QU'EST-CE QUE L'IRONIE?

Dans la quatrième partie du Livre du rire et de l'oubli, Tamina, l'héroïne, a besoin du service de son amie Bibi, une jeune graphomane; pour gagner sa sympathie, elle arrange à son intention une rencontre avec un écrivain de province nommé Banaka. Celui-ci explique à la graphomane que les vrais écrivains d'aujourd'hui ont renoncé à l'art désuet du roman: "Vous savez, le roman est le fruit d'une illusion humaine. L'illusion de pouvoir comprendre autrui. Mais que savons-nous les uns des autres?.. Tout ce qu'on peut faire c'est présenter un rapport sur soi-même... Tout le reste est mensonge". Et l'ami de Banaka, un professeur de philosophie: "Depuis James Joyce déjà nous savons que la plus grande aventure de notre vie est l'absence d'aventures... L'odyssée d'Homère s'est transportée au-dedans. Elle s'est intériorisée". Quelque temps après la parution du livre, j'ai trouvé ces mots en épigraphe à un roman français. Cela m'a beaucoup flatté mais aussi embarrassé car, à mes yeux, ce que Banaka et son ami disaient n'était que des crétineries sophistiquées. À l'époque, dans les années soixante-dix, je les ai entendues partout autour de moi: bavardage universitaire cousu de vestiges de structuralisme et de psychanalyse.

Après la parution, en Tchécoslovaquie, de cette même quatrième partie du Livre du rire et de l'oubli en plaquette éditée à part (la première publication d'un de mes textes après vingt ans d'interdiction), on m'envoya à Paris une coupure de presse: le critique était content de moi et, comme preuve de mon intelligence, citait ces mots qu'il jugeait brillants: "Depuis James Joyce déjà nous savons que la plus grande aventure de notre vie est l'absence d'aventures", etc., etc. J'ai éprouvé un étrange plaisir malin à me voir retourner au pays natal sur un âne de malentendu.

Le malentendu est compréhensible: je n'ai pas essayé de ridiculiser mon Banaka et son ami professeur. Je n'ai pas affiché ma réserve à leur égard. Au contraire, j'ai tout fait pour la dissimuler, voulant donner à leurs opinions l'élégance du discours intellectuel que tout le monde, alors, respectait et imitait avec ferveur. Si j'avais rendu leur parole ridicule, en exagérant ses outrances, j'aurais fait ce qu'on appelle de la satire. La satire, c'est de l'art à thèse; sûre de sa propre vérité, elle ridiculise ce qu'elle se décide à combattre. Le rapport du vrai romancier avec ses personnages n'est jamais satirique; il est ironique. Mais comment l'ironie, discrète par définition, se fait-elle voir? Par le contexte: les propos de Banaka et de son ami sont situés dans un espace de gestes, d'actions et de paroles qui les relativisent. Le petit monde provincial qui entoure Tamina se distingue par un innocent égocentrisme: chacun a une sincère sympathie pour elle et, pourtant, personne n'essaie de la comprendre, ne sachant même pas ce que comprendre veut dire. Si Banaka dit que l'art du roman est désuet car la compréhension d'autrui n'est qu'une illusion, il n'exprime pas seulement une attitude esthétique à la mode mais, à son insu, la misère de lui-même et de tout son milieu: un manque d'envie de comprendre l'autre; une égocentrique cécité envers le monde réel.

L'ironie veut dire: aucune des affirmations qu'on trouve dans un roman ne peut être prise isolément, chacune d'elles se trouve dans une confrontation complexe et contradictoire avec d'autres affirmations, d'autres situations, d'autres gestes, d'autres idées, d'autres événements. Seule une lecture lente, deux fois, plusieurs fois répétée, fera ressortir tous les rapports ironiques à l'intérieur du roman sans lesquels le roman restera incompris.

CURIEUX COMPORTEMENT DE K. PENDANT L'ARRESTATION

K. se réveille le matin et, encore au lit, sonne pour qu'on lui apporte son petit déjeuner. À la place de la bonne arrivent des inconnus, des hommes normaux, normalement habillés, mais qui immédiatement se comportent avec une telle souveraineté que K. ne peut pas ne pas ressentir leur force, leur pouvoir. Bien qu'excédé, il n'est donc pas capable de les chasser et leur demande plutôt poliment: "Qui êtes-vous?"

Dès le commencement, le comportement de K. oscille entre sa faiblesse prête à s'incliner devant l'incroyable effronterie des intrus (ils sont venus lui notifier qu'il est arrêté) et sa crainte de paraître ridicule. Il dit, par exemple, fermement: "Je ne veux ni rester ici ni que vous m'adressiez la parole sans vous être présentés". Il suffirait d'arracher ces mots à leurs rapports ironiques, de les prendre au pied de la lettre (comme mon lecteur a pris les mots de Banaka) et K. serait pour nous (comme il l'était pour Orson Welles qui a transcrit Le Procès en film) un homme-qui-se-révolte-contre-la-violence. Pourtant, il suffit de lire attentivement le texte pour voir que cet homme prétendu révolté continue d'obéir aux intrus qui non seulement ne daignent pas se présenter mais lui mangent son petit déjeuner et le font rester debout, en chemise de nuit, pendant tout ce temps.

À la fin de cette scène d'étrange humiliation (il leur tend la main et ils refusent de la saisir), un des hommes dit à K.: "Je suppose que vous voulez vous rendre à votre banque? - À ma banque? dit K. Je croyais que j'étais arrêté!"

Voilà de nouveau l'homme-qui-se-révolte-contre-la-violence! Il est sarcastique! Il provoque! Comme d'ailleurs le commentaire de Kafka l'explicite:

"K. mettait dans sa question une sorte de défi, car bien qu'on eût refusé sa poignée de main, il se sentait, surtout depuis que le surveillant s'était levé, de plus en plus indépendant de tous ces gens. Il jouait avec eux. Il avait l'intention, au cas où ils partiraient, de leur courir après jusqu'à l'entrée de; l'immeuble et de leur offrir de l'arrêter".

Voilà une très subtile ironie: K. capitule mais! veut se voir lui-même comme quelqu'un de fort qui "joue avec eux", qui se moque d'eux en faisant semblant, par dérision, de prendre son arrestation au sérieux; il capitule mais interprète aussitôt sa capitulation de façon qu'il puisse garder, à ses propres yeux, sa dignité.

On avait d'abord lu Kafka, le visage empreint d'expression tragique. Ensuite on a appris que Kafka, quand il a lu le premier chapitre du Procès à ses amis, les a tous fait rire. Alors on a commencé à se forcer à rire aussi mais sans savoir exactement pourquoi. En effet qu'est-ce qui est si drôle dans ce chapitre? Le comportement de K. Mais en quoi ce comportement est-il comique?

Cette question me rappelle les années que j'ai passées à la faculté de cinéma à Prague. Un ami et moi, pendant les réunions d'enseignants, regardions toujours avec une sympathie malicieuse l'un de nos collègues, écrivain d'une cinquantaine d'années, homme subtil et correct mais que nous soupçonnions d'une énorme et indomptable lâcheté. Nous avons rêvé de cette situation que (hélas!) nous n'avons jamais réalisée:

L'un de nous, subitement, au milieu de la réunion s'adresserait à lui: "À genoux!"

Il ne comprendrait pas, d'abord, ce que nous voudrions; plus exactement, dans sa pusillanimité lucide, il comprendrait tout de suite, mais croirait possible de gagner un peu de temps en faisant semblant de ne pas comprendre.

Nous serions obligés de hausser le ton: "À genoux!"

À ce moment il ne pourrait plus feindre de ne pas comprendre. Il serait déjà prêt à obéir, n'ayant qu'un seul problème à résoudre: comment le faire? Comment se mettre à genoux, ici, sous les yeux de tous ses collègues, sans s'abaisser? Il chercherait désespérément une formule drôle pour accompagner son agenouillement: "Est-ce que vous me permettez, mes chers collègues, dirait-il enfin, de mettre un coussin sous mes genoux? - À genoux et tais-toi!" Il s'exécuterait en joignant les mains et en inclinant la tête légèrement à gauche: "Mes chers collègues, si vous avez bien étudié la peinture de la Renaissance c'est exactement de cette manière que Raphaël a peint saint François d'Assise".

Chaque jour nous imaginions de nouvelles variantes de cette délectable scène en inventant d'autres et d'autres formules spirituelles avec lesquelles notre collègue essaierait de sauver sa dignité.

LE DEUXIÈME PROCÈS CONTRE JOSEPH K.

Contrairement à Orson Welles, les premiers interprètes de Kafka étaient loin de considérer K. comme un innocent qui se révolte contre l'arbitraire. Pour Max Brod, cela ne fait pas de doute, Joseph K. est coupable. Qu'a-t-il fait? Selon Brod (Le Désespoir et le Salut dans l'œuvre de Franz Kafka, 1959), il est coupable de sa Lieblosigkeit, de son incapacité d'aimer. "Joseph K. liebt niemand, er lie-belt nur, deshalb muss er sterben". Joseph K. n'aime personne, il flirte seulement, donc il faut qu'il meure. (Gardons à jamais en mémoire la bêtise sublime de cette phrase!) Brod apporte aussitôt deux preuves de la Lieblosigkeit: selon un chapitre inachevé et écarté du roman (qu'on publie d'habitude en appendice), Joseph K., depuis trois ans déjà, n'est pas allé voir sa mère; il lui envoie seulement de l'argent, se renseignant sur sa santé auprès d'un cousin; (curieuse ressemblance: Meursault, de L'Étranger, est lui aussi accusé de ne pas aimer sa mère). La seconde preuve, c'est son rapport à Mlle Bûrstner, rapport, selon Brod, de la "sexualité la plus basse" (die niedrigste Sexualitât). "Obnubilé par la sexualité, Joseph K. ne voit pas dans une femme un être humain".

Edouard Goldstücker, kafkologue tchèque, dans sa préface pour l'édition praguoise du Procès en 1964, a condamné K. avec une pareille sévérité même si son vocabulaire n'était pas marqué, comme chez Brod, de théologie mais de sociologie marxi-sante: "Joseph K. est coupable parce qu'il a permis que sa vie se fût mécanisée, automatisée, aliénée, qu'elle se fût adaptée au rythme stéréotypé de la machine sociale, qu'elle se fût laissé priver de tout ce qui était humain; ainsi K. a transgressé la loi à laquelle, selon Kafka, toute l'humanité est soumise et qui dit: "Sois humain"." Après avoir subi un terrible procès stalinien où on l'accusa de crimes imaginaires, Goldstücker passa, dans les années cinquante, quatre ans en prison. Je me demande: victime lui-même d'un procès, comment a-t-il pu, quelque dix ans plus tard, intenter un autre procès contre un autre accusé aussi peu coupable que lui-même?

Selon Alexandre Vialatte (L'Histoire secrète du Procès, 1947), le procès dans le roman de Kafka est celui que Kafka instruit contre lui-même, K. n'étant que son alter ego: Kafka avait rompu ses fiançailles avec Felice, et le futur beau-père "était venu de Malmô exprès pour juger le coupable. La chambre de l'hôtel d'Ascanie où se déroulait cette scène (en juillet 1914) faisait à Kafka l'effet d'un tribunal... Le lendemain il attaquait La Colonie pénitentiaire et Le Procès. Le crime de K., nous l'ignorons, et la morale courante l'absout. Et cependant son "innocence" est diabolique... K. a contrevenu de mystérieuse façon aux lois d'une mystérieuse justice qui n'a aucune commune mesure avec la nôtre... Le juge est docteur Kafka, l'accusé est docteur Kafka. Il plaide coupable d'innocence diabolique".

Pendant le premier procès (celui que raconte Kafka dans son roman) le tribunal accuse K. sans indiquer le crime. Les kafkologues ne s'étonnent pas qu'on puisse accuser quelqu'un sans dire pourquoi et ne s'empressent pas de méditer cette situation inédite, jamais examinée dans aucune œuvre littéraire. Au lieu de cela, ils se mettent à jouer le rôle de procureurs dans un nouveau procès qu'ils intentent eux-mêmes contre K. en essayant cette fois d'identifier la vraie faute de l'accusé. Brod: il n'est pas capable d'aimer! Goldstucker: il a consenti que sa vie se fut mécanisée! Vialatte: il a rompu ses fiançailles! Il faut leur accorder ce mérite: leur procès contre K. est aussi kafkaïen que le premier. Car si dans son premier procès K. n'est accusé de rien, dans le deuxième il est accusé de n'importe quoi, ce qui revient au même parce que dans les deux cas une chose est claire: K. est coupable non pas parce qu'il a commis une faute mais parce qu'il a été accusé. Il est accusé, donc il faut qu'il meure.

CULPABILISATION

Il n'y a qu'une seule méthode pour comprendre les romans de Kafka. Les lire comme on lit des romans. Au lieu de chercher dans le personnage de K. le portrait de l'auteur et dans les paroles de K. un mystérieux message chiffré, suivre attentivement le comportement des personnages, leurs propos, leur pensée, et essayer de les imaginer devant ses yeux. Si on lit ainsi Le Procès, on est, dès le début, intrigué par l'étrange réaction de K. à l'accusation: sans avoir rien fait de mal (ou sans savoir ce qu'il a fait de mal), K. commence aussitôt à se comporter comme s'il était coupable. Il se sent coupable. On l'a rendu coupable. On l'a culpabilisé.

Autrefois, entre "être coupable" et "se sentir coupable" on ne voyait qu'un rapport tout simple: se sent coupable qui est coupable. Le mot "culpabiliser", en effet, est relativement récent; en français il fut utilisé pour la première fois en 1966 grâce à la psychanalyse et à ses innovations terminologiques; le substantif dérivé de ce verbe ("culpabilisation") fut créé deux ans plus tard, en 1968. Or, longtemps avant, la situation jusqu'alors inexplorée de la culpabilisation a été exposée, décrite, développée dans le roman de Kafka, sur le personnage de K. et ce aux différents stades de son évolution:

Stade 1: Lutte vaine pour la dignité perdue. Un homme absurdement accusé et qui ne doute pas encore de son innocence est gêné de voir qu'il se comporte comme s'il était coupable. Se comporter en coupable et ne pas l'être a quelque chose d'humiliant, ce qu'il s'efforce de dissimuler. Cette situation exposée dans la première scène du roman est condensée, au chapitre suivant, dans cette blague d'une énorme ironie:

Une voix inconnue téléphone à K.: il devra être interrogé le dimanche suivant dans une maison d'un faubourg. Sans hésiter, il décide d'y aller; par obéissance? par peur? oh non, l'automystification fonctionne automatiquement: il veut y aller pour en finir vite avec les casse-pieds qui lui font perdre son temps avec leur procès stupide ("le procès se nouait et il fallait lui faire face, pour que cette première séance soit aussi la dernière"). Tout de suite après, son directeur l'invite chez lui pour le même dimanche. L'invitation est importante pour la carrière de K. Renoncera-t-il donc à la convocation grotesque? Non; il décline l'invitation du directeur puisque, sans vouloir se l'avouer, il est déjà subjugué par le procès.

Donc, le dimanche il y va. Il se rend compte que la voix qui lui a donné l'adresse au téléphone a oublié d'indiquer l'heure. Peu importe; il se sent pressé et il court (oui, littéralement, il court, en allemand: er lief) à travers toute la ville. Il court pour arriver à temps, bien qu'aucune heure ne lui ait été indiquée. Admettons qu'il ait des raisons d'arriver le plus tôt possible; mais en ce cas, au lieu de courir, pourquoi ne pas prendre un tramway qui passe d'ailleurs dans la même rue? Voilà la raison: il refuse de prendre le tramway car "il n'avait nulle envie de s'abaisser devant la commission en faisant preuve d'une ponctualité excessive". Il court vers le tribunal, mais il y court en tant qu'homme fier qui ne s'abaisse jamais.

Stade 2: Épreuve de force. Enfin, il arrive dans une salle où il est attendu. "Vous êtes donc artisan peintre", dit le juge, et K., devant le public qui remplit la salle, réagit avec brio à la ridicule méprise: "Non, je suis premier fondé de pouvoir dans une grande banque", et puis, dans un long discours, il fustige l'incompétence du tribunal. Encouragé par des applaudissements, il se sent fort et, selon le cliché bien connu de l'accusé devenu accusateur (Welles, admirablement sourd à l'ironie kafkaïenne, s'est laissé avoir par ce cliché), il défie ses juges. Le premier choc arrive quand il aperçoit les insignes sur le col de tous les participants et comprend que le public qu'il pensait séduire n'est composé que de "fonctionnaires du tribunal... réunis ici pour écouter et espionner". Il s'en va et, à la porte, le juge d'instruction l'attend pour l'avertir: "Vous vous êtes privé vous-même de l'avantage qu'un interrogatoire représente toujours pour un accusé". K. s'exclame: "Bande de crapules! Tous vos interrogatoires, je vous en fais cadeau!"

On ne comprendra rien à cette scène sans la voir dans ses rapports ironiques avec ce qui succède immédiatement à l'exclamation révoltée de K. par laquelle finit le chapitre. Voilà les premières phrases du chapitre suivant: "K. attendit de jour en jour la semaine suivante une nouvelle convocation; il n'arrivait pas à imaginer qu'on eût pris à la lettre son refus d'être interrogé, et, n'ayant encore rien reçu le samedi soir, il supposa qu'il était tacitement convoqué pour la même heure dans le même bâtiment. C'est pourquoi il s'y rendit de nouveau le dimanche..."

Stade 3: Socialisation du procès. L'oncle de K. arrive un jour de la campagne, alarmé par le procès qu'on mène contre son neveu. Fait remarquable: le procès est on ne peut plus secret, clandestin, dirait-on, et pourtant tout le monde est au courant. Autre fait remarquable: personne ne doute que K. soit coupable. La société a déjà adopté l'accusation en y ajoutant le poids de son approbation (ou de son non-désaccord) tacite. On s'attendrait à un étonnement indigné: "Comment a-t-on pu t'accuser? Pour quel crime, au fait?" Or, l'oncle ne s'étonne pas. Il est seulement effrayé à l'idée des conséquences que le procès aura pour toute la parenté.

Stade 4: Autocritique. Pour se défendre contre le procès qui refuse de formuler l'accusation, K. finit par chercher lui-même la faute. Où s'est-elle cachée? Certainement, quelque part dans son curriculum vitae. "Il lui fallait se remémorer toute sa vie, jusque dans les actes et les événements les plus infimes, puis l'exposer et l'examiner sous tous les aspects".

La situation est loin d'être irréelle: c'est ainsi, en effet, qu'une femme simple, traquée par la malchance, se demandera: qu'ai-je fait de mal? et commencera à fouiller son passé, en examinant non seulement ses actes mais aussi ses paroles et ses pensées secrètes pour comprendre la colère de Dieu.

La pratique politique du communisme a créé pour cette attitude le mot autocritique (mot utilisé en français, dans son sens politique, vers 1930; Kafka ne l'utilisait pas). L'usage que l'on a fait de ce mot ne répond pas exactement à son étymologie. Il ne s'agit pas de se critiquer (séparer les bons côtés des mauvais avec l'intention de corriger les défauts), il s'agit de trouver sa faute pour pouvoir aider l'accusateur, pour pouvoir accepter et approuver l'accusation.

Stade 5: Identification de la victime à son bourreau. Dans le dernier chapitre, l'ironie de Kafka atteint son horrible sommet: deux messieurs en redingote viennent pour K. et l'emmènent dans la rue. Il se rebiffe d'abord, mais bientôt il se dit: "La seule chose que je puisse faire maintenant... c'est de garder jusqu'à la fin la clarté de mon raisonnement... dois-je montrer maintenant que je n'ai rien appris pendant une année de procès? Dois-je partir comme un imbécile qui n'a rien pu comprendre?.."

Puis, il voit de loin des sergents de ville en train de faire les cent pas. L'un d'eux s'approche de ce groupe qui lui paraît suspect. À ce moment, K., de sa propre initiative, entraîne de force les deux messieurs, se mettant même à courir avec eux afin d'échapper aux sergents qui, pourtant, pourraient perturber et, peut-être, qui sait? empêcher l'exécution qui l'attendait.

Enfin, ils arrivent à destination; les messieurs se préparent à l'égorger et à ce moment une idée (son ultime autocritique) traverse la tête de K.: "Son devoir eût été de prendre lui-même ce couteau... et de se l'enfoncer dans le corps". Et il déplore sa faiblesse: "Il ne pouvait pas faire ses preuves complètement, il ne pouvait décharger les autorités de tout le travail; la responsabilité de cette dernière faute incombait à celui qui lui avait refusé le reste de force nécessaire".

PENDANT COMBIEN DE TEMPS L'HOMME PEUT-IL ÊTRE CONSIDÉRÉ COMME IDENTIQUE À LUI-MÊME?

L'identité des personnages de Dostoïevski réside dans leur idéologie personnelle qui, d'une façon plus ou moins directe, détermine leur comportement. Kirilov, des Démons, est complètement absorbé par sa philosophie du suicide qu'il considère comme la manifestation suprême de la liberté. Kirilov: une pensée devenue homme. Mais l'homme, dans la vie réelle, est-il vraiment une projection si directe de son idéologie personnelle? Dans La Guerre et la Paix, les personnages de Tolstoï (notamment Pierre Bézoukhov et André Bolkonsky) ont eux aussi une intellectualité très riche, très développée, mais celle-ci est changeante, protéiforme, si bien qu'il est impossible de les définir à partir de leurs idées qui, dans chaque phase de leur vie, sont différentes. Tolstoï nous offre ainsi une autre conception de ce qu'est l'homme: un itinéraire; un chemin sinueux; un voyage dont les phases successives sont non seulement différentes, mais représentent souvent la négation totale des phases précédentes.

J'ai dit chemin, et ce mot risque de nous fourvoyer car l'image du chemin évoque un but. Or, vers quel but mènent ces chemins qui ne finissent que fortuitement, interrompus par le hasard d'une mort? Il est vrai que Pierre Bézoukhov, à la fin, arrive à l'attitude qui semble le stade idéal et final: il croit alors comprendre qu'il est vain de chercher toujours un sens à sa vie, de se battre pour telle ou telle cause; Dieu est partout, dans toute la vie, dans la vie de tous les jours, il suffit donc de vivre tout ce qui est à vivre et de le vivre avec amour: et il s'attache, heureux, à sa femme et à sa famille. Le but atteint? Atteint le sommet qui fait que, a posteriori, toutes les étapes précédentes du voyage deviennent de simples marches d'escalier? Si tel était le cas, le roman de Tolstoï perdrait son ironie essentielle et se rapprocherait d'une leçon de morale romancée. Ce qui n'est pas le cas. Dans l'Épilogue qui résume ce qui s'est passé huit ans après, on voit Bézoukhov quitter pour un mois et demi sa maison et sa femme afin de se consacrer à Pétersbourg à une activité politique semi-clandestine. Une nouvelle fois il est donc prêt à chercher un sens à sa vie, à se battre pour une cause. Les chemins ne finissent pas et ne connaissent pas de but.

On pourrait dire que les différentes phases d'un itinéraire se trouvent, les unes envers les autres, dans un rapport ironique. Dans le royaume de l'ironie règne l'égalité; cela signifie qu'aucune phase de l'itinéraire n'est moralement supérieure à l'autre. Bolkonsky se mettant au travail pour être utile à sa patrie veut-il racheter ainsi la faute de sa misanthropie antérieure? Non. Pas d'autocritique. À chaque phase du chemin, il a concentré toutes ses forces intellectuelles et morales pour choisir son attitude et il le sait; comment donc pourrait-il se reprocher de ne pas avoir été ce qu'il ne pouvait pas être? Et de même qu'on ne peut juger les différentes phases de sa vie du point de vue moral, de même on ne peut les juger du point de vue de l'authenticité. Impossible de décider quel Bolkonsky était le plus fidèle à lui-même: celui qui s'est écarté de la vie publique ou celui qui s'est livré à elle.

Si les différentes étapes sont si contradictoires, comment déterminer leur dénominateur commun? Quelle est l'essence commune qui nous permet de voir le Bézoukhov athée et le Bézoukhov croyant comme un seul et même personnage? Où se trouve l'essence stable d'un "moi"? Et quelle est la responsabilité morale de Bolkonsky no 2 envers Bolkonsky no 1? Le Bézoukhov ennemi de Napoléon doit-il répondre du Bézoukhov qui était autrefois son admirateur? Quel est le laps de temps pendant lequel on peut considérer un homme comme identique à lui-même?

Seul le roman peut, in concreto, scruter ce mystère, l'un des plus grands que l'homme connaisse; et c'est probablement Tolstoï qui l'a fait le premier.

CONSPIRATION DE DÉTAILS

Les métamorphoses des personnages de Tolstoï apparaissent non pas comme une longue évolution mais comme une illumination subite. Pierre Bézoukhov se transforme d'athée en croyant avec une étonnante facilité. Il suffit pour cela qu'il soit ébranle par la rupture avec sa femme et qu'il rencontre à un relais de poste un voyageur franc-maçon qui lui parle. Cette facilité n'est pas due à une versatilité superficielle. Elle laisse plutôt deviner que le changement visible a été préparé par un processus caché, inconscient, qui soudain explose au grand jour.

André Bolkonsky, gravement blessé sur le champ de bataille d'Austerlitz, est en train de se réveiller à la vie. À ce moment-là tout son univers de jeune homme brillant bascule: non pas grâce à une réflexion rationnelle, logique, mais grâce à une simple confrontation avec la mort et à un long regard vers le ciel. Ce sont ces détails (un regard vers le ciel) qui jouent un grand rôle dans les moments décisifs que vivent les personnages de Tolstoï.

Plus tard, émergeant de son profond scepticisme, André retourne de nouveau vers la vie active Ce changement fut précédé par une longue discussion avec Pierre sur un bac traversant une rivière. Pierre était alors (tel était le stade momentané de son évolution) positif, optimiste, altruiste, et il s'opposa au scepticisme misanthrope d'André. Mais pendant leur discussion il se montra plutôt naïf, débita des clichés, et c'est André qui, intellectuellement, brilla. Plus important que la parole de Pierre fut le silence qui suivit leur discussion: "En quittant le bac, il leva les yeux vers le ciel que lui avait montré Pierre et, pour la première fois depuis Austerlitz, il revit ce ciel éternel et profond qu'il avait contemplé sur le champ de bataille. Et ce fut dans son âme comme un renouveau de joie et de tendresse". Cette sensation fut brève et disparut aussitôt, mais André savait "que ce sentiment, qu'il n'avait pas su développer, vivait en lui". Et un jour, beaucoup plus tard, tel un ballet d'étincelles, une conspiration de détails (un regard vers la frondaison d'un chêne, des propos joyeux de jeunes filles entendus par hasard, des souvenirs inattendus) alluma ce sentiment (qui "vivait en lui") et le fit s'embraser. André, hier encore heureux dans son retrait du monde, décide subitement "de se rendre en automne à Pétersbourg, et même d'y prendre un emploi... Et, les mains derrière le dos, il arpentait la pièce, tantôt fronçant les sourcils, tantôt souriant, repassant en esprit toutes ces pensées déraisonnables, inexprimables, secrètes comme le crime, où se mêlaient, étrangement, Pierre, la gloire, la jeune fille à la fenêtre, le chêne, la beauté, l'amour, et qui avaient complètement transformé son existence. À ces instants-là, si quelqu'un entrait, il se montrait particulièrement sec, sévère, tranchant, désagréable et logique... Il semblait vouloir, par cet excès de logique, se venger sur quelqu'un de tout ce travail illogique et secret qui se faisait au-dedans de lui". (J'ai souligné les formules les plus significatives, M.K). (Souvenons-nous: c'est une pareille conspiration de détails, laideur des visages rencontrés, propos entendus par hasard dans le compartiment du train, souvenir inopiné, qui, dans le prochain roman de Tolstoï, déclenche la décision d'Anna Karénine de se suicider). Encore un autre grand changement du monde intérieur d'André Bolkonsky: mortellement blessé à la bataille de Borodino, couché sur la table d'opération d'un camp militaire, il est subitement rempli d'un étrange sentiment de paix et de réconciliation, d'un sentiment de bonheur qui ne le quittera plus; cet état de bonheur est d'autant plus étrange (et d'autant plus beau) que la scène est d'une extraordinaire cruauté, pleine de détails affreusement précis sur la chirurgie à une époque qui ne connaissait pas l'anesthésie; et ce qui est le plus étrange dans cet état étrange: il fut provoqué par un souvenir inattendu et illogique: quand l'infirmier lui ôta ses vêtements "André se rappela les jours lointains de sa première enfance". Et quelques phrases plus loin: "Après toutes ces souffrances, André éprouva un bien-être qu'il ne connaissait plus depuis longtemps. Les meilleurs instants de sa vie, sa première enfance notamment, quand on le déshabillait, qu'on le couchait dans son petit lit, que sa nourrice lui chantait des berceuses, que, la tête enfouie dans son oreiller, il était heureux de se sentir vivre, - ces instants se présentaient dans son imagination non pas comme le passé, mais comme la réalité". C'est seulement plus tard qu'André aperçut, sur une table voisine, son rival, le séducteur de Natacha, Anatole, à qui un médecin était en train de couper une jambe.

La lecture courante de cette scène: "André, blessé, voit son rival avec une jambe amputée; ce spectacle le remplit d'une immense pitié pour lui et pour l'homme en général". Mais Tolstoï savait que ces révélations subites ne sont pas dues à des causes si évidentes et si logiques. Ce fut une curieuse image fugitive (le souvenir de sa petite enfance quand on le déshabillait de la même façon que l'infirmier) qui déclencha tout, sa nouvelle métamorphose, sa nouvelle vision des choses. Quelques secondes après, ce miraculeux détail fut certainement oublié par André lui-même ainsi qu'il est probablement immédiatement oublié par la plupart des lecteurs qui lisent des romans aussi inattentivement et mal qu'ils "lisent" leur propre vie.

Et encore un grand changement, cette fois-ci celui de Pierre Bézoukhov qui prend la décision de tuer Napoléon, décision précédée par cet épisode: Il apprend de ses amis francs-maçons que, dans le treizième chapitre de l'Apocalypse, Napoléon est identifié comme Antéchrist: "Que celui qui a de l'intelligence compte le nombre de la Bête; car c'est un nombre d'hommes et ce nombre est 666..." Si on traduit l'alphabet français en chiffres, les mots l'empereur Napoléon donnent le nombre 666. "Cette prophétie avait beaucoup frappé Pierre. Il se demandait bien souvent qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon; au moyen de la même numération il s'ingéniait à trouver une réponse à la question. Il essaya d'abord la combinaison: l'empereur Alexandre, puis: la nation russe. Mais le total était supérieur ou inférieur à 666. Il eut un jour l'idée d'inscrire son nom: comte Pierre Bésouhoff, mais n'arriva pas au chiffre voulu. Il mit un z à la place de l's, ajouta la particule de, l'article le, toujours sans résultat satisfaisant. Alors il lui vint à l'esprit que si la réponse à la question se trouvait vraiment dans son nom, il fallait y joindre sa nationalité. Il écrivit alors: le Russe Bésuhof. L'addition de ces chiffres donna 671, soit 5 de trop. 5 représentait un e, la même lettre qui était élidée dans l'article devant empereur. La suppression, d'ailleurs incorrecte, de ce e devant son nom lui fournit la réponse tant cherchée: l'Russe Bésuhof - 666. Cette découverte le bouleversa".

La façon méticuleuse dont Tolstoï décrit tous les changements orthographiques qu'effectue Pierre avec son nom pour arriver au nombre 666 est irrésistiblement comique: l'Russe, c'est un merveilleux gag orthographique. Les décisions graves et courageuses d'un homme indubitablement intelligent et sympathique peuvent-elles être enracinées dans une sottise?

Et qu'avez-vous pensé de l'homme? Qu'avez-vous pensé de vous-même?

CHANGEMENT D'OPINION EN TANT QU'AJUSTEMENT À L'ESPRIT DU TEMPS

Un jour une femme m'annonce, le visage rayonnant: "Alors, il n'y a plus de Leningrad! On revient au bon Saint-Pétersbourg!" Cela ne m'a jamais enthousiasmé, les villes et les rues rebaptisées. Je suis sur le point de le lui dire, mais au dernier moment je me ressaisis: dans son regard ébloui par la fascinante marche de l'Histoire, je devine d'avance un désaccord et je n'ai pas envie de me disputer, d'autant plus qu'au même moment je me rappelle un épisode qu'elle avait certainement oublié. Cette même femme nous avait rendu visite une fois, à ma femme et à moi, à Prague, après l'invasion russe, en 1970 ou 1971, quand nous nous trouvions dans la pénible situation de proscrits. De sa part, c'était une preuve de solidarité que nous voulions lui payer de retour en tâchant de l'amuser. Ma femme lui raconta l'histoire drôle (d'ailleurs curieusement prophétique) d'un richard américain installé dans un hôtel moscovite. On lui demande: "Êtes-vous déjà allé voir Lénine au mausolée?" Et lui de répondre: "Je me le suis fait apporter pour dix dollars à l'hôtel". Le visage de notre invitée s'était crispé. Étant de gauche (elle l'est toujours) elle voyait dans l'invasion russe de la Tchécoslovaquie la trahison des idéaux qui lui étaient chers et trouvait inacceptable que les victimes avec lesquelles elle voulait sympathiser se moquent de ces mêmes idéaux trahis. "Je ne trouve pas ça drôle", dit-elle froidement, et seul notre statut de persécutés nous a préservés d'une rupture.

Je pourrais raconter un tas d'histoires de ce genre. Ces changements d'opinion ne concernent pas seulement la politique, mais aussi les mœurs en général, le féminisme d'abord ascendant puis descendant, l'admiration suivie du mépris pour le "nouveau roman", le puritanisme révolutionnaire relayé par la pornographie libertaire, l'idée de l'Europe dénigrée comme réactionnaire et néocolonialiste par ceux qui l'ont ensuite déployée tel un drapeau du Progrès, etc. Et je me demande: se rappellent-ils ou non leurs attitudes passées? Gardent-ils dans leur mémoire l'histoire de leurs changements? Non que cela m'indigne de voir des gens changer d'opinion. Bézoukhov, ancien admirateur de Napoléon, est devenu son assassin virtuel, et il m'est sympathique dans un cas comme dans l'autre. Une femme qui a vénéré Lénine en 1971 n'a-t-elle pas le droit de se réjouir en 1991 que Leningrad ne soit plus Leningrad? Elle l'a, bien sûr. Toutefois, son changement diffère de celui de Bézoukhov.

C'est précisément quand leur monde intérieur se transforme que Bézoukhov ou Bolkonsky se confirment en tant qu'individus; qu'ils surprennent; qu'ils se rendent différents; que leur liberté s'enflamme, et, avec elle, l'identité de leur moi; ce sont des moments de poésie: ils les vivent avec une telle intensité que le monde entier accourt à leur rencontre avec un cortège enivré de détails merveilleux. Chez Tolstoï, l'homme est d'autant plus lui-même, il est d'autant plus individu qu'il a la force, la fantaisie, l'intelligence de se transformer.

En revanche, ceux que je vois changer d'attitude envers Lénine, l'Europe, etc., se dévoilent dans leur non-individualité. Ce changement n'est ni leur création, ni leur invention, ni caprice, ni surprise, ni réflexion, ni folie; il est sans poésie; il n'est qu'un ajustement très prosaïque à l'esprit changeant de l'Histoire. C'est pourquoi ils ne s'en aperçoivent même pas; en fin de compte, ils restent toujours les mêmes: toujours dans le vrai, pensant toujours ce que, dans leur milieu, il faut penser; ils changent non pas pour s'approcher de quelque essence de leur moi mais pour se confondre avec les autres; le changement leur permet de rester inchangés.

Je peux m'exprimer autrement: ils changent d'idées en fonction de l'invisible tribunal qui, lui aussi, est en train de changer d'idées; leur changement n'est donc qu'un pari engagé sur ce que le tribunal va proclamer demain comme vérité. Je pense à ma jeunesse vécue en Tchécoslovaquie. Sortis du premier enchantement communiste, nous avons ressenti chaque petit pas contre la doctrine officielle comme un acte de courage. Nous protestions contre la persécution des croyants, défendions l'art moderne proscrit, contestions la bêtise de la propagande, critiquions notre dépendance de la Russie, etc. Ce faisant, nous risquions quelque chose, pas grand-chose, mais quelque chose pourtant et ce (petit) danger nous donnait une agréable satisfaction morale. Un jour une affreuse idée m'est venue: et si ces révoltes étaient dictées non pas par une liberté intérieure, par un courage, mais par l'envie de plaire à l'autre tribunal qui, dans l'ombre, préparait déjà ses assises?

DES FENÊTRES

On ne peut pas aller plus loin que Kafka dans Le Procès, il a créé l'image extrêmement poétique du monde extrêmement a-poétique. Par "le monde extrêmement a-poétique" je veux dire: le monde où il n'y a plus de place pour une liberté individuelle, pour l'originalité d'un individu, où l'homme n'est qu'un instrument des forces extra-humaines: de la bureaucratie, de la technique, de l'Histoire. Par "l'image extrêmement poétique" je veux dire: sans changer son essence et son caractère a-poétiques, Kafka a transformé, remodelé ce monde par son immense fantaisie de poète.

K. est complètement absorbé par la situation du procès qui lui a été imposée; il n'a pas le moindre temps de penser à rien d'autre. Et pourtant, même dans cette situation sans issue il y a des fenêtres qui, subitement, pour un court moment, s'ouvrent. Il ne peut se sauver par ces fenêtres; elles s'entrouvrent et se referment aussitôt; mais il peut au moins voir, l'espace d'un éclair, la poésie du monde qui est dehors, la poésie qui, en dépit de tout, existe comme une possibilité toujours présente et qui envoie dans sa vie d'homme traqué un petit reflet argenté.

Ces courtes ouvertures, ce sont par exemple les regards de K.: il arrive dans la rue du faubourg où on l'a convoqué pour son premier interrogatoire. Un moment avant, il a encore couru pour arriver à temps. Maintenant il s'arrête. Il est debout dans la rue et, oubliant pour quelques secondes le procès, il regarde autour de lui: "Il y avait du monde à presque toutes les fenêtres, des hommes en bras de chemise y étaient accoudés et fumaient, ou bien tenaient de petits enfants contre les appuis de fenêtres, avec prudence et tendresse. À d'autres fenêtres s'élevaient des piles de draps, de couvertures et d'édredons au-dessus desquelles passait parfois la tête d'une femme échevelée". Puis, il entra dans la cour. "Non loin de lui, assis sur une caisse, un homme pieds nus lisait un journal. Deux garçons se balançaient aux deux bouts d'une charrette à bras. Devant une pompe une jeune fille frêle en camisole de nuit se tenait et regardait K. pendant que sa cruche s'emplissait d'eau".

Ces phrases me font penser aux descriptions de Flaubert: concision; plénitude visuelle; sens des détails dont aucun n'est cliché. Cette force de la description fait sentir à quel point K. est assoiffé de réel, avec quelle avidité il boit le monde qui, un moment avant, était éclipsé par les soucis du procès. Hélas, la pause est courte, l'instant suivant, K. n'aura plus d'yeux pour la jeune fille frêle en camisole de nuit dont la cruche se remplissait d'eau: le torrent du procès le reprendra.

Les quelques situations érotiques du roman sont aussi comme des fenêtres fugitivement entrouvertes; très fugitivement: K. ne rencontre que les femmes liées d'une manière ou d'une autre à son procès: Mlle Burstner, par exemple, sa voisine, dans la chambre de laquelle l'arrestation a eu lieu; K. lui raconte, troublé, ce qui s'est passé et il réussit, à la fin, près de la porte, à l'embrasser: "Il l'attrapa et la baisa sur la bouche, puis sur le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu'il a fini par découvrir". Je souligne le mot "assoiffé", significatif pour l'homme qui a perdu sa vie normale et qui ne peut communiquer avec elle que furtivement, par une fenêtre.

Pendant le premier interrogatoire, K. se met à tenir un discours, mais bientôt il est dérangé par un curieux événement: dans la salle il y a la femme de l'huissier, et un étudiant laid, maigrichon, réussit à la mettre par terre et à lui faire l'amour au milieu de l'assistance. Avec cette incroyable rencontre d'événements incompatibles (la sublime poésie kafkaïenne, grotesque et invraisemblable!), voilà une nouvelle fenêtre qui s'ouvre sur le paysage loin du procès, sur la joyeuse vulgarité, la joyeuse liberté vulgaire, qu'on a confisquée à K.

Cette poésie kafkaïenne m'évoque, par opposition, un autre roman qui lui aussi est l'histoire d'une arrestation et d'un procès: 1984 d'Orwell, le livre qui servit pendant des décennies de référence constante aux professionnels de l'antitotalitarisme. Dans ce roman qui veut être le portrait horrifiant d'une imaginaire société totalitaire, il n'y a pas de fenêtres; là, on n'entrevoit pas la jeune fille frêle avec une cruche se remplissant d'eau; ce roman est imperméablement fermé à la poésie; roman? une pensée politique déguisée en roman; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par son déguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la forme romanesque obscurcit la pensée d'Orwell, lui donne-t-elle quelque chose en retour? Éclaire-t-elle le mystère des situations humaines auxquelles n'ont accès ni la sociologie ni la politologie? Non: les situations et les personnages y sont d'une platitude d'affiche. Est-elle donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées? Non plus. Car les idées mises en roman n'agissent plus comme idées mais précisément comme roman, et dans le cas de 1984 elles agissent en tant que mauvais roman avec toute l'influence néfaste qu'un mauvais roman peut exercer.

L'influence néfaste du roman d'Orwell réside dans l'implacable réduction d'une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu'il a d'exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétexte qu'elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car ce mal, c'est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d'Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l'esprit totalitaire, de l'esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d'une société haïe en la simple énumération de ses crimes.

Quand je parle, un an ou deux après la fin du communisme, avec les Tchèques, j'entends dans le discours de tout un chacun cette tournure devenue rituelle, ce préambule obligatoire de tous leurs souvenirs, de toutes leurs réflexions: "après ces quarante ans d'horreur communiste", ou: "les horribles quarante ans", et surtout: "les quarante ans perdus". Je regarde mes interlocuteurs: ils n'ont été ni forcés à l'émigration, ni emprisonnés, ni chassés de leur emploi, ni même mal vus; tous, ils ont vécu leur vie dans leur pays, dans leur appartement, dans leur travail, ont eu leurs vacances, leurs amitiés, leurs amours; par l'expression "quarante horribles années", ils réduisent leur vie à son seul aspect politique. Mais même l'histoire politique des quarante ans passés, l'ont-ils vraiment vécue comme un seul bloc indifférencié d'horreurs? Ont-ils oublié les années où ils regardaient les films de Forman, lisaient les livres de Hrabal, fréquentaient les petits théâtres non conformistes, racontaient des centaines de blagues et, dans la gaieté, se moquaient du pouvoir? S'ils parlent, tous, de quarante années horribles, c'est qu'ils ont orwellisé le souvenir de leur propre vie qui, ainsi, a posteriori, dans leur mémoire et dans leur tête, est devenue dévalorisée ou même carrément annulée (quarante ans perdus).

K., même dans la situation de l'extrême privation de liberté, est capable de voir une jeune fille frêle dont la cruche lentement se remplit. J'ai dit que ces moments sont comme des fenêtres qui fugitivement s'ouvrent sur un paysage situé loin du procès de K. Sur quel paysage? Je développerai la métaphore: les fenêtres ouvertes dans le roman de Kafka donnent sur le paysage de Tolstoï; sur le monde où des personnages, même dans les moments les plus cruels, gardent une liberté de décision qui donne à la vie cette heureuse incalculabilité qui est la source de la poésie. Le monde extrêmement poétique de Tolstoï est à l'opposé du monde de Kafka. Mais pourtant grâce à la fenêtre entrouverte, tel un souffle de nostalgie, telle une brise à peine sensible, il entre dans l'histoire de K. et y reste présent.

TRIBUNAL ET PROCÈS

Les philosophes de l'existence aimaient insuffler une signification philosophique aux mots du langage quotidien. Il m'est difficile de prononcer les mots angoisse ou bavardage sans penser au sens que leur a donné Heidegger. Les romanciers, sur ce point, ont précédé les philosophes. En examinant les situations de leurs personnages, ils élaborent leur propre vocabulaire avec, souvent, des mots-clés qui ont le caractère d'un concept et dépassent la signification définie par les dictionnaires. Ainsi Crébillon fils emploie le mot moment comme mot-concept du jeu libertin (l'occasion momentanée où une femme peut être séduite) et le lègue à son époque et à d'autres écrivains. Ainsi Dostoïevski parle d'humiliation, Stendhal de vanité. Kafka grâce au Procès nous lègue au moins deux mots-concepts devenus indispensables pour la compréhension du monde moderne: tribunal et procès. Il nous les lègue: cela veut dire, il les met à notre disposition, pour que nous les utilisions, les pensions et repensions en fonction de nos expériences propres.

Le tribunal; il ne s'agit pas de l'institution juridique destinée à punir ceux qui ont transgressé les lois d'un État; le tribunal dans le sens que lui a donné Kafka est une force qui juge, et qui juge parce qu'elle est force; c'est sa force et rien d'autre qui confère au tribunal sa légitimité; quand il voit les deux intrus entrer dans sa chambre, K. reconnaît cette force dès le premier moment et il se soumet.

Le procès intenté par le tribunal est toujours absolu; cela veut dire: il concerne non pas un acte isolé, un crime déterminé (un vol, une fraude, un viol) mais la personnalité de l'accusé dans son ensemble: K. cherche sa faute dans "les événements les plus infimes" de toute sa vie; Bézoukhov, dans notre siècle, serait donc accusé à la fois pour son amour et pour sa haine de Napoléon. Et aussi pour son ivrognerie, car, étant absolu, le procès concerne la vie publique ainsi que privée; Brod condamne K. à mort parce qu'il ne voit chez les femmes que la "sexualité la plus basse"; je me rappelle les procès politiques à Prague en 1951; dans des tirages énormes, on a distribué les biographies des accusés; c'est alors que pour la première fois j'ai lu un texte pornographique: le récit d'une orgie pendant laquelle le corps nu d'une accusée couvert de chocolat (en pleine époque de pénurie!) a été léché par les langues d'autres accusés, futurs pendus; au commencement de l'effondrement graduel de l'idéologie communiste, le procès contre Karl Marx (procès qui culmine aujourd'hui avec le déboulonnement de ses statues en Russie et ailleurs) fut entamé par l'attaque de sa vie privée (le premier livre anti-Marx que j'ai lu: le récit de ses rapports sexuels avec sa bonne); dans La Plaisanterie, un tribunal de trois étudiants juge Ludvik pour une phrase qu'il avait envoyée à sa petite amie; il se défend en disant l'avoir écrite à toute vitesse, sans réfléchir; on lui répond: "ainsi au moins nous savons ce qui se cache en toi"; car tout ce que l'accusé dit, murmure, pense, tout ce qu'il cache en lui sera livré à la disposition du tribunal.

Le procès est absolu en ceci encore qu'il ne reste pas dans les limites de la vie de l'accusé; si tu perds le procès, dit l'oncle à K., "tu seras rayé de la société, et toute ta parenté avec"; la culpabilité d'un juif contient celle des juifs de tous les temps; la doctrine communiste sur l'influence de l'origine de classe englobe dans la faute de l'accusé la faute de ses parents et grands-parents; dans le procès qu'il fait à l'Europe pour le crime de colonisation, Sartre n'accuse pas les colons, mais l'Europe, toute l'Europe, l'Europe de tous les temps; car "le colon est dans chacun de nous", car "un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale". L'esprit du procès ne reconnaît aucune prescriptibilité; le passé lointain est aussi vivant qu'un événement d'aujourd'hui; et même une fois mort, tu n'échapperas pas: il y a des mouchards au cimetière.

La mémoire du procès est colossale, mais c'est une mémoire toute particulière qu'on peut définir comme l'oubli de tout ce qui n'est pas crime. Le procès réduit donc la biographie de l'accusé en criminographie; Victor Farias (dont le livre Heidegger et le nazisme est un exemple classique de criminographie) trouve dans la première jeunesse du philosophe les racines de son nazisme sans se préoccuper le moins du monde où se trouvent les racines de son génie; les tribunaux communistes, pour punir une déviation idéologique de l'accusé, mettaient à l'index toute son œuvre (ainsi étaient interdits dans les pays communistes Lukács et Sartre, par exemple, même avec leurs textes procommunistes); "pourquoi nos rues portent-elles encore les noms de Picasso, Aragon, Eluard, Sartre?" se demande en 1991, dans une ivresse post-communiste, un journal parisien; on est tenté de répondre: pour la valeur de leurs œuvres! Mais dans son procès contre l'Europe, Sartre a bien dit ce que cela représente, les valeurs: "nos chères valeurs perdent leurs ailes; à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang"; les valeurs tachées ne sont plus valeurs; l'esprit du procès c'est la réduction de tout à la morale; c'est le nihilisme absolu à l'égard de tout ce qui est travail, art, œuvre.

Avant même que les intrus ne viennent l'arrêter, K. aperçoit un vieux couple qui, de la maison en face, le regarde "avec une curiosité tout à fait insolite"; ainsi, dès le début, le chœur antique des concierges entre en jeu; Amalia, du Château, n'a jamais été ni accusée ni condamnée, mais il est notoirement connu que l'invisible tribunal s'est offusqué contre elle et cela suffit pour que tous les villageois, de loin, l'évitent; car si le tribunal impose un régime du procès à un pays, tout le peuple est embrigadé dans les grandes manœuvres du procès et centuple son efficacité; tout un chacun sait qu'il peut être accusé à n'importe quel moment et il rumine d'avance une autocritique; l'autocritique: asservissement de l'accusé à l'accusateur; renoncement à son moi; façon de s'annuler en tant qu'individu; après la révolution communiste de 1948, une jeune fille tchèque de famille riche s'est sentie coupable pour ses privilèges non mérités d'enfant nantie; pour battre sa coulpe, elle est devenue une communiste à tel point fervente qu'elle a publiquement renié son père; aujourd'hui, après la disparition du communisme, elle subit de nouveau un jugement et se sent de nouveau coupable; passée par la broyeuse de deux procès, de deux autocritiques, elle n'a derrière elle que le désert d'une vie reniée; même si on lui a rendu entre-temps toutes les maisons confisquées jadis à son père (renié), elle n'est aujourd'hui qu'un être annulé; doublement annulé; auto-annulé.

Car on intente un procès non pas pour rendre justice mais pour anéantir l'accusé; comme l'a dit Brod: celui qui n'aime personne, qui ne connaît que le flirt, il faut qu'il meure; ainsi K. est égorgé; Boukharine pendu. Même quand on intente un procès à des morts c'est afin de pouvoir les mettre une seconde fois à mort: en brûlant leurs livres; en écartant leurs noms des manuels scolaires; en démolissant leurs monuments; en débaptisant les rues qui ont porté leur nom.

LE PROCÈS CONTRE LE SIÈCLE

Depuis à peu près soixante-dix ans l'Europe vit sous un régime de procès. Parmi les grands artistes du siècle, combien d'accusés... Je ne vais parler que de ceux qui représentaient quelque chose pour moi. Il y eut, à partir des années vingt, les traqués du tribunal de la morale révolutionnaire: Bounine, Andreïev, Meyerhold, Pilniak, Veprik (musicien juif russe, martyr oublié de l'art moderne; il osa, contre Staline, défendre l'opéra condamné de Chostakovitch; on le fourra dans un camp; je me souviens de ses compositions pour piano qu'aimait jouer mon père), Mandelstam, Halas (poète adoré du Ludvik de La Plaisanterie; traqué post mortem pour sa tristesse jugée contrerévolutionnaire). Puis, il y eut les traqués du tribunal nazi: Broch (sa photo est sur ma table de travail d'où il me regarde, la pipe à la bouche), Schônberg, Werfel, Brecht, Thomas et Heinrich Mann, Musil, Vancura (le prosateur tchèque que j'aime le plus), Bruno Schulz. Les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants mais l'esprit du procès est resté comme héritage, et c'est lui qui règle les comptes. Ainsi sont frappés de procès: les accusés de sympathies pro-nazies:

Hamsun, Heidegger (toute la pensée de la dissidence tchèque lui est redevable, Patocka en tête), Richard Strauss, Gottfried Benn, von Doderer, Drieu la Rochelle, Céline (en 1992, un demi-siècle après la guerre, un préfet indigné refuse de classer sa maison comme monument historique); les partisans de Mussolini: Pirandello, Malaparte, Marinetti, Ezra Pound (pendant des mois l'armée américaine l'a tenu dans une cage, sous le soleil brûlant d'Italie, comme une bête; dans son atelier à Reykjavik, Kristjân Davidsson me montre une grande photo de lui: "Depuis cinquante ans, il m'accompagne partout où je vais"); les pacifistes munichois: Giono, Alain, Morand, Montherlant, Saint-John Perse (membre de la délégation française à Munich, il participait au plus près à l'humiliation de mon pays natal); puis, les communistes et leurs sympathisants: Maïakovski (aujourd'hui, qui se souvient de sa poésie d'amour, de ses incroyables métaphores?), Gorki, G.B. Shaw, Brecht (qui subit ainsi son second procès), Eluard (cet ange exterminateur qui ornait sa signature de l'image de deux épées), Picasso, Léger, Aragon (comment pourrais-je oublier qu'il m'a tendu la main à un moment difficile de ma vie?), Nezval (son autoportrait à l'huile est accroché à côté de ma bibliothèque), Sartre. Certains subissent un double procès, accusés d'abord de trahison envers la révolution, accusés ensuite en raison des services qu'ils lui avaient rendus auparavant: Gide (symbole de tout le mal, pour les anciens pays communistes), Chostakovitch (pour racheter sa musique difficile, il fabriquait des inepties pour les besoins du régime; il prétendait que pour l'histoire de l'art une non-valeur est chose nulle et non avenue; il ne savait pas que pour le tribunal c'est précisément la non-valeur qui compte), Breton, Malraux (accusé hier d'avoir trahi les idéaux révolutionnaires, accusable demain de les avoir eus), Tibor Déry (quelques proses de cet écrivain communiste, emprisonné après le massacre de Budapest, furent pour moi la première grande réponse littéraire, non-propagandiste, au stalinisme). La fleur la plus exquise du siècle, l'art moderne des années vingt et trente, fut même triplement accusée: par le tribunal nazi d'abord, en tant qu'Entartete Kunst, "art dégénéré"; par le tribunal communiste ensuite, en tant que "formalisme élitiste étranger au peuple"; et enfin, par le tribunal du capitalisme triomphant, en tant qu'art ayant trempé dans les illusions révolutionnaires.

Comment est-il possible que le chauvin de la Russie soviétique, le faiseur de propagande versifiée, celui que Staline lui-même appela "le plus grand poète de notre époque", comment est-il possible que Maïakovski demeure pourtant un immense poète, un des plus grands? Avec sa capacité d'enthousiasme, avec ses larmes d'émotion qui l'empêchent de voir clairement le monde extérieur, la poésie lyrique, cette déesse intouchable, n'a-t-elle pas été prédestinée à devenir, un jour fatal, l'embellisseuse des atrocités et leur "servante au grand cœur"? Voilà les questions qui m'ont fasciné quand, il y a vingt-trois ans, j'ai écrit La vie est ailleurs, roman où Jaromil, un jeune poète de moins de vingt ans, devient le serviteur exalté du régime stalinien. J'ai été effaré quand des critiques, faisant pourtant l'éloge de mon livre, voyaient dans mon héros un faux poète, voire un salaud. À mes yeux, Jaromil était un poète authentique, une âme innocente; sans cela je n'aurais vu aucun intérêt à mon roman. Est-ce moi, le coupable du malentendu? Me suis-je mal exprimé? Je ne le crois pas. Être un vrai poète et adhérer en même temps (comme Jaromil ou Maïakovski) à une incontestable horreur est un scandale. C'est par ce mot que les Français désignent un événement injustifiable, inacceptable, qui contredit la logique et qui est pourtant réel. Nous sommes tous inconsciemment tentés d'éluder les scandales, de faire comme s'ils n'existaient pas. C'est pourquoi nous préférons dire que les grandes figures de la culture compromises avec les horreurs de notre siècle étaient des salauds; c'est logique, c'est dans l'ordre des choses; mais ce n'est pas vrai; ne serait-ce qu'à cause de leur vanité, sachant qu'ils sont vus, regardés, jugés, les artistes, les philosophes sont anxieusement soucieux d'être honnêtes et courageux, d'être du bon côté et dans le vrai. Ce qui rend le scandale encore plus indéchiffrable. Si on ne veut pas sortir de ce siècle aussi bête qu'on y est entré, il faut abandonner le moralisme facile du procès et penser l'énigme de ce scandale, la penser jusqu'au bout, même si cela doit nous mener à une remise en question de toutes les certitudes que nous avons sur l'homme en tant que tel.

Mais le conformisme de l'opinion publique est une force qui s'est érigée en tribunal, et le tribunal n'est pas là pour perdre son temps avec des pensées, il est là pour instruire des procès. Et au fur et à mesure qu'entre les juges et les accusés l'abîme du temps se creuse, c'est toujours une moindre expérience qui juge une expérience plus grande. Des immatures jugent les errements de Céline sans se rendre compte que les romans de Céline, grâce à ces errements, contiennent un savoir existentiel qui, s'ils le comprenaient, pourrait les rendre plus adultes. Car le pouvoir de la culture réside là: il rachète l'horreur en la transsubstantiant en sagesse existentielle. Si l'esprit du procès réussit à anéantir la culture de ce siècle, il ne restera derrière nous qu'un souvenir des atrocités chanté par une chorale d'enfants.

LES INCULPABILISABLES DANSENT

La musique appelée (couramment et vaguement) rock inonde l'ambiance sonore de la vie quotidienne depuis vingt ans; elle s'est emparée du monde au moment même où le XXe siècle, avec dégoût, vomit son Histoire; une question me hante: cette coïncidence est-elle fortuite? Ou bien y a-t-il un sens caché dans cette rencontre des procès finals du siècle et de l'extase du rock? Dans le hurlement extatique, le siècle veut-il s'oublier? Oublier ses utopies sombrées dans l'horreur? Oublier son art? Un art qui par sa subtilité, par sa vaine complexité, irrite les peuples, offense la sainte Démocratie?

Le mot rock est vague; je préfère donc décrire la musique à laquelle je pense: des voix humaines prévalent sur des instruments, des voix aiguës sur des voix basses; la dynamique est sans contrastes et persiste dans l'immuable fortissimo qui transforme le chant en hurlement; comme dans le jazz, le rythme accentue le deuxième temps de la mesure, mais d'une façon plus stéréotypée et plus bruyante; l'harmonie et la mélodie sont simplistes et mettent ainsi en valeur la couleur de la sonorité, seul composant inventif de cette musique; tandis que les rengaines de la première moitié du siècle avaient des mélodies qui faisaient pleurer le pauvre peuple (et enchantaient l'ironie musicale de Mahler et de Stravinski), cette musique dite de rock est exempte du péché de sentimentalité; elle n'est pas sentimentale, elle est extatique, elle est la prolongation d'un seul moment d'extase; et puisque l'extase est un moment arraché au temps, un court moment sans mémoire, moment entouré d'oubli, le motif mélodique n'a pas d'espace pour se développer, il ne fait que se répéter, sans évolution et sans conclusion (le rock est la seule musique "légère" où la mélodie ne soit pas prédominante; les gens ne fredonnent pas les mélodies de rock).

Chose curieuse: grâce à la technique de reproduction sonore, cette musique de l'extase résonne sans cesse et partout, donc hors des situations extatiques. L'image acoustique de l'extase est devenue décor quotidien de notre lassitude. Ne nous invitant à aucune orgie, à aucune expérience mystique, que veut-elle nous dire, cette extase banalisée? Qu'on l'accepte. Qu'on s'y habitue. Qu'on respecte la place privilégiée qu'elle occupe. Qu'on observe la morale qu'elle édicté.

La morale de l'extase est contraire à celle du procès; sous sa protection tout le monde fait tout ce qu'il veut: déjà, chacun peut sucer son pouce à son aise, depuis sa petite enfance jusqu'au baccalauréat, et c'est une liberté à laquelle personne ne sera prêt à renoncer; regardez autour de vous dans le métro; assis, debout, chacun a le doigt dans un des orifices de son visage; dans l'oreille, dans la bouche, dans le nez; personne ne se sent vu par l'autre et chacun songe à écrire un livre pour pouvoir dire son inimitable et unique moi qui se cure le nez; personne n'écoute personne, tout le monde écrit et chacun écrit comme on danse le rock: seul, pour soi, concentré sur soi-même, et faisant pourtant les mêmes mouvements que tous les autres. Dans cette situation d'égocentrisme uniformisé, le sentiment de culpabilité ne joue plus le même rôle que jadis; les tribunaux travaillent toujours, mais ils sont fascinés uniquement par le passé; ils ne visent que le cœur du siècle; ils ne visent que les générations âgées ou mortes. Les personnages de Kafka étaient culpabilisés par l'autorité du père; c'est parce que son père le disgracie que le héros du Verdict se noie dans une rivière; ce temps est révolu: dans le monde du rock, on a chargé le père d'un tel poids de culpabilité que, depuis longtemps, il permet tout. Les inculpabilisables dansent.

Récemment, deux adolescents ont assassiné un prêtre: j'entends le commentaire à la télévision; un autre prêtre parle, la voix tremblante de compréhension: "Il faut prier pour le prêtre qui fut victime de sa mission: il s'occupait spécialement de la jeunesse. Mais il faut prier aussi pour les deux adolescents malheureux; eux aussi étaient victimes: de leurs pulsions".

Au fur et à mesure que la liberté de la pensée, la liberté des mots, des attitudes, des blagues, des réflexions, des idées dangereuses, des provocations intellectuelles se rétrécit, surveillée qu'elle est par la vigilance du tribunal du conformisme général, la liberté des pulsions va grandissant. On prêche la sévérité contre les péchés de la pensée; on prêche le pardon pour les crimes commis dans l'extase émotive.

LES CHEMINS DANS LE BROUILLARD

Les contemporains de Robert Musil admiraient beaucoup plus son intelligence que ses livres; selon eux, il aurait dû écrire des essais et non pas des romans. Pour réfuter cette opinion il suffit d'une preuve négative: lire les essais de Musil; qu'ils sont lourds, ennuyeux et sans charme! Car Musil est un grand penseur seulement dans ses romans. Sa pensée a besoin de se nourrir des situations concrètes de personnages concrets; bref, c'est une pensée romanesque, non pas philosophique.

Chaque premier chapitre des dix-huit parties de Tom Jones, de Fielding, est un court essai. Le premier traducteur français, au XVIIIe siècle, les a tous, purement et simplement, éliminés en alléguant qu'ils ne répondaient pas au goût des Français. Tourgueniev reprochait à Tolstoï les passages essayistiques traitant de la philosophie de l'Histoire dans La Guerre et la Paix. Tolstoï commença à douter de lui-même et, sous la pression des conseils, il élimina ces passages pour la troisième édition du roman. Heureusement, plus tard, il les réincorpora.

Il y a une réflexion romanesque comme il y a un dialogue et une action romanesques. Les longues réflexions historiques dans La Guerre et la Paix sont impensables hors du roman, par exemple dans une revue scientifique. À cause du langage, bien sûr, plein de comparaisons et de métaphores intentionnellement naïves. Mais surtout parce que Tolstoï parlant de l'Histoire ne s'intéresse pas, comme le ferait un historien, à la description exacte des événements, à leurs conséquences pour la vie sociale, politique, culturelle, à l'évaluation du rôle d'un tel ou d'un tel, etc.; il s'intéresse à l'Histoire en tant que nouvelle dimension de l'existence humaine.

L'Histoire est devenue expérience concrète de tout un chacun vers le début du XIXe siècle, pendant ces guerres napoléoniennes dont parle La Guerre et la Paix, ces guerres, d'un choc, firent comprendre à chaque Européen que le monde autour de lui se trouve en proie à un changement perpétuel qui s'ingère dans sa vie, la transforme et la maintient en branle. Avant le XIXe siècle, les guerres, les révoltes étaient ressenties comme des catastrophes naturelles, la peste ou un tremblement de terre. Les gens n'apercevaient dans les événements historiques ni une unité ni une continuité et ne pensaient pas pouvoir infléchir leur course. Jacques le Fataliste de Diderot fut enrôlé dans un régiment, puis blessé gravement dans une bataille; toute sa vie en sera marquée, il boitera jusqu'à la fin de ses jours. Pourtant, de cette bataille si importante pour Jacques, le roman ne dit rien. Et quoi dire, d'ailleurs? Et pourquoi le dire? Toutes les guerres étaient pareilles. Dans les romans du XVIIIe siècle le moment historique n'est déterminé que très approximativement. C'est seulement avec le début du XIXe siècle, à partir de Scott et de Balzac, que toutes les guerres ne semblent plus pareilles et que les personnages de romans vivent dans un temps précisément daté.

Tolstoï revient aux guerres napoléoniennes avec un recul de cinquante ans. Dans son cas, la nouvelle perception de l'Histoire ne s'inscrit pas seulement dans la structure du roman devenue de plus en plus apte à capter (dans les dialogues, par les descriptions) le caractère historique des événements racontés; ce qui l'intéresse en premier lieu c'est le rapport de l'homme à l'Histoire (sa capacité de la dominer ou de lui échapper, d'être libre à l'égard d'elle ou non) et il aborde ce problème directement, en tant que thème de son roman, thème qu'il examine par tous les moyens, y compris la réflexion romanesque.

Tolstoï polémique contre l'idée que l'Histoire est faite par la volonté et par la raison des grands personnages. Selon lui, l'Histoire se fait elle-même, obéissant à ses propres lois mais qui restent obscures à l'homme. Les grands personnages "étaient des instruments inconscients de l'Histoire, ils accomplissaient une œuvre dont le sens leur échappait". Plus loin: "La Providence contraignait chacun de ces hommes à collaborer, tout en poursuivant des buts personnels, à un unique et grandiose résultat, dont aucun d'eux, que ce fût Napoléon ou Alexandre ou encore moins l'un quelconque des acteurs, n'avait la moindre idée". Et encore: "L'homme vit consciemment pour lui-même, mais participe inconsciemment à la poursuite des buts historiques de l'humanité tout entière". D'où cette conclusion énorme: "L'Histoire, c'est-à-dire la vie inconsciente, générale, grégaire de l'humanité..." (Je souligne moi-même les formules-clés).

Par cette conception de l'Histoire, Tolstoï dessine l'espace métaphysique dans lequel ses personnages se meuvent. Ne connaissant ni le sens de l'Histoire ni sa course future, ne connaissant même pas le sens objectif de leurs propres actes (par lesquels ils participent "inconsciemment" aux événements dont "le sens leur échappe") ils avancent dans leur vie comme on avance dans le brouillard. Je dis brouillard, non pas obscurité. Dans l'obscurité, on ne voit rien, on est aveugle, on est à la merci, on n'est pas libre. Dans le brouillard, on est libre, mais c'est la liberté de celui qui est dans le brouillard: il voit à cinquante mètres devant lui, il peut nettement distinguer les traits de son interlocuteur, il peut se délecter de la beauté des arbres qui jalonnent le chemin et même observer ce qui se passe à proximité et réagir.

L'homme est celui qui avance dans le brouillard. Mais quand il regarde en arrière pour juger les gens du passé il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. De son présent, qui fut leur avenir lointain, leur chemin lui paraît entièrement clair, visible dans toute son étendue. Regardant en arrière, l'homme voit le chemin, il voit les gens qui s'avancent, il voit leurs erreurs, mais le brouillard n'est plus là. Et pourtant, tous, Heidegger, Maïakovski, Aragon, Ezra Pound, Gorki, Gottfried Benn, Saint-John Perse, Giono, tous ils marchaient dans le brouillard, et on peut se demander: qui est le plus aveugle? Maïakovski qui en écrivant son poème sur Lénine ne savait pas où mènerait le léninisme? Ou nous qui le jugeons avec le recul des décennies et ne voyons pas le brouillard qui l'enveloppait?

L'aveuglement de Maïakovski fait partie de l'éternelle condition humaine.

Ne pas voir le brouillard sur le chemin de Maïakovski, c'est oublier ce qu'est l'homme, oublier ce que nous sommes nous-mêmes.

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