51.

— Je suis vraiment désolé de vous créer tous ces tracas, leur dis-je.

Les hommes que je respectais le plus au monde se mirent à rire, à sourire, à cracher, à glousser, en disant :

— C’est rien, p’tit gars.

Leurs vêtements étaient râpés et crasseux. Ils avaient travaillé durement et vainement pour me tirer d’affaire, et cela se voyait. J’aurais voulu tous les serrer en même temps. Sambo le Noir, et Jeff Monroe au visage théâtral, et Sid Buonocore avec son regard malin. Pappas, Kolettis, Plastiras. Ils avaient établi une carte précisant les endroits où ils n’avaient pas trouvé Conrad Sauerabend. Il y avait de nombreuses marques sur la carte.

— Ne t’en fais pas, mon gars, dit Sam. On le retrouvera.

— Cela me désole de vous faire passer votre temps libre à…

— Cela aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous, dit Sam. Ce n’était pas de ta faute.

— Non ?

— Sauerabend a trafiqué son chrono quand tu avais le dos tourné, pas vrai ? Comment aurais-tu pu l’en empêcher ? Sam sourit. On va t’aider à t’en sortir. La même chose peut nous arriver un jour.

— Tous pour un, déclara Madison Jefferson Monroe. Un pour tous.

— Tu crois peut-être que tu es le premier Guide dont un client s’échappe ? demanda Sid Buonocore. Penses-tu ! N’importe quelle personne comprenant la théorie de l’Effet Benchley peut tripoter son chrono et l’utiliser manuellement.

— Ils ne m’avaient jamais dit…

— Ils ne tiennent pas à le clamer sur les toits. Mais cela arrive. Cinq ou six fois par an, quelqu’un fait un voyage temporel individuel derrière le dos de son Guide.

— Qu’est-ce qui arrive au Guide ? demandai-je.

— Si la Patrouille Temporelle découvre ce qui s’est passé ? Il est renvoyé, répondit Buonocore d’une voix morne. Nous essayons de nous couvrir mutuellement avant que la Patrouille ne s’en mêle. C’est un travail pénible, mais il faut le faire. Je veux dire : si tu ne t’occupes pas d’un ami quand il a des ennuis, qui pourra bien s’occuper de toi ?

— Et comme ça, dit Sam, nous ressemblons à des héros.

J’examinai la carte. Ils avaient méticuleusement cherché Sauerabend au début de l’époque byzantine – depuis Constantin jusqu’au second Théodose – et avaient vérifié les deux derniers siècles avec autant de soin. La période intermédiaire n’avait encore été que l’objet de recherches hasardeuses. Sam, Buonocore et Monroe allaient maintenant s’arrêter un peu afin de pouvoir se reposer ; Kolettis, Plastiras et Pappas s’apprêtaient par contre à reprendre les recherches, et ils étaient tous en train de préparer une stratégie.

Tout le monde continua à être très gentil avec moi durant ces débats portant sur les moyens d’attraper Sauerabend. Je sentis monter en moi une vague de chaleureuse gratitude à leur égard. Mes amis dans l’adversité. Mes compagnons. Mes collègues. Les mousquetaires du temps. Mon cœur s’ouvrit. Je fis un petit discours afin de dire combien je leur étais reconnaissant de tout ce qu’ils faisaient pour moi. Ils semblèrent gênés et me répétèrent que ce n’était qu’une question de camaraderie, règle d’or de l’action.

La porte s’ouvrit et un personnage sale entra en titubant, portant des lunettes de soleil très anachroniques. Najeeb Dajani, mon ancien tuteur ! Il fronça les sourcils, se laissa tomber sur une chaise et fit un geste impatient pour demander du vin, ne s’adressant à personne en particulier.

Kolettis lui tendit du vin. Dajani s’en versa un peu dans les mains et s’en servit pour laver la poussière de ses lunettes. Puis il avala le reste.

— Mr. Dajani ! criai-je. Je ne savais pas qu’ils vous avaient également appelé ! Écoutez, je voudrais vous remercier pour…

— Pauvre couillon ! dit simplement Dajani. Comment ai-je pu vous laisser obtenir une licence de Guide ?

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