1

À la base de l'image de Kafka, partagée aujourd'hui plus ou moins par tout le monde, il y a un roman. Max Brod l'a écrit immédiatement après la mort de Kafka, et l'a édité en 1926. Savourez le titre: Le Royaume enchanté de l'amour. Ce roman-clé est un roman à clé. On reconnaît dans son protagoniste, l'écrivain allemand de Prague nommé Nowy, l'autoportrait flatteur de Brod (adoré des femmes, jalousé des littérateurs). Nowy-Brod cocufie un homme qui, par de méchantes intrigues très tarabiscotées, réussit à le mettre ensuite pour quatre ans en prison. On se trouve d'emblée dans une histoire cousue des coïncidences les plus invraisemblables (les personnages, par pur hasard, se rencontrent au milieu de la mer sur un paquebot, dans une rue de Haïfa, dans une rue de Vienne), on assiste à la lutte entre les bons (Nowy, sa maîtresse) et les méchants (le cocufié, si vulgaire qu'il mérite bien ses cornes, et un critique littéraire qui éreinte systématiquement les beaux livres de Nowy), on est ému par des retournements mélodramatiques (l'héroïne se suicide parce qu'elle ne peut plus supporter la vie entre le cocufié et le cocufiant), on admire la sensibilité de l'âme de Nowy-Brod qui s'évanouit en toute occasion.

Ce roman aurait été oublié avant d'avoir été écrit s'il n'y avait le personnage de Garta. Car Garta, ami intime de Nowy, est un portrait de Kafka. Sans cette clé, ce personnage serait le plus inintéressant de toute l'histoire des lettres; il est caractérisé comme un "saint de notre temps", mais même sur le ministère de sa sainteté on n'apprend pas grand-chose, sauf que, de temps en temps, Nowy-Brod, dans ses difficultés amoureuses, cherche auprès de son ami un conseil que celui-ci est incapable de lui donner, n'ayant en tant que saint aucune expérience de ce genre.

Quel admirable paradoxe: toute l'image de Kafka et tout le destin posthume de son œuvre sont pour la première fois conçus et dessinés dans ce roman naïf, dans ce navet, dans cette affabulation caricaturalement romanesque, qui, esthétiquement, se situe exactement au pôle opposé de l'art de Kafka.

2

Quelques citations du roman: Garta "était un saint de notre temps, un véritable saint". "Une de ses supériorités était de rester toujours indépendant, libre et si saintement raisonnable en face de toutes les mythologies, bien qu'au fond il leur fût apparenté". "Il voulait la pureté absolue, il ne pouvait vouloir autre chose..."

Les mots saint, saintement, mythologie, pureté ne relèvent pas d'une rhétorique; il faut les prendre au pied de la lettre: "De tous les sages et les prophètes qui ont foulé cette terre, il a été le plus silencieux... Peut-être ne lui aurait-il fallu que la confiance en lui-même pour être le guide de l'humanité! Non, ce n'était pas un guide, il ne parlait pas au peuple, ni à des disciples comme les autres chefs spirituels des hommes. Il gardait le silence; était-ce parce qu'il a pénétré plus avant dans le grand mystère? Ce qu'il entreprit était sans doute plus difficile encore que ce que voulait Bouddha, car s'il avait réussi c'eût été pour toujours".

Et encore: "Tous les fondateurs de religions étaient sûrs d'eux-mêmes; l'un d'eux cependant - qui sait s'il n'est pas le plus sincère de tous, - Lao-tseu, rentra dans l'ombre de son propre mouvement. Garta fit sans doute de même".

Garta est présenté comme quelqu'un qui écrit. Nowy "avait accepté d'être exécuteur testamentaire de Garta en ce qui concernait ses œuvres. Garta l'en avait prié, mais avec l'étrange condition de tout détruire". Nowy "devinait la raison de cette dernière volonté. Garta n'annonçait pas une religion nouvelle, il voulait vivre sa foi. Il exigeait de lui-même l'effort ultime. Comme il n'y avait pas atteint, ses écrits (pauvres échelons qui devaient l'aider à monter vers les cimes) demeuraient pour lui sans valeur".

Pourtant Nowy-Brod ne voulait pas obéir à la volonté de son ami car, selon lui, "même à l'état de simples essais, les écrits de Garta apportent aux hommes errant dans la nuit le pressentiment du bien supérieur et irremplaçable vers lequel ils tendent".

Oui, tout y est.

3

Sans Brod, aujourd'hui nous ne connaîtrions même pas le nom de Kafka. Tout de suite après la mort de son ami, Brod a fait éditer ses trois romans. Sans écho. Alors il a compris que, pour imposer l'œuvre de Kafka, il devait entreprendre une vraie et longue guerre. Imposer une œuvre, cela veut dire la présenter, l'interpréter. C'était de la part de Brod une véritable offensive d'artilleur: les préfaces: pour Le Procès (1925), pour Le Château (1926), pour L'Amérique (1927), pour Description d'un combat (1936), pour le journal et les lettres (1937), pour les nouvelles (1946); pour les Conversations de Janouch (1952); puis, les dramatisations: du Château (1953) et de L'Amérique (1957); mais surtout quatre importants livres d'interprétation (remarquez bien les titres!): Franz Kafka, biographie (1937), La Foi et l'Enseignement de Franz Kafka (1946), Franz Kafka, celui qui indique le chemin (1951), et Le Désespoir et le Salut dans l'œuvre de Franz Kafka (1959).

Par tous ces textes, l'image esquissée dans Le Royaume enchanté de l'amour est confirmée et développée: Kafka est avant tout un penseur religieux, der religiöse Denker. Il est vrai qu'il "n'a jamais donné une explication systématique de sa philosophie et de sa conception religieuse du monde. Malgré cela, on peut déduire sa philosophie de son œuvre, notamment de ses aphorismes, mais aussi de sa poésie, de ses lettres, de ses journaux, ensuite aussi de sa façon de vivre (surtout d'elle)".

Plus loin: "On ne peut pas comprendre la vraie importance de Kafka si on ne distingue pas deux courants dans son œuvre: 1) ses aphorismes, 2) ses textes narratifs (les romans, les nouvelles).

"Dans ses aphorismes Kafka expose "das positive Wort", la parole positive, sa foi, son appel sévère à changer la vie personnelle de chaque individu".

Dans ses romans et ses nouvelles, "il décrit d'horribles punitions destinées à ceux qui ne veulent pas entendre la parole (das Wort) et ne suivent pas le bon chemin".

Notez bien la hiérarchie: en haut: la vie de Kafka en tant qu'exemple à suivre; au milieu: les aphorismes, c'est-à-dire tous les passages sentencieux, "philosophiques" de son journal; en bas: l'œuvre narrative.

Brod était un brillant intellectuel d'une exceptionnelle énergie; un homme généreux prêt à se battre pour les autres; son attachement à Kafka était chaleureux et désintéressé. Le malheur ne consistait que dans son orientation artistique: homme d'idées, il ne savait pas ce qu'est la passion de la forme; ses romans (il en a écrit une vingtaine) sont tristement conventionnels; et surtout: il ne comprenait rien du tout à l'art moderne.

Pourquoi, malgré cela, Kafka l'aimait-il tellement? Vous cessez peut-être d'aimer votre meilleur ami parce qu'il a la manie d'écrire de mauvais vers?

Pourtant l'homme qui écrit de mauvais vers est dangereux dès qu'il commence à éditer l'œuvre de son ami poète. Imaginons que le plus influent commentateur de Picasso soit un peintre qui n'arriverait même pas à comprendre les impressionnistes. Que dirait-il des tableaux de Picasso? Probablement la même chose que Brod à propos des romans de Kafka: qu'ils nous décrivent les "horribles punitions destinées à ceux qui ne suivent pas le bon chemin".

4

Max Brod a créé l'image de Kafka et celle de son œuvre; il a créé en même temps la kafkologie. Même si les kafkologues aiment se distancier de leur père, ils ne sortent jamais du terrain que celui-ci leur a délimité. Malgré la quantité astronomique de ses textes, la kafkologie développe, en variantes infinies, toujours le même discours, la même spéculation qui, de plus en plus indépendante de l'œuvre de Kafka, ne se nourrit que d'elle-même. Par d'innombrables préfaces, postfaces, notes, biographies et monographies, conférences universitaires et thèses, elle produit et entretient son image de Kafka, si bien que l'auteur que le public connaît sous le nom de Kafka n'est plus Kafka mais le Kafka kafkologisé.

Tout ce qu'on écrit sur Kafka n'est pas de la kafkologie. Comment donc définir la kafkologie? Par une tautologie: La kafkologie est le discours destiné à kafkologiser Kafka. À substituer à Kafka le Kafka kafkologisé:

1) À l'instar de Brod, la kafkologie examine les livres de Kafka non pas dans le grand contexte de l'histoire littéraire (de l'histoire du roman européen), mais presque exclusivement dans le microcontexte biographique. Dans leur monographie, Boisdefïre et Albérès se réclament de Proust refusant l'explication biographique de l'art, mais seulement pour dire que Kafka exige une exception à la règle, ses livres n'étant pas "séparables de sa personne. Qu'il s'appelle Joseph K, Rohan, Samsa, l'arpenteur, Bendemann, Joséphine la cantatrice, le Jeûneur ou le Trapéziste, le héros de ses livres n'est autre que Kafka lui-même". La biographie est la clé principale pour la compréhension du sens de l'œuvre. Pis: le seul sens de l'œuvre est d'être une clé pour comprendre la biographie.

2) À l'instar de Brod, sous la plume des kafkologues, la biographie de Kafka devient hagiographie; l'inoubliable emphase avec laquelle Roman Karst a terminé son discours au colloque de Liblice en 1963: "Franz Kafka a vécu et a souffert pour nous!" Différentes sortes d'hagiographies: religieuses; laïques: Kafka, martyr de sa solitude; gauchistes: Kafka qui fréquentait "assidûment" les réunions des anarchistes (selon un témoignage mythomaniaque, toujours cité, jamais vérifié) et était "très attentif à la Révolution de 1917". À chaque Église, ses apocryphes: Conversations de Gustav Janouch. À chaque saint, un geste sacrificiel: la volonté de Kafka de faire détruire son œuvre.

3) À l'instar de Brod, la kafkologie déloge Kafka systématiquement du domaine de l'esthétique: ou bien en tant que "penseur religieux", ou bien, à gauche, en tant que contestataire de l'art, dont "la bibliothèque idéale ne comprendrait que des livres d'ingénieurs ou de machinistes, et de juristes énonciateurs" (le livre de Deleuze et Guattari). Elle examine infatigablement ses rapports à Kierkegaard, à Nietzsche, aux théologiens, mais ignore les romanciers et les poètes. Même Camus, dans son essai, ne parle pas de Kafka comme d'un romancier, mais comme d'un philosophe. On traite de la même façon ses écrits privés et ses romans mais en préférant nettement les premiers: je prends au hasard l'essai sur Kafka de Garaudy, alors encore marxiste: 54 fois il cite les lettres de Kafka, 45 fois le journal de Kafka; 35 fois les Conversations de Janouch; 20 fois les nouvelles; 5 fois Le Procès, 4 fois Le Château, pas une fois L'Amérique.

4) À l'instar de Brod, la kafkologie ignore l'existence de l'art moderne; comme si Kafka n'appartenait pas à la génération des grands novateurs, Stravinski, Webern, Bartok, Apollinaire, Musil, Joyce, Picasso, Braque, tous nés comme lui entre 1880 et 1883. Quand, dans les années cinquante, on avançait l'idée de sa parenté avec Beckett, Brod a tout de suite protesté: saint Garta n'a rien à voir avec cette décadence!

5) La kafkologie n'est pas une critique littéraire (elle n'examine pas la valeur de l'œuvre: les aspects jusqu'alors inconnus de l'existence dévoilés par l'œuvre, les innovations esthétiques par lesquelles elle a infléchi l'évolution de l'art, etc.); la kafkologie est une exégèse. En tant que telle, elle ne sait voir dans les romans de Kafka que des allégories. Elles sont religieuses (Brod: Château = la grâce de Dieu; l'arpenteur = le nouveau Parsifal en quête du divin; etc., etc.); elles sont psychanalytiques, existentialisantes, marxistes (l'arpenteur = symbole de la révolution, parce qu'il entreprend une nouvelle distribution des terres); elles sont politiques (Le Procès d'Orson Welles). Dans les romans de Kafka, la kafkologie ne cherche pas le monde réel transformé par une immense imagination; elle décrypte des messages religieux, elle déchiffre des paraboles philosophiques.

5

"Garta était un saint de notre temps, un véritable saint". Mais un saint peut-il fréquenter des bordels? Brod a édité le journal de Kafka en le censurant un peu; il en a éliminé non seulement les allusions aux putains mais tout ce qui concernait la sexualité. La kafkologie a toujours émis des doutes sur la virilité de son auteur et se complaît à discourir à propos du martyre de son impuissance. Ainsi, depuis longtemps, Kafka est-il devenu le saint patron des névrosés, des déprimés, des anorexiques, des chétifs, le saint patron des tordus, des précieuses ridicules et des hystériques (chez Orson Welles, K. hurle hystériquement, alors que les romans de Kafka sont les moins hystériques de toute l'histoire de la littérature).

Les biographes ne connaissent pas la vie sexuelle de leur propre épouse, mais ils croient connaître celle de Stendhal ou de Faulkner. Je n'oserais dire sur celle de Kafka que ceci: la vie érotique (pas trop aisée) de son époque ressemblait peu à la nôtre: les jeunes filles d'alors ne faisaient pas l'amour avant le mariage; pour un célibataire ne restaient que deux possibilités: les femmes mariées de bonne famille ou les femmes faciles des classes inférieures: vendeuses, bonnes et, bien sûr, prostituées.

L'imagination des romans de Brod se nourrissait à la première source; d'où leur érotisme exalté, romantique (cocufiages dramatiques, suicides, jalousies pathologiques) et asexuel: "Les femmes se trompent en croyant qu'un homme de cœur n'attache d'importance qu'à la possession physique. Elle n'est qu'un symbole et il s'en faut de beaucoup qu'elle égale en importance le sentiment qui la transfigure. Tout l'amour de l'homme vise à gagner la bienveillance (au véritable sens du mot) et la bonté de la femme" (Le Royaume enchanté de l'amour).

L'imagination érotique des romans de Kafka, au contraire, puise presque exclusivement à l'autre source: "Je passai devant le bordel comme devant la maison de la bien-aimée" (journal, 1910, phrase censurée par Brod).

Les romans du XIXe siècle, bien que sachant analyser magistralement toutes les stratégies de la séduction, laissaient la sexualité et l'acte sexuel lui-même occultés. Dans les premières décennies de notre siècle, la sexualité sort des brumes de la passion romantique. Kafka fut l'un des premiers (avec Joyce, certainement) à l'avoir découverte dans ses romans. Il ne dévoile pas la sexualité en tant que terrain de jeu destiné au petit cercle des libertins (à la manière du XVIIIe), mais en tant que réalité à la fois banale et fondamentale de la vie de tout un chacun. Kafka dévoile les aspects existentiels de la sexualité: la sexualité s'opposant à l'amour; l'étrangeté de l'autre comme condition, comme exigence de la sexualité; l'ambiguïté de la sexualité: ses côtés excitants qui en même temps répugnent; sa terrible insignifiance qui ne diminue nullement son pouvoir effrayant, etc.

Brod était un romantique. Par contre, à la base des romans de Kafka je crois distinguer un profond antiromantisme; il se manifeste partout: dans la façon dont Kafka voit la société, de même que dans sa façon de construire une phrase; mais peut-être son origine se trouve-t-elle dans la vision que Kafka a eue de la sexualité.

6

Le jeune Karl Rossmann (protagoniste de L'Amérique) est chassé du foyer paternel et envoyé en Amérique à cause de son malheureux accident sexuel avec une bonne qui "l'avait rendu père". Avant le coït: "Karl, ô mon Karl!" s'exclamait la bonne, "tandis que lui ne voyait rien du tout et se sentait mal dans toute cette literie chaude qu'elle semblait avoir entassée spécialement pour lui..." Puis, elle "le secoua, écouta son cœur, lui tendit sa poitrine pour qu'il écoute le sien de la même façon". Ensuite, elle "fouilla entre ses jambes, d'une manière si dégoûtante que Karl émergea de la tête et du cou hors des oreillers en se débattant". Enfin, "elle poussa un certain nombre de fois son ventre contre lui, il avait l'impression qu'elle était une partie de lui-même et c'est peut-être pourquoi il avait été envahi d'une détresse affreuse".

Cette modeste copulation est la cause de tout ce qui, dans le roman, va suivre. Prendre conscience que notre destin a pour cause quelque chose de tout à fait insignifiant est déprimant. Mais toute révélation d'une insignifiance inattendue est en même temps source de comique. Post coïtum omne animal triste. Kafka fut le premier à décrire le comique de cette tristesse.

Le comique de la sexualité: idée inacceptable pour les puritains ainsi que pour les néo-libertins. Je pense à D.H. Lawrence, à ce chantre d'Éros, à cet évangéliste du coït qui, dans L'Amant de lady Chatterley, essaie de réhabiliter la sexualité en la rendant lyrique. Mais la sexualité lyrique est encore beaucoup plus lisible que la sentimentalité lyrique du siècle passé.

Le joyau érotique de L'Amérique est Brunelda. Elle a fasciné Federico Fellini. Depuis longtemps, il rêve de faire de L'Amérique un film, et dans Intervista il nous a fait voir la scène du casting pour ce film rêvé: s'y produisent plusieurs incroyables candidates pour le rôle de Brunelda, choisies par Fellini avec ce plaisir exubérant qu'on lui connaît. (Mais j'insiste: ce plaisir exubérant, c'était aussi celui de Kafka. Car Kafka n'a pas souffert pour nous! Il s'est amusé pour nous!)

Brunelda, l'ancienne cantatrice, la "très délicate" qui a "de la goutte dans les jambes". Brunelda aux petites mains grasses, au double menton, "démesurément grosse". Brunelda qui, assise, les jambes écartées, "au prix de grands efforts, en souffrant beaucoup et en se reposant souvent", se penche pour "attraper le bord supérieur de ses bas". Brunelda qui retrousse sa robe et, avec l'ourlet, sèche les yeux de Robinson en train de pleurer. Brunelda incapable de monter deux ou trois marches et qui doit être portée - spectacle dont Robinson fut si impressionné que, toute sa vie durant, il soupirera: "Ah ce qu'elle était belle, cette femme, ah, grands dieux, qu'elle était belle!" Brunelda debout dans la baignoire, nue, lavée par Delamarche, se plaignant et geignant. Brunelda couchée dans la même baignoire, furieuse et donnant des coups de poing dans l'eau. Brunelda que deux hommes mettront deux heures à descendre par l'escalier pour la déposer dans un fauteuil roulant que Karl va pousser à travers la ville vers un endroit mystérieux, probablement un bordel. Brunelda qui, dans ce véhicule, est entièrement recouverte d'un châle, si bien qu'un flic la prend pour des sacs de pommes de terre.

Ce qui est nouveau dans ce dessin de la grosse laideur c'est qu'elle est attirante; morbidement attirante, ridiculement attirante, mais pourtant attirante; Brunelda est un monstre de sexualité à la frontière du répugnant et de l'excitant, et les cris d'admiration des hommes ne sont pas seulement comiques (ils sont comiques, bien sûr, la sexualité est comique!), mais en même temps tout à fait vrais. On ne s'étonne pas que Brod, adorateur romantique des femmes, pour qui le coït n'était pas réalité mais "symbole du sentiment", n'ait pu voir rien de vrai dans Brunelda, pas l'ombre d'une expérience réelle, mais seulement la description des "horribles punitions destinées à ceux qui ne suivent pas le bon chemin".

7

La plus belle scène érotique que Kafka ait écrite se trouve au troisième chapitre du Château: l'acte d'amour entre K. et Frieda. À peine une heure après avoir vu pour la première fois cette "petite blonde insignifiante", K. l'étreint derrière le comptoir "dans les flaques de bière et les autres saletés dont le sol était couvert". La saleté: elle est inséparable de la sexualité, de son essence.

Mais, immédiatement après, dans le même paragraphe, Kafka nous fait entendre la poésie de la sexualité: "Là, s'en allaient des heures, des heures d'haleines communes, de battements de cœur communs, des heures durant lesquelles K. avait sans cesse le sentiment qu'il s'égarait, ou bien qu'il était plus loin dans le monde étranger qu'aucun être avant lui, dans un monde étranger où l'air même n'avait aucun élément de l'air natal, où l'on devait étouffer d'étrangeté et où l'on ne pouvait rien faire, au milieu de séductions insensées, que continuer à aller, que continuer à s'égarer".

La longueur du coït se transforme en métaphore d'une marche sous le ciel de l'étrangeté. Et pourtant cette marche n'est pas laideur; au contraire, elle nous attire, elle nous invite à aller encore plus loin, elle nous enivre: elle est beauté.

Quelques lignes au-dessous: "Il était beaucoup trop heureux de tenir Frieda entre ses mains, trop anxieusement heureux aussi car il lui semblait que si Frieda l'abandonnait tout ce qu'il avait l'abandonnait". Donc quand même l'amour? Mais non, pas l'amour; si l'on est banni et dépossédé de tout, un petit bout de femme à peine connue, embrassée dans les flaques de bière, devient tout un univers - sans aucune intervention de l'amour.

8

André Breton dans son Manifeste du surréalisme se montre sévère à l'égard de l'art du roman. Il lui reproche d'être incurablement encombré de médiocrité, de banalité, de tout ce qui est contraire à la poésie. Il se moque de ses descriptions ainsi que de sa psychologie ennuyeuse. Cette critique du roman est immédiatement suivie par l'éloge des rêves. Ensuite, il résume: "Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l'on peut ainsi dire".

Paradoxe: cette "résolution du rêve et de la réalité", que les surréalistes ont proclamée sans savoir la réaliser vraiment dans une grande œuvre littéraire, avait déjà eu lieu et précisément dans ce genre qu'ils décriaient: dans les romans de Kafka écrits au cours de la décennie précédente.

Il est très difficile de décrire, de définir, de nommer cette sorte d'imagination avec laquelle Kafka nous envoûte. Fusion du rêve et de la réalité, cette formule que Kafka, bien sûr, n'a pas connue me paraît éclairante. De même qu'une autre phrase chère aux surréalistes, celle de Lautréamont sur la beauté de la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre: plus les choses sont étrangères l'une à l'autre, et plus magique est la lumière qui jaillit de leur contact. J'aimerais parler d'une poétique de la surprise; ou de la beauté en tant que perpétuel étonnement. Ou bien utiliser, comme critère de valeur, la notion de densité: densité de l'imagination, densité des rencontres inattendues. La scène, que j'ai citée, du coït de K. et de Frieda est un exemple de cette vertigineuse densité: le court passage, à peine une page, embrasse trois découvertes existentielles toutes différentes (le triangle existentiel de la sexualité) qui nous étonnent dans leur succession immédiate: la saleté; l'enivrante beauté noire de l'étrangeté; et l'émouvante et anxieuse nostalgie.

Tout le troisième chapitre est un tourbillon de l'inattendu: sur un espace relativement serré se succèdent: la première rencontre de K. et de Frieda dans l'auberge; le dialogue extraordinairement réaliste de la séduction déguisée à cause de la présence de la troisième personne (Olga); le motif d'un trou dans la porte (motif banal mais qui sort de la vraisemblance empirique) par où K. voit Klamm dormir derrière le bureau; la foule de domestiques qui dansent avec Olga; la surprenante cruauté de Frieda qui les chasse avec un fouet et la surprenante peur avec laquelle ils obéissent; l'aubergiste qui arrive tandis que K. se cache en s'allongeant sous le comptoir; l'arrivée de Frieda qui découvre K. à même le sol et nie sa présence à l'aubergiste (tout en caressant amoureusement, de son pied, la poitrine de K).; l'acte d'amour interrompu par l'appel de Klamm qui, derrière la porte, s'est réveillé; le geste étonnamment courageux de Frieda criant à Klamm "je suis avec l'arpenteur!"; et puis, le comble (là, on sort complètement de la vraisemblance empirique): au-dessus d'eux, sur le comptoir, les deux aides sont assis; ils les ont observés pendant tout ce temps.

9

Les deux aides du château sont probablement la plus grande trouvaille poétique de Kafka, la merveille de sa fantaisie; non seulement leur existence est infiniment étonnante, elle est, en plus, bourrée de significations: ce sont de pauvres maîtres chanteurs, des emmerdeurs; mais ils représentent aussi toute la menaçante "modernité" du monde du château: ils sont flics, reporters, photographes: agents de la destruction totale de la vie privée; ils sont les clowns innocents traversant la scène du drame; mais ils sont aussi des voyeurs lubriques dont la présence insuffle à tout le roman le parfum sexuel d'une promiscuité malpropre et kafkaesquement comique.

Mais surtout: l'invention de ces deux aides est comme un levier qui hisse l'histoire dans ce domaine où tout est à la fois étrangement réel et irréel, possible et impossible. Chapitre douze: K., Frieda et leurs deux aides campent dans une classe d'école primaire qu'ils ont transformée en chambre à coucher. L'institutrice et les écoliers y entrent au moment où l'incroyable ménage à quatre commence à faire sa toilette matinale; derrière les couvertures suspendues sur les barres parallèles, ils se rhabillent, tandis que les enfants, amusés, intrigués, curieux (eux aussi voyeurs) les observent. C'est plus que la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre. C'est la rencontre superbement incongrue de deux espaces: une classe d'école primaire et une suspecte chambre à coucher.

Cette scène d'une immense poésie comique (qui devrait figurer en tête d'une anthologie de la modernité romanesque) est impensable à l'époque d'avant Kafka. Totalement impensable. Si j'insiste c'est pour dire toute la radicalité de la révolution esthétique de Kafka. Je me rappelle une conversation, il y a vingt ans déjà, avec Gabriel Garcia Marquez qui m'a dit: "C'est Kafka qui m'a fait comprendre qu'on peut écrire autrement". Autrement, cela voulait dire: en franchissant la frontière du vraisemblable. Non pas pour s'évader du monde réel (à la manière des romantiques) mais pour mieux le saisir.

Car, saisir le monde réel fait partie de la définition même du roman; mais comment le saisir et s'adonner en même temps à un ensorcelant jeu de fantaisie? Comment être rigoureux dans l'analyse du monde et en même temps irresponsablement libre dans les rêveries ludiques? Comment unir ces deux fins incompatibles? Kafka a su résoudre cette immense énigme. Il a ouvert la brèche dans le mur du vraisemblable; la brèche par laquelle l'ont suivi beaucoup d'autres, chacun à sa manière: Fellini, Garcia Marquez, Fuentes, Rushdie. Et d'autres, et d'autres.

Au diable saint Garta! Son ombre castratrice a rendu invisible l'un des plus grands poètes du roman de tous les temps.

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