50.

À minuit moins une, je me relevai et remontai les escaliers pour prendre la place du seul et authentique Jud Elliott. En entrant dans la chambre, je me permis d’espérer naïvement que tout serait rentré dans l’ordre et que Sauerabend serait de nouveau dans son lit. Que tout soit rétabli rétroactivement, ai-je prié. Mais Sauerabend n’était pas dans la pièce.

Cela signifiait-il qu’on ne l’avait jamais retrouvé ?

Pas nécessairement. Peut-être avait-il été ramené, afin d’éviter d’autres complications, à un moment légèrement postérieur de la ligne, disons vers une ou deux heures ou juste avant l’aube.

Ou peut-être avait-il été ramené au moment où il avait sauté – environ treize minutes avant minuit –, mais je ne m’apercevais pas de son retour en raison d’un effet quelconque du paradoxe du Déplacement Transitoire, qui me maintenait en dehors du système temporel.

Je n’en savais rien. Et je ne voulais même pas savoir. Je désirais simplement que Conrad Sauerabend fût retrouvé et remis à sa juste place sur la ligne temporelle avant que la Patrouille ne se rende compte de ce qui se passait et ne me tombe dessus.

Il n’était pas question de dormir. Je m’assis misérablement sur le bord de mon lit, me levant de temps en temps pour contrôler mon groupe. Les Gostaman dormaient. Les Haggins dormaient. Palmyra, Bilbo et Miss Pistil dormaient également.

À deux heures et demie du matin, un très léger coup fut frappé contre la porte. Je courus l’ouvrir.

Un autre Jud Elliott se tenait dans l’encadrement.

— Qui es-tu ? lui demandai-je d’un air ennuyé.

— Le même que celui qui se trouvait là tout à l’heure. Celui qui est parti chercher de l’aide. Nous sommes les deux seuls Jud Elliott, non ?

— Je pense, dis-je en le rejoignant dans le couloir. Alors ? Comment ça s’est passé ?

Il était sale, pas rasé.

— Cela fait une semaine que je suis parti. Nous avons cherché tout le long de la ligne.

— Qui ça, nous ?

— Eh bien, j’ai d’abord été voir Metaxas, en 1105, comme tu l’avais dit. Il tient beaucoup à nous sortir de ce pétrin. Il a aussitôt envoyé tous ses serviteurs voir si quelqu’un ressemblant à Sauerabend pouvait être trouvé en 1105.

— Ce n’est pas inutile, je pense.

— Ça valait le coup d’essayer, ajouta mon jumeau. Ensuite, Metaxas est redescendu dans le temps actuel et a téléphoné à Sam, qui est arrivé depuis New Orleans en compagnie de Sid Buonocore. Metaxas a également prévenu Kolettis, Gompers, Plastiras, Pappas – tous les Guides s’occupant de Byzance, toute l’équipe. À cause des problèmes que pose la discontinuité, nous n’avons pas prévenu ceux qui se trouvent sur une base temporelle antérieure à décembre 2059, mais nous sommes quand même nombreux. Depuis une semaine, nous nous contentons de chercher la piste de Sauerabend, année après année, posant des questions dans les marchés, guettant des indices. Je fais ça entre dix-huit et vingt heures par jour. Comme tous les autres. Ils sont merveilleux, ce sont vraiment des amis !

— En effet, répondis-je. Mais quelles sont les chances de le retrouver ?

— Eh bien, nous pensons qu’il n’a pas quitté la région de Constantinople, mais il a pu également redescendre jusqu’en 2059, se rendre à Vienne ou à Moscou, et remonter à nouveau la ligne. Nous ne pouvons que nous obstiner. S’il ne se trouve pas dans la période byzantine, nous vérifierons la période turque, puis la période pré-byzantine, puis nous demanderons aux Guides du temps actuel qui s’occupent d’autres tournées s’ils peuvent se mettre à sa recherche, et…

Il baissa les épaules. Il était épuisé.

— Écoute, lui dis-je, tu dois prendre un peu de repos. Tu devrais retourner en 1105 et rester chez Metaxas pendant quelques jours. Ensuite, tu reviendras ici, et je participerai aux recherches. On peut tourner comme cela indéfiniment. En attendant, gardons cette nuit de 1204 comme point de référence. Quand tu voudras me voir, saute jusqu’à cette nuit, et nous pourrons rester en contact. Cela peut nous prendre plusieurs vies, mais Sauerabend devra rejoindre le groupe avant l’aube.

— D’accord.

— Alors, c’est clair ? Tu passes quelques jours dans la villa et tu reviens dans une demi-heure. Ensuite, je partirai.

— C’est clair, dit-il, et il sortit dans la rue pour sauter.

Je revins dans la chambre et poursuivis ma veille mélancolique. À trois heures du matin, Jud B fut de retour et il avait l’air d’un autre homme. Il s’était rasé, avait pris un ou deux bains, portait de nouveaux vêtements et avait visiblement beaucoup dormi.

— Trois jours de repos chez Metaxas, dit-il. Magnifique !

— Tu as l’air en pleine forme. En trop bonne forme, même. Tu n’aurais pas été rejoindre Pulchérie ?

— Je n’y ai pas pensé. Mais qu’est-ce que cela aurait pu faire ? Espèce de salaud, est-ce que tu voudrais m’empêcher de la voir ?

— Tu n’as aucun droit de…, commençai-je.

— Je suis toi, tu sais. Tu ne peux pas être jaloux de toi-même.

— Je pense que non, dis-je. J’ai été stupide.

— Et moi encore plus stupide, déclara-t-il. J’aurais la rejoindre pendant que j’étais là-bas.

— Enfin, maintenant, c’est mon tour. Je vais passer quelques jours à la poursuite de Sauerabend, puis je reviendrai à la villa pour me reposer et récupérer, et peut-être prendrai-je un peu de plaisir avec notre bien-aimée. Tu n’y vois pas d’inconvénient, j’espère ?

— C’est correct, soupira-t-il. Elle est à toi autant qu’à moi.

— Exact. Quand j’aurai fini, je reviendrai à – voyons – trois heures et quart. D’accord ?

Nous avons préparé nos horaires afin d’éviter toute discontinuité en 1105 ; je ne voulais pas m’y trouver en même temps que lui, ou pis, avant même qu’il n’y fût arrivé. Puis j’ai quitté l’auberge et ai remonté la ligne. Une fois en 1105, je louai un char qui me conduisit à la villa par une belle journée d’automne.

Metaxas, les yeux larmoyants, mal rasé, m’accueillit sous le porche en me demandant :

— Lequel es-tu ? A ou B ?

— A. B m’a remplacé à l’auberge en 1204. Où en sont les recherches ?

— Ce n’est pas brillant, répondit Metaxas. Mais ne perds pas espoir. Nous serons toujours avec toi. Viens donc retrouver quelques vieux amis.

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