38.

Nous avons tous passé la nuit dans une auberge, en 1098. Me sentant fatigué et fort tendu après un travail si délicat, je décidai de sauter jusqu’en 1105 durant le sommeil de mes clients et de me rendre chez Metaxas. Je ne savais même pas s’il serait à sa villa, mais cela valait la peine d’essayer. J’avais désespérément besoin de me détendre.

J’ai soigneusement calculé les dates.

Le dernier congé de Metaxas avait commencé début novembre 2059, et il avait sauté vers la mi-août 1105. J’ai pensé qu’il avait dû y passer dix à douze jours. Il avait donc dû rentrer vers la fin novembre 2059 ; ensuite, en supposant qu’il eût pris un groupe pour une tournée de deux semaines, il avait pu revenir dans sa villa vers le 15 septembre 1105.

J’ai préféré ne pas prendre de risques, et je suis redescendu jusqu’au 20 septembre.

Je devais maintenant trouver un moyen d’aller jusqu’à sa villa.

C’est une des bizarreries de l’ère de l’Effet Benchley : il m’était plus facile de sauter sept ans sur la ligne temporelle que de parcourir quelques douzaines de kilomètres dans la campagne byzantine. Mais c’était un problème. Je n’avais pas de char, et on ne pouvait pas appeler de taxi au XIIe siècle.

Marcher ? Quelle idée ridicule !

Je pensais me diriger vers l’auberge la plus proche et faire cliqueter quelques besants devant des charretiers indépendants, jusqu’à en trouver un qui veuille bien me conduire chez Metaxas, lorsque j’entendis une voix familière qui criait :

— Herr Guide Elliott ! Herr Guide Elliott !

Je me retournai. Le professeur agrégé Speer.

Guten Tag, Herr Guide Elliott ! dit le professeur agrégé Speer.

Guten…

Je m’arrêtai en fronçant les sourcils et le saluai d’une manière plus nettement byzantine. Il sourit avec indulgence en me voyant me conformer ainsi aux règles.

— J’ai une visite fructueuse fait, dit-il. Depuis la dernière fois que je vous ai vu, j’ai trouvé le Thamyris de Sophocle et le Melanippe d’Euripide, et aussi une partie de ce que je crois être l’Archelaüs d’Euripide. Et il y a en plus le texte d’une pièce qui prétend être le Hélios d’Eschyle, dont il n’y a dans les archives aucune référence. C’est peut-être un apocryphe, ou une nouvelle découverte, je le verrai en lisant. Hein ? Une bonne visite, hein, Herr Guide ?

— Splendide, répondis-je.

— Et maintenant, je retourne à la villa de notre ami Metaxas, dès que j’ai terminé un petit achat dans cette boutique d’épices. Voulez-vous m’accompagner ?

— Vous roulez ? demandai-je.

Was meinen Sie mit « rouler » ?

— Vous avez un véhicule ? Un char ?

Natürlich ! Là-bas. Il m’attend, un char mit einem conducteur, de chez Metaxas.

— Épatant ! dis-je. Allez faire vos achats dans ce magasin et nous pourrons ensuite revenir ensemble chez Metaxas, d’accord ?

La boutique était sombre et parfumée. Il y avait des marchandises dans des tonneaux, des pots, des flacons et des paniers : des olives, des noix, des dattes, des figues, des raisins, des pistaches, des fromages et des épices de différentes sortes. Speer, qui faisait apparemment les courses pour le « chef » de Metaxas, choisit quelques produits et tendit une bourse de besants pour les payer. Pendant ce temps, un char très élégant s’arrêta devant la boutique, et trois personnes en descendirent pour entrer. L’une d’elles était une jeune esclave – visiblement là pour transporter les marchandises jusqu’au char. La seconde était une femme mûre vêtue simplement – une duègne, ai-je supposé, exactement le genre de dragon ayant pour tâche d’accompagner une femme byzantine allant faire ses courses. La troisième personne était la femme elle-même, de toute évidence une femme de très haut rang faisant un tour en ville.

Elle était extraordinairement belle.

Je sus aussitôt qu’elle n’avait pas plus de dix-sept ans. Elle avait la beauté sereine et libre des Méditerranéennes ; ses grands yeux étaient noirs et brillants, entourés de longs cils, la teinte de sa peau était olive clair, les lèvres pleines, le nez aquilin, et son attitude était élégante et aristocratique. Ses vêtements de soie blanche révélaient les contours de ses seins hauts et généreux, de ses flancs, de ses fesses voluptueuses. Elle représentait toutes les femmes que j’avais jamais désirées, unies en un corps idéal.

Je la dévisageai sans gêne.

Elle me rendit mon regard. Sans la moindre gêne.

Nos yeux se rencontrèrent, et un puissant courant d’énergie passa entre nous, qui me fit frissonner lorsqu’il s’infiltra en moi. Elle sourit en ne remontant que le coin gauche de sa bouche, retroussant légèrement ses lèvres et dévoilant deux dents luisantes. C’était un sourire d’invite, un sourire de désir.

Elle me fit un signe de tête presque imperceptible.

Puis elle se retourna et, désignant les étals, elle demanda ceci, et ceci, et cela, et je continuai à l’observer jusqu’à ce que la duègne, l’ayant remarqué, me gratifiât d’un terrible regard d’avertissement.

— Venez, dit Speer d’un ton impatient. Le char attend…

— Qu’il attende encore un peu.

Je l’ai fait attendre dans la boutique jusqu’à ce que les trois femmes aient terminé leurs achats. Je les ai regardées partir, les yeux rivés sur le délicieux balancement des hanches gainées de soie de mon adorée. Puis je me précipitai sur le propriétaire du magasin, et je lui saisis le poignet en aboyant :

— Cette femme ! Quel est son nom ?

— Monseigneur, je… c’est…

Je posai une pièce d’or sur le comptoir.

— Son nom !

— C’est Pulchérie Ducas, souffla-t-il. La femme du célèbre Léon Ducas, qui…

J’ai poussé un rugissement et je suis sorti en courant de la boutique.

Son char s’éloignait en direction de la Corne d’Or.

Speer me rejoignit.

— Vous allez bien, Herr Guide Elliott ?

— Je suis malade comme un cochon, ai-je marmonné. Pulchérie Ducas… c’était Pulchérie Ducas…

— Et alors ?

— Je l’aime, Speer, est-ce que vous pouvez comprendre cela ?

— Le char est prêt, dit-il d’un air impassible.

— Aucune importance. Je ne viens pas avec vous. Saluez Metaxas pour moi.

Je descendis la rue en courant, angoissé, sans but précis, l’esprit et le sexe enflammés par la vue de Pulchérie. Je tremblais. J’étais tout en sueur. Je suffoquais. Je suis arrivé finalement devant le mur d’une église, et j’ai pressé ma joue contre la pierre froide, puis j’ai touché mon chrono pour rejoindre mes touristes que j’avais laissés endormis en 1098.

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