L'INVENTION DE L'HUMOUR
Madame Grandgousier, enceinte, mangea trop de tripes, si bien qu'on dut lui administrer un astringent; il était si fort que les lobes placentaires se relâchèrent, le fœtus Gargantua glissa dans une veine, monta et sortit par l'oreille de sa maman. Dès les premières phrases, le livre abat ses cartes: ce qu'on raconte ici n'est pas sérieux: ce qui veut dire: ici, on n'affirme pas des vérités (scientifiques ou mythiques); on ne s'engage pas à donner une description des faits tels qu'ils sont en réalité.
Heureux temps de Rabelais: le papillon du roman s'envole en emportant sur son corps les lambeaux de la chrysalide. Pantagruel avec son apparence de géant appartient encore au passé des contes fantastiques, tandis que Panurge arrive de l'avenir alors inconnu du roman. Le moment exceptionnel de la naissance d'un art nouveau donne au livre de Rabelais une incroyable richesse; tout y est: le vraisemblable et l'invraisemblable, l'allégorie, la satire, les géants et les hommes normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes savantes, les digressions de pure virtuosité verbale. Le romancier d'aujourd'hui, héritier du XIXe siècle, éprouve une envieuse nostalgie de cet univers superbement hétéroclite des premiers romanciers et de la liberté joyeuse avec laquelle ils l'habitent.
De même que Rabelais dans les premières pages de son livre fait tomber Gargantua sur les planches du monde par l'oreille de sa maman, de même dans Les Versets sataniques, après l'explosion d'un avion en vol, les deux héros de Salman Rushdie tombent en bavardant, en chantant, et se comportent d'une façon comique et improbable. Tandis qu'"au-dessus, derrière, en dessous, dans le vide" flottaient des sièges à dossier inclinable, des gobelets en carton, des masques à oxygène et des passagers, l'un, Gibreel Farishta, nageait "dans l'air, en brasse papillon, en brasse, il se roulait en boule, tendant bras et jambes dans la quasi-infinité de cette quasi-aube" et l'autre, Saladin Chamcha, comme "une ombre délicate... tombait la tête la première, en costume gris dont tous les boutons étaient boutonnés, les bras collés au corps... un chapeau melon sur sa tête". C'est par cette scène que le roman s'ouvre, car, tel Rabelais, Rushdie sait que le contrat entre le romancier et le lecteur doit être établi dès le début; il faut que cela soit clair: ce qu'on raconte ici n'est pas sérieux même s'il s'agit de choses on ne peut plus terribles.
Le mariage du non-sérieux et du terrible: voici une scène du Quart Livre: le bateau de Pantagruel rencontre en pleine mer un navire avec des marchands de moutons; un marchand voyant Panurge sans braguette, les lunettes attachées à son bonnet, se croit autorisé à faire le mariolle et le traite de cocu. Panurge aussitôt se venge: il lui achète un mouton qu'il jette à la mer; habitués à suivre le premier, tous les autres moutons se mettent à sauter à l'eau. Les marchands s'affolent, les saisissent par la toison, par les cornes et sont entraînés dans la mer eux aussi. Panurge tient un aviron à la main, non pas pour les sauver, mais pour les empêcher de grimper sur le navire; il les exhorte avec éloquence, leur démontrant les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l'autre vie, et affirmant que les trépassés sont plus heureux que les vivants. Il leur souhaite néanmoins, au cas où il ne leur déplairait pas de vivre encore parmi les humains, la rencontre de quelque baleine à l'exemple de Jonas. Une fois la noyade achevée, le bon Frère Jean félicite Panurge et lui reproche seulement d'avoir payé le marchand et gaspillé ainsi inutilement de l'argent. Et Panurge: "Au nom de Dieu, j'ai eu du divertissement pour plus de cinquante mille francs!"
La scène est irréelle, impossible; a-t-elle au moins une morale? Rabelais dénonce-t-il la mesquinerie des marchands dont le châtiment devrait nous réjouir? ou veut-il nous indigner contre la cruauté de Panurge? ou se moque-t-il, en bon anticlérical, de la bêtise des clichés religieux que Panurge profère? Devinez! Chaque réponse est un piège à nigauds.
Octavio Paz: "Ni Homère ni Virgile ne connurent l'humour; l'Arioste semble le pressentir, mais l'humour ne prend forme qu'avec Cervantes... L'humour, continue Paz, est la grande invention de l'esprit moderne". Idée fondamentale: l'humour n'est pas une pratique immémoriale de l'homme; c'est une invention liée à la naissance du roman. L'humour, donc, ce n'est pas le rire, la moquerie, la satire, mais une sorte particulière de comique, dont Paz dit (et c'est la clé pour comprendre l'essence de l'humour) qu'il "rend tout ce qu'il touche ambigu". Ceux qui ne savent pas prendre plaisir à la scène où Panurge laisse les marchands de moutons se noyer tout en leur faisant l'éloge de l'autre vie ne comprendront jamais rien à l'art du roman.
LE TERRITOIRE OÙ LE JUGEMENT MORAL EST SUSPENDU
Si quelqu'un me demandait quelle est la cause la plus fréquente des malentendus entre mes lecteurs et moi, je n'hésiterais pas: l'humour. Je n'étais pas encore depuis longtemps en France et j'étais tout sauf blasé. Quand un grand professeur de médecine a souhaité me voir parce qu'il aimait La Valse aux adieux, j'ai été très flatté. Selon lui, mon roman est prophétique; avec le personnage du docteur Skreta qui, dans une ville d'eaux, soigne les femmes apparemment stériles en leur injectant secrètement son propre sperme à l'aide d'une seringue spéciale, j'ai touché le grand problème de l'avenir. Il m'invite à un colloque consacré à l'insémination artificielle. Il retire de sa poche une feuille de papier et me lit le brouillon de son intervention. Le don de sperme doit être anonyme, gratuit et (il me regarde à ce moment-là dans les yeux) motivé par un amour triple: celui pour un ovule inconnu qui désire accomplir sa mission; celui du donateur pour sa propre individualité qui sera prolongée par le don et, tertio, celui pour un couple qui souffre, inassouvi. Puis, de nouveau il me regarde dans les yeux: malgré toute son estime, il se permet de me critiquer: je n'ai pas réussi à exprimer d'une façon suffisamment puissante la beauté morale du don de semence. Je me défends: le roman est comique! mon docteur Skreta est un fantaisiste! il ne faut pas prendre tout tellement au sérieux! Alors, vos romans, dit-il méfiant, il ne faut pas les prendre au sérieux? Je m'embrouille et, soudain, je comprends: rien n'est plus difficile que de faire comprendre l'humour.
Dans le Quart Livre, il y a une tempête en mer. Tout le monde est sur le pont s'efforçant de sauver le bateau. Seul Panurge, paralysé par la peur, ne fait que gémir: ses belles lamentations s'étalent à longueur de pages. Dès que la tempête se calme, le courage lui revient et il les gourmande tous pour leur paresse. Et voilà ce qui est curieux: ce lâche, ce fainéant, ce menteur, ce cabotin, non seulement ne provoque aucune indignation, mais c'est à ce moment de sa vantardise que nous l'aimons le plus. Ce sont là les passages où le livre de Rabelais devient pleinement et radicalement roman: à savoir: territoire où le jugement moral est suspendu.
Suspendre le jugement moral ce n'est pas l'immoralité du roman, c'est sa morale. La morale qui s'oppose à l'indéracinable pratique humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant et sans comprendre. Cette fervente disponibilité à juger est, du point de vue de la sagesse du roman, la plus détestable bêtise, le plus pernicieux mal. Non que le romancier conteste, dans l'absolu, la légitimité du jugement moral, mais il le renvoie au-delà du roman. Là, si cela vous chante, accusez Panurge pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c'est votre affaire; le romancier n'y peut rien.
La création du champ imaginaire où le jugement moral est suspendu fut un exploit d'une immense portée: là seulement peuvent s'épanouir des personnages romanesques, à savoir des individus conçus non pas en fonction d'une vérité préexistante, en tant qu'exemples du bien ou du mal, ou en tant que représentations de lois objectives qui s'affrontent, mais en tant qu'êtres autonomes fondés sur leur propre morale, sur leurs propres lois. La société occidentale a pris l'habitude de se présenter comme celle des droits de l'homme; mais avant qu'un homme pût avoir des droits, il avait dû se constituer en individu, se considérer comme tel et être considéré comme tel; cela n'aurait pas pu se produire sans une longue pratique des arts européens et du roman en particulier qui apprend au lecteur à être curieux de l'autre et à essayer de comprendre les vérités qui diffèrent des siennes. En ce sens Cioran a raison de désigner la société européenne comme la "société du roman" et de parler des Européens comme des "fils du roman".
PROFANATION
La dédivinisation du monde (Entgötterung) est un des phénomènes caractérisant les Temps modernes. La dédivinisation ne signifie pas l'athéisme, elle désigne la situation où l'individu, ego qui pense, remplace Dieu en tant que fondement de tout; l'homme peut continuer à garder sa foi, à s'agenouiller à l'église, à prier au lit, sa piété n'appartiendra désormais qu'à son univers subjectif. En ayant décrit cette situation Heidegger conclut: "Et c'est ainsi que les Dieux finirent par s'en aller. Le vide qui en résulta est comblé par l'exploration historique et psychologique des mythes".
Explorer historiquement et psychologiquement les mythes, les textes sacrés, veut dire: les rendre profanes, les profaner. Profane vient du latin profanum: le lieu devant le temple, hors du temple. La profanation est donc le déplacement du sacré hors du temple, dans la sphère hors religion. Dans la mesure où le rire est invisiblement dispersé dans l'air du roman, la profanation romanesque est la pire qui soit. Car la religion et l'humour sont incompatibles.
La tétralogie de Thomas Mann, Joseph et ses frères, écrite entre 1926 et 1942, est par excellence une "exploration historique et psychologique" des textes sacrés qui, racontés avec le ton souriant et sublimement ennuyeux de Mann, du coup ne sont plus sacrés: Dieu qui, dans la Bible, existe depuis toute éternité devient, chez Mann, création humaine, invention d'Abraham qui l'a fait sortir du chaos polythéiste comme une déité d'abord supérieure, puis unique; sachant à qui il doit son existence, Dieu s'écrie: "C'est incroyable comme ce pauvre homme me connaît. Ne commencé-je pas à me faire un nom par lui? En vérité, je m'en vais l'oindre". Mais surtout: Mann souligne que son roman est une œuvre humoristique. Les Saintes Écritures prêtant à rire! Comme cette histoire de la Putiphar et de Joseph; elle, folle d'amour, se meurtrit la langue et prononce ses propos séducteurs en zézayant comme un enfant, cousse avec moi, cousse avec moi, tandis que Joseph, le chaste, pendant trois ans, jour après jour, explique patiemment à la zézayante qu'il leur est interdit de faire l'amour. Le jour fatal, ils se trouvent seuls dans la maison; elle insiste de nouveau, cousse avec moi, cousse avec moi, et lui, encore une fois, patiemment, pédagogiquement, explique les raisons pour lesquelles il ne faut pas faire l'amour, mais pendant cette explication il bande, il bande, mon Dieu il bande si superbement que la Putiphar, le regardant, est saisie de folie, lui arrache sa chemise, et quand Joseph se sauve en courant, toujours bandant, elle, désaxée, désespérée, déchaînée, hurle et appelle au secours en accusant Joseph de viol.
Le roman de Mann a connu un respect unanime; preuve que la profanation n'était plus perçue comme offense mais faisait désormais partie des mœurs. Durant les Temps modernes, l'incroyance cessait d'être défiante et provocatrice, et de son côté la croyance perdait sa certitude missionnaire ou intolérante de jadis. Le choc du stalinisme a joué le rôle décisif dans cette évolution: en tentant de gommer toute la mémoire chrétienne, il rendit clair, brutalement, que nous tous, croyants ou incroyants, blasphémateurs ou dévots, appartenons à la même culture enracinée dans le passé chrétien sans lequel nous ne serions qu'ombres sans substance, raisonneurs sans vocabulaire, apatrides spirituels.
J'ai été élevé comme athée et je m'y suis plu jusqu'au jour où, dans les années les plus noires du communisme, j'ai vu des chrétiens brimés. Du coup, l'athéisme provocateur et enjoué de ma première jeunesse s'est envolé telle une niaiserie juvénile. Je comprenais mes amis croyants et, emporté par la solidarité et l'émotion, je les accompagnais parfois à la messe. Ce faisant, je n'arrivais pas à la conviction qu'un Dieu existe en tant qu'être qui dirige nos destinées. En tout état de cause, que pouvais-je en savoir? Et eux, que pouvaient-ils en savoir? Étaient-ils sûrs d'être sûrs? J'étais assis dans une église avec l'étrange et heureuse sensation que ma non-croyance et leur croyance étaient curieusement proches.
LE PUITS DU PASSÉ
Qu'est-ce qu'un individu? où réside son identité? Tous les romans cherchent une réponse à ces questions. En effet, par quoi un moi se définit-il? Par ce qu'un personnage fait, par ses actions? Mais l'action échappe à son auteur, se retourne presque toujours contre lui. Par sa vie intérieure donc, par les pensées, par les sentiments cachés? Mais un homme est-il capable de se comprendre lui-même? Ses pensées cachées peuvent-elles servir de clé pour son identité? Ou bien l'homme est-il défini par sa vision du monde, par ses idées, par sa Weltanschauung? C'est l'esthétique de Dostoïevski: ses personnages sont enracinés dans une idéologie personnelle très originale selon laquelle ils agissent avec une inflexible logique. En revanche, chez Tolstoï l'idéologie personnelle est loin d'être une chose stable sur laquelle l'identité individuelle puisse être fondée: "Stéphane Arcadiévitch ne choisissait ni ses attitudes ni ses opinions, non, les attitudes et les opinions venaient seules vers lui, de même qu'il ne choisissait pas la forme de ses chapeaux ou de ses redingotes mais prenait ce qu'on portait" (Anna Karénine). Mais si la pensée personnelle n'est pas le fondement de l'identité d'un individu (si elle n'a pas plus d'importance qu'un chapeau), où se trouve ce fondement?
À cette recherche sans fin, Thomas Mann a apporté sa très importante contribution: nous pensons agir, nous pensons penser, mais c'est un autre ou d'autres qui pensent et agissent en nous: des habitudes immémoriales, des archétypes qui, devenus mythes, passés d'une génération à l'autre, possèdent une immense force de séduction et nous téléguident depuis (comme dit Mann) "le puits du passé".
Mann: "Le "moi" de l'homme est-il étroitement circonscrit et hermétiquement enclos dans ses limites charnelles et éphémères? Plusieurs des éléments dont il se compose n'appartiennent-ils pas à l'univers extérieur et antérieur à lui?.. La distinction entre l'esprit en général et l'esprit individuel ne s'imposait pas jadis aux âmes avec la même puissance qu'aujourd'hui..." Et encore: "Nous nous trouverions devant un phénomène que nous serions tentés de qualifier d'imitation ou de continuation, une conception de la vie selon laquelle le rôle de chacun consiste à ressusciter certaines formes données, certains schémas mythiques établis par les aïeux, et à leur permettre de se réincarner".
Le conflit entre Jacob et son frère Ésau n'est qu'une reprise de l'ancienne rivalité entre Abel et son frère Caïn, entre le privilégié de Dieu et l'autre, le négligé, le jaloux. Ce conflit, ce "schéma mythique établi par les aïeux", trouve son nouvel avatar dans le destin du fils de Jacob, Joseph, de la race des privilégiés lui aussi. C'est parce qu'il est mû par l'immémorial sentiment de culpabilité des privilégiés que Jacob l'envoie se réconcilier avec ses frères jaloux (initiative funeste: ceux-ci le jetteront dans un puits).
Même la souffrance, réaction apparemment incontrôlable, n'est qu'"imitation et continuation": quand le roman nous rend compte du comportement et des paroles de Jacob déplorant la mort de Joseph, Mann commente: "Ce n'était point là sa façon de parler habituelle... Noé déjà avait tenu au sujet du déluge un langage analogue ou approchant, et Jacob se l'appropriait... Son désespoir s'exprimait en formules plus ou moins consacrées... encore qu'il ne faille pas pour cela mettre le moins du monde sa spontanéité en doute". Remarque importante: l'imitation ne veut pas dire manque d'authenticité, car l'individu ne peut pas ne pas imiter ce qui a déjà eu lieu; si sincère qu'il soit, il n'est qu'une réincarnation; si vrai qu'il soit, il n'est qu'une résultante des suggestions et des injonctions émanant du puits du passé.
COEXISTENCE DE TEMPS HISTORIQUES DIFFÉRENTS DANS UN ROMAN
Je pense aux jours où je me suis mis à écrire La Plaisanterie: dès le début, et tout spontanément, je savais qu'à travers le personnage de Jaroslav le roman allait plonger son regard dans les profondeurs du passé (du passé de l'art populaire), et que le "moi" de mon personnage se révélerait dans et par ce regard. D'ailleurs les quatre protagonistes sont créés ainsi: quatre univers communistes personnels, greffés sur quatre passés européens: Ludvik: le communisme qui pousse sur l'esprit corrosif voltairien; Jaroslav: le communisme en tant que désir de reconstruire le temps du passé patriarcal conservé dans le folklore; Kostka: l'utopie communiste greffée sur l'Évangile; Hélène: le communisme, source d'enthousiasme d'un homo sentimentalis. Tous ces univers personnels sont saisis au moment de leur décomposition: quatre formes de désintégration du communisme; ce qui veut dire aussi: effondrement de quatre vieilles aventures européennes.
Dans La Plaisanterie, le passé se manifeste seulement comme une facette de la psyché des personnages ou dans des digressions essayistiques; par la suite, j'ai désiré le mettre directement sur la scène. Dans La vie est ailleurs, j'ai situé la vie d'un jeune poète de nos jours devant la toile de toute l'histoire de la poésie européenne afin que ses pas se confondent avec ceux de Rimbaud, de Keats, de Lermontov. Et je suis allé plus loin encore, dans la confrontation des différents temps historiques, avec L'Immortalité.
Jeune écrivain, à Prague, je détestais le mot "génération" qui me rebutait par ses relents grégaires. La première fois que j'ai eu la sensation d'être lié aux autres ce fut en lisant plus tard, en France, Terra nostra de Carlos Fuentes. Comment est-il possible que quelqu'un d'un autre continent, éloigné de moi par son itinéraire et par sa culture, soit possédé par la même obsession esthétique de faire cohabiter différents temps historiques dans un roman, obsession que jusqu'alors j'avais considérée naïvement comme n'appartenant qu'à moi?
Impossible de saisir ce qu'est la terra nostra, terra nostra du Mexique, sans se pencher au-dessus du puits du passé. Pas à la manière d'un historien pour y lire des événements dans leur déroulement chronologique, mais pour se demander: quelle est pour un homme l'essence concentrée de la terra mexicaine? Fuentes a saisi cette essence sous l'aspect d'un roman-rêve où plusieurs époques historiques se télescopent en une sorte de méta-histoire poétique et onirique; il a créé ainsi quelque chose de difficilement descriptible et, en tout cas, de jamais vu en littérature.
Le même regard qui plonge dans les profondeurs du passé, je le trouve aussi dans Les Versets sataniques: identité compliquée d'un Indien européanisé; terra non nostra; terrae non nostrae; terrae perditae; pour saisir cette identité déchirée, le roman l'examine à différents endroits de la planète: à Londres, à Bombay, dans un village pakistanais d'aujourd'hui, et puis dans l'Asie du VIIe siècle.
Cette intention esthétique commune (unir plusieurs époques historiques dans un roman) peut-elle s'expliquer par une influence mutuelle? Non. Par des influences communément subies? Je ne vois pas lesquelles. Ou, avons-nous respiré le même air de l'Histoire? L'histoire du roman, par sa logique propre, nous a-t-elle confrontés à la même tâche?
L'HISTOIRE DU ROMAN EN TANT QUE VENGEANCE SUR L'HISTOIRE TOUT COURT
L'Histoire. Peut-on encore se réclamer de cette autorité désuète? Ce que je vais dire n'est qu'un aveu purement personnel: en tant que romancier je me suis toujours senti être dans l'histoire, à savoir au milieu d'un chemin, en dialogue avec ceux qui m'ont précédé et même peut-être (moins) avec ceux qui viendront. Je parle bien sûr de l'histoire du roman, d'aucune autre, et je parle d'elle telle que je la vois: elle n'a rien à faire avec la raison extrahumaine de Hegel; elle n'est ni décidée d'avance ni identique à l'idée de progrès; elle est entièrement humaine, faite par les hommes, par quelques hommes et, partant, comparable à l'évolution d'un seul artiste qui tantôt agit de façon banale, puis imprévisible, tantôt avec génie, puis sans, et qui souvent rate des occasions.
Je suis en train de faire la déclaration d'adhésion à l'histoire du roman, alors que tous mes romans exhalent l'horreur de l'Histoire, de cette force hostile, inhumaine qui, non invitée, non désirée, envahit de l'extérieur nos vies et les démolit. Pourtant, il n'y a rien d'incohérent dans cette double attitude car l'Histoire de l'humanité et l'histoire du roman sont choses toutes différentes. Si la première n'appartient pas à l'homme, si elle s'est imposée à lui comme une force étrangère sur laquelle il n'a aucune prise, l'histoire du roman (de la peinture, de la musique) est née de la liberté de l'homme, de ses créations entièrement personnelles, de ses choix. Le sens de l'histoire d'un art est opposé à celui de l'Histoire tout court. Par son caractère personnel, l'histoire d'un art est une vengeance de l'homme sur l'impersonnalité de l'Histoire de l'humanité.
Caractère personnel de l'histoire du roman? Pour pouvoir former un seul tout au cours des siècles cette histoire ne doit-elle pas être unie par un sens commun, permanent et, donc, nécessairement suprapersonnel? Non. Je crois que même ce sens commun reste toujours personnel, humain, car, pendant la course de l'histoire, le concept de tel ou tel art (qu'est-ce que le roman?) ainsi que le sens de son évolution (d'où vient-il et où va-t-il?) sont sans cesse définis et redéfinis par chaque artiste, pari chaque nouvelle œuvre. Le sens de l'histoire du roman c'est la recherche de ce sens, sa perpétuelle création et re-création, qui englobe toujours rétroactivement tout le passé du roman: Rabelais n'a certainement jamais appelé son Gargantua-Pantagruel roman. Ce n'était pas un roman; ce l'est devenu au fur et à mesure que les romanciers ultérieurs (Sterne, Diderot, Balzac, Flaubert, Vancura, Gombrowicz, Rushdie, Kis, Chamoiseau) s'en sont inspirés, s'en sont ouvertement réclamés, l'intégrant ainsi dans l'histoire du roman, plus, le reconnaissant comme la première pierre de cette histoire.
Cela dit, les mots "la fin de l'Histoire" n'ont jamais provoqué en moi ni angoisse ni déplaisir. "Comme il serait délicieux de l'oublier, celle qui a épuisé la sève de nos courtes vies pour l'asservir à ses inutiles travaux, comme il serait beau d'oublier l'Histoire!" (La vie est ailleurs). Si elle doit finir (bien que je ne sache pas imaginer in concreto cette fin dont aiment parler les philosophes) qu'elle se dépêche! Mais la même formule, "la fin de l'histoire", appliquée à l'art me serre le cœur; cette fin, je ne sais que trop bien l'imaginer car la plus grande partie de la production romanesque d'aujourd'hui est faite de romans hors de l'histoire du roman: confessions romancées, reportages romancés, règlements de comptes romancés, autobiographies romancées, indiscrétions romancées, dénonciations romancées, leçons politiques romancées, agonies du mari romancées, agonies du père romancées, agonies de la mère romancées, déflorations romancées, accouchements romancés, romans ad infinitum, jusqu'à la fin du temps, qui ne disent rien de nouveau, n'ont aucune ambition esthétique, n'apportent aucun changement ni à notre compréhension de l'homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l'un l'autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir.
Selon moi, les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l'histoire de leur art et en participant à cette histoire. Ce n'est qu'à l'intérieur de l'histoire que l'on peut saisir ce qui est nouveau et ce qui est répétitif, ce qui est découverte et ce qui est imitation, autrement dit, ce n'est qu'à l'intérieur de l'histoire qu'une œuvre peut exister en tant que valeur que l'on peut discerner et apprécier. Rien ne me semble donc plus affreux pour l'art que la chute en dehors de son histoire, car c'est la chute dans un chaos où les valeurs esthétiques ne sont plus perceptibles.
IMPROVISATION ET COMPOSITION
La liberté par laquelle Rabelais, Cervantes, Diderot, Sterne nous envoûtent était liée à l'improvisation. L'art de la composition complexe et rigoureuse n'est devenu nécessité impérative que dans la première moitié du XIXe siècle. La forme du roman telle qu'elle est née alors, avec l'action concentrée sur un espace de temps très réduit, à un carrefour où plusieurs histoires de plusieurs personnages se croisent, exigeait un plan minutieusement calculé des actions et des scènes: avant de commencer à écrire, le romancier traçait donc et retraçait le plan du roman, le calculait et le recalculait, dessinait et redessinait comme cela ne s'était jamais fait auparavant. Il suffit de feuilleter les notes que Dostoïevski écrivait pour Les Démons: dans les sept cahiers de notes qui, dans l'édition de la Pléiade, occupent 400 pages (tout le roman en occupe 750), les motifs sont à la recherche des personnages, les personnages à la recherche des motifs, les personnages se disputent longtemps la place de protagoniste; Stavroguine devrait être marié, mais "avec qui?" se demande Dostoïevski, et il essaie de le marier successivement avec trois femmes; etc. (Paradoxe qui n'est qu'apparent: plus cette machine de construction est calculée, plus les personnages sont vrais et naturels. Le préjugé contre la raison constructrice en tant qu'élément "non-artistique" et qui mutile le caractère "vivant" des personnages n'est que la naïveté sentimentale de ceux qui n'ont jamais rien compris à l'art). Le romancier de notre siècle, nostalgique de l'art des anciens maîtres du roman, ne peut renouer le fil là où il a été coupé; il ne peut sauter par-dessus l'immense expérience du XIXe siècle; s'il veut rejoindre la liberté désinvolte de Rabelais ou de Sterne il doit la réconcilier avec les exigences de la composition.
Je me rappelle ma première lecture de Jacques le Fataliste; enchanté de cette richesse audacieusement hétéroclite où la réflexion côtoie l'anecdote, où un récit en encadre un autre, enchanté de cette liberté de composition qui se moque de la règle de l'unité de l'action, je me demandais: Ce superbe désordre est-il dû à une admirable construction, calculée avec raffinement, ou est-il dû à l'euphorie d'une pure improvisation? Sans aucun doute, c'est l'improvisation qui prévaut ici; mais la question que, spontanément, je me suis posée m'a fait comprendre qu'une prodigieuse possibilité architecturale est contenue dans cette improvisation enivrée, la possibilité d'une construction complexe, riche, et qui, en même temps, serait parfaitement calculée, mesurée et préméditée comme était nécessairement préméditée même la plus exubérante fantaisie architecturale d'une cathédrale. Une telle intention architecturale ferait-elle perdre au roman son charme de liberté? Son caractère de jeu? Mais le jeu, qu'est-ce que c'est, en fait? Tout jeu est fondé sur des règles, et plus les règles sont sévères plus le jeu est jeu. Contrairement au joueur d'échecs, l'artiste invente ses règles lui-même pour lui-même; en improvisant sans règles il n'est donc pas plus libre qu'en s'inventant son propre système de règles.
Réconcilier la liberté de Rabelais ou de Diderot avec les exigences de la composition pose pourtant au romancier de notre siècle d'autres problèmes que ceux qui ont préoccupé Balzac ou Dostoïevski. Exemple: le troisième livre des Somnambules de Broch qui est un fleuve "polyphonique" composé de cinq "voix", cinq lignes entièrement indépendantes: ces lignes ne sont liées ensemble ni par une action commune ni par les mêmes personnages et ont chacune un caractère formel tout différent (A-roman, B-reportage, C-nouvelle, D-poésie, E-essai). Dans les quatre-vingt-huit chapitres du livre, ces cinq lignes alternent dans cet ordre étrange: A-A-A-B-A-B-A-C-A-A-D-E-C-A-B-D-C-D-A-E-A-A-B-E-C-A-D-B-B-A-E-A-A-E-A-B-D-C-B-B-D-A-B-E-A-A-B-A-D-A-C-B-D-A-E-B-A-D-A-B-D-E-A-C-A-D-D-B-A-A-C-D-E-B-A-B-D-B-A-B-A-A-D-A-A-D-D-E.
Qu'est-ce qui a conduit Broch à choisir justement cet ordre et pas un autre? Qu'est-ce qui l'a conduit à prendre, dans le quatrième chapitre, justement la ligne B et non pas C ou D? Pas la logique des caractères ou de l'action, car il n'y a aucune action commune à ces cinq lignes. Il a été guidé par d'autres critères: par le charme dû au voisinage surprenant des différentes formes (vers, narration, aphorismes, méditations philosophiques); par le contraste de différentes émotions qui imprègnent les différents chapitres; par la diversité de longueur des chapitres; enfin, par le développement des mêmes questions existentielles qui se reflètent dans les cinq lignes comme dans cinq miroirs. Faute de mieux, qualifions ces critères de musicaux, et concluons: le XIXe siècle a élaboré l'art de la composition, mais c'est le nôtre qui a apporté, à cet art, la musicalité.
Les Versets sataniques sont construits de trois lignes plus ou moins indépendantes: A: les vies de Saladin Chamcha et de Gibreel Farishta, deux Indiens d'aujourd'hui vivant entre Bombay et Londres; B: l'histoire coranique traitant de la genèse de l'Islam; C: la marche de villageois vers La Mecque à travers la mer qu'ils croient traverser à pied sec et où ils se noient.
Les trois lignes sont reprises successivement par les neuf parties dans l'ordre suivant: A-B-A-C-A-B-A-C-A (à propos: en musique, un tel ordre s'appelle rondo: le thème principal revient régulièrement, en alternance avec quelques thèmes secondaires).
Voici le rythme de l'ensemble (je mentionne entre parenthèses le nombre, arrondi, de pages de l'édition française): A (100) B (40) A (80) C (40) A (120) B (40) A (70) C (40) A (40). On s'aperçoit que les parties B et C ont toutes la même longueur qui imprime à l'ensemble une régularité rythmique.
La ligne A occupe cinq septièmes, la ligne B un septième, la ligne C un septième de l'espace du roman. De ce rapport quantitatif résulte la position dominante de la ligne A: le centre de gravité du roman se trouve dans le destin contemporain de Farishta et de Chamcha.
Toutefois, même si B et C sont des lignes subordonnées, c'est en elles que se concentre le pari esthétique du roman, car c'est grâce à ces deux parties-là que Rushdie a pu saisir le problème fondamental de tous les romans (celui de l'identité d'un individu, d'un personnage) d'une façon nouvelle et qui dépasse les conventions du roman psychologique: les personnalités de Chamcha ou de Farishta ne sont pas saisissables par une description détaillée de leurs états d'âme; leur mystère réside dans la cohabitation de deux civilisations à l'intérieur de leur psyché, l'indienne et l'européenne; il réside dans leurs racines, auxquelles ils se sont arrachés mais qui, cependant, restent vivantes en eux. Ces racines, à quel endroit se sont-elles rompues et jusqu'où faut-il descendre si l'on veut toucher la plaie? Le regard dans "le puits du passé" n'est pas hors du sujet, ce regard vise le cœur de la chose: le déchirement existentiel de deux protagonistes.
De même que Jacob est incompréhensible sans Abraham (qui, selon Mann, a vécu des siècles avant lui) n'étant que son "imitation et continuation", de même Gibreel Farishta est incompréhensible sans l'archange Gibreel, sans Mahound (Mahomet), incompréhensible même sans cet Islam théocratique de Khomeiny ou de cette jeune fille fanatisée qui conduit les villageois vers La Mecque, ou plutôt vers la mort. Eux tous sont ses propres possibilités qui dorment en lui et auxquelles il doit disputer sa propre individualité. Il n'y a, dans ce roman, aucune question importante que l'on puisse examiner sans un regard dans le puits du passé. Qu'est-ce qui est bon et qu'est-ce qui est mauvais? Qui est le diable pour l'autre, Chamcha pour Farishta ou Farishta pour Chamcha? Est-ce le diable ou l'ange qui a inspiré le pèlerinage des villageois? Leur noyade est-elle un pitoyable naufrage ou le voyage glorieux vers le Paradis? Qui le dira, qui le saura? Et si cette insaisissabilité du bien et du mal était le tourment vécu par les fondateurs des religions? Les terribles mots de désespoir, ce blasphème inouï du Christ, "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?", ne résonnent-ils pas dans l'âme de tout chrétien? Dans le doute de Mahound se demandant qui lui a soufflé les versets, Dieu ou le diable, n'y a-t-il pas, celée, l'incertitude sur laquelle est fondée l'existence même de l'homme?
DANS L'OMBRE DES GRANDS PRINCIPES
Depuis ses Enfants de minuit qui éveillèrent à son époque (en 1980) une unanime admiration, personne dans le monde littéraire anglo-saxon ne conteste que Rushdie soit l'un des romanciers les plus doués d'aujourd'hui. Les Versets sataniques, parus en anglais en septembre 1988, furent accueillis avec l'attention que l'on doit à un grand auteur. Le livre reçut ces hommages sans que personne ait prévu la tempête qui allait éclater quelques mois plus tard quand le maître de l'Iran, l'Imam Khomeiny, condamna Rushdie à mort pour blasphème et envoya des tueurs à gages à ses trousses pour une curée dont personne ne voit la fin.
Cela se passa avant que le roman ait pu être traduit. Partout, hors du monde anglo-saxon, le scandale a donc devancé le livre. En France la presse a donné immédiatement des extraits du roman encore inédit pour faire connaître les raisons du verdict. Comportement on ne peut plus normal, mais mortel pour un roman. En le présentant exclusivement par les passages incriminés, on a, dès le début, transformé une œuvre d'art en simple corps du délit.
Je ne médirai jamais de la critique littéraire. Car rien n'est pire pour un écrivain que de se heurter à son absence. Je parle de la critique littéraire en tant que méditation, en tant qu'analyse; de la critique littéraire qui sait lire plusieurs fois le livre dont elle veut parler (comme une grande musique qu'on peut réécouter sans fin, les grands romans eux aussi sont faits pour des lectures répétées); de la critique littéraire qui, sourde à l'implacable horloge de l'actualité, est prête à discuter les œuvres nées il y a un an, trente ans, trois cents ans; de la critique littéraire qui essaie de saisir la nouveauté d'une œuvre pour l'inscrire ainsi dans la mémoire historique. Si une telle méditation n'accompagnait pas l'histoire du roman, nous ne saurions rien aujourd'hui ni de Dostoïevski, ni de Joyce, ni de Proust. Sans elle toute œuvre est livrée aux jugements arbitraires et à l'oubli rapide. Or, le cas de Rushdie a montré (s'il fallait encore une preuve) qu'une telle méditation ne se pratique plus. La critique littéraire, imperceptiblement, innocemment, par la force des choses, par l'évolution de la société, de la presse, s'est transformée en une simple (souvent intelligente, toujours hâtive) information sur l'actualité littéraire.
Dans le cas des Versets sataniques, l'actualité littéraire fut la condamnation à mort d'un auteur. Dans une telle situation de vie et de mort, il paraît presque frivole de parler d'art. Que représente l'art, en effet, en face des grands principes menacés? Aussi, partout dans le monde, tous les commentaires se sont-ils concentrés sur la problématique des principes: la liberté d'expression; la nécessité de la défendre (en effet, on l'a défendue, on a protesté, on a signé des pétitions); la religion; l'Islam et la Chrétienté; mais aussi cette question: un auteur a-t-il le droit moral de blasphémer et de blesser ainsi les croyants? et même ce doute: et si Rushdie avait attaqué l'Islam uniquement pour se faire de la publicité et pour vendre son illisible livre?
Avec une mystérieuse unanimité (partout dans le monde j'ai constaté la même réaction), les gens de lettres, les intellectuels, les initiés des salons ont snobé ce roman. Ils se sont décidés à résister pour une fois à toute pression commerciale et ont refusé de lire ce qui leur semblait un simple objet à sensation. Ils ont signé toutes les pétitions pour Rushdie, trouvant élégant de dire en même temps, avec un sourire dandyesque: "Son livre? Oh non oh non! Je ne l'ai pas lu". Les hommes politiques ont profité de ce curieux "état de disgrâce" du romancier qu'ils n'aimaient pas. Je n'oublierai jamais la vertueuse impartialité qu'ils affichaient alors: "Nous condamnons le verdict de Khomeiny. La liberté d'expression est pour nous sacrée. Mais nous n'en condamnons pas moins cette attaque contre la foi. Attaque indigne, misérable et qui offense l'âme des peuples".
Mais oui, personne ne mettait plus en doute que Rushdie avait attaqué l'Islam, car seule l'accusation était réelle; le texte du livre n'avait plus aucune importance, il n'existait plus.
LE CHOC DE TROIS ÉPOQUES
Situation unique dans l'Histoire: par son origine, Rushdie appartient à la société musulmane qui, en grande partie, est encore en train de vivre l'époque d'avant les Temps modernes. Il écrit son livre en Europe, à l'époque des Temps modernes ou, plus exactement, à la fin de cette époque.
De même que l'Islam iranien s'éloignait à ce moment de la modération religieuse vers une théocratie combative, de même l'histoire du roman, avec Rushdie, passait du sourire gentil et professoral de Thomas Mann à l'imagination débridée puisée à la source redécouverte de l'humour rabelaisien. Les antithèses se rencontrèrent, poussées à l'extrême.
De ce point de vue, la condamnation de Rushdie apparaît non pas comme un hasard, une folie, mais comme un conflit on ne peut plus profond entre deux époques: la théocratie s'en prend aux Temps modernes et a pour cible leur création la plus représentative: le roman. Car Rushdie n'a pas blasphémé. Il n'a pas attaqué l'Islam. Il a écrit un roman. Mais cela, pour l'esprit théocratique, est pire qu'une attaque; si on attaque une religion (par une polémique, un blasphème, une hérésie), les gardiens du temple peuvent aisément la défendre sur leur propre terrain, avec leur propre langage; mais, pour eux, le roman est une autre planète; un autre univers fondé sur une autre ontologie; un infernum où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne toutes les certitudes en énigmes.
Soulignons-le: non pas attaque; ambiguïté; la deuxième partie des Versets sataniques (c'est-à-dire la partie incriminée qui évoque Mahomet et la genèse de l'Islam) est présentée dans le roman comme un rêve de Gibreel Farishta qui, ensuite, composera d'après ce rêve un film de pacotille où il jouera lui-même le rôle de l'archange. Le récit est ainsi doublement relativisé (d'abord comme un rêve, ensuite comme un mauvais film qui essuiera un échec), présenté donc non pas comme une affirmation, mais comme une invention ludique. Invention désobligeante? Je le conteste: elle m'a fait comprendre, pour la première fois de ma vie, la poésie de la religion islamique, du monde islamique.
Insistons à ce propos: il n'y a pas de place pour la haine dans l'univers de la relativité romanesque: le romancier qui écrit un roman pour régler ses comptes (que ce soient des comptes personnels ou idéologiques) est voué à un naufrage esthétique total et assuré. Ayesha, la jeune fille qui conduit les villageois hallucinés à la mort, est un monstre, bien sûr, mais elle est aussi séduisante, merveilleuse (auréolée des papillons qui l'accompagnent partout) et, souvent, touchante; même dans le portrait d'un imam émigré (portrait imaginaire de Khomeiny), on trouve une compréhension presque respectueuse; la modernité occidentale est observée avec scepticisme, en aucun cas elle n'est présentée comme supérieure à l'archaïsme oriental; le roman "explore historiquement et psychologiquement" d'anciens textes sacrés, mais il montre, en plus, à quel point ils sont avilis par la télé, la publicité, l'industrie de divertissement; est-ce qu'au moins les personnages de gauchistes, qui stigmatisent la frivolité de ce monde moderne, bénéficient d'une sympathie sans faille de la part de l'auteur? Ah non, ils sont lamentablement ridicules et aussi frivoles que la frivolité environnante; personne n'a raison et personne n'a entièrement tort dans cet immense carnaval de la relativité qu'est cette œuvre.
Avec Les Versets sataniques, c'est donc l'art du roman en tant que tel qui est incriminé. C'est pourquoi, de toute cette triste histoire, le plus triste est non pas le verdict de Khomeiny (qui résulte d'une logique atroce mais cohérente) mais l'incapacité de l'Europe à défendre et à expliquer (expliquer patiemment à elle-même et aux autres) l'art le plus européen qu'est l'art du roman, autrement dit, à expliquer et à défendre sa propre culture. Les "fils du roman" ont lâché l'art qui les a formés. L'Europe, la "société du roman", s'est abandonnée elle-même.
Je ne m'étonne pas que des théologiens sorbonnards, la police idéologique de ce XVIe siècle qui a allumé tant de bûchers, aient fait la vie dure à Rabelais, l'obligeant à fuir et à se cacher. Ce qui me semble beaucoup plus étonnant et digne d'admiration, c'est la protection que lui ont procurée des hommes puissants de son temps, le cardinal du Bellay par exemple, le cardinal Odet, et surtout François Ier, roi de France. Ont-ils voulu défendre des principes? la liberté d'expression? les droits de l'homme? Le motif de leur attitude était meilleur; ils aimaient la littérature et les arts.
Je ne vois aucun cardinal du Bellay, aucun François Ier dans l'Europe d'aujourd'hui. Mais l'Europe est-elle encore l'Europe? C'est-à-dire la "société du roman"? Autrement dit: se trouve-t-elle encore à l'époque des Temps modernes? N'est-elle pas déjà en train d'entrer dans une autre époque qui n'a pas encore de nom et pour laquelle ses arts n'ont plus beaucoup d'importance? Pourquoi, en ce cas, s'étonner qu'elle ne se soit pas émue outre mesure quand, pour la première fois dans son histoire, l'art du roman, son art par excellence, fut condamné à mort? En cette époque nouvelle, d'après les Temps modernes, le roman ne vit-il pas, depuis un certain temps déjà, une vie de condamné?
ROMAN EUROPÉEN
Pour délimiter avec exactitude l'art dont je parle, je l'appelle roman européen. Je ne veux pas dire par là: romans créés en Europe par des Européens, mais: romans faisant partie d'une histoire qui a commencé à l'aube des Temps modernes en Europe. Il y a bien sûr d'autres romans: le roman chinois, japonais, le roman de l'Antiquité grecque, mais ces romans-là ne sont reliés par aucune continuité d'évolution à l'entreprise historique née avec Rabelais et Cervantes.
Je parle du roman européen non seulement pour le distinguer du roman (par exemple) chinois, mais aussi pour dire que son histoire est transnationale; que le roman français, le roman anglais ou le roman hongrois ne sont pas en mesure de créer leur propre histoire autonome, mais qu'ils participent tous à une histoire commune, supranationale, laquelle crée le seul contexte où peuvent se révéler et le sens de l'évolution du roman et la valeur des œuvres particulières.
Lors des différentes phases du roman, différentes nations reprirent l'initiative comme dans une course de relais: d'abord l'Italie avec Boccace, le grand précurseur; puis la France de Rabelais; puis l'Espagne de Cervantes et du roman picaresque; le XVIIIe siècle du grand roman anglais avec, vers la fin, l'intervention allemande de Goethe; le XIXe siècle qui, tout entier, appartient à la France, avec, dans le dernier tiers, l'entrée du roman russe et, tout de suite après, l'apparition du roman Scandinave. Puis, le XXe siècle et son aventure centre-européenne avec Kafka, Musil, Broch et Gombrowicz...
Si l'Europe n'était qu'une seule nation, je ne crois pas que l'histoire de son roman aurait pu durer avec une telle vitalité, une telle force et une telle diversité pendant quatre siècles. Ce sont les situations historiques toujours nouvelles (avec leur contenu existentiel nouveau) surgissant une fois en France, une fois en Russie, puis ailleurs et encore ailleurs, qui remirent en marche l'art du roman, lui apportèrent de nouvelles inspirations, lui suggérèrent de nouvelles solutions esthétiques. Comme si l'histoire du roman pendant son trajet éveillait l'une après l'autre les différentes parties de l'Europe, les confirmant dans leur spécificité et les intégrant en même temps à une conscience européenne commune.
C'est dans notre siècle que, pour la première fois, les grandes initiatives de l'histoire du roman européen naissent hors de l'Europe: d'abord en Amérique du Nord, dans les années vingt et trente, puis, avec les années soixante, en Amérique latine. Après le plaisir que m'ont procuré l'art de Patrick Chamoiseau, le romancier des Antilles, et puis celui de Rushdie, je préfère parler plus généralement du roman d'au-dessous du trente-cinquième parallèle, ou du roman du Sud: une nouvelle grande culture romanesque caractérisée par un extraordinaire sens du réel lié à une imagination débridée qui franchit toutes les règles de la vraisemblance.
Cette imagination m'enchante sans que je comprenne tout à fait d'où elle provient. Kafka? Certainement. Pour notre siècle, c'est lui qui a légitimé l'invraisemblable dans l'art du roman. Pourtant, l'imagination kafkaïenne est différente de celle de Rushdie ou de Garcia Marquez; cette imagination foisonnante semble enracinée dans la culture très spécifique du Sud; par exemple dans sa littérature orale, toujours vivante (Chamoiseau se réclamant des conteurs créoles) ou, dans le cas de l'Amérique latine, comme aime le rappeler Fuentes, dans son baroque, plus exubérant, plus "fou" que celui de l'Europe.
Une autre clé de cette imagination: la tropicalisation du roman. Je pense à cette fantaisie de Rushdie: Farishta vole au-dessus de Londres et désire "tropicaliser" cette ville hostile: il résume les bénéfices de la tropicalisation: "L'institution d'une sieste nationale... de nouvelles variétés d'oiseaux sur les arbres (aras, paons, cacatoès), de nouvelles espèces d'arbres sous les oiseaux (cocotiers, tamariniers, banians barbus)... ferveur religieuse, agitation politique... les amis qui débarquent les uns chez les autres sans prévenir, fermeture des maisons de retraite, importance des grandes familles, nourriture plus épicée... Désavantages: choléra, typhoïde, maladie du légionnaire, cafards, poussière, bruit, une culture de l'excès".
("Culture de l'excès": c'est une excellente formule. La tendance du roman dans les dernières phases de son modernisme: en Europe: quotidienneté poussée à l'extrême; analyse sophistiquée de la grisaille sur fond de grisaille; hors de l'Europe: accumulation des coïncidences les plus exceptionnelles; couleurs sur les couleurs. Danger: ennui de la grisaille en Europe, monotonie du pittoresque hors de l'Europe).
Les romans créés au-dessous du trente-cinquième parallèle, quoique un peu étrangers au goût européen, sont le prolongement de l'histoire du roman européen, de sa forme, de son esprit, et sont même étonnamment proches de ses sources premières; nulle part ailleurs la vieille sève rabelaisienne ne coule aujourd'hui si joyeusement que dans les œuvres de ces romanciers non-européens.
LE JOUR OÙ PANURGE NE FERA PLUS RIRE
Ce qui me fait revenir une dernière fois à Panurge. Dans Pantagruel, il tombe amoureux d'une dame et à tout prix veut l'avoir. Dans l'église, pendant la messe (n'est-ce pas un sacré sacrilège?), il lui adresse d'ébouriffantes obscénités (qui, dans l'Amérique d'aujourd'hui, lui coûteraient cent treize ans de prison pour harcèlement sexuel) et, quand elle ne veut pas entendre, il se venge en dispersant sur ses vêtements le sexe d'une chienne en chaleur. Sortant de l'église, tous les chiens des environs (six cent mille et quatorze, dit Rabelais) courent après elle et pissent sur elle. Je me rappelle mes vingt ans, un dortoir d'ouvriers, mon Rabelais tchèque sous mon lit. Aux ouvriers curieux de ce gros livre, maintes fois j'ai dû lire cette histoire que, bientôt, ils ont connue par cœur. Bien qu'ils fussent des gens d'une morale paysanne plutôt conservatrice, il n'y avait, dans leur rire, pas la moindre condamnation du harceleur verbal et urinaire; ils ont adoré Panurge, et à tel point qu'ils ont donné son nom à l'un de nos compagnons; ah non, pas à un coureur de femmes, mais à un jeune homme connu pour sa naïveté et son hyperbolique chasteté, qui, sous la douche, avait honte d'être vu nu. J'entends leurs cris comme si c'était hier: "Panourque (c'était notre prononciation tchèque de ce nom), sous la douche! Ou bien on va te laver dans la pisse des chiens!"
J'entends toujours ce beau rire qui se moquait de la pudeur d'un copain mais qui, pour cette pudeur, exprimait en même temps une tendresse presque émerveillée. Ils étaient enchantés des obscénités que Panurge adressait à la dame à l'église, mais également enchantés de la punition que lui infligeait la chasteté de la dame, laquelle, à son tour, à leur grand plaisir, était punie par l'urine des chiens. Avec qui avaient-ils sympathisé, mes compagnons d'antan? Avec la pudeur? Avec l'impudeur? Avec Panurge? Avec la dame? Avec des chiens ayant l'enviable privilège d'uriner sur une beauté?
L'humour: l'éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l'homme dans sa profonde incompétence à juger les autres; l'humour: l'ivresse de la relativité des choses humaines; le plaisir étrange issu de la certitude qu'il n'y a pas de certitude.
Mais l'humour, pour rappeler Octavio Paz, est "la grande invention de l'esprit moderne". Il n'est pas là depuis toujours, il n'est pas là pour toujours non plus.
Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire.