L'APPEL DU PASSÉ

Dans une conférence à la radio, en 1931, Schönberg parle de ses maîtres: "In erster Linie Bach und Mozart; in zweiter Beethoven, Wagner, Brahms", "en premier lieu Bach et Mozart, en second lieu, Beethoven, Wagner, Brahms". Dans des phrases condensées, aphoristiques, il définit ensuite ce qu'il a appris de chacun de ces cinq compositeurs.

Entre la référence à Bach et celle aux autres il y a, pourtant, une très grande différence: chez Mozart, par exemple, il apprend "l'art des phrases de longueurs inégales" ou "l'art de créer des idées secondaires", c'est-à-dire un savoir-faire tout à fait individuel qui n'appartient qu'à Mozart lui-même. Chez Bach, il découvre des principes qui avaient été aussi ceux de toute la musique pendant des siècles avant Bach: primo, "l'art d'inventer des groupes de notes tels qu'ils puissent s'accompagner eux-mêmes"; et, secundo, "l'art de créer le tout à partir d'un seul noyau", "die Kunst, alles aus einem zu erzeugen".

Par les deux phrases qui résument la leçon que Schönberg a retenue de Bach (et de ses prédécesseurs) toute la révolution dodécaphonique pourrait se définir: contrairement à la musique classique et à la musique romantique, composées sur l'alternance des différents thèmes musicaux qui se succèdent l'un l'autre, une fugue de Bach ainsi qu'une composition dodécaphonique, dès le commencement et jusqu'à la fin, sont développées à partir d'un seul noyau, qui est mélodie et accompagnement à la fois.

Vingt-trois ans plus tard, quand Roland Manuel demande à Stravinski: "Quelles sont aujourd'hui vos préoccupations majeures?", celui-ci répond: "Guillaume de Machaut, Heinrich Isaak, Dufay, Pérotin et Webern". C'est la première fois qu'un compositeur proclame si nettement l'immense importance de la musique du XIIe, du XIVe et du XVe siècle et la rapproche de la musique moderne (de celle de Webern).

Quelques années après, Glenn Gould donne à Moscou un concert pour les étudiants du conservatoire; après avoir joué Webern, Schönberg et Krenek, il s'adresse à ses auditeurs par un petit commentaire et il dit: "Le plus beau compliment que je puisse faire à cette musique c'est de dire que les principes qu'on peut y trouver ne sont pas neufs, qu'ils ont au moins cinq cents ans"; puis, il poursuit avec trois fugues de Bach. C'était une provocation bien réfléchie: le réalisme socialiste, doctrine alors officielle en Russie, combattait le modernisme au nom de la musique traditionnelle; Glenn Gould a voulu montrer que les racines de la musique moderne (interdite en Russie communiste) vont beaucoup plus profond que celles de la musique officielle du réalisme socialiste (qui n'était, en effet, qu'une conservation artificielle du romantisme musical).

LES DEUX MI-TEMPS

L'histoire de la musique européenne est âgée d'environ un millénaire (si je vois ses débuts dans les premiers essais de la polyphonie primitive). L'histoire du roman européen (si je vois son commencement dans l'œuvre de Rabelais et dans celle de Cervantes), d'environ quatre siècles. Quand je pense à ces deux histoires, je ne peux me libérer de l'impression qu'elles se sont déroulées à des rythmes semblables, pour ainsi dire, en deux mi-temps. Les césures entre les mi-temps, dans l'histoire de la musique et dans celle du roman, ne sont pas synchrones. Dans l'histoire de la musique, la césure s'étend sur tout le XVIIIe siècle (l'apogée symbolique de la première moitié se trouvant dans L'Art de la fugue de Bach, le commencement de la deuxième dans les œuvres des premiers classiques); la césure dans l'histoire du roman arrive un peu plus tard: entre le XVIIIe et le XIXe siècle, à savoir entre, d'un côté, Laclos, Sterne, et de l'autre côté, Scott, Balzac. Cet asynchronisme témoigne que les causes les plus profondes qui régissent le rythme de l'histoire des arts ne sont pas sociologiques, politiques, mais esthétiques: liées au caractère intrinsèque de tel ou tel art; comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux possibilités différentes (deux façons différentes d'être roman) qui ne pouvaient pas être exploitées en même temps, parallèlement, mais successivement, l'une après l'autre.

L'idée métaphorique des deux mi-temps m'est venue autrefois au cours d'une conversation amicale et ne prétend à aucune scientificité; c'est une expérience banale, élémentaire, naïvement évidente: en ce qui concerne la musique et le roman, nous sommes tous éduqués dans l'esthétique de la deuxième mi-temps. Une messe d'Ockeghem ou L'Art de la fugue de Bach sont pour un mélomane moyen aussi difficiles à comprendre que la musique de Webern. Si captivantes que soient leurs histoires, les romans du XVIIIe siècle intimident le lecteur par leur forme, si bien qu'ils sont beaucoup plus connus par des adaptations cinématographiques (qui dénaturent fatalement et leur esprit et leur forme) que par le texte. Les livres du romancier le plus célèbre du XVIIIe siècle, Samuel Richardson, sont introuvables dans les librairies et pratiquement oubliés. Balzac, par contre, même s'il peut paraître vieilli, est toujours facile à lire, sa forme est compréhensible, familière au lecteur et, bien plus, elle est pour lui le modèle même de la forme romanesque.

Le fossé entre les esthétiques des deux mi-temps est la cause d'une multitude de malentendus. Vladimir Nabokov, dans son livre consacré à Cervantes, donne une opinion provocativement négative de Don Quichotte: livre surestimé, naïf, répétitif et plein d'une insupportable et invraisemblable cruauté; cette "hideuse cruauté" a fait de ce livre un des "plus durs et plus barbares qu'on ait jamais écrits"; le pauvre Sancho, passant d'une bastonnade à l'autre, perd au moins cinq fois toutes ses dents. Oui, Nabokov a raison: Sancho perd trop de dents, mais nous ne sommes pas chez Zola où une cruauté, décrite exactement et en détail, devient document vrai d'une réalité sociale; avec Cervantes, nous sommes dans un monde créé par les sortilèges du conteur qui invente, qui exagère et qui se laisse emporter par ses fantaisies, par ses outrances; les cent trois dents cassées de Sancho, on ne peut pas les prendre au pied de la lettre, comme d'ailleurs rien dans ce roman. "Madame, un rouleau compresseur est passé sur votre fille! - Bon, bon, je suis dans ma baignoire. Glissez-la-moi sous la porte". Faut-il faire un procès de cruauté à cette vieille blague tchèque de mon enfance? La grande œuvre fondatrice de Cervantes a été animée par l'esprit du non-sérieux, esprit qui, depuis, fut rendu incompréhensible par l'esthétique romanesque de la deuxième mi-temps, par son impératif de la vraisemblance.

La deuxième mi-temps a non seulement éclipsé la première, elle l'a refoulée; la première mi-temps est devenue la mauvaise conscience du roman et surtout de la musique. L'œuvre de Bach en est l'exemple le plus célèbre: la renommée de Bach de son vivant; oubli de Bach après sa mort (oubli long d'un demi-siècle); la lente redécouverte de Bach pendant tout le XIXe siècle. Beethoven est le seul qui a presque réussi vers la fin de sa vie (c'est-à-dire soixante-dix ans après la mort de Bach) à intégrer l'expérience de Bach dans la nouvelle esthétique de la musique (ses essais réitérés pour insérer la fugue dans la sonate), tandis que, après Beethoven, plus les romantiques adoraient Bach, et plus, par leur pensée structurelle, ils s'éloignaient de lui. Pour le rendre plus accessible on l'a subjectivisé, sentimentalisé (les célèbres arrangements de Busoni); puis, en réaction à cette romantisation, on a voulu retrouver sa musique telle qu'elle avait été jouée à son époque, ce qui a donné naissance à des interprétations d'une remarquable insipidité. Une fois passée par le désert de l'oubli, la musique de Bach, me semble-t-il, garde son visage toujours mi-voilé.

HISTOIRE COMME PAYSAGE QUI SURGIT DES BRUMES

Au lieu de parler de l'oubli de Bach, je pourrais retourner mon idée et dire: Bach est le premier grand compositeur qui, par l'immense poids de son œuvre, a obligé le public à prendre en considération sa musique bien qu'elle appartînt déjà au passé. Événement sans précédent car, jusqu'au XIXe siècle, la société vivait presque exclusivement avec la seule musique contemporaine. Elle n'avait pas de contact vivant avec le passé musical: même si les musiciens avaient étudié (rarement) la musique des époques précédentes, ils n'avaient pas l'habitude de l'exécuter publiquement. C'est durant le XIXe siècle que la musique du passé commence à revivre à côté de la musique contemporaine et à prendre progressivement de plus en plus de place, si bien qu'au XXe siècle le rapport entre le présent et le passé se renverse: on écoute la musique des époques anciennes beaucoup plus qu'on n'écoute la musique contemporaine qui, aujourd'hui, a fini par quitter presque complètement les salles de concert.

Bach fut donc le premier compositeur qui s'imposa à la mémoire de la postérité; avec lui, l'Europe du XIXe siècle a alors découvert non seulement une partie importante du passé de la musique, elle a découvert l'histoire de la musique. Car Bach n'était pas pour elle un passé quelconque, mais un passé radicalement distinct du présent; ainsi le temps de la musique s'est-il révélé d'emblée (et pour la première fois) non pas comme une simple succession d'œuvres, mais comme une succession de changements, d'époques, d'esthétiques différentes.

Je l'imagine souvent, l'année de sa mort, exactement au milieu du XVIIIe siècle, penché, sa vue s'opacifiant, sur L'Art de la fugue, une musique dont l'orientation esthétique représente dans son œuvre (qui comporte des orientations multiples) la tendance la plus archaïque, étrangère à son époque laquelle s'est déjà complètement détournée de la polyphonie vers un style simple, voire simpliste, qui frise souvent la frivolité ou l'indigence.

La situation historique de l'œuvre de Bach révèle donc ce que les générations venues après étaient en train d'oublier, à savoir que l'Histoire n'est pas nécessairement un chemin qui monte (vers le plus riche, le plus cultivé), que les exigences de l'art peuvent être en contradiction avec les exigences du jour (de telle ou telle modernité) et que le nouveau (l'unique, l'inimitable, le jamais dit) peut se trouver dans une autre direction que celle tracée par ce que tout le monde ressent comme étant le progrès. En effet, l'avenir que Bach a pu lire dans l'art de ses contemporains et de ses cadets devait ressembler, à ses yeux, à une chute. Quand, vers la fin de sa vie, il se concentra exclusivement sur la polyphonie pure, il tourna le dos aux goûts du temps et à ses propres fils-compositeurs; ce fut un geste de défiance envers l'Histoire, un refus tacite de l'avenir.

Bach: extraordinaire carrefour des tendances et des problèmes historiques de la musique. Quelque cent ans avant lui, un pareil carrefour se trouve dans l'œuvre de Monteverdi: celle-ci est le lieu de rencontre de deux esthétiques opposées (Monteverdi les appelle prima et seconda pratica, l'une fondée sur la polyphonie savante, l'autre, programmatiquement expressive, sur la monodie) et préfigure ainsi le passage de la première à la deuxième mi-temps.

Un autre extraordinaire carrefour des tendances historiques: l'œuvre de Stravinski. Le passé millénaire de la musique, qui pendant tout le XIXe siècle sortait lentement des brumes de l'oubli, apparut d'emblée, vers le milieu de notre siècle (deux cents ans après la mort de Bach), tel un paysage inondé de lumière, dans toute son étendue; moment unique où toute l'histoire de la musique est totalement présente, totalement accessible, disponible (grâce aux recherches historiographiques, grâce aux moyens techniques, à la radio, aux disques), totalement ouverte aux questions scrutant son sens; c'est dans la musique de Stravinski que ce moment du grand bilan me semble avoir trouvé son monument.

LE TRIBUNAL DES SENTIMENTS

La musique est "impuissante à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état psychologique", dit Stravinski dans Chronique de ma vie (1935). Cette affirmation (certainement exagérée, car comment nier que la musique peut provoquer des sentiments?) est précisée et nuancée quelques lignes plus loin: la raison d'être de la musique, dit Stravinski, ne réside pas dans sa faculté d'exprimer les sentiments. Il est curieux de constater quelle irritation a provoquée cette attitude.

La conviction qui, contrairement à Stravinski, voyait la raison d'être de la musique dans l'expression des sentiments existait probablement depuis toujours, mais s'est imposée comme dominante, communément acceptée et allant de soi, au XVIIIe siècle; Jean-Jacques Rousseau le formule avec une brutale simplicité: la musique, comme tout art, imite le monde réel, mais d'une façon spécifique: elle "ne représentera pas directement les choses, mais elle excitera dans l'âme les mêmes mouvements qu'on éprouve en les voyant". Cela exige une certaine structure de l'œuvre musicale; Rousseau: "Toute la musique ne peut être composée que de ces trois choses: mélodie ou chant, harmonie ou accompagnement, mouvement ou mesure". Je souligne: harmonie ou accompagnement; cela veut dire que tout est subordonné à la mélodie: c'est elle qui est primordiale, l'harmonie est un simple accompagnement "n'ayant que très peu de pouvoir sur le cœur humain".

La doctrine du réalisme socialiste qui, deux siècles plus tard, étouffera pendant plus d'un demi-siècle la musique en Russie n'affirmait rien d'autre. On reprochait aux compositeurs dits formalistes d'avoir négligé les mélodies (l'idéologue en chef Jdanov s'indignait parce que leur musique ne pouvait être sifflotée à la sortie du concert); on les exhortait à exprimer "tout l'éventail des sentiments humains" (la musique moderne, à partir de Debussy, fut fustigée pour son incapacité à le faire); dans la faculté d'exprimer les sentiments que la réalité provoque en l'homme, on voyait (tout à fait comme Rousseau) le "réalisme" de la musique. (Le réalisme socialiste en musique: les principes de la deuxième mi-temps transformés en dogmes pour faire barrage au modernisme).

La critique la plus sévère et la plus profonde de Stravinski est certainement celle de Theodor Adorno dans son fameux livre La Philosophie de la nouvelle musique (1949). Adorno dépeint la situation de la musique comme si c'était un champ de bataille politique: Schönberg, héros positif, représentant du progrès (même s'il s'agit d'un progrès pour ainsi dire tragique, d'une époque où on ne peut plus progresser), et Stravinski, héros négatif, représentant de la restauration. Le refus stravinskien de voir la raison d'être de la musique dans la confession subjective devient une des cibles de la critique adornienne; cette "fureur antipsychologique" est, selon lui, une forme de l'"indifférence à l'égard du monde"; la volonté de Stravinski d'objectiver la musique est une sorte d'accord tacite avec la société capitaliste qui écrase la subjectivité humaine; car c'est la "liquidation de l'individu que célèbre la musique de Stravinski", rien de moins.

Ernest Ansermet, excellent musicien, chef d'orchestre et un des premiers interprètes des œuvres de Stravinski ("un de mes amis les plus fidèles et dévoués", dit Stravinski dans Chroniques de ma vie), est devenu plus tard son critique implacable; ses objections sont radicales, elles visent "la raison d'être de la musique". Selon Ansermet, c'est "l'activité affective latente au cœur de l'homme... qui a toujours été la source de la musique"; dans l'expression de cette "activité affective" réside l'"essence éthique" de la musique; chez Stravinski, qui "refuse d'engager sa personne dans l'acte d'expression musicale", la musique "cesse donc d'être une expression esthétique de l'éthique humaine"; ainsi, par exemple, "sa Messe n'est pas l'expression, mais le portrait de la messe [qui] aurait tout aussi bien pu être écrite par un musicien irréligieux" et qui, par conséquent, n'apporte qu'"une religiosité de confection"; en escamotant ainsi la vraie raison d'être de la musique (en remplaçant la confession par des portraits), Stravinski ne manque à rien de moins qu'à son devoir éthique.

Pourquoi cet acharnement? Est-ce l'héritage du siècle passé, le romantisme en nous qui se rebiffe contre sa plus conséquente, sa plus parfaite négation? Stravinski a-t-il outragé un besoin existentiel caché dans tout un chacun? Le besoin de considérer les yeux mouillés comme meilleurs que les yeux secs, la main posée sur le cœur meilleure que la main dans la poche, la croyance meilleure que le scepticisme, la passion meilleure que la sérénité, la confession meilleure que la connaissance?

Ansermet passe de la critique de la musique à la critique de son auteur: si Stravinski "n'a pas fait ni tenté de faire de sa musique un acte d'expression de lui-même, ce n'est pas par libre choix, mais par une sorte de limitation de sa nature, par le manque d'autonomie de son activité affective (pour ne pas dire par sa pauvreté de cœur qui ne cesse d'être pauvre que quand il a quelque chose à aimer)".

Diable! que savait-il, Ansermet, ami le plus fidèle, de la pauvreté du cœur de Stravinski? Que savait-il, ami le plus dévoué, de sa faculté d'aimer?

Et d'où prenait-il la certitude que le cœur est éthiquement supérieur au cerveau? Les bassesses ne sont-elles pas commises aussi bien avec la participation du cœur que sans elle? Les fanatiques, aux mains tachées de sang, ne peuvent-ils pas se vanter d'une grande "activité affective"? Va-t-on un jour en finir enfin avec cette imbécile inquisition sentimentale, avec cette Terreur du cœur?

QU'EST-CE QUI EST SUPERFICIEL ET QU'EST-CE QUI EST PROFOND?

Les combattants du cœur attaquent Stravinski, ou bien, pour sauver sa musique, tâchent de la séparer des conceptions "erronées" de son auteur. Cette bonne volonté de "sauver" la musique des compositeurs susceptibles de ne pas avoir assez de cœur se manifeste très souvent à l'égard des musiciens de la première mi-temps. Au hasard, je tombe sur un petit commentaire d'un musicologue; il concerne le grand contemporain de Rabelais, Clément Janequin, et ses compositions dites "descriptives", comme par exemple Le Chant des oiseaux ou Le Caquet des femmes; (je souligne moi-même les mots-clés): "Ces pièces-là, toutefois, demeurent assez superficielles. Or, Janequin est un artiste beaucoup plus complet qu'on ne veut bien le dire, car en plus de ses indéniables dons pittoresques, on rencontre chez lui une tendre poésie, une ferveur pénétrante dans l'expression des sentiments... C'est un poète raffiné, sensible aux beautés de la nature; c'est aussi un chantre incomparable de la femme, dont il trouve, pour en parler, des accents de tendresse, d'admiration, de respect..."

Retenons bien le vocabulaire: les pôles du bien et du mal sont désignés par l'adjectif superficiel et son contraire sous-entendu, profond. Mais les compositions "descriptives" de Janequin sont-elles vraiment superficielles? Dans ces quelques compositions, Janequin transcrit des sons a-musicaux (le chant des oiseaux, le bavardage des femmes, le jacassement des rues, les bruits d'une chasse ou d'une bataille, etc.) par des moyens musicaux (par le chant choral); cette "description" est travaillée polyphoniquement. L'union d'une imitation "naturaliste" (qui apporte à Janequin d'admirables sonorités nouvelles) et d'une polyphonie savante, l'union donc de deux extrêmes quasi incompatibles est fascinante: voilà un art raffiné, ludique, joyeux et plein d'humour.

N'empêche: ce sont précisément les mots "raffiné", "ludique", "joyeux", "humour" que le discours sentimental situe à l'opposé du profond. Mais qu'est-ce qui est profond et qu'est-ce qui est superficiel? Pour le critique de Janequin, sont superficiels les "dons pittoresques", la "description"; sont profonds la "ferveur pénétrante dans l'expression des sentiments", les "accents de tendresse, d'admiration, de respect" pour la femme. Est donc profond ce qui touche aux sentiments. Mais on peut définir le profond autrement: est profond ce qui touche à l'essentiel. Le problème auquel touche Janequin dans ces compositions est le problème ontologique fondamental de la musique: le problème du rapport du bruit et du son musical.

MUSIQUE ET BRUIT

Quand l'homme a créé un son musical (en chantant ou en jouant d'un instrument), il a divisé le monde acoustique en deux parties strictement séparées: celle des sons artificiels et celle des sons naturels. Janequin a essayé, dans sa musique, de les mettre en contact. Au milieu du XVIe siècle, il avait ainsi préfiguré ce qu'au XXe siècle allaient faire, par exemple, Janacek (ses études du langage parlé), Bartok, ou, d'une façon extrêmement systématique, Messiaen (ses compositions inspirées de chants d'oiseaux).

L'art de Janequin rappelle qu'il existe un univers acoustique extérieur à l'âme humaine et qui n'est pas seulement composé de bruits de la nature mais aussi de voix humaines qui parlent, qui crient, qui chantent, et qui donnent la chair sonore à la vie de tous les jours comme à celle des fêtes. Il rappelle que le compositeur a toute possibilité de donner à cet univers "objectif" une grande forme musicale.

Une des compositions les plus originales de Janacek: Soixante-dix mille (1909): un chœur pour voix d'hommes qui raconte le destin des mineurs de Silésie. La seconde moitié de cette œuvre (qui devrait figurer dans toute anthologie de la musique moderne) est une explosion des cris de la foule, cris s'enchevêtrant dans un fascinant tumulte: une composition qui (malgré son incroyable émotivité dramatique) se rapproche curieusement de ces madrigaux qui, à l'époque de Janequin, ont mis en musique les cris de Paris, les cris de Londres.

Je pense aux Noces de Stravinski (composées entre 1914 et 1923): un portrait (ce terme qu'Ansermet utilise comme péjoratif est en effet très approprié) de noces villageoises; on entend des chansons, des bruits, des discours, des cris, des appels, des monologues, des blagues (tumulte des voix préfiguré par Janacek) dans une orchestration (quatre pianos et percussion) d'une fascinante brutalité (qui préfigure Bartók).

Je pense aussi à la suite pour piano En plein air (1926) de Bartók; la quatrième partie: les bruits de la nature (des voix, me semble-t-il, de grenouilles près d'un étang) suggèrent à Bartók des motifs mélodiques d'une rare étrangeté; puis, avec cette sonorité animale, une chanson populaire se confond qui, bien que création humaine, se trouve sur le même plan que les sons des grenouilles; ce n'est pas un Lied, chanson du romantisme censée dévoiler Inactivité affective" de l'âme du compositeur; c'est une mélodie venue de l'extérieur en tant que bruit parmi des bruits.

Et je pense à l'adagio du troisième Concerto pour piano et orchestre de Bartók (œuvre de sa dernière, sa triste période américaine). Le thème hypersubjectif d'une ineffable mélancolie alterne ici avec l'autre thème hyperobjectif (qui d'ailleurs rappelle la quatrième partie de la suite En plein air): comme si le pleur d'une âme ne pouvait être consolé que par la non-sensibilité de la nature.

Je dis bien: "Consolé par la non-sensibilité de la nature". Car la non-sensibilité est consolante; le monde de la non-sensibilité, c'est le monde en dehors de la vie humaine; c'est l'éternité; "c'est la mer allée avec le soleil". Je me rappelle les années tristes que j'ai passées en Bohême au début de l'occupation russe. Je suis, alors, tombé amoureux de Varèse et de Xenakis: ces images de mondes sonores objectifs mais non existants m'ont parlé de l'être libéré de la subjectivité humaine, agressive et encombrante; elles m'ont parlé de la beauté doucement inhumaine du monde avant ou après le passage des hommes.

MÉLODIE

J'écoute un chant polyphonique pour deux voix de l'école de Notre-Dame de Paris, du XIIe siècle: en bas, dans des valeurs augmentées, en tant que cantus firmus, un ancien chant grégorien (chant remontant à un passé immémorial et probablement non européen); au-dessus, dans des valeurs plus brèves, évolue la mélodie d'accompagnement polyphonique. Cette étreinte de deux mélodies, chacune appartenant à une époque différente (éloignées l'une de l'autre par des siècles), a quelque chose de merveilleux: comme réalité et parabole à la fois, voilà la naissance de la musique européenne en tant qu'art: une mélodie est créée pour suivre en contrepoint une autre mélodie, très vieille, d'origine quasi inconnue; elle est donc là comme quelque chose de secondaire, de subordonné, elle est là pour servir; quoique "secondaire", c'est pourtant en elle que se concentre toute l'invention, tout le travail du musicien médiéval, la mélodie accompagnée étant reprise telle quelle d'un antique répertoire.

Cette vieille composition polyphonique me ravit: la mélodie est longue, sans fin et immémorisable; elle n'est pas le résultat d'une inspiration subite, elle n'a pas jailli telle l'expression immédiate d'un état d'âme; elle a le caractère d'une élaboration, d'un travail "artisanal" d'ornementation, d'un travail fait non pas pour que l'artiste ouvre son âme (montre son "activité affective", pour parler comme Ansermet) mais pour qu'il embellisse, tout humblement, une liturgie.

Et il me semble que l'art de la mélodie, jusqu'à Bach, gardera ce caractère que lui ont imprimé les premiers polyphonistes. J'écoute l'adagio du concerto de Bach pour violon en mi majeur: comme une sorte de cantus firmus, l'orchestre (les violoncelles) joue un thème très simple, facilement mémorisable et qui se répète maintes fois, tandis que la mélodie du violon (et c'est là que se concentre le défi mélodique du compositeur) plane au-dessus, incomparablement plus longue, plus changeante, plus riche que le cantus firmus d'orchestre (auquel elle est pourtant subordonnée), belle, envoûtante mais insaisissable, immémorisable, et pour nous, enfants de la deuxième mi-temps, sublimement archaïque.

La situation change à l'aube du classicisme. La composition perd son caractère polyphonique; dans la sonorité des harmonies d'accompagnement, l'autonomie des différentes voix particulières se perd, et elle se perd d'autant plus que la grande nouveauté de la deuxième mi-temps, l'orchestre symphonique et sa pâte sonore, gagne de l'importance; la mélodie qui était "secondaire", "subordonnée", devient l'idée première de la composition et domine la structure musicale qui s'est d'ailleurs transformée entièrement.

Alors, change aussi le caractère de la mélodie: ce n'est plus cette longue ligne qui traverse tout le morceau; elle est réductible à une formule de quelques mesures, formule très expressive, concentrée, donc facilement mémorisable, capable de saisir (ou de provoquer) une émotion immédiate (s'impose ainsi à la musique, plus que jamais, une grande tâche sémantique: capter et "définir" musicalement toutes les émotions et leurs nuances). Voilà pourquoi le public applique le terme de "grand mélodiste" aux compositeurs de la deuxième mi-temps, à un Mozart, à un Chopin, mais rarement à Bach ou à Vivaldi et encore moins à Josquin des Prés ou à Palestrina: l'idée courante aujourd'hui de ce qu'est la mélodie (de ce qu'est la belle mélodie) a été formée par l'esthétique née avec le classicisme.

Pourtant, il n'est pas vrai que Bach soit moins mélodique que Mozart; seulement, sa mélodie est différente. L'Art de la fugue: le thème fameux est ce noyau à partir duquel (comme l'a dit Schönberg) le tout est créé; mais là n'est pas le trésor mélodique de L'Art de la fugue, il est dans toutes ces mélodies qui s'élèvent de ce thème, et font son contrepoint. J'aime beaucoup l'orchestration et l'interprétation de Hermann Scherchen; par exemple, la quatrième fugue simple, il la fait jouer deux fois plus lentement qu'il n'est coutume (Bach n'a pas prescrit les tempi); d'emblée, dans cette lenteur, toute l'insoupçonnée beauté mélodique se dévoile. Cette remélodisation de Bach n'a rien à voir avec une romantisation (pas de rubato, pas d'accords ajoutés, chez Scherchen); ce que j'entends, c'est la mélodie authentique de la première mi-temps, insaisissable, immémorisable, irréductible à une courte formule, une mélodie (un enchevêtrement de mélodies) qui m'ensorcelle par son ineffable sérénité. Impossible de l'entendre sans grande émotion. Mais c'est une émotion essentiellement différente de celle éveillée par un nocturne de Chopin.

Comme si, derrière l'art de la mélodie, deux intentionnalités possibles, opposées l'une à l'autre, se cachaient: comme si une fugue de Bach, en nous faisant contempler une beauté extrasubjective de l'être, voulait nous faire oublier nos états d'âme, nos passions et chagrins, nous-mêmes; et, au contraire, comme si la mélodie romantique voulait nous faire plonger dans nous-mêmes, nous faire ressentir notre moi avec une terrible intensité et nous faire oublier tout ce qui se trouve en dehors.

LES GRANDES ŒUVRES DU MODERNISME EN TANT QUE RÉHABILITATION DE LA PREMIÈRE MI-TEMPS

Les plus grands romanciers de la période post-proustienne, je pense notamment à Kafka, à Musil, à Broch, à Gombrowicz ou, de ma génération, à Fuentes, ont été extrêmement sensibles à l'esthétique du roman, quasiment oubliée, qui a précédé le XIXe siècle: ils ont intégré la réflexion essayistique à l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit à la digression; insufflé au roman l'esprit du non-sérieux et du jeu; renoncé aux dogmes du réalisme psychologique en créant des personnages sans prétendre concurrencer (à la manière de Balzac) l'état civil; et surtout: ils se sont opposés à l'obligation de suggérer au lecteur l'illusion du réel: obligation qui a souverainement gouverné toute la deuxième mi-temps du roman.

Le sens de cette réhabilitation des principes du roman de la première mi-temps n'est pas un retour à tel ou tel style rétro; pas plus qu'un refus naïf du roman du XIXe siècle; le sens de cette réhabilitation est plus général: redéfinir et élargir la notion même du roman; s'opposer à sa réduction effectuée par l'esthétique romanesque du XIXe siècle; lui donner pour base toute l'expérience historique du roman.

Je ne veux pas faire un parallèle facile entre le roman et la musique, les problèmes structurels de ces deux arts étant incomparables; pourtant les situations historiques se ressemblent: comme les grands romanciers, les grands compositeurs modernes (cela concerne Stravinski aussi bien que Schönberg) ont voulu embrasser tous les siècles de la musique, re-penser, recomposer l'échelle de valeurs de toute son histoire; pour cela, il leur a fallu faire sortir la musique de l'ornière de la deuxième mi-temps (remarquons à cette occasion: le terme néoclassicisme plaqué couramment sur Stravinski est fourvoyant car les plus décisives de ses excursions en arrière vont vers les époques d'avant le classicisme); d'où leur réticence: aux techniques compositionnelles nées avec la sonate; à la prééminence de la mélodie; à la démagogie sonore de l'orchestration symphonique; mais surtout: leur refus de voir la raison d'être de la musique exclusivement dans la confession de la vie émotionnelle, attitude devenue au XIXe siècle aussi impérative que, pour l'art du roman à la même époque, l'obligation de la vraisemblance.

Si cette tendance à re-lire et à ré-évaluer toute l'histoire de la musique est commune à tous les grands modernistes (si elle est, selon moi, le signe qui distingue le grand art moderniste du cabotinage moderniste), c'est toutefois Stravinski qui l'exprime plus clairement que quiconque (et, dirais-je, de façon hyperbolique). C'est d'ailleurs là que se concentrent les attaques de ses détracteurs: dans son effort pour s'enraciner dans toute l'histoire de la musique ils voient éclectisme; manque d'originalité; perte d'invention. Son "incroyable diversité de procédés stylistiques... ressemble à une absence de style", dit Ansermet. Et Adorno, sarcastiquement: la musique de Stravinski ne s'inspire que de la musique, c'est une "musique faite d'après la musique".

Jugements injustes: car si Stravinski, comme aucun compositeur ni avant ni après lui, s'est penché sur toute l'étendue de l'histoire de la musique en y puisant l'inspiration, cela n'enlève rien à l'originalité de son art. Et je ne veux pas seulement dire que derrière les changements de son style on apercevra toujours les mêmes traits personnels. Je veux dire que c'est précisément son vagabondage à travers l'histoire de la musique, donc son "éclectisme" conscient, intentionnel, gigantesque et sans pareil, qui est sa totale et incomparable originalité.

LE TROISIÈME TEMPS

Mais que signifie, chez Stravinski, cette volonté d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?

Jeune homme, je n'hésitais pas à répondre: Stravinski était pour moi l'un de ceux qui ont ouvert les portes vers des lointains que je croyais sans fin. Je pensais que, pour ce voyage infini qu'est l'art moderne, il avait voulu convoquer et mobiliser toutes les forces, tous les moyens dont l'histoire de la musique dispose.

Voyage infini qu'est l'art moderne? Entre-temps, j'ai perdu ce sentiment. Le voyage fut court. C'est pourquoi, dans ma métaphore des deux mi-temps pendant lesquelles s'est déroulée l'histoire de la musique, j'ai imaginé la musique moderne comme un simple postlude, un épilogue de l'histoire de la musique, une fête à la fin de l'aventure, un embrasement du ciel à la fin du jour.

Maintenant, j'hésite: même s'il est vrai que le temps de la musique moderne a été si court, même s'il n'a appartenu qu'à une ou deux générations, donc si vraiment il n'a été qu'un épilogue, en raison de son immense beauté, de son importance artistique, de son esthétique entièrement nouvelle, de sa sagesse synthétisante, ne mérite-t-il pas d'être considéré comme une époque à part entière, comme un troisième temps? Ne devrais-je pas corriger ma métaphore sur l'histoire de la musique et celle du roman?

Ne devrais-je pas dire qu'elles se sont déroulées en trois temps?

Si. Et je corrigerai ma métaphore d'autant plus volontiers que je suis passionnément attaché à ce troisième temps en forme d'"embrasement du ciel à la fin du jour", attaché à ce temps dont je crois faire moi-même partie, même si je fais partie de quelque chose qui n'est déjà plus.

Mais revenons à ma question: que signifie la volonté de Stravinski d'embrasser le temps entier de la musique? Quel en est le sens?

Une image me poursuit: selon une croyance populaire, dans la seconde de l'agonie celui qui va mourir voit se dérouler devant ses yeux toute sa vie passée. Dans l'œuvre de Stravinski, la musique européenne s'est souvenue de sa vie millénaire; cela a été son dernier rêve avant de partir pour un sommeil éternel sans rêves.

TRANSCRIPTION LUDIQUE

Distinguons deux choses. D'un côté: la tendance générale à réhabiliter des principes oubliés de la musique du passé, tendance qui traverse toute l'œuvre de Stravinski et celle de ses grands contemporains; de l'autre côté: le dialogue direct que Stravinski mène une fois avec Tchaïkovski, une autre fois avec Pergolèse, puis avec Gesualdo, etc.; ces "dialogues directs", transcriptions de telle ou telle œuvre ancienne, de tel ou tel style concret, sont la manière propre à Stravinski qu'on ne rencontre pratiquement pas chez ses contemporains compositeurs (on la rencontre chez Picasso).

Adorno interprète ainsi les transcriptions de Stravinski (je souligne les mots-clés): "Ces notes [à savoir les notes dissonantes, étrangères à l'harmonie, que Stravinski utilise, par exemple, dans Pulcinella, M.K.] deviennent les traces de la violence exercée par le compositeur contre l'idiome, et c'est cette violence qu'on savoure en elles, cette façon de brutaliser la musique, d'attenter en quelque sorte à sa vie. Si la dissonance était autrefois l'expression de la souffrance subjective, son âpreté, changeant de valeur, devient maintenant la marque d'une contrainte sociale, dont l'agent est le compositeur lanceur de modes. Ses œuvres n'ont d'autre matériau que les emblèmes de cette contrainte, nécessité extérieure au sujet, sans commune mesure avec lui, et qui lui est simplement imposée du dehors. Il se pourrait que le large retentissement qu'ont connu les œuvres néoclassiques de Stravinski ait été dû en grande partie au fait que sans en avoir conscience, et sous couleur d'esthétisme, elles ont à leur manière formé les hommes à quelque chose qui leur a été bientôt infligé méthodiquement sur le plan politique".

Récapitulons: une dissonance est justifiée si elle est l'expression d'une "souffrance subjective", mais chez Stravinski (moralement coupable, comme on sait, de ne pas parler de ses souffrances) la même dissonance est signe de brutalité; celle-ci est mise en parallèle (par un brillant court-circuit de la pensée adornienne) avec la brutalité politique: ainsi les accords dissonants ajoutés à la musique d'un Pergolèse préfigurent (et donc préparent) la prochaine oppression politique (ce qui, dans le contexte historique concret, ne pouvait signifier qu'une seule chose: le fascisme).

J'ai eu ma propre expérience de la transcription libre d'une œuvre du passé quand, au commencement des années soixante-dix, alors que j'étais encore à Prague, je me suis mis à écrire une variation théâtrale sur Jacques le Fataliste. Diderot étant pour moi l'incarnation de l'esprit libre, rationnel, critique, j'ai vécu alors mon affection pour lui comme une nostalgie de l'Occident (l'occupation russe de mon pays représentait à mes yeux une désoccidentalisation imposée). Mais les choses changent perpétuellement leur sens: aujourd'hui je dirais que Diderot incarnait pour moi le premier temps de l'art du roman et que ma pièce était l'exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers, et qui, en même temps, m'étaient chers: 1) la liberté euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des réflexions philosophiques; 3) le caractère non-sérieux, ironique, parodique, choquant, de ces mêmes réflexions. La règle du jeu était claire: ce que j'ai fait n'était pas une adaptation de Diderot, c'était ma pièce à moi, ma variation sur Diderot, mon hommage à Diderot: j'ai recomposé entièrement son roman; même si les histoires d'amour sont reprises de lui, les réflexions dans les dialogues sont plutôt les miennes; chacun peut découvrir immédiatement qu'il y a là des phrases impensables sous la plume de Diderot; le XVIIIe siècle était optimiste, le mien ne l'est plus, je le suis encore moins, et les personnages du Maître et de Jacques se laissent aller chez moi à des énormités noires difficilement imaginables à l'époque des Lumières.

Après cette petite expérience personnelle je ne peux que tenir pour bêtes les propos sur la brutalisation et la violence de Stravinski. Il a aimé son vieux maître comme j'ai aimé le mien. En ajoutant aux mélodies du XVIIIe siècle les dissonances du XXe, peut-être imaginait-il qu'il intriguerait son maître dans l'au-delà, qu'il lui confierait quelque chose d'important sur notre époque, voire qu'il l'amuserait. Il avait besoin de s'adresser à lui, de lui parler. La transcription ludique d'une œuvre ancienne était pour lui comme une façon d'établir une communication entre les siècles.

TRANSCRIPTION LUDIQUE SELON KAFKA

Curieux roman, L'Amérique de Kafka: en effet, pourquoi ce jeune prosateur de vingt-neuf ans a-t-il situé son premier roman dans un continent où il n'a jamais mis les pieds? Ce choix montre une intention claire: ne pas faire du réalisme; encore mieux: ne pas faire du sérieux. Il ne s'est même pas efforcé de pallier son ignorance par des études; il s'est créé son idée de l'Amérique d'après une lecture de second ordre, d'après des images d'Épinal, et, en effet, l'image de l'Amérique dans son roman est faite (intentionnellement) de clichés; en ce qui concerne les personnages et l'affabulation, l'inspiration principale (comme il l'avoue dans son journal), c'est Dickens, spécialement son David Copperfield (Kafka qualifie le premier chapitre de L'Amérique de "pure imitation" de Dickens): il en reprend les motifs concrets (il les énumère: "L'histoire du parapluie, des travaux forcés, les maisons sales, la bien-aimée dans une maison de campagne"), il s'inspire des personnages (Karl est une tendre parodie de David Copperfield) et surtout de l'atmosphère où baignent tous les romans de Dickens: le sentimentalisme, la distinction naïve entre les bons et les mauvais. Si Adorno parle de la musique de Stravinski comme d'une "musique faite d'après la musique", L'Amérique de Kafka est une "littérature faite d'après la littérature" et elle est même, dans ce genre, une œuvre classique, sinon fondatrice.

La première page du roman: dans le port de New York, Karl est en train de sortir du bateau quand il se rend compte qu'il a oublié son parapluie dans la cabine. Pour pouvoir aller le chercher, avec une crédulité à peine croyable, il confie sa valise (lourde valise où il a tout son avoir) à un inconnu: bien sûr, il perdra ainsi et la valise et le parapluie. Dès les premières lignes, l'esprit de parodie ludique fait naître un monde imaginaire où rien n'est tout à fait probable et où tout est un peu comique.

Le château de Kafka qui n'existe sur aucune carte du monde n'est pas plus irréel que cette Amérique conçue à l'image-cliché de la nouvelle civilisation du gigantisme et de la machine. Dans la maison de son oncle sénateur, Karl trouve un bureau qui est une machine extraordinairement compliquée, avec une centaine de cases obéissant aux ordres d'une centaine de boutons, objet à la fois pratique et tout à fait inutile, à la fois miracle technique et non-sens. J'ai compté dans ce roman dix de ces mécanismes merveilleux, amusants et invraisemblables, depuis le bureau de l'oncle, la dédaléenne villa de campagne, l'hôtel Occidental (architecture monstrueusement complexe, organisation diaboliquement bureaucratique), jusqu'au théâtre d'Oklahoma, lui aussi immense administration insaisissable. Ainsi, c'est par la voie du jeu parodique (du jeu avec des clichés) que Kafka a abordé pour la première fois son plus grand thème, celui de l'organisation sociale labyrinthique où l'homme se perd et va à sa perte. (Du point de vue génétique: c'est dans le mécanisme comique du bureau de l'oncle que se trouve l'origine de l'administration terrifiante du château). Ce thème, si grave, Kafka a pu le saisir non pas par la voie d'un roman réaliste, fondé sur une étude à la Zola de la société, mais justement par cette voie apparemment frivole d'une "littérature faite d'après la littérature" qui a donné à son imagination toute la liberté nécessaire (liberté d'exagérations, d'énormités, d'improbabilités, liberté d'inventions ludiques).

SÉCHERESSE DU CŒUR DISSIMULÉE DERRIÈRE LE STYLE DÉBORDANT DE SENTIMENTS

On trouve dans L'Amérique beaucoup de gestes sentimentaux inexplicablement excessifs. La fin du premier chapitre: Karl est déjà prêt à partir avec son oncle, le chauffeur reste, abandonné dans la cabine du capitaine. C'est alors (je souligne les formules-clés) que "Karl alla trouver le chauffeur, sortit la main droite que l'homme tenait enfoncée dans sa ceinture, et la tint en jouant dans la sienne... Karl faisait aller et venir ses doigts entre ceux du chauffeur qui regardait à la ronde, les yeux brillants, comme s'il connaissait un bonheur immense mais pour lequel personne ne pouvait lui en vouloir".

""Il faut te défendre, dire oui et non, autrement les gens ne pourront pas savoir la vérité. Il faut que tu me jures que tu m'obéiras car, je ne le crains pas sans motif, je ne pourrai plus t'aider du tout". Et Karl se mit à pleurer en baisant la main du chauffeur; il prenait cette main crevassée et presque sans vie, et la pressait contre ses joues comme un trésor auquel il était contraint de renoncer. Mais déjà l'oncle sénateur était à ses côtés et, bien que ne le contraignant qu'avec la plus grande douceur, l'entraînait loin de là..."

Un autre exemple: À la fin de la soirée dans la villa de Pollunder, Karl explique longuement pourquoi il veut retourner chez son oncle. "Pendant ce long discours de Karl, M. Pollunder avait écouté attentivement; souvent, surtout quand on mentionnait l'oncle, il avait pressé Karl contre lui..."

Les gestes sentimentaux des personnages ne sont pas seulement exagérés, ils sont déplacés. Karl connaît le chauffeur depuis à peine une heure et n'a aucune raison de s'attacher à lui si passionnément. Et si on finit par croire que le jeune homme est naïvement attendri par la promesse d'une amitié virile, on reste d'autant plus étonné qu'une seconde plus tard il se laisse entraîner loin de son nouvel ami si facilement, sans aucune résistance.

Pollunder pendant la scène du soir sait bien que l'oncle a déjà chassé Karl de chez lui; c'est pourquoi il le serre affectueusement contre lui. Pourtant, au moment où Karl est en train de lire en sa présence la lettre de l'oncle et apprend son sort pénible, Pollunder ne lui manifeste plus aucune affection et ne lui procure aucune aide.

Dans L'Amérique de Kafka on se trouve dans un univers de sentiments déplacés, mal placés, exagérés, incompréhensibles ou, au contraire, bizarrement absents. Dans son journal, Kafka caractérise les romans de Dickens par les mots: "Sécheresse du cœur dissimulée derrière un style débordant de sentiments". Tel est, en effet, le sens de ce théâtre des sentiments ostensiblement manifestés et immédiatement oubliés qu'est ce roman de Kafka. Cette "critique de la sentimentalité" (critique implicite, parodique, drôle, jamais agressive) vise non seulement Dickens, mais le romantisme en général, elle vise ses héritiers, contemporains de Kafka, notamment les expressionnistes, leur culte de l'hystérie et de la folie; elle vise toute la Sainte Église du cœur; et, encore une fois, elle rapproche l'un de l'autre ces deux artistes apparemment si différents que sont Kafka et Stravinski.

UN PETIT GARÇON EN EXTASE

Bien sûr, on ne peut pas dire que la musique (toute la musique) est incapable d'exprimer les sentiments; celle de l'époque du romantisme est authentiquement et légitimement expressive; mais même à propos de cette musique on peut dire: sa valeur n'a rien de commun avec l'intensité des sentiments qu'elle provoque. Car la musique est capable d'éveiller puissamment des sentiments sans aucun art musical. Je me rappelle mon enfance: assis au piano je m'adonnais aux improvisations passionnées pour lesquelles me suffisaient un accord ut mineur et la sous-dominante fa mineur, joués fortissimo et sans fin. Les deux accords et le motif mélodique primitif perpétuellement répétés m'ont fait vivre une intense émotion qu'aucun Chopin, qu'aucun Beethoven ne m'a jamais procurée. (Une fois, mon père, musicien, tout furieux - je ne l'ai jamais vu furieux ni avant ni après, - accourut dans ma chambre, me souleva du tabouret et me porta dans la salle à manger pour me déposer, avec un dégoût à peine dominé, sous la table).

Ce que je vivais alors, pendant mes improvisations, était une extase. Qu'est-ce que l'extase? Le garçon battant le clavier ressent un enthousiasme (un chagrin, une gaieté) et l'émotion s'élève à un tel degré d'intensité qu'elle devient insoutenable: le garçon s'enfuit dans un état d'aveuglement et d'assourdissement où tout est oublié, où on s'oublie même soi-même. Par l'extase, l'émotion touche à son paroxysme, et ainsi, simultanément, à sa négation (à son oubli).

L'extase signifie être "hors de soi", comme le dit l'étymologie du mot grec: action de sortir de sa position (stasis). Être "hors de soi" ne signifie pas qu'on est hors du moment présent à la manière d'un rêveur qui s'évade vers le passé ou vers l'avenir. Exactement le contraire: l'extase est identification absolue à l'instant présent, oubli total du passé et de l'avenir. Si on efface l'avenir ainsi que le passé, la seconde présente se trouve dans l'espace vide, en dehors de la vie et de sa chronologie, en dehors du temps et indépendante de lui (c'est pourquoi on peut la comparer à l'éternité qui, elle aussi, est la négation du temps).

On peut voir l'image acoustique de l'émotion dans la mélodie romantique d'un Lied: sa longueur semble vouloir maintenir l'émotion, la développer, la faire lentement savourer. Par contre, l'extase ne peut se refléter dans une mélodie, car la mémoire étranglée par l'extase n'est pas capable de maintenir ensemble les notes d'une phrase mélodique tant soit peu longue; l'image acoustique de l'extase c'est le cri (ou: un très court motif mélodique qui imite le cri).

L'exemple classique de l'extase, c'est le moment de l'orgasme. Transférons-nous dans le temps où les femmes ne connaissaient pas encore le bénéfice de la pilule. Il arrivait souvent qu'un amant au moment de la jouissance oubliât de glisser à temps du corps de sa maîtresse et la rendît mère, même si, quelques moments avant, il avait eu la ferme intention d'être extrêmement prudent. La seconde de l'extase lui avait fait oublier et sa décision (son passé immédiat) et ses intérêts (son avenir).

L'instant de l'extase posé sur la balance a donc pesé plus que l'enfant non désiré; et puisque l'enfant non désiré remplira, probablement, par sa non désirée présence toute la vie de l'amant, on peut dire qu'un instant d'extase a pesé plus que toute une vie. La vie de l'amant se trouvait face à l'instant de l'extase à peu près dans le même état d'infériorité que la finitude face à l'éternité. L'homme désire l'éternité mais il ne peut avoir que son ersatz: l'instant de l'extase.

Je me rappelle un jour de ma jeunesse: j'étais avec un ami dans sa voiture; devant nous, les gens traversaient la rue. J'ai reconnu quelqu'un que je n'aimais pas et je l'ai montré à mon ami: "Écrase-le!" C'était bien sûr une blague purement verbale, mais mon ami était dans un état d'extraordinaire euphorie et il accéléra. L'homme s'effraya, glissa, tomba. Mon ami arrêta la voiture au dernier moment. L'homme n'était pas blessé, toutefois les gens se groupèrent autour de nous et voulurent (je les comprends) nous lyncher. Pourtant, mon ami n'avait pas un cœur d'assassin. Mes mots l'avaient poussé dans une brève extase (d'ailleurs, l'une des plus étranges: l'extase d'une blague).

On est habitué à lier la notion d'extase aux grands moments mystiques. Mais il y a l'extase quotidienne, banale, vulgaire: l'extase de la colère, l'extase de la vitesse au volant, l'extase de l'assourdissement par le bruit, l'extase dans les stades de football. Vivre, c'est un lourd effort perpétuel pour ne pas se perdre soi-même de vue, pour être toujours solidement présent dans soi-même, dans sa stasis. Il suffit de sortir un petit instant de soi-même et on touche au domaine de la mort.

BONHEUR ET EXTASE

Je me demande si Adorno a jamais éprouvé le moindre plaisir à l'écoute de la musique de Stravinski. Plaisir? D'après lui, la musique de Stravinski n'en connaît qu'un seul: "Le plaisir pervers de la privation"; car elle ne fait que se "priver" de tout: de l'expressivité; de la sonorité orchestrale; de la technique de développement; en jetant sur elles un "méchant regard", elle déforme les vieilles formes; "grimaçante", elle n'est pas capable d'inventer, elle "ironise" seulement, "caricature", "parodie"; elle n'est que la "négation" non seulement de la musique du XIXe siècle, mais de la musique tout court ("la musique de Stravinski est une musique d'où la musique est bannie", dit Adorno).

Curieux, curieux. Et le bonheur qui rayonne de cette musique?

Je me souviens de l'exposition Picasso à Prague au milieu des années soixante. Un tableau m'est resté en mémoire. Une femme et un homme mangent de la pastèque; la femme est assise, l'homme est couché à même la terre, les jambes levées au ciel dans un geste de joie indicible. Et tout cela peint avec une délectable insouciance qui m'a fait penser que le peintre, en peignant le tableau, a dû éprouver la même joie que l'homme qui lève les jambes.

Le bonheur du peintre peignant l'homme qui lève les jambes est un bonheur dédoublé; c'est le bonheur de contempler (avec le sourire) un bonheur. C'est ce sourire qui m'intéresse. Le peintre entrevoit dans le bonheur de l'homme levant les jambes au ciel une merveilleuse goutte du comique, et s'en réjouit. Son sourire éveille en lui une imagination gaie et irresponsable, aussi irresponsable que l'est le geste de l'homme qui lève les jambes au ciel. Le bonheur dont je parle porte donc la marque de l'humour; c'est ce qui le distingue du bonheur des autres époques de l'art, du bonheur romantique d'un Tristan wagnérien, par exemple, ou du bonheur idyllique d'un Philémon et d'une Baucis. (Est-ce à cause du manque fatal d'humour qu'Adorno a été si insensible à la musique de Stravinski?)

Beethoven a écrit "L'Hymne à la joie", mais cette joie beethovénienne est une cérémonie obligeant à se tenir en respectueux garde-à-vous. Les rondos et les menuets des symphonies classiques sont, si on veut, une invitation à la danse, mais le bonheur dont je parle et auquel je suis attaché ne veut pas se déclarer bonheur par le geste collectif d'une danse. C'est pourquoi aucune polka ne m'apporte le bonheur sauf la Cirkus Polka de Stravinski, qui n'est pas écrite pour qu'on la danse mais pour qu'on l'écoute, les jambes levées au ciel.

Il y a des œuvres dans l'art moderne qui ont découvert un inimitable bonheur de l'être, le bonheur se manifestant par l'euphorique irresponsabilité de l'imagination, par le plaisir d'inventer, de surprendre, voire de choquer par une invention. On pourrait dresser toute une liste d'œuvres d'art qui sont imprégnées de ce bonheur: à côté de Stravinski (Petrouchka, Noces, Renard, Capriccio pour piano et orchestre, Concerto pour violon, etc., etc.) toute l'œuvre de Mirô; les tableaux de Klee; de Dufy; de Dubuffet; certaines proses d'Apollinaire; le Janacek de sa vieillesse (Rimes enfantines, Sextuor pour instruments à vent, l'opéra La Renarde rusée); des compositions de Milhaud; et de Poulenc: son opéra bouffe Les Mamelles de Tirésias, d'après Apollinaire, écrit dans les derniers jours de la guerre, fut condamné par ceux qui trouvaient scandaleux de célébrer la Libération avec une plaisanterie; en effet, l'époque du bonheur (de ce bonheur rare qu'illumine l'humour) était terminée; après la Seconde Guerre mondiale, seuls les très vieux maîtres Matisse et Picasso ont su, contre l'esprit du temps, le garder encore dans leur art.

Dans cette énumération des grandes œuvres du bonheur, je ne peux oublier la musique de jazz. Tout le répertoire de jazz consiste en des variations d'un nombre relativement limité de mélodies. Ainsi, dans toute la musique de jazz on peut entrevoir un sourire qui s'est faufilé entre la mélodie originelle et son élaboration. De même que Stravinski, les grands maîtres du jazz aimaient l'art de la transcription ludique, et ils composèrent leurs propres versions non seulement des vieux songs nègres, mais aussi de Bach, de Mozart, de Chopin; Ellington fait ses transcriptions de Tchaïkovski et de Grieg, et, pour sa Uwis Suite, il compose une variante de polka de village qui, par son esprit, rappelle Petrouchka. Le sourire est non seulement présent d'une façon invisible dans l'espace qui sépare Ellington de son "portrait" de Grieg, mais il est tout à fait visible sur les visages des musiciens du vieux Dixieland: quand vient le moment de son solo (qui est toujours en partie improvisé, c'est-à-dire qui apporte toujours des surprises), le musicien s'avance un peu pour céder ensuite sa place à un autre musicien et s'adonner lui-même au plaisir de l'écoute (au plaisir d'autres surprises).

Dans les concerts de jazz on applaudit. Applaudir veut dire: je t'ai écouté attentivement et maintenant je te dis mon estime. La musique dite de rock change la situation. Fait important: aux concerts de rock on n'applaudit pas. Ce serait presque un sacrilège d'applaudir et de donner ainsi à voir la distance critique entre celui qui joue et celui qui écoute; ici, on est non pas pour juger et pour apprécier mais pour se livrer à la musique, pour crier avec les musiciens, pour se confondre avec eux; ici, on cherche l'identification, pas le plaisir; l'effusion, pas le bonheur. Ici on s'extasie: le rythme est battu très fortement et régulièrement, les motifs mélodiques sont courts et sans cesse répétés, il n'y a pas de contrastes dynamiques, tout est fortissimo, le chant préfère les registres les plus aigus et ressemble au cri. Ici, on n'est plus dans de petits dancings où la musique enferme les couples dans leur intimité; ici on est dans de grandes salles, dans des stades, serré l'un sur l'autre, et, si on danse en boîte, il n'y a pas de couples: chacun fait ses mouvements à la fois seul et avec tous. La musique transforme les individus en un seul corps collectif: parler ici d'individualisme et d'hédonisme n'est que l'une des automystifications de notre époque qui veut se voir (comme d'ailleurs toutes les époques le veulent) différente de ce qu'elle est.

LA SCANDALEUSE BEAUTÉ DU MAL

Ce qui m'irrite chez Adorno, c'est la méthode du court-circuit qui relie avec une redoutable facilité les œuvres d'art à des causes, à des conséquences ou à des significations politiques (sociologiques); les réflexions extrêmement nuancées (les connaissances musicologiques d'Adorno sont admirables) conduisent ainsi à des conclusions extrêmement pauvres; en effet, vu que les tendances politiques d'une époque sont toujours réductibles à deux seules tendances opposées, on finit fatalement par classer une œuvre d'art ou du côté du progrès ou du côté de la réaction; et parce que la réaction c'est le mal, l'inquisition peut ouvrir ses procès.

Le Sacre du printemps: un ballet qui se termine par le sacrifice d'une jeune fille qui doit mourir pour que le printemps ressuscite. Adorno: Stravinski est du côté de la barbarie; sa "musique ne s'identifie pas avec la victime, mais avec l'instance destructrice"; (je me demande: pourquoi le verbe "identifier"? comment Adorno sait-il si Stravinski "s'identifie" ou non? pourquoi ne pas dire "peindre", "faire un portrait", "figurer", "représenter"? réponse: parce que seule l'identification avec le mal est coupable et peut légitimer un procès).

Depuis toujours, profondément, violemment, je déteste ceux qui veulent trouver dans une œuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de connaître, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la réalité. La musique, avant Stravinski, n'a jamais su donner une grande forme aux rites barbares. On ne savait pas les imaginer musicalement. Ce qui veut dire: on ne savait pas imaginer la beauté de la barbarie. Sans sa beauté, cette barbarie resterait incompréhensible. (Je souligne: pour connaître à fond tel ou tel phénomène il faut comprendre sa beauté, réelle ou potentielle). Dire qu'un rite sanglant possède une beauté, voilà le scandale, insupportable, inacceptable. Pourtant, sans comprendre ce scandale, sans aller jusqu'au bout de ce scandale, on ne peut comprendre grand-chose à l'homme. Stravinski donne au rite barbare une forme musicale forte, convaincante, mais qui ne ment pas: écoutons la dernière séquence du Sacre, la danse du sacrifice: l'horreur n'est pas escamotée. Elle est là. Qu'elle soit seulement montrée? Qu'elle ne soit pas dénoncée? Mais si elle était dénoncée, c'est-à-dire privée de sa beauté, montrée dans sa laideur, ce serait une tricherie, une simplification, une "propagande". C'est parce qu'il est beau que l'assassinat de la jeune fille est tellement horrible.

De même qu'il a fait un portrait de la messe, un portrait de la fête foraine (Petrouchka), Stravinski a fait ici un portrait de l'extase barbare. C'est d'autant plus intéressant qu'il s'est toujours, et explicitement, déclaré partisan du principe apollinien, adversaire du principe dionysiaque: Le Sacre du printemps (notamment ses danses rituelles) est le portrait apollinien de l'extase dionysiaque: dans ce portrait, les éléments extatiques (le battement agressif du rythme, les quelques motifs mélodiques extrêmement courts, maintes fois répétés, jamais développés et ressemblant à des cris) sont transformés en grand art raffiné (par exemple, le rythme, malgré son agressivité, devient tellement complexe dans l'alternance rapide de mesures différentes qu'il crée un temps artificiel, irréel, tout à fait stylisé); néanmoins, la beauté apollinienne de ce portrait de la barbarie n'occulte pas l'horreur; elle nous fait voir qu'au fin fond de l'extase ne se trouvent que la dureté du rythme, les coups sévères de percussion, l'extrême insensibilité, la mort.

L'ARITHMÉTIQUE DE L'ÉMIGRATION

La vie d'un émigré, voilà une question arithmétique: Jozef Konrad Korzeniowski (célèbre sous le nom de Joseph Conrad) a vécu dix-sept ans en Pologne (éventuellement en Russie avec sa famille bannie), le reste de sa vie, cinquante ans, en Angleterre (ou sur des bateaux anglais). Il a pu ainsi adopter l'anglais comme sa langue d'écrivain et aussi la thématique anglaise. Seule son allergie antirusse (ah, pauvre Gide incapable de comprendre l'énigmatique aversion de Conrad pour Dostoïevski!) garde la trace de sa polonité.

Bohuslav Martinu a vécu jusqu'à ses trente-deux ans en Bohême, ensuite, pendant trente-six ans, en France, en Suisse, en Amérique et de nouveau en Suisse. Une nostalgie de la vieille patrie se reflétait toujours dans son œuvre et il se proclamait toujours compositeur tchèque. Pourtant, après la guerre, il a décliné toutes les invitations venues de là-bas et selon son souhait exprès il fut enterré en Suisse. Bafouant sa dernière volonté, les agents de la mère patrie réussirent, en 1979, vingt ans après sa mort, à kidnapper sa dépouille et à l'installer solennellement sous la terre natale.

Gombrowicz a vécu trente-cinq ans en Pologne, vingt-trois en Argentine, six en France. Pourtant, il ne pouvait écrire ses livres qu'en polonais et les personnages de ses romans sont polonais. En 1964, séjournant à Berlin, il est invité en Pologne. Il hésite et, à la fin, il refuse. Son corps est inhumé à Vence.

Vladimir Nabokov a vécu vingt ans en Russie, vingt et un ans en Europe (en Angleterre, en Allemagne, en France), vingt ans en Amérique, seize ans en Suisse. Il a adopté l'anglais comme sa langue d'écrivain mais un peu moins la thématique américaine; dans ses romans, il y a beaucoup de personnages russes. Pourtant, sans équivoque et avec insistance, il se proclamait citoyen et écrivain américain. Son corps repose à Montreux, en Suisse.

Kazimierz Brandys a vécu en Pologne soixante-cinq ans, il est installé à Paris depuis le putsch de Jaruzelski en 1981. Il n'écrit qu'en polonais, sur la thématique polonaise, et pourtant, même si après 1989 il n'y a plus de raison politique pour rester à l'étranger, il ne retourne pas vivre en Pologne (ce qui me procure le plaisir de le voir de temps en temps).

Ce regard furtif révèle d'abord le problème artistique d'un émigré: les blocs quantitativement égaux de la vie n'ont pas le même poids s'ils appartiennent à l'âge jeune ou à l'âge adulte. Si l'âge adulte est plus important et plus riche, tant pour la vie que pour l'activité créatrice, en revanche le subconscient, la mémoire, la langue, tout le soubassement de la création se forme très tôt; pour un médecin cela ne posera pas de problèmes, mais pour un romancier, pour un compositeur, s'éloigner du lieu auquel son imagination, ses obsessions, donc ses thèmes fondamentaux sont liés pourrait causer une sorte de déchirure. Il doit mobiliser toutes ses forces, toute sa ruse d'artiste pour transformer les désavantages de cette situation en atouts.

L'émigration est difficile aussi du point de vue purement personnel: on pense toujours à la douleur de la nostalgie; mais ce qui est pire, c'est la douleur de l'aliénation; le mot allemand die Entfremdung exprime mieux ce que je veux désigner: le processus durant lequel ce qui nous a été proche est devenu étranger. On ne subit pas l'Entfremdung à l'égard du pays d'émigration: là, le processus est inverse: ce qui était étranger devient, peu à peu, familier et cher. L'étrangeté dans sa forme choquante, stupéfiante, ne se révèle pas sur une femme inconnue qu'on drague, mais sur une femme qui, autrefois, a été la nôtre. Seul le retour au pays natal après une longue absence peut dévoiler l'étrangeté substantielle du monde et de l'existence.

Je pense souvent à Gombrowicz à Berlin. À son refus de revoir la Pologne. Méfiance à l'égard du régime communiste qui y régnait alors? Je ne le crois pas: le communisme polonais se décomposait déjà, les gens de culture faisaient presque tous partie de l'opposition et ils auraient transformé la visite de Gombrowicz en triomphe. Les vraies raisons du refus ne pouvaient être qu'existentielles. Et incommunicables. Incommunicables parce que trop intimes. Incommunicables aussi, parce que trop blessantes pour les autres. Il y a des choses qu'on ne peut que taire.

LE CHEZ-SOI DE STRAVINSKI

La vie de Stravinski est divisée en trois parties de longueur à peu près égale: Russie: vingt-sept ans; France et Suisse francophone: vingt-neuf ans; Amérique: trente-deux ans.

L'adieu à la Russie est passé par plusieurs stades: Stravinski est d'abord en France (à partir de 1910) comme pour un long voyage d'études. Ces années sont d'ailleurs les plus russes dans sa création: Petrouchka, Zvezdoliki (d'après la poésie d'un poète russe, Balmont), Le Sacre du printemps, Pribaoutki, le commencement des Noces. Puis survient la guerre, les contacts avec la Russie deviennent difficiles; pourtant, il reste toujours compositeur russe avec Renard et Histoire du soldat, inspirés par la poésie populaire de sa patrie; c'est seulement après la révolution qu'il comprend que son pays natal est perdu pour lui probablement à jamais: la vraie émigration commence.

Émigration: un séjour forcé à l'étranger pour celui qui considère son pays natal comme sa seule patrie. Mais l'émigration se prolonge et une nouvelle fidélité est en train de naître, celle au pays adopté; vient alors le moment de la rupture. Peu à peu, Stravinski abandonne la thématique russe. Il écrit encore en 1922 Mavra (opéra bouffe d'après Pouchkine), ensuite, en 1928, Le Baiser de la fée, ce souvenir de Tchaïkovski, et puis, à part quelques exceptions marginales, il n'y revient plus. Quand il meurt, en 1971, sa femme Vera, obéissant à sa volonté, refuse la proposition du gouvernement soviétique de l'enterrer en Russie et le fait transférer au cimetière de Venise.

Sans aucun doute, Stravinski portait en lui la blessure de son émigration comme tous les autres; sans aucun doute, son évolution artistique aurait pris un chemin différent s'il avait pu rester là où il était né. En effet, le commencement de son voyage à travers l'histoire de la musique coïncide à peu près avec le moment où son pays natal n'existe plus pour lui; ayant compris qu'aucun autre pays ne peut le remplacer, il trouve sa seule patrie en musique; ce n'est pas de ma part une jolie tournure lyrique, je le pense on ne peut plus concrètement: sa seule patrie, son seul chez-soi, c'était la musique, toute la musique de tous les musiciens, l'histoire de la musique; c'est là qu'il a décidé de s'installer, de s'enraciner, d'habiter; c'est là qu'il a fini par trouver ses seuls compatriotes, ses seuls proches, ses seuls voisins, de Pérotin à Webern; c'est avec eux qu'il a engagé une longue conversation qui ne s'est arrêtée qu'avec sa mort.

Il a tout fait pour s'y sentir chez lui: il s'est arrêté dans toutes les pièces de cette maison, a touché tous les coins, a caressé tous les meubles; il est passé de la musique de l'ancien folklore à Pergolèse qui lui a procuré Pulcinella (1919), aux autres maîtres du baroque sans lesquels son Apollon Musagète (1928) serait impensable, à Tchaïkovski dont il transcrit les mélodies dans Le Baiser de la fée (1928), à Bach qui parraine son Concerto pour piano et instruments à vent (1924), son Concerto pour violon (1931) et dont il réécrit Choral Variationen über Vom Himmel hoch (1956), au jazz qu'il célèbre dans Ragtime pour onze instruments (1918), dans Pianorag music (1919), dans Preludium pour Jazz Ensemble (1937) et dans Ebony Concerto (1945), à Pérotin et autres vieux polyphonistes qui inspirent sa Symphonie des Psaumes (1930) et surtout son admirable Messe (1948), à Monteverdi qu'il étudie en 1957, à Gesualdo dont, en 1959, il transcrit les madrigaux, à Hugo Wolf dont il arrange deux chansons (1968) et à la dodécapho-nie envers laquelle il avait d'abord eu de la réticence mais en laquelle, enfin, après la mort de Schönberg (1951), il a reconnu aussi l'une des pièces de son chez-soi.

Ses détracteurs, défenseurs de la musique conçue comme expression des sentiments, qui s'indignaient de l'insupportable discrétion de son "activité affective" et l'accusaient de "pauvreté du cœur", n'avaient pas eux-mêmes assez de cœur pour comprendre quelle blessure sentimentale se trouve derrière son vagabondage à travers l'histoire de la musique.

Mais il n'y a là aucune surprise: personne n'est plus insensible que les gens sentimentaux. Souvenez-vous: "Sécheresse du cœur dissimulée derrière le style débordant de sentiments".

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