.

— Je sais, j’ai en mains leurs attendus.

— Mon mari veut se pourvoir en appel, mais en votre absence c’est impossible.

Le prince dit à la femme de Crémona qu’il se trouvait en clinique depuis plusieurs semaines, à la suite d’une ablation du poumon, qu’il y resterait encore un certain temps et qu’il priait son avocat de faire le voyage à Genève pour le rencontrer. Il demanda à la dame de noter l’adresse de la clinique et lui fit relire le texte pour s’assurer qu’elle l’avait enregistré correctement.

Lorsqu’il eut raccroché, il s’endormit, sentant combien ces émotions ajoutaient à son délabrement. Il avait la volonté de récupérer, tel un athlète après l’effort. Il lui fallait oublier la perfidie du duc, la ruine de la princesse, la prison qui le guettait, son état de santé si précaire qu’il doutait de retrouver un jour sa superbe forme physique. Ses prouesses amoureuses d’avant lui semblaient concerner un autre homme.

Il mangeait fort peu et les infirmières le « vitaminaient à bloc », selon leur propre expression.


Le lendemain, il décida de se reprendre en main pour repartir à la conquête d’une nouvelle existence. Édouard réclama des œufs au bacon qu’il parvint à manger entièrement. Après quoi, il demanda à la spécialiste de sa rééducation de ne pas lui faire de cadeau. Sa souffrance pulmonaire restait aussi ardente que celle de l’épaule, mais il pria les médecins d’interrompre les calmants pour pouvoir sortir de son apathie latente. Il ne voulait plus avoir ses pensées sous cellophane, car il allait devoir bientôt prendre de graves décisions. Il sentit comme une recrudescence de ses maux et se surprit à les offrir à Dieu, pour le rachat de fautes qui lui restaient indiscernables, malgré son humilité.

Deux jours plus tard, maître Crémona lui rendit visite, accompagné de son épouse. Le couple s’était mis sur son trente et un. Madame portait une jupe imprimée descendant jusqu’à ses chevilles nues et crasseuses, des sandales monastiques, à lanières : un chemisier blanc malpropre, une veste de tailleur noir dont le col commençait à verdir comme les très vieilles soutanes des très vieux curés d’antan. Ses longs cheveux, bien brossés, parvenaient à ses hanches ; leur couleur déteinte, mêlée de mèches grises, restait la même.

Le maître passait davantage inaperçu dans un prince-de-galles dont les revers s’enroulaient sur eux-mêmes comme des feuilles de chou. Il tenait une serviette de cuir infiniment râpée qu’on avait dû lui offrir lorsqu’il était étudiant. Il parla beaucoup au chevet du prince. Son épouse, assise à son côté, ponctuait le discours d’onomatopées souvent inopportunes. De temps à autre, Crémona se tournait vers elle pour lui sourire amoureusement ; il lui arriva, à plusieurs reprises, de lui caresser la chatte à travers l’étoffe de la jupe. Ce couple avait contracté une passion qui ne s’éteindrait même pas à la mort de l’un d’eux.

Il sortit des papiers de sa serviette, lut des articles du code, fit signer des pièces, réclama une attestation médicale que l’infimière-chef lui promit pour bientôt mais qu’il exigea immédiatement. En désespoir de cause devant cette obstination, on l’entraîna jusqu’au cabinet de consultation du professeur ayant opéré Édouard. Sa femme voulut le suivre, mais il lui fit « non » de la tête, gentiment, et lui donna un baiser appuyé sur la bouche comme s’ils devaient être séparés longtemps.

— C’est beau de voir une union aussi réussie que la vôtre, dit Édouard.

— C’est merveilleux, renchérit l’Ophélie au rabais.

Et elle avança sa main sur le drap d’Édouard, cherchant à situer l’emplacement de son sexe dont elle se saisit sans coup férir avec un gloussement de triomphe.

— Mais ça ne m’empêche pas d’être salope, avoua-t-elle ; je pense que c’est ce qui plaît à Henri.

— Soyez gentille : lâchez-moi, implora Édouard. C’est l’heure de mes soins et l’infirmière va entrer.

Elle y consentit.

— Je trouve toujours amusant d’attraper la queue d’un homme quand il ne s’y attend pas, confia Mme Crémona.

Le prince convint du côté plaisant de la chose.


L’avocat revint, triomphant, en brandissant le certificat comme un trophée.

— Épatant, ce toubib ! exulta-t-il. Espagnol, mais sympathique. On a bavardé : je connais bien la Costa Brava. Il y a toutefois une chose que je n’ai pas bien comprise et que je n’ai pas osé lui demander : pourquoi dit-il « le prince » en parlant de vous ?

— Par jeu, répondit Édouard ; parce que les infirmières me dorlotent.

* * *

Il rentra au château huit jours après la visite des Crémona. Il avait ourdi un petit complot avec le personnel soignant pour qu’on tût la chose à la princesse afin de lui faire une surprise.

Il descendit d’un taxi sur le coup de dix heures du matin pendant que Walter râtelait les premières feuilles mortes. Le bonhomme lâcha son instrument aratoire et vint ouvrir. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître le prince, tant celui-ci avait changé. Son visage émacié, sa barbe rousse, son bras en écharpe, son dos voûté faisaient d’Édouard un autre homme, presque un vieillard.

Le jardinier émit un gémissement de commisération :

— Monseigneur ! Oh ! monseigneur…

Puis, tout de go, évoquant le geste de Dmitri Joulaf, il s’écria :

— Ah ! le salaud ! Le sacré salaud !

Il se mit à sangloter, son front aux mèches blanches appuyé contre la grille et Édouard dut le réconforter :

— Allons, allons, pas de panique, Walter, je m’en remettrai ! Prêtez-moi votre bras pour aller jusqu’au perron.

Ils clopinèrent en direction du château. Le prince avançait tout de travers à cause de son épaule rafistolée qui le déséquilibrait, tenait sa main droite appuyée contre sa poitrine pour la comprimer. Le plus pénible fut de gravir les marches. Il dut marquer deux pauses avant d’en venir à bout. Walter ne parlait pas, ayant fort à faire pour le soutenir en le tenant par la taille. Il ouvrit la porte et la poussa.

— Attendez-vous à du changement, monseigneur, murmura-t-il.

Le prince pénétra dans le hall et ses pas furent réverbérés par le vide. L’immense entrée ne comportait plus un meuble, plus le moindre tableau. On lisait l’emplacement qu’occupaient naguère les uns et les autres sur les murs ou les tapisseries, les tapis envolés avaient eux aussi laissé leur empreinte sur le marbre du dallage.

Édouard comprit alors ce qu’entendait le duc Groloff quand il lui disait « qu’une surprise l’attendait au château ».

Toujours soutenu par Walter, il gagna le grand salon.

Walter frappa. La voix menue de Gertrude lui dit d’entrer. Comme les deux hommes ne pouvaient pénétrer de front par l’ouverture d’un seul battant, le domestique s’effaça pour laisser entrer le prince. Édouard s’y attendait mais il eut un choc devant cette immensité désertique. Dans la vaste pièce de quelque cent cinquante mètres carrés ne subsistaient que les très vieilles tentures des fenêtres, un fauteuil, une chaise de jardin et une caisse vide renversée, plus deux grandes photographies sur le linteau de la cheminée ; l’une représentait Otton et l’autre Sigismond.

La princesse Gertrude occupait le fauteuil, Margaret la chaise pliante. Elle faisait la lecture à sa maîtresse ; une théière et une tasse étaient posées sur la caisse servant de table.

En reconnaissant son petit-fils, Gertrude bondit de son fauteuil pour aller l’accueillir.

— Cachottier ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Pour te surprendre, pardi !

La vieille femme l’étreignait et frottait sa joue contre sa poitrine.

— Mon Dieu, te voilà ! Et moi qui ne t’ai pas prévenu du changement.

— Le mot est faible, soupira Édouard. Ces charognards t’ont tout pris !

— Ils ont laissé nos lits et nos effets, plus un fauteuil, par considération pour mon âge ; c’est somme toute assez gentil pour des huissiers.

Elle ironisait sans aigreur, acceptant sa ruine avec sa dignité immuable que rien ne pouvait fléchir.

Il alla jusqu’à Margaret qu’il embrassa sur le front.

— Je suis heureux de vous retrouver, mon chou.

Elle rougit, se leva et resta plantée devant lui telle une petite fille primée sur une estrade.

— J’ai d’autres nouvelles à t’apprendre, mon cher garçon, claironna la princesse : le duc et la duchesse sont partis ; comme toujours les rats, quand le navire coule. La sommelière de Groloff possède un bien de famille au bord du lac de Thun, c’est là que mon ex-chambellan va aller écrire ses mémoires. Comme je n’ai plus les moyens de payer Walter et Lola je leur ai conseillé d’en faire autant et ils nous quitteront dans quelques jours pour je ne sais quel village italien. Ma chère Margaret, à l’attachement indéfectible, restera donc seule avec nous. Elle veut bien assumer la cuisine et j’engagerai une femme de ménage pour venir faire les lits et passer l’aspirateur dans notre caserne vide. Mais tu parais exténué, mon cher, cher enfant. Margaret va t’aider à te mettre au lit. Pourras-tu grimper l’escalier ou veux-tu que je demande aux Volante d’installer ta couche dans ce salon ou dans la bibliothèque ? Je dois t’avertir qu’on nous a également pris les livres.

— Je peux monter, sois tranquille, mémé.

— Tant mieux. Walter te confectionnera un semblant de mobilier avec les planches de la remise, comme il a fait pour nous. C’est un homme avisé, il me manquera, lui !

Édouard caressa sa barbe profuse.

— Mémé, déclara-t-il, je ne vous laisserai jamais tomber toutes les deux.

Il étendit la main du serment pour ajouter :

— Parole de prince !

* * *

On leur coupa le téléphone deux jours plus tard, mais dans l’intervalle, Édouard avait pu joindre Banane au garage :

— Dis donc, fiston, nous sommes à la tête de combien de bagnoles actuellement ?

L’Arabe fit un rapide calcul.

— Y en avait onze, dit-il, moins une que tu as, une qui est sous séquestre et deux que les salauds de Marie-Charlotte ont nazées complet, reste sept. Pourquoi ?

Le prince prit sa décision :

— Voilà ce que tu vas faire, p’tit beur : tu vas vendre d’urgence les quatre moins bien. Quand je te dis de vendre, il s’agit en réalité de bazarder ; pas question de mettre des annonces ou de contacter nos clients séparément. Va trouver Hippolyte Müller, à Gouvion-Saint-Cyr, c’est un pote à moi et il te connaît de vue, tu lui dis que j’ai un urgentissime besoin de fraîche et que je vends quatre de mes merveilles, qu’il te fasse un blaud. J’espère qu’il ne te truandera pas trop. Je veux du liquide. Quand tu auras la somme, demande à deux potes de ton équipe de foot de t’accompagner ici pendant le week-end. Vous m’amenez les trois tractions et le fric des autres. Y aura un bon gueuleton à la clé et un petit bouquet pour dédommager tes copains. Vous rentrerez en T.G.V. C’est réalisable ?

— O.K. ! O.K. ! Doudou ! T’as des emmerdes ?

— À peine. Ne laisse pas ta frangine seule au garage en ton absence.

— Bien sûr que non. Si Müller est trop loin du compte, je t’appelle pour te tenir au courant ?

— Inutile, son prix sera le mien. Mais je compte sur toi pour discuter le bout de gras. Si tu veux te mettre à ton compte un jour, faut que tu saches imposer ta loi, Selim. On vous a suffisamment écrémés par le passé, les ratons, c’est à vous de jouer, maintenant !

* * *

Les Volante firent leurs adieux le jour de l’interruption de la ligne par le service de la téléphonie.

Ces deux incidents firent que la maison eut alors l’air d’être totalement abandonnée. Ses trois derniers occupants ressemblèrent à des captifs, aux prisonniers d’une étrange guerre perdue.

Walter et Lola sanglotèrent beaucoup avant de s’en aller. Ils n’arrêtaient pas de baiser les mains de la princesse, celles d’Édouard et de congratuler la douce Margaret qui pleurait autant qu’eux, mais sans bruit.

La vie mit comme une housse sur la demeure évidée et, tous les appareils de télévision et de radio ayant été saisis avec le reste, ce fut le silence dans un château qui n’était même pas hanté.


La princesse Gertrude ne prenait pas garde à sa fâcheuse situation ; seule, la santé de son petit-fils lui importait. Comme il lui restait quelques billets de cent francs sur la vente (au rabais) de son diadème, elle les consacrait à acheter de la nourriture surchoix au blessé. Elle ne se sustentait que de pain trempé dans du lait et contraignait Margaret à se bourrer de pâtes et de pommes frites, ce qui lui fit rapidement prendre du poids.

Édouard passait au lit le plus clair de son temps. Il s’obligeait à un peu d’exercice pour maintenir la forme ; en réalité, les deux balles de l’illuminé l’avaient saccagé. Trop de mouvement le brisait ; parler le déchirait ; la vie ne lui était tolérable que dans la position horizontale et à condition de parvenir à se lover convenablement.

Certaines nuits, il se demandait si la mort n’était pas plantée en lui pour le réduire un peu plus de jour en jour. Une espèce d’émiettement de son être lui laissait pressentir sa fin prochaine, comme les phtisiques d’autrefois qui s’en allaient en crachant le sang. Il le crachait également, à la suite de quintes douloureuses, mais faisait évacuer ses mouchoirs par Margaret en la suppliant de n’en pas parler à sa grand-mère.

Gertrude laissait les circonstances la conduire aux abîmes sans crainte, avec un détachement souverain. Très croyante, elle plaçait sa confiance en Dieu et ne doutait pas qu’après l’épreuve Il lui accorderait les grâces nécessaires pour bien terminer sa vie.

Un vendredi soir, en fin d’après-midi, on carillonna joyeusement à la grille. Margaret alla ouvrir et se trouva en présence d’un cortège de trois voitures pilotées par des garçons à cheveux longs, passablement basanés, dont deux portaient des boucles d’oreilles. Le chef d’escorte, un Arabe à figure d’ange sombre, déclara qu’il se nommait Selim Larabi, qu’il travaillait pour Doudou Blanvin, que ce dernier les attendait.

Cette arrivée dopa le prince. Il se leva, s’habilla sans l’aide de sa garde-malade et descendit l’escalier.

Le trio qui le guettait dans le grand hall désert se tut quand il apparut.

— Je rêve, c’est pas toi ! balbutia Banane.

Il ne parvenait pas à reconnaître son idole dans cet homme diminué, amaigri, voûté, dont la chevelure en désorde blanchissait et dont la barbe de dinamitero parvenait mal à dissimuler ses joues hâves.

— J’ai été plus flambant, hein ? murmura Édouard.

Le garçon qui ne savait pas mentir déclara catégoriquement :

— T’as pris vingt piges dans le portrait !

— Je ne vous attendais pas un vendredi, assura le prince en serrant les mains des copains.

— Ils ont pris leur après-midi, expliqua Banane, parce qu’on a un match dimanche contre Vernouillet.

Il entraîna son patron à l’écart et lui tendit une enveloppe rebondie.

— Ton Müller, il chie dans la vase : il m’a allongé cinquante papiers pour les quatre tires ; comme tu m’avais dit de brader, j’ai marché, mais il va se goinfrer dans cette affaire !

— Tant mieux pour lui, dit Édouard.

— On dirait que t’en fous ?

— Je m’en fous.

— Dis donc, grand, faut faire quelque chose pour toi, t’es en pleine béchamel. Que disent tes toubibs ?

— Je ne les vois plus.

— T’es salement sonné, Doudou, je ne pensais pas te trouver dans cet état.

— On meurt volontiers assassiné chez les Skobos, grommela le prince.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Rien qui soit répétable : je pensais tout haut.

Le garçon regardait autour de lui d’un air de totale incompréhension.

— Dis-moi : il est beau, ce château, mais il est vide ?

— Boire ou conduire, il faut choisir ! récita Édouard. Bon, c’est pas le tout, j’ai un dernier coup de main à vous demander, les gars : ces trois bagnoles, il faut que vous les rentriez dans le grand salon qui est là. Il y a des portes-fenêtres par où vous pourrez passer en mettant des planches pour faire une rampe.

Les footballeurs du dimanche prirent une expression inquiète, pensant que le délabrement de Blanvin n’était peut-être pas seulement physique.

— Non, non, je ne suis pas siphonné, les rassura Édouard. Simplement je veux constituer un « salon de l’auto » au château !

Ils acquiescèrent sans conviction et se mirent au travail.

Le prince dirigeait la manœuvre. Il fit placer les voitures en étoile au centre de la pièce, dans cette formation qu’il avait perçue au cours de son coma. Avait-il eu alors une voyance de la chose ou bien faisait-il coïncider la réalité avec ce flash qui s’était produit en état second ? Peu importait. La présence des voitures dans la demeure le ravissait. Au milieu de la majestueuse pièce aux moulures dorées et aux anciennes tentures grenat, les tractions avant prenaient un aspect d’objets rares ; le salon les ennoblissait et elles ennoblissaient le salon. Une harmonie parfaite se créait ; ne l’avait-il pas détecté en rêve ?

Il appela Gertrude, lui présenta ses petits gars de banlieue, rouleurs mais ingénus, faux durs au cœur fondant. Puis il lui montra les trois voitures. Il semblait si satisfait de leur présence que la princesse déclara :

— Ça fait tout de suite plus gai.


Édouard leur remit mille francs à chacun et les emmena dans un restaurant du petit port où l’on servait de la viande des Grisons et des filets de perche. C’était sa première sortie. Il la supporta bien. Gertrude n’avait pas voulu venir afin de les laisser entre hommes, prétendit-elle. En réalité elle craignait d’être à court de conversation en compagnie des jeunes gens.

Les quatres hommes vidèrent force bouteilles de fendant et Édouard se sentait un peu ivre en rentrant ; son ébriété le revigora. Les garçons dormirent au château puisque la clémence des huissiers y avait laissé les lits. Le lendemain, le prince eut à cœur de les conduire personnellement à la gare. Il en profita pour faire changer l’argent français apporté par Selim et se trouva à la tête de onze mille francs suisses qu’il remit intégralement à sa grand-mère.

— Nous allons essayer d’en faire bon usage, déclara gaiement Gertrude. Toute ma vie j’ai été cigale, je vais essayer de devenir fourmi.

35

Édouard fut présent lors de son procès en appel. Son état de santé, toujours déplorable, amena le juge à lui proposer de rester assis pendant son interrogatoire, mais il eut à cœur de décliner cette faveur et put se tenir debout, ce qui fit plaisir à maître Crémona qui le trouvait beaucoup plus pitoyable ainsi. Il commença par expliquer ses carences aux convocations par le fait qu’il séjournait en Suisse pour y suivre un traitement et que son courrier ne l’avait pas suivi. Banane, cité comme témoin, vint parler du comportement de sa sœur qui, terrifiée par le papier de l’administration, avait détruit les documents pour éviter des tracasseries à Blanvin. L’anecdote amusa l’auditoire et fit sourire le juge.

Plus tard, au cours de sa plaidoirie, Crémona parla de sa propre passion de collectionneur qui l’avait fait devenir le client de son client. Que cet engouement pour les émouvantes vieilles dames que sont les tractions avant (ce lyrisme fut apprécié du public) conduise un homme à omettre de trop s’informer du pedigree de « l’ensorceleuse » pouvait se comprendre. La bonne foi de Blanvin était hors de doute. À preuve ? Il n’avait pas cherché à camoufler le véhicule volé. Tel il l’avait acquis, tel il était resté ! Il brandissait des photos de la traction incriminée prises au Polaroïd.

Il termina en faisant valoir que tous les jours des garnements volent des voitures, qu’ils saccagent la plupart du temps. Sont-ils sévèrement condamnés ? Que nenni, ils subissent des peines ridiculement basses, assorties du sursis ! Alors est-il concevable d’infliger de la prison à un honnête homme sans casier judiciaire parce qu’il s’est laissé berner par un filou ?

Tassé sur son banc d’infamie, Édouard songeait que l’argument, pour valable qu’il fût, ne le servirait pas, car rien n’est plus maladroit que de critiquer le laxisme de la justice au moment où l’on implore sa clémence.

La première sentence fut ramenée à trois mois de prison dont un ferme.

— C’est toujours ça de gagné, n’est-ce pas ? bafouilla le maître en se tournant vers lui.

— Oui, dit Édouard : c’est toujours ça.

* * *

Il retourna en Suisse le jour même, sans aller voir sa mère, ni passer au garage. Le château de Versoix devenait sa tanière où en animal malade, il se terrait. Leurs petits existences s’y poursuivaient dans le même silence de monastère, tout juste rythmées par le sommeil et la nourriture.

La princesse avait cessé depuis longtemps de se rendre au cimetière sur la tombe de Sigismond ; elle restait à proximité d’Édouard, le couvant d’un regard d’idolâtre, attentive à ses rares maux et à ses moindres désirs.

Lui passait ses après-midi dans le salon, à califourchon sur « la » chaise qu’il déplaçait pour admirer ses voitures l’une après l’autre.

Margaret avait peu à peu pris la place des domestiques et vaquait à de multiples occupations. Elle les accomplissait de bonne grâce, comme si la vaisselle, le lavage et le repassage avaient toujours été inclus dans ses attributions. Elle lançait à Édouard des regards assez proches de ceux dont le couvrait Gertrude ; mais il y avait de la supplication dans les siens.

Le prince restait indifférent à cette quête muette. Depuis son retour, hormis le baiser de l’arrivée, il ne l’approchait plus ; tout appétit physique l’avait fui.

Les seules occupations auxquelles il se livrait consistaient à entretenir les tractions. L’irremplaçable Selim avait apporté le matériel et les produits nécessaires : trousse de clés, bougies, bobines, courroies de ventilateur, polish, peau de chamois, détergent, burette d’huile, mastic. Lorsqu’il en trouvait l’énergie, le prince se mettait à fourbir les chromes et les carrosseries. Ses trois belles brillaient comme des joyaux dans le soleil tombant des hautes fenêtres. Gertrude finissait par s’y intéresser pour de bon, alors il soulevait les capots pour lui montrer les moteurs, l’initiant à la mécanique Citroën en usant de termes techniques que la princesse connaissait à présent par cœur à force de les entendre rabâcher.

Leur existence matérielle restait si frugale et si chiche que les onze mille francs duraient toujours.

Édouard continuait de cracher du sang et de souffrir de la poitrine.

— Il faut appeler le docteur, monseigneur, soufflait parfois Margaret, inquiète.

— Surtout pas, petite ! Un Skobos n’est pas une gonzesse : il attend les émeutiers dans son palais.

Elle secouait la tête sans comprendre.

— Te souviens-tu quand je te sodomisais, ma gentille Irlandaise ? Tu avais mal, mais c’était le bon temps. Le plaisir du prince, que veux-tu. Maintenant, je ne bande plus. Même au réveil j’ai la queue entre les jambes ; triste, non ?

Elle ne comprenait que le sens général du propos et s’éloignait, rouge de confusion.

Par souci d’économie, elle n’allait plus chez le coiffeur, s’occupant elle-même de ses cheveux drus ainsi que de ceux de la princesse qu’elle lavait et brossait interminablement avant de recomposer son sobre chignon monarchique. En son for intérieur, Édouard la surnommait Cosette et trouvait troublant que des êtres beaux et valablement intelligents comme Margaret Mullingar éprouvent un besoin d’asservissement les conduisant à vivre, presque misérablement, dans l’orbite des personnages d’exception. Goût du fanatisme ? Compensation d’ordre social, voire sexuel ? L’Irlandaise était agréable, touchante, presque jolie, si éperdument soumise qu’elle devenait « leur chose ».

Elle aurait fait une épouse exemplaire et Édouard regrettait de ne pas l’aimer. Un homme est un animal capable de se jeter sur la première femelle venue, mais qui en aime bien peu. Le prince pensait, avec une calme lucidité, qu’il ne vivrait plus très longtemps et qu’il n’aurait pas créé un couple, à plus forte raison un foyer. Cette pensée l’attristait. Quelle sotte malédiction les écartait de la vie normale, sa mère et lui ?

Il respirait de plus en plus mal ; à ses souffrances habituelles s’ajoutait un point de côté. Il suait de fièvre. S’affaiblissait. Il avait depuis longtemps terminé les médicaments prescrits par les médecins de la clinique et se contentait d’aspirine, ce qui augmentait ses fréquents saignements.

Pour tromper les longues périodes de la journée au cours desquelles il restait étendu sur son lit, il avait inventé un jeu baroque : s’obliger à retrouver dans les limbes de sa mémoire les péripéties de l’attentat. En fait, comme il n’avait plus revu Élodie, ni aucune personne se trouvant à sa table ce soir-là, il ne les savait que dans les grandes lignes. Pour tenter de renouer avec les souvenirs, il explorait le néant ; à force d’opiniâtreté, il y faisait jaillir des lueurs.

Il partait du commencement de la réception, passait une fade revue des invités, se rappelait son smoking pour saltimbanque de luxe, voyait les quatre musicos lugubres sur leur estrade illuminée. Il aurait fallu peu de chose pour faire du quatuor minable un numéro comique. On servait la bouffe : des sortes de semelles de cuir orange baptisées saumon d’Écosse. Les serveurs en veste blanche ; celui qui se consacrait à leur table devait être indonésien.

Sa mémoire lui restituait encore un flash sur les musiciens en train de quitter leur podium pour aller donner l’aubade de table en table. Et le noir absolu se reconstituait, inflexible.

Un après-midi, il prit un peu de monnaie et s’en fut téléphoner à Élodie d’une cabine téléphonique proche du château.

Elle poussa un cri de liesse en reconnaissant sa voix, sa pauvre voix de vieillard à l’agonie.

— Vous ! Enfin ! C’est horrible de ne pouvoir se rencontrer.

— Mais non, soupira-t-il ; c’est comme ça.

— Vous ne souffrez pas de notre séparation ?

— Pas plus que vous, peut-être moins.

— Mon Dieu, Édouard…

— Laissez tomber, Élodie. Je suis ruiné, physiquement, et financièrement aussi. Je n’ai plus suffisamment de forces pour me permettre des scènes émotionnelles. Je vous demande une dernière faveur : racontez-moi en détail l’attentat dont j’ai été victime.

— Vous ne vous le rappelez pas ?

— Si je m’en souvenais, je ne vous appellerais pas.

— Charmant.

Il ne prêta pas attention au sarcasme.

— Ce trou noir, cette période d’absence de soi-même, si je puis dire, est insupportable. Racontez !

Elle comprit son angoisse et se mit à évoquer le drame : les quatre musiciens en demi-cercle devant leur table, face au prince, interprétant le Beau Danuble bleu. Fin du morceau, maigres bravos de politesse. Dmitri repousse le couvert d’Édouard et dépose son instrument sur la table. Surpris, le prince demande ce qui lui prend. Le violoniste, en état second, répond simplement : « Un instant ! » Il engage sa main à l’intérieur de son smoking et sort un énorme pistolet noir. Il le dirige pensivement vers la poitrine d’Édouard. Il se fait à la table un silence terrifiant. Édouard ne bronche pas. Dmitri Joulaf presse par deux fois la détente (il n’y avait que deux balles dans le chargeur). Le prince accuse les deux coups par un double sursaut. Il entrouvre les lèvres mais aucun son ne sort de sa bouche. Ses mains se crispent sur la nappe, du sang se met à couler sur son plastron puis de ses commissures et il glisse lentement sur le côté. Élodie le saisit aux épaules pour l’empêcher de tomber. Dmitri a déposé son arme près de l’instrument et se sert une coupe de champage en utilisant celle du prince. Ce que voyant, des hommes se précipitent pour le ceinturer et l’obligent à s’asseoir. Dmitri a dit quelque chose, son acte perpétré, mais dans son affolement, elle n’a pas compris ses paroles. Elle a su par la suite qu’il avait traité Édouard d’imposteur. Elle conclut en assurant qu’elle est consternée de lui avoir amené un tel personnage ; elle ne s’en remettra jamais.

— C’est moi qui ne m’en remettrai jamais, répondit le prince.

Il ne fit aucune allusion au fait que Joulaf avait été son amant. La chose le laissait complètement froid.

« Il est dommage que je ne vive pas après avoir acquis ce détachement, songea-t-il. Comme on est fort quand on est indifférent ! »

* * *

Le lendemain de cette conversation téléphonique, il reçut un télégramme de maître Crémona, l’informant qu’il devrait se présenter le 18 du mois à la prison de Versailles pour y purger sa peine.

Là encore, la nouvelle le laissa de marbre. D’abord parce qu’il s’y attendait et était soulagé d’en finir, ensuite parce qu’il croyait fermement qu’il mourrait pendant son internement et il préférait disparaître loin des gens qu’il aimait. Édouard envisageait parfaitement de finir seul, comme l’avaient fait son père et son grand-père. Sa carcasse compètement dévastée aspirait à cesser et ce sombre besoin était conforté par sa résignation infinie.

Le voyage jusqu’à Paris lui posait un problème car il ne se sentait plus la force de l’effectuer en train, ni même en avion. Il se traîna une fois de plus jusqu’au taxiphone pour appeler Banane et lui demander de venir le chercher. Selim accepta avec joie. Édouard lui précisa qu’il devrait prétendre au château que Rosine avait eu un grave accident et que c’était la raison pour laquelle il venait quérir le prince.

Tout se passa comme prévu, mais au moment de prendre congé de sa grand-mère, Gertrude lui dit :

— Je ne pense pas que ta mère sera remise avant un mois, mon garçon, prends « son » mal en patience et sois courageux.

Il comprit alors que mémé savait tout et qu’elle l’aimait trop pour s’en formaliser.

Elle traça, du pouce, un signe de croix sur son front.

— Regarde-moi bien dans les yeux, Édouard Ier, fit-elle. Cette nuit, Otton, mon vénéré mari, m’est apparu en songe pour me parler de toi. Il m’a dit que l’homme qui se noie doit frapper du pied le fond de l’eau pour pouvoir remonter à la surface. Ne l’oublie pas, mon chéri : le salut est au fond de l’abîme !

36

Depuis que son homme était tombé, Couleuvre laissait libre cours à ses instincts homosexuels. Elle subissait davantage le mâle qu’elle ne l’appréciait. Hans l’impressionnait par sa force et sa brutalité, sinon elle n’aimait guère l’amour avec lui. Dans le quatuor, elle était beaucoup plus sensible aux caresses qu’elle prodiguait à Marie-Charlotte, déplorant toutefois que celle-ci les goûtât modérément. Marie-Charlotte trouvait sa jouissance ailleurs que dans les étreintes ; elle, son pied, c’était l’action, la malfaisance systématique. Si elle s’était accouplée avec Francky, c’est parce qu’elle devait disposer d’un mec à sa botte ; en outre, il se différenciait des autres garçons par sa race et ses instincts pervers.

Peu de temps après leur installation dans l’appentis du maraîcher, Stéphanie avait fait la conquête d’une femme de routier rencontrée à la grande surface du lieu. La fille était jeune, bête et dolente, et s’était facilement laissée subjuguer par la grande adolescente ondulante, au bagout intarissable. Comme le métier de l’époux la laissait fréquemment seule à la maison avec un marmot, Couleuvre lui rendait des visites nocturnes qu’elle interrompait avant le jour, les beaux-parents de sa belle habitant la bicoque contiguë.

Elle rentrait de chez elle à pied, marchant sur l’herbe du talus pour étouffer le bruit de ses pas lorsqu’elle aperçut une traction qui s’arrêtait face à la porte du garage de Blanvin. Banane descendit de la voiture afin d’aller ouvrir, laissant sa portière entrebaîllée. À la lumière du plafonnier, Couleuvre vit le passager. Il ne correspondait pas à la description que sa copine lui avait faite d’Édouard et pourtant son instinct l’avertissait qu’il s’agissait bien de lui. Quand la voiture fut rentrée, elle courut prévenir Marie-Charlotte.

À cause de la chaleur, celle-ci dormait nue. Elle fut immédiatement debout, galvanisée par la nouvelle. Sans se donner la peine de se vêtir, ni même de se chausser, elle se saisit de ses fameuses jumelles et courut en direction du garage jusqu’à une surélévation de terrain permettant de voir ce qui se passait à l’étage du garage. La lumière brillait. La gamine braqua sa double lorgnette sur la pièce éclairée et, ayant réglé l’instrument, eut une vision absolument nette du prince.

— Putain ! s’exclama-t-elle.

Le profond changement physique d’Édouard la prenait au dépourvu.

« Il est malade à crever, se dit l’adolescente ; peut-être qu’il a morflé le Sida ? »

Elle continua de contempler son cousin, en proie à mille pensées contradictoires. De le découvrir dans cet état neutralisait sa volonté homicide. Assassine-t-on un mourant ?

* * *

Banane prépara du café, mais Édouard n’en avala que quelques gorgées. Après quoi, le jeune Maghrébin le conduisit à la chambre voisine. Marie-Charlotte cessa de le voir. Un peu plus tard, la lumière s’éteignit.

La gosse regagna le logis de fortune. Francky s’était réveillé et gloussa en l’apercevant.

— T’as bonne mine, à poil, avec ces jumelles autour du cou comme une vache suisse avec sa cloche.

— Fais pas chier, Mao !

À la rebuffade, il mesura le mécontentement de sa donzelle.

— Je me suis gourée, c’est pas lui ? demanda Stéphanie.

— Oh ! si, c’est bien lui, soupira Marie-Charlotte.

— Ben, alors pourquoi tu fais cette gueule ? Le jour de gloire est arrivé, non ?

— Il est naze !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Rincé complet ; il tient plus debout ! Il doit avoir une sacrée vérolerie, espère !

— Ça change tes projets ?

— Je ne sais pas ; faut que je lui parle, en tout cas que je le voie de près.

— On y va ?

— Pas tout de suite.

— T’attends quoi ? demanda Couleuvre. Qu’il crève ?

— J’attends que l’Arbi se casse ; il va bien être obligé de sortir. Je vous parie qu’il ira récupérer sa frangine pour soigner Doudou. Il l’a emportée hier matin chez ses vieux parce qu’il allait en Suisse chercher Blanvin et qu’il ne la laisse jamais seule ; mais elle va revenir !

— Qu’en sais-tu ?

— Je le sais. En attendant, je veux pas qu’on perde le garage de vue. Ce sera chacun son tour ; je commence.

— Bien, mon capitaine, fit Stéphanie. Si je pouvais être la dernière, ça m’arrangerait, vu que je n’ai pas encore fermé l’œil.

Elle souriait.

— T’as un poil de chatte dans les dents ! l’avertit Francky.

* * *

Édouard avait mis son réveille-matin sur six heures, mais il s’éveilla bien avant sa sonnerie. Le fenestron de sa chambre ressemblait à un aquarium trouble. Le jour n’avait pas encore de couleurs très définies. Comme chaque matin, le prince était plongé dans un bain de sueur. Curieusement, cette sudation nocturne le revigorait un peu. Une fois qu’il l’avait essuyée et passé du linge sec, il connaissait un moment de détente.

Il se vêtit comme avant, d’une rude chemise de coton, d’un jean et d’un blouson. C’était Édouard Blanvin qui s’en allait purger un mois dans les geôles françaises, non Édouard Ier de Montégrin.

Banane venait de préparer son sempiternel café. Ils le burent en silence. Édouard aperçut l’étui à lunettes de Rachel ; il le glissa dans sa poche.

— À propos d’enfouiller, fit Selim, j’ai de la recette à te remettre, grand. Pas le Pérou, parce que je marche au ralenti et qu’il m’a fallu douiller l’électrac et le tiers provisionnel en tes lieux et place.

Il s’empara d’une boîte à biscuits qui contenait de l’argent et renversa son contenu sur la table, comme on démoule un gâteau.

Il le compta lentement, presque laborieusement, car le fric l’intimidait.

— Huit mille six cents, annonça-t-il.

— Tu as pris ton mois ? demanda Édouard.

— Non, mais je peux attendre : mes vieux nous assurent le couscous quotidien et certains clients me filent des pourliches.

— Y a pas de raison, protesta le prince. Prends cinq mille pions, envoie un mandat de trois mille à Mme Skobos Gertrude, princesse de Montégrin, château de Versoix, Genève. Moi je vais garder les six cents qui restent ; là où je vais, ils me suffiront amplement.

Il consulta sa montre en or :

— Il est l’heure d’aller, fiston.

Soudain il s’en voulut de n’avoir pas eu l’idée de la vendre. La détachant de son poignet, il la remit à son ouvrier.

— S’il m’arrive quelque chose, porte-la à mémé, et arrange-toi pour l’aider à liquider les voitures qui sont dans son salon ; ces princesses, tu sais, ça ne connaît rien à la vie pratique.

Son état de grâce cessa dans l’escalier où il faillit s’effondrer. Si Banane ne s’était pas trouvé devant lui, il aurait plongé en avant. Le jeune homme l’aida à gagner la voiture et le fit s’allonger à l’arrière.

— Repose-toi ! recommanda-t-il. Mais tu sais, quand ils vont te voir, là-bas, ils te renverront aussi sec dans ton château !

— La prison n’est pas l’armée ! objecta le prince.

* * *

En fin de compte, Marie-Charlotte avait monté la garde toute seule. N’ayant plus sommeil, elle avait préféré rester aux aguets avec ses foutues jumelles en pendentif. Le visage émacié et barbu d’Édouard continuait de la terrifier. Ce n’était pas de la pitié qu’elle ressentait car elle ignorait ce sentiment, mais une rage désespérée. La gamine n’en voulait pas exactement à son cousin d’échapper à sa haine d’une manière inattendue (d’ailleurs, elle pouvait toujours « l’achever ») mais de lui imposer une évidence : elle l’aimait ! Par le double prisme de ses lunettes d’approche (le terme convenait admirablement), elle avait lu son amour sur sa gueule détruite. Un amour fulgurant, éprouvé à leur premier contact chez Rosine. Amour d’enfant bien trop tôt devenue femme, amour de fille perverse secrètement assoiffée d’absolu. Dès le début, il était trop tard ; c’est pour l’avoir immédiatement compris qu’elle s’était offert cette rage infinie, dévorante, ardente, cette fureur presque pure qui la faisait grelotter. Le tuer aurait comblé sa vie d’un bonheur sauvage ; qu’il meure de mort normale la ravageait.

Accoudée sur le dossier de sa chaise, elle cherchait à se réconforter, se demandant si cette certitude de la fin imminente d’Édouard ne relevait pas du fantasme. Elle avait pu se tromper, prendre pour tragique un simple changement d’aspect.

Jusque-là, elle n’avait vu que deux morts dans sa vie : les deux personnes qu’elle avait tuées. Encore ne s’était-elle pas attardée à les contempler. Mais elle savait bien que ce masque ruiné, convulsé par la souffrance, appartenait à un être fini, à un homme en grande partance, qui le sait, n’en conçoit pas de frayeur et brave le sort en l’acceptant.

Marie-Charlotte n’éprouvait aucune jouissance dans l’amour, à peine des sensations. Peut-être était-elle trop jeune ? Il faut que la chair soit un peu rassise pour vibrer dans l’étreinte.

Elle ne perdait pas de vue la pauvre construction transformée en garage, d’un blanc farineux dans l’aube glauque, avec ses flaques d’huile noire devant sa porte vitrée, et l’espèce de baie récemment pratiquée au premier étage.

Soudain la lumière se fit dans la grande vitre embuée. Elle distingua des ombres confuses que, depuis son appentis, les jumelles restituaient mal. Elle aurait dû se porter sur l’éminence de terrain de la nuit, mais elle n’osa s’y risquer en plein jour, de peur de se faire repérer.

Un peu plus tard, une voiture quitta le garage. Banane était seul. Marie-Charlotte se vêtit rapidement, administrant des coups de pied à ses compagnons endormis :

— Levez-vous, mes salauds ! Les Sioux attaquent à l’aube !

Elle expliqua au couple hébété qu’Édouard se trouvait seul chez lui.

Francky et Stéphanie se levèrent en maugréant, protestant que rien ne pressait. Elle ne leur laissa pas le temps de préparer du café, Couleuvre n’eut que la permission de boire un verre d’eau gazeuse.

— On prend quoi, comme panoplie ? demanda l’Asiatique.

— Ce que tu veux, je m’en fous !

Ils avançaient en triangle dans la plaine boueuse. Marie-Charlotte marchait devant, les deux autres derrière elle, sans parler. La fraîcheur matinale faisait frissonner Stéphanie et elle claquait des dents.

— Castagnettes et tango ! railla Francky.

Aucune autre parole ne fut prononcée avant le garage.

La fermeture de la porte à deux corps était dérisoire ; le garçon la fit craquer à l’aide d’un pied-de-biche qui lui servait parfois de gourdin et qu’il portait maintenu contre sa jambe par du sparadrap. Ils entrèrent sans bruit, gagnèrent l’escalier et s’arrêtèrent pour tendre l’oreille. Aucun son ne filtrait de l’étage.

— À qui l’honneur ? demanda l’Asiatique qui se rappelait encore la vive réaction de Blanvin à La Fanfare, Porte de Clignancourt.

— J’y vais, souffla Marie-Charlotte.

Elle gravit les marches silencieusement. La porte du haut restée ouverte révélait que Blanvin ne se trouvait pas dans le séjour. En trois enjambées, elle contrôla la chambre. Vide également de toute présence. La fille réalisa alors qu’Édouard devait se trouver allongé à l’arrière de la traction pilotée par Selim ; normal, dans son état ! L’Arabe devait le conduire à l’hôpital.

Ses deux amis venaient de la rejoindre. Devant le désappointement de Marie-Charlotte, l’Asiatique ricana :

— Qui est-ce qui l’a dans son petit cul ? C’est Lolotte ! T’as voulu attendre alors que ç’aurait été du gâteau cette nuit ! Maintenant l’oiseau s’est envolé et la cheftaine est marron !

Elle le gifla, ayant horreur de ce persiflage qui attisait sa déception.

— Oh ! ça va ! Miss à ses ragnagnas ou quoi ? protesta Francky pour sauver la face.

Couleuvre qui fouinassait aperçut la boîte de biscuits sur la table et l’ouvrit parce qu’elle avait le ventre vide. Elle eut un cri joyeux en découvrant son contenu.

— Les sablés bretons, c’est mes préférés, assura la grande bringue. Huit mille balles ! Merci, petit Jésus !

Elle rafla la mise, troussa sa robe sans poche et glissa la liasse dans sa culotte.

Marie-Charlotte s’attardait dans la chambre, cherchant l’odeur d’Édouard sur l’oreiller. Elle découvrit une traînée rouge-brun au creux de ce dernier.

« Il crache le sang, pensa-t-elle, il est tubard ou quoi ? »

Ce lit où Édouard avait dormi pendant plusieurs années, où il venait de passer la dernière nuit, ce lit de célibataire la troublait. Avait-il fait l’amour à beaucoup de femmes entre ces rudes draps râpeux ? Une jalousie informulée la taraudait.

Elle regarda pensivement ses compagnons, leur trouva de sales gueules.

— Tirez-vous, moi je vais l’attendre ici ! décida-t-elle.

Francky hocha la tête :

— T’es loufe, Lolotte ! S’il revient avec son melon que tu as balancé à la sauce depuis le pont de Poissy, ça va être ta fête !

— Qu’est-ce que tu veux qu’il me fasse : je suis sa cousine.

— Des cousines aussi turbulentes, elles risquent de se faire dérouiller !

Marie-Charlotte prit son visage de fouine enragée :

— Cassez-vous, nom de Dieu, et refermez la lourde à clé en partant.

— Ça va pas être joyce, ricana Francky : la serrure pend comme mes couilles !

— Eh bien ! laisse-la pendre mais fous le camp !

Il redescendit, vaincu comme toujours par l’impitoyable autorité de son amie.

— Tu comptes rester longtemps ? demanda Couleuvre avant de le suivre.

— Ça dépendra.

— De quoi ?

— Tu me fais chier, toi aussi emporte-toi !

Une fois seule dans le petit logis désert, elle retourna dans la chambre, se jeta à plat ventre sur le lit et se mit à pleurer.

37

Deux détenus occupaient la cellule où on l’enferma. Le maton qui l’avait réceptionné avait ri de sa triste mine.

— Eh bien ! monsieur Blanvin, vous traînez une de ces tronches ! Vous êtes parti en java toute la nuit, pas vrai ? Ils font presque tous ça quand ils débarquent pour une peine légère.

Édouard ne l’avait pas détrompé ; il trouvait l’homme plutôt sympathique et appréciait qu’il l’appelât « monsieur ».

Ses deux compagnons l’accueillirent sans enthousiasme. L’un d’eux était un Noir très noir, au visage marqué de cicatrices rituelles ; l’autre un petit quinquagénaire chauve et rondouillard qui semblait prostré.

Édouard leur lança un bref salut et s’effondra sur la couche qui restait disponible. Une odeur d’eau de Javel et d’Africain s’imposait dans la pièce ; de crésyl aussi, à cause des latrines.

Le prince releva le col de son veston pour essayer de lutter contre la sensation de froid qui le gagnait. Dérisoire protection. Le Noir lâcha un formidable rot aussi violent qu’un feulement de tigre.

— Amen ! fit le chauve.

Blandin ferma les yeux. Sa lente déambulation dans les couloirs de l’établissement avait constitué un cauchemar, non à cause du lieu, mais de la fatigue qu’elle lui causait.

« Mon chemin de croix. »

Lors de sa préparation au baptême, l’évêque, auquel il faisait part de ses doutes, lui avait expliqué que notre vie est un chemin de croix conduisant de la naissance à la mort et que les seuls moments de repos étaient constitués par nos chutes. C’est quand le poids de la croix nous écrase, nous forçant à nous allonger, que nous récupérons un peu afin de pouvoir aller plus loin.

La prison représentait l’une de ces chutes, ou « station ». Il devait se reprendre et poursuivre. Le lieu du supplice serait sa délivrance.

Le détenu chauve se pencha sur lui.

— T’es camé ou quoi ? lui demanda-t-il.

— Comment ? fit Édouard à demi inconscient.

— Tu pousses des plaintes comme si tu te faisais mettre par un gail !

— Excusez, balbutia Édouard, je ne savais pas.

— Tu es ici pour longtemps ?

— Un mois !

— De la broutille ; ça se fait sur une patte ! C’est la première fois que tu tombes ?

— Oui, fit le prince.

Il réfléchit et ajouta :

— Non : c’est la seconde.

— Tu te rappelais plus avoir fait de la taule ?

— La première fois, j’avais un peu plus d’un an.

— À tirer ?

— Non, d’âge !

Le chauve à moustache haussa les épaules.

Il s’écarta du lit d’Édouard et dit au Noir :

— C’est bien ce que je pensais : il s’en est fourré jusqu’aux sourcils.

L’interpellé ne réagit pas ; son indifférence faisait peine à voir.

— Vous parlez d’une joyeuse équipe ! se lamenta le rondouillard.

Il retomba dans sa morosité.

Le prince entrouvrit les yeux et regarda la cellule. Elle ne comportait pas de fenêtre, mais une espèce de meurtrière oblique au ras du plafond. Elle était peinte en vert d’eau, sauf la porte qui était vert très foncé, de la couleur dont il avait repeint la Rolls de Gertrude juste avant qu’on ne la saisisse. Un judas ogival et un gros œilleton cerclé de laiton la perçaient. La pièce exiguë comportait trois lits, une lunette de cabinet, un lavabo, deux tablettes rabattantes et deux étagères. Des posters représentant des pin-up nues, coiffées de sombreros mexicains, jaunissaient depuis longtemps sur les murs.

Édouard tenta de se rappeler sa première cellule. Elle ne devait pas ressembler à celle-ci ; mais il se convainquait que la même ambiance déprimante y régnait. C’était une cellule de femmes où l’on tentait d’élever des bébés, donc elle jouissait d’une humanité beaucoup plus chaleureuse, voire colorée et bruyante.

Comment se prénommait la petite fille qui avait été sa camarade de détention ? Un prénom pas de chez nous, un prénom de romans noirs américains dont sa mère se montrait friande. Eva ? Laura ?

Il se souvint : Barbara !

Quelle carrière avait-elle faite avec ce nom artificiel ? Était-elle voleuse, ou pute, ou épave dans un bar de nuit ? Plus grand-chose ne l’intéressait à ce moment de sa vie, cependant il aurait aimé voir la fillette de jadis, sans espoir de la reconnaître, certes, mais seulement pour constater ce qu’elle était devenue, de quelle sale façon l’existence l’avait traitée.

Il eut une quinte de toux et un flot de sang emplit sa bouche.

Sale con qui l’avait tué ! Mais n’était-ce pas le destin des princes et des rois que de subir des attentats ? Son grand-père, Henri IV, Alexandre II de Russie, qui encore ?

Il perdit conscience.

* * *

Marie-Charlotte ne se rappelait pas avoir vécu un tel moment de détente, de presque félicité. Seule dans l’appartement d’Édouard, il lui semblait avoir atteint un objectif secret.

Quand elle eut bien pleuré, elle s’endormit sur le lit du « grand », car sa nuit de guet l’avait épuisée.

En s’éveillant, elle souffrit de la faim et se mit à explorer la cuisine. Elle découvrit un reste de ragoût de mouton aux haricots et une quantité de yaourts dans le réfrigérateur. Elle mangea voracement. Quand elle eut achevé le mouton, elle poursuivit ses recherches. Le placard contenait nombre de conserves : sardines, thon, petit pois, raviolis, biscuits. Elle grignota un paquet de biscuits en fredonnant. Lorsque Doudou rentrerait, elle essaierait de lui expliquer ce qu’elle ressentait, loyalement. Seulement, étant au courant de ses meurtres, Édouard ne la considérerait plus jamais autrement que comme une criminelle ou une folle. Peut-on éprouver autre chose que de la peur ou du dégoût pour une meurtrière ou une folle ? Non ! Le mieux ce serait d’accomplir ce qu’elle avait primitivement décidé. Le seul acte d’amour qui demeurait possible entre eux, c’était de le tuer.

Elle chercha dans le logis une cachette possible car elle envisageait d’agir par surprise. Très vite, elle la dénicha. Au fond de la chambre, à droite du lit, se trouvait une penderie sommairement fermée par un rideau. Quelques effets d’Édouard s’y trouvaient accrochés à la planche supportant le linge de corps. La penderie n’avait pas de fond, sinon une partie mansardée terminée par la pente du toit. Se dissimuler là serait un velours. Elle s’y coula pour essayer la planque et n’eut aucun mal à se lover dans l’étroit volume conique.

Lorsqu’elle sortit, Marie-Charlotte buta sur un objet qui, quand elle l’eut amené à la lumière, se révéla être un carton à chaussures. Il contenait une quantité d’enveloppes blanches, sans mention de destinataire, que l’on avait numérotées.

L’adolescente s’installa sur le lit, assise en tailleur, avec la boîte d’enveloppes entre ses genoux. Elle éventra sans vergogne l’enveloppe n° 1, retira le message qu’elle renfermait : une lettre bien calligraphiée, mais d’une écriture renversée.

Elle lut :

Mon amour, ma lumière,

Peut-on mourir de trop d’adoration ? Je suis certaine que oui. La passion que tu m’inspires est si intense que je ne puis plus la contenir, si brûlante qu’elle consume mon âme. Probablement finira-t-elle par me tuer, Édouard, alors j’accueillerai la mort, non comme une délivrance, mais comme l’aboutissement le plus total de mon amour. Mais je suis lâche, mon aimé, et je me refuse de disparaître avec un tel secret. Voilà pourquoi cette passion inouïe qui me transporte, je veux te la dire, au jour le jour…

Marie-Charlotte regarda le nom de la signature : « Najiba ». Une montée de noire fureur la fit haleter. Cette petite Arabe se permettait d’aimer Édouard, de lui écrire des mots qu’elle-même ne serait jamais foutue d’inventer. Avec un lyrisme ampoulé elle clamait la passion qu’il lui inspirait. Elle composait avec cette sorte de journal épistolaire un hymne éperdu qu’il lirait un jour et qui le confondrait d’orgueil, ce con ! Ce très grand con de merde ! Dans sa fureur, elle frotta la lettre contre son sexe, comme si, par là, elle comptait la faire sienne, en devenir l’auteur à la place de la Maghrébine.

Puis elle continua de lire les autres messages en gémissant de haine.

* * *

Avant de retrouver la coordination de ses pensées, il sut qu’il se trouvait à nouveau dans un hôpital ; à cause de l’odeur médicamenteuse et de la qualité des bruits.

Un chuchotement l’invita à plus de lucidité. Il s’efforça de le déchiffrer, de l’arracher au confus pour le rendre audible.

Une voix très grave disait :

— Franchement, maître, il m’est impossible de vous dire si nous allons pouvoir le tirer de là. Vous rendez-vous compte qu’après une délicate ablation du poumon gauche, ce type nous fait une pleurésie au poumon droit ? S’il respire encore, c’est par habitude. On a déclenché le plan Orsec en mettant en branle la grosse artillerie, seulement je crains qu’il ne soit trop tard.

— Faites l’impossible, docteur ! proféra la voix molle de Crémona.

— Mais on ne fait que ça, mon cher maître : l’impossible. L’administration pénitentiaire nous a informés qu’il purgeait une peine d’un mois.

— Pour un simple malentendu, déclara l’avocat, immédiatement professionnel : grand amateur de tractions avant, il en a acheté une dont il est avéré qu’elle a été volée.

— Foutaise, foutaise ! fit le médecin, très laxiste. Vous allez déposer une requête en accéléré à la commission des grâces qui siège en permanence, je vais vous remettre un certificat soulignant l’urgence de la situation.

— Merci, docteur.

Ils se retiraient de la chambre. Édouard conjugua ses efforts et appela :

— Maître !

Ce fut un souffle plus qu’un son qui sortit de sa bouche. Crémona n’avait pas dû entendre. Tant pis…

Pourtant, il lui sembla percevoir une présence au-dessus de lui. Et aussi, il y avait l’odeur de l’avocat, une méchante odeur sure de gilet de corps malpropre.

— Vous êtes… réveillé, monsieur Blanvin ?

L’avocat avait cherché un mot signifiant « désévanouir », comme il n’en trouvait pas il utilisait « réveiller ».

— Besoin de vous, souffla Édouard.

— Quelqu’un à prévenir ? Comme l’administration ne disposait d’aucune indication à votre sujet, c’est à moi qu’on a fait part de…

« Bavard ! » pensa Édouard. Tous ces mots superflus qu’on peut proférer au cours de son existence ; des mots pour tenter de prouver aux autres qu’on existe, mais les autres s’en foutent et n’écoutent que leurs mots à eux.

Une tenaille géante broyait la poitrine du prince. Le docteur ne se trompait pas quand il disait qu’Édouard respirait par habitude.

— Note ! parvint-il à articuler tout bas.

Cette fois Crémona avait compris qu’il ne pouvait plus communiquer… qu’en abrégé avec son client.

— Voir ma mère…

— Vous voulez voir votre mère ? C’est normal.

— Pas moi, vous.

— Je dois, moi, voir votre maman ?

— Pas dire moi ici…

Voilà qu’il s’exprimait comme les gens simples qui croient mieux se faire comprendre de quelqu’un ne parlant pas leur langue en usant du petit-nègre.

— Il ne faut pas lui dire que vous êtes hospitalisé ?

— Surtout… pas !

Le médecin qui en avait assez d’attendre Crémona s’approcha.

— Que se passe-t-il ?

— Je crois que mon client a quelque chose d’important à me dire, mais il est à bout de souffle.

Le praticien héla une infirmière et lui enjoignit de donner de l’oxygène au prince.

* * *

— Pourquoi n’es-tu pas passé ici avec Édouard avant de le conduire à la prison ? demanda Najiba sur un ton de reproche.

— Il était en plein cirage, répondit Selim. Je préfère te le dire franchement, il me fait très mauvaise impression.

— Tu crois que je peux demander un permis de visite ?

— Ça ne coûte rien d’essayer.

Le père vint dire à Banane que sa camionnette était tombée en panne et lui demanda d’aller chercher pour lui des cageots de fruits chez son grossiste.

— Je suis navré, mais j’ai pas le temps ! répondit Banane.

Le père le gifla. Banane prit la main de son père, la baisa, et assura d’un air penaud qu’il se tenait à sa disposition.

— Vous êtes médiévaux, tous les deux, assura Najiba.

Le père, ignorant ce terme, s’abstint de gifler également sa fille.


Selim revint deux heures plus tard après avoir effectué les courses. Il paraissait soucieux.

— Il faut que je retourne en Suisse pour m’occuper de certaines choses dont le grand m’a chargé, annonça-t-il. Veux-tu venir avec moi ?

Najiba hésita, séduite par la perspective de ce voyage, mais elle y renonça en songeant qu’il était plus urgent de solliciter un droit de visite auprès d’Édouard.

— Je retourne au garage, fit Banane, j’ai oublié de prendre le fric et il me faut un peu de linge.

— Je t’accompagne, décida-t-elle. Moi ausi j’ai des choses à aller chercher.

Elle pensait à sa boîte de lettres dont elle ne voulait pas se séparer. Ce courrier sans destinataire lui était devenu indispensable. À tout moment, de nuit comme de jour, Najiba préparait les phrases de sa prochaine lettre « immobile ».

Quand ils arrivèrent au garage, Banane s’aperçut immédiatement qu’on avait forcé la porte. Le verrou qui pendouillait racontait l’effraction. Le garçon s’élança dans l’escalier et, parvenu au premier, vit la boîte à biscuits ouverte et vidée de son contenu. Ce cube de fer-blanc fut pour lui le comble de la désolation. La disparition de son propre fric le laissait indifférent, mais il était consterné pour l’argent de la princesse.

Najiba venait de le rejoindre et partageait son désespoir.

— Saloperie ! grondait Banane, les yeux pleins de larmes.

Lorsqu’il se fut calmé, il étudia la situation.

— Tu crois que le père me prêterait trois mille balles ? Sa sœur opina.

— Si tu lui expliques qu’on nous a volé de l’argent qui ne nous appartenait pas, c’est probable.

— J’y vais ! décida-t-il, et avant de rentrer j’achèterai une nouvelle serrure pour la porte !

38

Elle avait voulu l’accompagner, comme cela lui prenait parfois. Il faisait froid ce jour-là et elle avait sorti son étole qui puait la naphtaline. La fourrure se composait de deux peaux de renards dont les museaux se rejoignaient et s’agrafaient sur la poitrine. Les bêtes mortes avaient la même couleur que ses longs cheveux de sorcière aux prises avec la ménopause. Elle tenait son mari par le bras, comme s’ils se rendaient à une noce, ce qui conférait au couple une allure un peu compassée.

Leur arrivé dérangea un groupe d’infirmières en pleine clabauderies. Crémona reconnut la plus forte dont il savait qu’elle dirigeait l’étage. Il lui sourit afin de l’amadouer, n’y parvint pas.

— Maître Crémona, crut-il bon de se représenter. Où en est Édouard Blanvin ?

— Il est toujours là, répondit la forte femme, un brin sardonique.

— Il faut que je le voie.

Elle eut un haussement d’épaules indifférent et les Crémona gagnèrent la chambre de Blanvin, laquelle comportait huit lits, tous occupés.

Le prince se trouvait dans le deuxième à droite, à partir de l’entrée. Il gardait les yeux ouverts et sa respiration rauque faisait mal à entendre.

— Bonjour, murmura l’avocat. Comment vous sentez-vous ?

Une légère moue tordit la bouche d’Édouard. La souffrance (ou l’asphyxie ?) retroussait ses lèvres blanches, découvrant des gencives roses comme le caoutchouc des vieux dentiers de jadis.

— J’ai vu votre mère, hier. Elle a paru surprise et inquiète de ma visite, pressentant que quelque chose ne tournait pas rond ; il m’a fallu déployer toute mon éloquence pour la rassurer, mais je ne suis pas certain d’y être parvenu ; toujours est-il qu’elle m’a fourni les renseignements nécessaires.

Sa merveilleuse épouse s’était assise d’une pauvre fesse sur le bord du lit ; sa main gantée de chevreau éclaté dans la pliure du pouce caressait innocemment la cuisse gauche du prince qui ne s’en rendait pas compte.

— La seconde partie de l’opération, reprit Crémona, en jetant un regard plein d’indulgence à sa mutine, va nécessiter que je prenne quelqu’un. Pour les questions de ce genre, je m’assure les bons offices d’Arnaud Paindur, un commissaire de police en retraite qui est veuf et que des petits boulots amusent. Je vous rassure tout de suite, ses prix sont raisonnables. Les anciens flics sont comme les anciens contrôleurs des Finances : retraités, ils deviennent d’excellents auxiliaires pour le public.

« Bavard ! Noyeur d’idées et de poisson ! Tu es « verbiste » comme on est flûtiste ou pianiste ! »

La dextre aventureuse de la dame Crémona s’engagea résolument sous les draps afin de lui effleurer les testicules.

— Maître, articula Édouard, je n’ai pas d’argent. En dédommagement, je vous donne ma 15 six 1937.

— Vraiment ! rayonna l’avocat.

— Préparez un acte de vente pour la prochaine fois, je le signerai.

— On peut l’établir immédiatement sur papier libre, assura Crémona.

* * *

Quand son frère fut parti, Najiba passa dans la seconde pièce pour aller récupérer ses lettres. Elle s’immobilisa en les voyant dispersées dans la pièce, froissées ou déchirées, certaines, même, souillées d’excréments. Elle ne parvenait pas à comprendre les raisons de ce vandalisme gratuit. En quoi ces lettres pouvaient-elles intéresser le ou les voleurs ayant forcé la porte ?

Le rideau masquant la penderie s’écarta d’un coup sec et Marie-Charlotte bondit dans la pièce.

— Alors, la mère Sévigné, on est de retour ?

Najiba poussa un hurlement désespéré en réalisant que c’était la petite garce qui avait éventré et lu son courrier secret.

D’une cabriole de chevrette elle sortit de la chambre et se précipita dans l’escalier. Sa panique la fit trébucher ; elle plongea en avant et s’assomma à moitié sur le bitume de l’atelier. Elle tenta de se remettre debout dès que son étourdissement s’atténua, mais elle ne put le faire. Sa cheville à l’équerre lui prouva qu’elle s’était cassé la jambe en tombant. Elle se mit à vomir. Elle souffrait affreusement et son pied devenu comme indépendant de sa personne l’effrayait.

Marie-Charlotte la rejoignit lentement. Elle descendait l’escalier avec les manières sophistiquées d’un mannequin présentant une collection de couture.

Elle se planta devant Najiba.

— Alors, la mère Sévigné s’est cassé la papatte ? Elle va plus pouvoir écrire ? T’écrivais du pied droit ou du pied gauche, la crouille ?

Elle donna un coup de talon dans la figure de la jeune fille.

— Yayaïe, ces déclarations d’amour ! Tu devais vachement juter en les tartinant. Je parie qu’en fin de bafouille tu te malaxais la moniche, hein ? Ta façon de prendre ton foot ! Tu t’astiques avec combien de doigts, miss Couscous ? Deux ? Trois ? Toute la main ? J’ai bien envie de t’enquiller une clé à molette dans la chagatte, ma poule, pour te donner des sensations fortes. T’as jamais encore nique, je parie ? Une ratonne sans son hymen, c’est la gare Saint-Lazare sans trains. Ouais, génial le coup de la clé. Faut que je t’en trouve une bathouze, un vrai chibre de bougnoule ! Quand t’épouseras ton raton, malgré sa trique de cheval, il aura l’impression de remonter les Champs-Élysées, en te fourrant. Parce que tu penses bien que le bel Édouard il en a rien à cirer d’une bique comme toi ! T’es juste bonne à lui laver les pinceaux avec la langue. Attends que je trouve ton gode, grande fille !

Elle fouinassa dans le garage jusqu’à ce qu’elle eût jeté son dévolu sur une clé anglaise longue d’au moins trente centimètres.

— Voilà le département fillettes ! annonça la folle. Écarte tes quilles que je te pratique, miss Sévigné.

Elle voulut la forcer à ouvrir la jambe, la souffrance infligée fut si terrible que Najiba émit un rugissement, opéra une inattendue remontée du buste et arracha l’outil de la main de son antagoniste. Elle l’abattit sur Marie-Charlotte. La tête de la clé l’atteignit à l’épaule, lui brisant la clavicule. La jeune harpie se jeta en arrière. Elle hoquetait de douleur.

— Sale charogne ! Je vais te crever !

Son bras gauche pendait, inerte, le long de son corps de garçonnet chétif.

Elle dardait un regard de feu sur la sœur de Banane, élaborant des supplices. Elle allait la tuer et la regarder mourir.

Comme Najiba gardait la clé, elle décida de ne plus l’approcher. Trop risqué : l’énergie du désespoir réalise des miracles souvent.

Elle pleurnichait en tenant sa main valide appliquée sur sa fracture et, pour la seconde fois, inspecta le garage à la recherche d’un élément susceptible de servir sa vengeance.

Elle tomba en arrêt devant un bidon dont on avait découpé le tiers supérieur afin de le transformer en un petit bac à moitié empli d’essence et servant à nettoyer des pièces de moteur. Elle renifla les vapeurs du liquide et grimaça un sourire. À quelques mètres de là, la malheureuse Najiba tentait de se traîner en direction de la porte sans parvenir à un résultat probant.

— Te fatigue pas, miss Sévigné ! cria Marie-Charlotte. À cloche-pied, j’arriverais avant toi !

Ne pouvant saisir le récipient à deux mains, elle s’arrangea pour le tenir d’une seule en l’appliquant contre sa hanche.

— J’ai une idée fabule, crouillette ! Qu’est-ce que je dis : flamboyante !

Elle s’approcha de Najiba par-derrière et, d’un tour de torse, projeta sur elle le contenu du seau improvisé.

— Essence ! annonça-t-elle.

Elle lâcha le bidon pour fouiller la poche ventrale de son jean d’où elle sortit un petit objet plat et blanc.

— Briquet ! Je te laisse le soin de faire l’association : essence plus feu, égale incendie.

Elle ramassa un morceau de papier qu’elle roula en torche.

— J’allume ce papelard, je l’approche de toi et Mme de Sévigné devient Mlle Jeanne d’Arc !

— Non ! gémit Najiba, tu ne peux pas faire ça !

— Qu’est-ce que tu dis ? Que JE NE PEUX PAS ? Tu as lu ça où, dans le Coran, pute vierge ? Laisse-moi trouver encore de l’essence pour bien arroser autour de toi, je veux que tout crame, ici ! Finitos, le garage de ton beau prince charmant ! En fumée, tes lettres de fille de concierge arabe, niveau de la cinquième ! Poétesse en babouches ! Je me suis fendu le pébroque en les lisant !

Elle récita de mémoire une phrase puisée dans une des lettres :

— « Ton ombre n’est plus ton ombre, sache-le, mais moi qui me traîne à terre derrière toi ! » Unique de connerie. Je m’en suis torché le cul tant a été grande mon admiration. Tu sais que Victor Hugo, c’était du mou pour les chats, comparé à toi. T’es une géante de la plume, ma puce ! Dommage que ça reste ignoré du grand public, une œuvre pareille ! Sinon, t’aurais été la première ratonne de la littérature universelle. Où ont-ils foutu leur essence, ces deux cons ? Ils en ont fatalement dans un garage, même qui n’a pas de pompes…

Elle s’en fut regarder sous l’escalier et découvrit plusieurs jerricans alignés dans le renfoncement. Elle en saisit un.

— Plein ! Gagné ! Charogne, ce que j’ai mal à l’épaule. Tu m’as cassé quelque chose, vérolée !

Elle traîna l’énorme bidon en direction de Najiba et constata qu’au prix de mille maux, sa victime était parvenue à se mettre debout en s’aidant d’une salopette accrochée au mur pour se hisser.

— Ah ! tu préfères cramer à la verticale, plaisanta Marie-Charlotte ; tu as eu tort, c’est moins confortable.

Elle eut du mal à déverrouiller le jerrican d’une seule main.

— Je pense qu’un seul suffira, soliloqua la gamine. Ils sont imprudents de stocker de l’essence dans un lieu habité. Tu paries que la police, en découvrant les autres, conclura à une explosion ? Car ils vont péter aussi à la chaleur. Chouette feu d’artifice ! Tu vas crever en beauté !

Elle donna un coup de pied au jerrican qui se renversa sur le sol huileux ; son contenu s’écoula en glougloutant. Elle continuait de le pousser en direction de l’escalier. Une excitation délicieuse la faisait frémir.

— Tu sais que je mouille de bonheur ? fit-elle à Najiba. Je crois que je vais me faire un petit solo de mandoline pendant que tu t’enflammeras. Je jouirai tout de suite. Ça m’arrive dans les cas spéciaux : un petit frottis sur le bouton et je décharge, tellement je suis conditionnée. Tiens, regarde, je baisse mon jean et mon slip. Tu la vois bien ma petite chatte ? J’ai une copine qui en raffole ; mais moi je préfère me toucher ; même les mecs me laissent froide. Je suis une branleuse, quoi, j’ai pas honte de le dire. Indépendante à mort ! Je ne tire mon plaisir que de moi !

Elle glissait voluptueusement sa main entre ses cuisses maigrichonnes en parlant. Son visage était pâle, son nez pincé, sa bouche entrouverte sur des prémices d’extase.

Au bout d’un instant elle interrompit son manège.

— C’est pas le tout, fit-elle.

Elle ramassa sa torche de papier qu’elle avait laissé choir, la réentortilla et actionna son briquet. Son jean baissé l’entravait, aussi se rapprocha-t-elle de la nappe d’essence en marchotant façon pingouin. Elle regardait sa victime à travers la flamme, mais soudain elle l’abaissa, terrifiée. Najiba, acagnardée contre le mur, se tenait penchée du côté de sa jambe valide pour que l’autre puisse pendre dans le vide. Elle brandissait une drôle d’arme : un fusil aux canons sciés si court qu’il semblait ne subsister que la crosse. Les yeux de la jeune Arabe, noirs de haine sauvage, paraissaient pointus. Sa main droite tâtonnait dans la région des détentes. Quand elle les eut trouvées, son index et son médius s’insinuèrent dans le pontet, se posèrent sur chacune des deux queues de détente et les pressèrent. Il y eut une déflagration qui la rendit sourde et la crosse de bois lui frappa violemment la poitrine.

Dans un ralenti somptueux, elle vit exploser la tête de Marie-Charlotte. Et elle sut que cette atroce vision ne la quitterait plus jamais, jamais, jamais.

* * *

Nine ne pleurait pas.

Elle dit à Rosine :

— C’est curieux, je ne pleure pas.

Rosine pleurait.

Elles cheminaient en se donnant le bras dans une allée du cimetière Montparnasse où les parents de Nine avaient pris une concession. Les funérailles s’étaient passées à toute allure, comme dans un film en accéléré, à croire que tout le monde, du prêtre aux croque-morts, voulait en terminer au plus vite avec le petit cadavre de la malfaisante gamine.

Nine reprit :

— Tu vois, le bon Dieu me l’a reprise par pitié pour moi. Je ne pouvais plus vivre avec une fille pareille dans ma vie. À chaque seconde je craignais le pire, et puis le pire est arrivé et, j’ose le dire, je ressens un soulagement.

Rosine comprenait mais ne partageait pas ce sentiment. Elle avait « bien aimé » Marie-Charlotte.

— Ma concierge m’a dit que la police avait arrêté sa bande de voyous ?

— Oui, hoqueta Rosine. Ils logeaient tous à deux pas du garage pour le surveiller. Les copains de ta fille prétendent qu’elle s’était mis dans l’idée de tuer Doudou parce qu’il lui avait botté les fesses un jour.

— Elle était folle, assura Nine. Ou quelque chose comme ça. Pourtant, on n’a jamais eu de détraqués dans la famille.

— Faut bien que ça commence, dit Rosine avec logique.

Il faisait un temps maussade, avec du vent qui, parfois, dégageait les nuages afin de laisser passer un peu de soleil. Elles fuyaient sans hâte le cimetière pour aller se frotter à la circulation si vivante.

— Tu n’as toujours pas de nouvelles d’Édouard ? demanda Nine.

Rosine secoua la tête.

— Non, et ça me fait tout bizarre. Depuis son… accident, à Genève, il a beaucoup changé. J’ai essayé de l’appeler dans sa maison de Suisse, mais je tombe chaque fois sur un disque. J’ai bien envie d’aller voir là-bas…

Nine hésita, puis :

— Tu vis seule ?

— Complètement ; mon coureur cycliste s’est tiré à toutes pédales.

— On dirait que ça t’amuse ?

— Il vaut mieux en rire.

Pour bien étayer cette affirmation elle ajouta :

— C’est normal qu’un coureur soit coureur, non ?

Et puis elle se remit à pleurer, mais cette fois ce n’était plus à cause de Marie-Charlotte.

* * *

Le médecin entra avec sa cohorte d’internes. C’était un homme aux cheveux gris qui se voulait simple mais restait majestueux. Toutefois, il manquait de délicatesse.

Quand il fut au lit du prince, il s’empara de sa feuille de température en clamant :

— Alors, le bagnard, on a tiré son bras d’honneur à la grande faucheuse, à ce qu’il paraît !

Puis, à ses élèves :

— Ce type-là, il pourra se faire appeler « Trompe-la-mort ». L’état dans lequel je l’ai pris ! Je n’aurais pas joué une thune sur ses chances.

Il mit ses mains aux hanches et demanda :

— Qu’est-ce que vous avez fait pour vous en sortir ?

— J’ai donné un coup de pied au fond, répondit Édouard.

Ils rirent. Le médecin enfla davantage sa voix :

— Je suis heureux d’être le premier à vous l’apprendre, Blanvin : votre avocat qui se trouve en déplacement m’a téléphoné pour me dire que vous êtes gracié. Il a ajouté qu’il vous réservait une seconde bonne surprise, mais sans préciser. On dirait que vous avez un bon débarbot. C’est bien ainsi qu’on nomme un avocat dans le Milieu ?

— Je l’ignore, répondit Blanvin. Je ne suis pas un truand mais un prince.

Les médecins rirent de nouveau.

39

Deux jours plus tard, maître Crémona vint le voir. Sur les huit lits de la chambre, cinq seulement étaient occupés. L’un des malades avait défunte au cours de la nuit et l’on avait évacué les deux autres dans des services nouveaux. L’avocat riait large ; Édouard pensa que c’était un brave homme puisqu’il aimait apporter de bonnes nouvelles. Dans son allégresse, il fit une chose qui toucha infiniment le prince : il l’embrassa.

— Vous avez vu, cette grâce ? Le toubib vous l’a dit ? Passée comme lettre à la poste. On est tombés sur une commission où siégeaient des gens de cœur. Il faut dire que le professeur Bernier nous avait torché un certificat de première. Il s’est mouillé jusqu’aux sourcils. D’après lui vous étiez à l’article de la mort et il lui insupportait d’apporter d’ultimes soins à un homme détenu pour une peccadille. Vous pigez le créneau ? L’ex-commissaire Paindur a également été magique : quarante-huit heures pour mettre la main sur la personne en question. Qui dit mieux ?

— Où est-elle ? demanda Édouard.

— Dans la salle d’attente ; avant de vous l’amener, j’ai préféré vous prévenir.

— Faites-la entrer et laissez-nous, exigea Blanvin.

Le maître parut un peu déçu.

— Je vais la chercher, fit-il à regret. Mais attendez, je voulais vous dire encore quelque chose… Oh ! oui : c’est au sujet de la 15 que vous m’avez cédée ; vous ne pensez pas qu’il faudrait rechemiser les…

— Absolument pas ! coupa Édouard. Elle est réglée comme un chrono.

— Bon, bon, je me demandais…

— Ne vous demandez rien, maître, c’est un pur-sang que vous possédez là.

Crémona sortit. Édouard lissa sa chevelure emmêlée et régla la position de son lit de manière à s’y tenir assis. Son cœur restait calme, trop peut-être, les battements semblaient s’espacer anormalement. Il songeait à sa résurrection miraculeuse (comme toutes les résurrections) et se demandait pourquoi son corps en détresse, son corps en faillite, son corps ruiné venait de cesser sa plongée dans le néant. Quel incroyable sursaut, jailli du plus profond de son être avait constitué le « coup de talon » salvateur ? D’où provenait ce déclic qui le faisait renouer avec une existence dont, mentalement, il avait déjà pris congé ?

La réponse se formait dans son esprit. C’était à cause de la femme qui allait se présenter à lui d’une seconde à l’autre. Un inexplicable besoin de la connaître avant de disparaître l’avait pris pendant son bref séjour dans sa cellule. Ce besoin était si intense et si désespéré qu’il ne voulait plus mourir, ne s’en sentait plus le droit. Et voilà, elle allait entrer. À quoi ressemblait-elle ? Où se situait-elle dans ce qu’il est commun d’appeler l’échelle sociale ? Allait-il être déçu ou comblé ? De toute manière, il serait sauf. Sauvé par une simple curiosité.

Crémona réapparut en frétillant comme un maître d’hôtel guidant un client de marque à sa table. Derrière lui marchait une femme que l’avocat lui masquait. Quand il fut près du lit, il s’effaça et dit :

— Eh bien voilà : je vous présente Édouard Blanvin.

Après quoi, il les considéra l’un après l’autre en souriant et se retira comme il le lui avait été demandé.


Elle se tenait debout devant lui, élégante dans une robe noire et un imperméable blanc de chez Scherrer. Elle ne faisait pas trente ans, mais il savait qu’elle avait davantage. Ses cheveux, d’un blond cendré, arrivaient presque aux épaules. Ce qui le frappa le plus ardemment, ce fut l’intelligence de ses yeux noirs en amande. Il aima son expression grave et compréhensive.

Elle murmura « Bonjour », il répondit « Merci ». Elle chercha un siège, vit une chaise le long du mur et alla la prendre. Édouard regretta de n’en avoir pas prévu une.

Quand elle fut assise à son chevet, ils se fixèrent sans la moindre gêne, sachant bien qu’ils devaient en passer par là.

— Vous êtes très belle, dit le prince.

— Vous n’êtes pas mal non plus, malgré la maladie.

— Vous devez trouver ma démarche stupide ?

— Si je la trouvais stupide, je ne serais pas venue.

— Vous vous souvenez de moi ?

— Pas plus que vous, vous ne vous souvenez de moi. C’est impossible, nous étions presque encore des bébés.

— Il y a longtemps que vous êtes au courant de… notre première rencontre ?

— Ma mère ne s’est jamais gênée pour m’en parler.

— Moi, je le sais depuis quelques mois. Qu’est devenue votre mère, après ?

— Elle est retournée en prison une ou deux fois, mais sans moi. Ensuite elle s’est mise en ménage avec un veuf qui tenait un bistrot et, à partir de là, s’est rangée des voitures. Elle est morte il y a dix ans d’un cancer au cerveau. Le veuf en question a été sa chance et la mienne. Un chic type. Il m’a payé des études et ne m’a pas violée comme le font la plupart des beaux-pères. Vous voulez la suite ?

— S’il vous plaît.

— J’ai fait mon droit à Lyon et j’ai trouvé une place dans un cabinet de jeunes avocats qui travaillaient en pool L’un d’eux m’a épousée. J’ai eu un enfant, un petit garçon que j’ai appelé Rémy, en hommage à mon beau-père qui porte ce prénom. Cet enfant est mort d’une méningite encéphalique. Sa disparition, comme cela arrive souvent, au lieu de nous souder, mon mari et moi, a détruit notre couple. Actuellement, je dirige une agence de voyages à Lyon. Je vis seule dans un appartement des bords du Rhône trop grand pour moi, et quand la solitude me pèse, je fais une petite bringue avec un copain. Voilà mon curriculum. Je peux connaître le vôtre ?

— Vous aurez du mal à le croire, avertit le prince ; pourtant je peux prouver sans difficulté ce que je vais vous dire.

Il fit à sa visiteuse un résumé succint mais rigoureux de son existence, ne passant sous silence aucun de ses personnages clés. Il raconta Rosine, Rachel, Édith, Marie-Charlotte. Il raconta Banane et Najiba, le secret tardivement révélé de sa naissance, son voyage en Suisse, le choc affectif de la princesse Gertrude en le voyant. Il raconta le duc et la duchesse Groloff, Walter et Lola, et aussi Élodie, miss Margaret, Dmitri Joulaf. Il parla de ses réceptions fastueuses dont la dernière s’acheva tragiquement. Il raconta la ruine complète des Skobos. Il parla de la voiture volée et de sa condamnation en correctionnelle qui s’était achevée deux jours plus tôt par une mesure de grâce. Il ne lui tut que la tragédie du garage, mais il y avait une bonne raison à cela : il l’ignorait encore.

— C’est un surprenant roman ! s’exclama Barbara quand il eut terminé. Que comptez-vous faire en sortant de l’hôpital ?

— M’occuper avant tout de ma grand-mère. Créer une affaire qui nous permette de vivre correctement, tous. Et ensuite vous épouser si vous le voulez bien. Je n’ai jamais eu de femme. C’est inconcevable de la part d’un prince.

Il s’attendait à une réaction plus ou moins vive de sa petite camarade de prison, mais elle garda le silence. Il attendit.

— Le mariage est une chose difficile à réussir, balbutia-t-elle enfin. Chaque individu est une île. Il lui arrive de vouloir en visiter une autre, mais c’est généralement petit, une île, on en a vite fait le tour…

— Eh bien ! nous n’achèverons jamais celui de nos îles ! décida Édouard. Nous essaierons de nous connaître le moins possible ; c’est la profonde connaissance de l’autre qui transcende l’amour, ou qui le tue ! Nous ne prendrons pas de risques.

— Vous paraissez certain de mon acceptation, remarqua-t-elle.

— C’est de trop la souhaiter qui me donne cette assurance. Pardonnez le délire d’un grand malade.

— Mon Dieu ! comme je vais avoir de quoi réfléchir ! fit-elle. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il me prend que je ne pouvais plus attendre, Barbara. On se connaît depuis si longtemps !


Elle demeura auprès de lui jusqu’à la fin des visites. Ils continuaient de se regarder sans plus parler. Ils s’étaient dit l’essentiel. Chacun pensait à ce qui se produisait, ce conte qu’ils interprétaient d’un commun accord afin de s’offrir du merveilleux, pour faire chanceler les grises frontières du quotidien. Cela ressemblait à un défi lancé au sort et à la raison ; ni l’un ni l’autre n’était dupe et n’osait risquer le moindre raisonnement. Acte de somnambules ivres, tâtant le vide du pied pour provoquer le vertige. Ils n’avaient plus aucune question à se poser mutuellement. Édouard ne demanda pas à Barbara quel discours avait pu lui tenir Crémona pour la décider à venir et elle ne chercha pas à savoir à quel instant il lui avait paru primordial de la rencontrer. Elle ne fut pas tentée de connaître ce qu’auraient été ses réactions s’il avait vu entrer une Mme Michu grouillante de progéniture, conne, édentée et puant le rance. Il s’abstint de lui redire qu’elle était belle, plus que conforme à ses rêves les plus audacieux. Ils commençaient avec délectation l’apprentissage de la discrétion poussée jusqu’au silence.

Au bout d’une heure, Crémona vint prendre congé car il avait un rendez-vous. À la manière dont il le dit, Édouard sut que c’était avec son épouse. Gagné par l’exemple, l’avocat ne leur posa pas de questions ; il était évident que tout allait bien entre eux.

Lorsqu’il se fut retiré, Édouard coula sa main en direction de Barbara. Avec calme, elle posa la sienne sur cette patte d’homme velue qui demeurait forte malgré la maladie.

Et leur connivence muette se fit plus large, plus âpre aussi. Leurs deux chaleurs se mêlaient. Ils étaient un peu étourdis par la simplicité d’une telle félicité.

— Un jour, je vous désirerai et tout sera bien, dit-il.

Elle balbutia :

— Sûrement…

— Il paraît que votre mère a appris à jouer aux échecs à la mienne.

— Elles avaient le temps.

— Et que je voulais tout le temps sortir de la cellule, je cognais toute la journée contre la porte.

— Cela se comprend.

— Je vous frappais beaucoup.

— Il faut un début à tout.

Ils replongèrent dans ce silence unique qu’ils venaient d’inventer.

Des visiteurs entraient dans la chambre, à l’abordage des autres lits. Des gens de tous les jours : un petit monsieur foutriquet avec un pardessus noir et une casquette à carreaux qu’il n’ôtait pas ; une grosse femme à la Dubout escortée d’une fille mongolienne ; un couple de vieillards paraissant plus en péril que la personne qu’ils venaient voir ; une gamine en jean et blouson au chevet d’un homme au teint jaune, la gosse mâchait du chewing-gum au lieu de parler et regardait sa montre à tout bout de champ.

Édouard et Barbara ne s’intéressaient à personne, abîmés qu’ils étaient dans leur intemporelle torpeur.

La sonnerie grêle marquant la fin des visites retentit dans le couloir et la chambre se vida de ses étrangers. Eux restaient toujours dans la même position. Une infirmière agacée vint prévenir Barbara :

— Madame ! C’est fini !

— Non, répondit Édouard, ça commence.

Leurs mains se désunirent à regret. Elles s’étaient engourdies sans qu’ils y prissent garde et ils rirent de la douleur qu’ils éprouvaient.

Barbara prit une carte gravée dans son sac et la posa sur la table de chevet.

— J’ai changé mon ridicule prénom en celui de Sylvie, dit-elle, et je porte le nom de mon beau-père : Demangeot.

Elle ajouta :

— N’avons-nous pas échangé des paroles d’ivrogne ? Si cet instant doit avoir des suites, contactez-moi. Inutile de me laisser vos propres coordonnées : je suis de la race des femmes qui attendent.

— Et moi de ceux des hommes qui se taisent, répondit le prince. Tant de gens parlent pour ne rien dire que je voudrais pouvoir ne pas parler pour tout dire.

Elle sangla son imperméable ciré, à la coupe harmonieuse, et hocha la tête. Une fois dans le couloir, elle pleurerait probablement.

Édouard actionna le lit afin de le remettre en position allongée. Il enfouit sa tête dans l’oreiller pour revivre chaque seconde de leur entrevue, mais ce fut la vision de la toute petite fille de jadis qui s’imposa. À présent qu’il possédait ses traits de femme, il se rappelait sa frimousse d’enfant.

40

Il fut mis au courant de la mort de Marie-Charlotte au cours de la semaine qui suivit. Une commission rogatoire vint l’entendre à l’hôpital. Crémona lui avait appris le drame et assistait à l’interrogatoire. Tout était clair dans cette histoire, hormis le fusil. Banane prétendait que sa sœur l’avait arraché des mains de son antagoniste, mais Francky et la Couleuvre nièrent farouchement qu’ils l’eussent possédé. Najiba, choquée, ne pouvait répondre aux questions policières que par des onomatopées suivies de cris et de sanglots. Le juge avait demandé qu’on la plaçât en maison de repos. Edouard prétendit ne rien savoir du fusil bricolé. Banane ayant eu la sagesse de scier les canons de l’arme ailleurs qu’au garage, les enquêteurs ne purent prouver que le travail y avait été effectué.

La mort brutale de l’adolescente perverse ne causa pas grand-peine au prince. Il savait que sur sa pente fatale, la détention ou la mort attendait sa cousine.

Une chose encore tracassait la police. Elle concernait la première descente de son commando au garage.

— Voyons, monsieur Blanvin, ces sauvages molestent votre ouvrier ainsi que sa sœur, détériorent plusieurs de vos belles voitures et vous ne portez pas plainte ?

— Je ne l’ai pas fait pour ma mère et pour celle de la gosse. N’oubliez pas qu’elle était ma cousine. Je n’ai pas voulu aggraver le calvaire de ma parente.

L’interrogatoire avait lieu dans la tisanerie de l’étage qui faisait face à la salle où l’on soignait Edouard. Le prince était assis, mais les policiers et Crémona devaient rester debout, ce qui abrégea l’affaire. Après le départ des enquêteurs, Blanvin demanda à l’avocat quelle peine la jeune Arabe encourait.

— La légitime défense étant acquise, pas grand-chose, avec un bon avocat. Cela dit, ma conviction, d’après ce que les inspecteurs m’ont confié, est qu’elle est bonne pour le cabanon. Il paraît que cette jeune personne donnait auparavant certains signes de… heu… déséquilibre. Subir des violences barbares et faire éclater la tête de quelqu’un ne constituent pas une thérapie positive.

« Bavard ! Cher bavard impénitent ! »

Henry Crémona aimait les mots, les triait avec soin, comme une fillette trie des perles pour se faire un collier ; en suçotait certains au passage.

— Vais-je bientôt sortir d’ici ? questionna le prince.

— Naturellement, mais le professeur exige une longue convalescence : le bon air !

— Je retourne en Suisse.

— Alors là, ça joue en faveur du bon de sortie. Vous savez que nous allons vous regretter, ma femme et moi. Vous êtes un client si particulier, presque un ami. Nous aimerions vous voir quand la vie vous aura happé de nouveau. On se ferait un petit bouffement sympa à la maison. Des choses simples : une choucroute garnie. Mon épouse est d’origine alsacienne.

Edouard promit.

* * *

Une semaine encore s’écoula avant qu’on le laissât quitter l’hôpital. Ce fut Banane qui vint le chercher. Les cruels événements l’avaient profondément marqué et il avait perdu cet inestimable qualité qui s’appelle l’insouciance. Ce n’était plus un adolescent toujours plein de joie et d’allégresse, mais un adulte grave qui craignait tout des autres.

Il fallut beaucoup insister pour qu’il racontât sa découverte du meurtre. L’odeur d’essence répandue qui l’attendait dehors, il entrait, son verrou neuf à la main, et l’abomination lui sautait au visage. À première vue, sa sœur plaquée contre le mur, les vêtements collés au corps par l’essence, une jambe pareille à une branche cassée, le regard dément, murmurant des incohérences en fixant un tas bleu, au sol. Il faisait deux pas. C’est un corps fluet qu’il identifie. Un jean baissé, ainsi qu’une petite culotte insignifiante. Des cuissettes grêles, un sexe menu entre deux jambes espacées, touffe de poils en barbichette. Le rouge commence. Il y en a plein le tee-shirt. Et au-dessus, tu veux que je te dise ? Rien ! Une bouillie rouge avec l’éclat blanc des morceaux d’os. Un œil crevé pend à un filament rose. Selim dégueule, du moins essaie car rien ne vient. Ce ne sont que des spasmes à vide qui lui arrachent l’estomac.

À cause du fusil, sur le sol, bien sûr, il comprend tout, s’approche de Najiba, lui parle. Elle ne le reconnaît pas et se met à hurler comme il n’a jamais entendu ça ! Il prend peur pour toujours, se met à courir sur la route en criant « Au secours ». Son épouvante est telle que les gens, qui pourtant ne s’arrêtent jamais, s’arrêtent. Il crie « Là-bas ! Là-bas ! » en désignant le garage tout seul au bord du chemin, gris avec des traînées blanches et les carrés couleur d’étain des vitrages. La maison du meurtre.

La gendarmerie arrive. Puis des policiers en civil. Ensuite le parquet. Il retrouve l’accent arabe de ses parents pour parler de tout cela. On veut questionner Najiba, mais la pauvre âme est incapable de comprendre, a fortiori de répondre. Ce ne sera que bien plus tard, dans son lit d’hôpital, qu’elle parviendra à lâcher quelques mots d’explication à son frère, sans présence étrangère.

* * *

Ils roulent sur l’autoroute qui passe par Nantua.

— Pas trop fatigué ? s’inquiète Banane.

— Non, cette fois je tiens le bambou, plaisante Edouard. Je suis très peiné pour ta sœur. Tu crois qu’elle remontera ce nouveau coup du sort ?

Selim soupire :

— Ça fait beaucoup !

— Tes parents doivent me maudire ?

— Pas toi : le garage. Ma mère prétend que c’est un lieu habité par de mauvais esprits et que si nous y restons, il se produira d’autres malheurs.

— Nous n’y resterons pas, promet le prince. Pendant mes agonies, un projet a germé dans ma pauvre tronche.

— Tu me dis ?

— Pas encore. J’attends que ça prenne corps ; c’est de la superstition, je sais bien, mais elle aide les hommes à vivre.

La pleine lune éclairait largement la campagne de sa lumière blanche pour fantômes. Des tunnels interrompaient la fantasmagorie qui reprenait à leur sortie.

Edouard songeait à Barbara-Sylvie. Depuis sa visite à l’hôpital elle mobilisait ses pensées. Il était resté quatre jours sans l’appeler, de crainte qu’eût cessé la magie de leur rencontre. Et puis il s’était décidé, en utilisant le taxiphone du couloir. Une secrétaire au fort accent lyonnais lui avait déclaré que Mme Demangeot se trouvait en ligne. Il percevait des crépitements de machine à écrire, des sonneries, des bruits de conversation, desquels il avait conclu que son agence était importante.

Tandis qu’il l’imaginait aux prises avec ses affaires, la voix de la jeune femme avait soudain retenti :

« — Allô, bonjour. Pardon de vous avoir fait attendre. Où en êtes-vous ? »

« — Côté santé ou côté cœur ? »

« — Commençons par la santé. »

« — Je vais beaucoup mieux, le médecin emploie des superlatifs, ce qui est bon signe. »

« — Et côté cœur ? »

« — Un bloc ! La pierre noire de La Mecque ! J’ignorais qu’on puisse vivre à travers une image de femme : parler, manger, dormir même, en ayant une robe noire et un imperméable blanc dans le cerveau avec, au-dessus des vêtements, un visage vers lequel on s’est dirigé toute sa vie, en titubant, en faisant des faux pas, mais en obéissant au tracé de la Providence. »

« — Vous parlez bien », apprécia-t-elle.

« — C’est une obligation pour les princes. Rien ne cultive plus facilement que le langage quand on a la volonté de bien s’exprimer. »

Ils n’avaient rien trouvé à se dire de plus ; seulement, le silence au téléphone n’a pas la même intensité que lors d’un tête-à-tête.

« — Vous croyez qu’on va se revoir ? » demanda-t-elle au bout d’une éternité tarifiée.

« — J’achève de guérir, je retourne en Suisse et… »

« — Vous savez que Genève n’est qu’à quatre-vingt-dix minutes de Lyon ? »

« — Je sais. Mais avant de vous retrouver, je voudrais débroussailler la situation de ma grand-mère, la princesse Gertrude. »

« — Vous pensez que ça va prendre beaucoup de temps ? »

Ils ne s’étaient rien promis, n’étaient convenus d’aucun rendez-vous, fût-ce au téléphone.


— Ça ne va pas ? demande Banane qui drive de mieux en mieux.

— Si, je gamberge.

Le Maghrébin se racle la gorge.

— Pour t’en revenir à Najiba, tu as dû t’apercevoir qu’elle est folle de toi ?

Cette perspective déplaît à Edouard car elle fait de l’ombre à son amour si lumineux.

— C’est une petite fille, élude-t-il.

— Imagine que j’ai trouvé une chiée de lettres qu’elle t’écrivait en cachette et planquait dans ta chambre. Marie-Charlotte les a découvertes avant moi ; je ne sais pas pourquoi elles l’ont foutue en renaud et elle les a vachement malmenées. Néanmoins je les ai ramassées pour te les donner puisqu’elles te sont destinées.

Du pouce, il désigne la banquette arrière.

— C’est ce paquet fait avec du papier journal ; prends !

Le prince coule un regard vers le siège qu’on lui indique et voit le paquet.

— Je le prendrai en arrivant, fait-il ; je ne vais pas les lire en voiture.


À presque minuit, ils atteignirent Versoix. Le bourg était silencieux comme l’eau de son lac. Le grand toit du château avait d’étranges brillances dans le faux jour de la pleine lune ; une chouette, dont le prince reconnut le ululement, lançait des présages dans les frondaisons du parc.

La lumière jaune des phares dorait le vieux portail rouillé. Banane descendit pour l’ouvrir, mais il était fermé à clé.

— Si on sonne, elles vont devoir marcher jusqu’ici en vêtements de nuit, fit Edouard.

— Tu sais où on met la clé ?

— Sous une tuile du balustre de gauche.

En quelques secondes, Selim escalada le portail et le déverrouilla.

La façade du château entièrement obscure surprit le prince car, ordinairement, on laissait briller toute la nuit la lampe du perron. Banane stoppa la voiture au bord des marches et alla carillonner. Personne ne répondant, ils utilisèrent l’avertisseur. Ils finissaient pas désespérer lorsqu’ils aperçurent une faible lueur à travers une vitre. Bientôt la porte s’ouvrit et Edouard découvrit avec incrédulité Rosine en chemise de nuit arachnéenne, tenant une bougie à la flamme vacillante.

De son côté, sa mère cria de joie en le voyant. Dans son émotion, elle lâcha le bougeoir mais, par miracle, la flamme ne s’éteignit pas.

— On a coupé l’électricité ? réalisa Edouard en étreignant la grosse femme.

— Depuis deux jours.

Elle ne cessait de le serrer et de l’embrasser.

— Toi ! Oh mon brigand ! Mon brigand chéri ! Pourquoi me laisser sans nouvelles ?

Il ne répondait pas et respirait l’odeur maternelle, odeur de nichée de lapin et d’eau de toilette commune.

Les baisers de sa mère étaient humides et lui mouillaient le cou. Il en éprouvait un certain écœurement.

— D’où viens-tu, mon Doudou ? J’étais morte d’inquiétude. As-tu su ce qui s’est passé à ton garage ? Oui, puisque tu es avec Selim.

Au lieu de répondre à la question posée, il demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je te cherchais. J’essayais de téléphoner mais ça ne répondait pas, et pour cause. La princesse semblait rassurée mais elle n’a rien voulu me dire. Tu sais qu’on lui a notifié de vider les lieux avant la semaine prochaine ? La pauvre chérie est dans le dénuement le plus complet, mon pauvre Doudou, et quant à moi, je commence à racler le fond.

Elle parlait, son bougeoir levé, dérisoire statue de la liberté.

— Tu as une pauvre gueule, le grand ! Tu t’es mal remis de ces coups de flingue, pas vrai ? Je parie que c’est pour aller te faire soigner que tu as disparu ?

— Gagné, dit Edouard. Comment se fait-il qu’elles n’aient pas été réveillées par la sonnette et le klaxon ?

— Elles prennent des cachets pour dormir ; c’est la seule occupation qui te reste quand tu as le ventre vide et pas de lumière.

— Suivons leur exemple, décida-t-il. Demain, il y aura conférence au sommet !

* * *

Il se réveilla tard et il lui sembla que l’épisode de la prison et du dernier hôpital n’était qu’un rêve de la nuit. Il recolla à sa vie d’avant, quand il passait des journées entières au lit, à rêvasser, ou dans le salon, à donner des cours de mécanique à une vieille princesse déchue. Il retrouva les bruits familiers : celui du vent dans les grosses cheminées, celui du camion des éboueurs ramassant le contenu des poubelles, ou encore les cris aigus des hirondelles qui commençaient à préparer leur grand départ annuel. Toute cette paix qu’il aimait, à laquelle il s’était si bien fait, allait cesser irrémédiablement.

Quand il descendit, Gertrude prenait le thé au salon en compagnie de la comtesse de Vlassa, sa mère. Naturellement, elle était au courant de son retour et ouvrit des ailes d’albatros pour l’accueillir. Il la trouva changée par les tracas. Elle arrivait à un âge où la mauvaise fortune achève de détruire ce qu’une longue existence a bien voulu laisser à l’individu. Elle lui parut affaissée, solitaire et courbée ; pâlie, amaigrie, avec au fond des yeux un désenchantement poignant. Son absence avait précipité les choses ; lui parti, Gertrude s’était sentie livrée sans secours aux griffes des créanciers. Elle avait mesuré sa fragilité ; la misère d’une condition de vieillarde expatriée, accueillie par un pays où elle ne pouvait vivre que par ses propres moyens. Lesdits moyens ayant cessé, elle n’était plus qu’une intruse, n’importe son rang et ses titres.

— Tu reviens à temps, mon cher garçon, dit-elle, s’efforçant d’adopter un ton enjoué qui la rendait lugubre. Cette fois le navire a bel et bien coulé, seul le pavillon émerge encore à la pointe du mât.

— Eh bien, quittons-le pour nous réfugier dans une île, mémé.

— Tu en connais une, toi ?

— Peut-être. Miss Margaret n’est pas là ?

— Elle fait des ménages chez un docteur de la région : il fallait bien que nous subsistions.

— Elle est courageuse, apprécia Rosine qui se rappelait une époque déjà lointaine où elle avait eu recours à ce triste dépannage.

Le prince s’approcha de ses trois voitures. L’Irlandaise n’avait pas eu le temps de s’occuper d’elles et la poussière semblait les uniformiser. Il frotta une aile avec son mouchoir afin de se rendre compte de l’importance de la couche et il en voulut égoïstement à Margaret de sa négligence.

Il revint entre les deux femmes, repoussa la théière et s’assit sur la caisse servant de table.

— Mémé, dit-il, puisque le mauvais sort vous oblige à quitter le château, vous allez venir en France avec nous car vous ne pensez pas quémander une place dans quelque hospice auprès d’un pays qui vous a connue fastueuse, n’est-ce pas ?

— Je vais souffrir d’abandonner la tombe de ton père, Edouard. Pourtant je ferai ce que tu veux.

— On n’abandonne jamais une tombe, assura le prince ; qu’on passe son temps à lui rendre visite ou qu’on la délaisse, c’est dans son cœur qu’elle se trouve, pas ailleurs !

Elle tamponna ses yeux secs de son menu mouchoir roulé en une boule serrée.

Tu as raison, mon petit, c’est très vrai. Et où comptes-tu nous emporter ? Car tu es bien d’accord que je ne puis me séparer de miss Margaret ?

— La chose est impensable, admit Edouard. Écoutez, vous deux : Rosine possède un vaste terrain dans une banlieue peu avenante de Paris, où sont rassemblées trois constructions un peu folles puisqu’elles se composent de wagons de chemin de fer désaffectés. On les a aménagés en bungalows.

— Ce doit être charmant, dit la princesse.

— Ça ne l’est peut-être pas tout à fait encore, mais avec de la peinture et des plantes grimpantes on fait des miracles. Nous en arrangerons un pour vous et votre dame de compagnie, mémé. Naturellement ce ne sera que provisoire ; une solution de dépannage pour attendre des jours meilleurs. Tu marches dans le projet, Rosine ?

— Et comment ! Si madame la princesse veut bien accepter notre hospitalité, j’en serai ravie.

Il lui sourit tendrement.

— J’habiterai le troisième wagon, car je compte vendre mon garage. Après ce qui s’y est passé, je n’ai plus le cœur à l’exploiter, en outre, il va nous falloir quelques capitaux pour réaliser le projet que je caresse à propos de ton terrain, maman.

— Quel projet, Doudou ?

— Je te le dirai plus tard, demain peut-être ; il faut que ça mûrisse encore là-dedans, assura-t-il en tapotant son front.

Rosine était émoustillée par l’aventure. Elle accordait une totale confiance à son fils. Quant à la princesse Gertrude, la perspective de fuir les tracasseries de Versoix lui donnait un regain d’allant.

Ils furent interrompus par le retour de Selim, qui avait quitté la demeure tôt le matin. Son sourire vainqueur et son regard brillant préparaient l’annonce d’une bonne nouvelle.

— Ça y est pour les trois bagnoles ! exulta-t-il. J’ai trouvé un grand marchand d’occases pas loin de l’aéroport ; il est O.K. pour prendre le lot et se charger des opérations de dédouanement.

Il tendit une fiche de garage au prince.

— Il pense que, sous réserve d’examen des véhicules, ça devrait aller chercher ça.

— C’est pas lerche ! soupira Edouard.

— En francs suisse ! souligna Banane. C’est-à-dire en vrais francs ! Peut-être que tu pourras le chambrer pour obtenir plus. J’ai raconté un bath historiette : je suis ton chauffeur. M. le prince veut se défaire de ses tractions et m’a chargé de transacter avec un garaco. Le mec m’a même promis une petite botte pour moi ! Il va se pointer vers midi, ce sera à toi de jouer.

— Je ne lui en vendrai que deux, décida Édouard, car il nous faudra une bagnole de plus pour remonter à Pantruche demain. On emmène Sa Majesté, miss Margaret et les quelques affaires qu’il leur reste.

— J’ai la sensation de partir en vacances, déclara Gertrude ; cela fait plus de quarante ans que je n’ai pas bougé de Versoix.

Elle désigna les deux portraits encore aux murs du salon.

— Cher jeune homme, vous serez gentil d’emballer leurs majestés les princes de manière à ce qu’elles ne soient pas meurtries par le voyage. Ah ! autre chose : ramenez les couleurs du Montégrin, séparez-les du mât et placez-les dans mes bagages.

— Elles sont cradingues, majesté, déclara étourdiment Rosine. Si vous le permettez, je vais les laver avant qu’on ne les emballe.

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