CHAPITRE XV

Arrivé au bout de la voie aérienne, le camion abandonna le tunnel percé dans la montagne pour s’engager sur l’autoroute Lester qui menait par d’anciens tunnels jusqu’aux réserves sauvages où des centres de repos pour les fécondateurs en permission s’éparpillaient le long d’une route désertique balayée par le vent.

Il ne subsistait, pour tout éclairage, que la lune et le rayon lumineux projeté par le phare cyclopéen du camion.

De temps à autre, le véhicule doublait un car dont les sièges étaient occupés par des couples silencieux et maussades, des fécondateurs, leur permission terminée, qui regagnaient la mégalopole. Si l’un d’eux remarqua le camion, il le prit pour un transport de ravitaillement destiné aux centres de repos.

Sous le Foyer de Repos, le conducteur, arrêté sur un bas-côté incurvé, procéda au réglage de la garde-au-sol de son véhicule. Cela fait, il quitta la route. Les turbines gémirent de façon insupportable et la conduite perdit toute douceur.

Dans la boîte étroite où les cinq fuyards étaient confinés, Harvey, d’une main, se cramponnait au banc, et de l’autre, il retenait Lizbeth. Le camion cahotait sur une vieille piste abandonnée et, après s’être heurté à un mur d’aulnes, il s’engagea entre des buissons épineux et des rhododendrons sur une autre piste parallèle à la route.

— Que se passe-t-il ? demanda plaintivement Lizbeth.

Nous avons quitté la route, grinça la voix du chauffeur dans le haut-parleur. Il n’y a rien à craindre.

Rien à craindre. En entendant cette remarque grotesque, Harvey retint un éclat de rire qui aurait pu devenir hystérique.

Le conducteur avait éteint toutes les lumières et s’aidait seulement de sa vision infrarouge.

La piste sinuait à travers les buissons comme la trace d’un escargot. Le camion la suivit pendant deux kilomètres, laissant derrière lui un tourbillon de poussière et de feuilles sèches. Quand la route coupa un chemin forestier, un ruban bien tracé par les voitures de patrouille qui l’avaient pavé de saules morts et de fougères, il tourna à droite ; puis, semblable à quelque monstrueux animal préhistorique, il gravit une colline au milieu des plaintes des turbines, descendit la pente de l’autre côté et grimpa une autre colline au sommet de laquelle il s’arrêta.

Les turbines redevinrent silencieuses ; le camion retomba sur ses patins. De la cabine du conducteur sortit un Cyborg massif aux jambes tronquées auquel on avait fixé des bras luisants pour lui permettre de remplir sa tâche. Il arracha un côté du véhicule et commença à vider le camion. Toute la cargaison sans distinction dégringola à travers un bouquet de ciguë dans une ornière profonde.

À l’intérieur, Igan bondit sur ses pieds, s’approcha du parlophone et hurla : « Où sommes-nous ? »

Seul le silence lui répondit.

— Idiot, répondit Harvey, vous ne savez pas pourquoi il s’est arrêté.

Igan préféra ignorer l’insulte ; après tout elle venait d’un abruti à peine éduqué.

— On peut l’entendre décharger la cargaison, dit-il en se penchant devant Harvey pour frapper de la paume la paroi du véhicule.

— Hé là ! dehors, que se passe-t-il ?

— Fichez-nous la paix et asseyez-vous. D’une poussée, Harvey envoya le chirurgien s’effondrer sur l’autre banquette.

Le visage sombre, les yeux étincelants, Igan allait contre-attaquer quand Boumour le retint.

— Conservez votre sang-froid, l’ami Igan.

L’autre chirurgien se rassit ; son visage retrouva peu à peu son expression de sérénité.

— Il est curieux de constater la façon dont les émotions parviennent à vous dominer, en dépit de…

— Ça passera, interrompit Boumour.

Harvey qui s’était emparé de la main de Lizbeth, lui communiqua :

J’ai senti la poitrine d’Igan sous sa veste ; elle est convexe… et dure comme du plasmeld.

Tu crois que c’est un Cyborg ?

Sa respiration est normale.

Et il éprouve des émotions. Je lis la peur en lui.

Oui… mais…

Nous ferons attention.

— Durant, intervint Boumour, vous devriez avoir confiance en nous. Le docteur Igan a compris que notre chauffeur ne déchargerait la cargaison que si nous nous trouvions en lieu sûr.

— Est-ce bien notre chauffeur ? rétorqua Harvey.

L’ombre d’un doute passa sur le visage impassible de Boumour.

Harvey sourit en s’en apercevant.

— Harvey, demanda Lizbeth, tu ne crois pas que…

C’est bien notre conducteur qui est dehors. On n’a pas entendu de bruit de lutte. Or on ne peut maîtriser un Cyborg sans employer la violence.

Mais où sommes-nous ?

Dans les montagnes en plein désert ; je sens l’air. D’après les cahots ressentis pendant le trajet, loin de l’autoroute.

La boîte glissa soudain sur le côté et la lumière s’éteignit. Dans l’obscurité, Harvey sentit le mur auquel il était adossé céder sous lui. Il étreignit Lizbeth, tourna sur lui-même… et se retrouva dans la nuit, baigné par la lune. La silhouette du conducteur se découpait sur un fond lointain de lueurs éparses : les lumières de la mégalopole. Au-dessus d’eux, la lune teignait d’argent le sommet des arbres. Le passage du camion avait brassé les senteurs de la forêt et une forte odeur de résine flottait dans l’air. Depuis l’arrivée des intrus, le désert attendait en silence.

— Dehors, commanda le conducteur qui se retourna. La lune éclaira un instant ses traits.

— Glisson ! s’exclama Harvey.

— Salut, Durant.

— Vous !

— Pourquoi pas ? Sortez maintenant…

— Mais ma femme n’est pas ?…

— Je suis au courant. Votre femme a largement eu le temps de se remettre de l’opération. À condition de ne pas trop forcer, elle peut marcher.

— Tout ira bien, chuchota Igan à l’oreille d’Harvey. Aidez-la à se lever et à descendre.

— Je… je me sens bien, dit Lizbeth. Voilà. Elle passa un bras autour des épaules de son mari et tous deux descendirent du camion.

— Où sommes-nous ? demanda Igan qui les avait suivis.

— Dans un endroit pour aller ailleurs, répondit Glisson. Quel est l’état du prisonnier ?

— Il revient à lui, dit Boumour qui se trouvait encore au fond du véhicule. Aidez-moi à le sortir d’ici.

— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Harvey.

— À cause d’une pente raide, expliqua Glisson. Nous abandonnons le chargement ici. Le camion ne peut pas aller plus loin.

Boumour et Igan portant Svengaard vinrent l’adosser à une souche.

— Attendez que je libère la remorque, dit Glisson. Pendant ce temps-là, décidez de ce que nous devons faire de Svengaard.

En entendant son nom, le prisonnier ouvrit les yeux et découvrit les lumières lointaines de la cité. Il avait mal à la mâchoire à cause du coup de poing d’Harvey ; le sang lui battait aux tempes. Ses mains étaient engourdies par les liens. En outre, il avait faim et soif. Un parfum de verdure lui emplit les narines et le fit éternuer.

— Il faudrait peut-être se débarrasser de lui, proposa Igan.

— Je ne crois pas, répondit Boumour. C’est un homme expérimenté, donc une recrue possible. Nous allons avoir besoin d’hommes expérimentés.

Svengaard regarda en direction des voix ; le groupe se tenait près de la longue silhouette argentée du camion que précédait la double cabine rebondie. On entendit un bruit métallique quand la remorque glissa de deux mètres en arrière avant de buter contre un monticule de terre.

Glisson revint à ce moment s’accroupir auprès de Svengaard.

— Qu’avez-vous décidé ? On le tue ou on le garde ?

Harvey eut un hoquet et sentit Lizbeth s’accrocher à son bras.

— On le garde pour le moment, répondit Boumour.

— S’il ne nous cause pas d’autres ennuis, ajouta Igan.

— On pourra toujours en utiliser certaines parties, conclut le Cyborg. Ou fabriquer un autre Svengaard et lui donner une autre formation. Il se releva. Une décision immédiate ne s’impose pas.

Svengaard resta muet. L’élocution parfaite, la voix neutre du Cyborg le glaçaient. Un homme dur, brutal, pensa-t-il. Prêt à la violence. Un tueur.

— Montez dans la cabine avec lui, ordonna Glisson. Tous. Il faut nous rendre à… Il s’interrompit et regarda vers la mégalopole.

Des zébrures bleues et blanches striaient l’horizon. Un éclair doré d’une luminosité aveuglante les déchira sur la gauche, bientôt suivi par un autre. On aurait cru qu’un gigantesque feu d’artifice se déployait devant les montagnes pétrifiées dans la clarté lunaire. De nouveaux éclairs jaunes se succédèrent, sur la droite cette fois ; les vibrations sonores ébranlèrent le chirurgien des pieds à la tête. La caisse du véhicule résonna à l’unisson.

— Que se passe-t-il ? demanda Lizbeth d’une voix plaintive.

— Silence, ordonna Glisson. Regardez.

— Dieux de vie, s’exclama la jeune femme, mais qu’est-ce que c’est ?

— La mort de la mégalopole, dit Boumour.

Les vibrations sonores agitèrent de nouveau le camion.

— Ça fait mal, murmura Lizbeth.

— Les monstres, dit Harvey en attirant sa femme à lui.

— Ici, l’on souffre, dit Igan d’une voix froide et solennelle ; là-bas, on meurt.

Dix kilomètres en dessous de l’endroit où les fuyards se trouvaient, un brouillard vert envahit l’atmosphère par couches successives ; il recouvrit les collines, les joyaux de lumière, les éclairs dorés comme un océan déchaîné.

— Aviez-vous prévu qu’ils emploieraient le brouillard de la mort ? demanda Boumour.

— Nous savions ce qu’ils feraient, lui répondit Glisson.

— Je vous crois. Ils stérilisent la région.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? interrogea Harvey.

— Le brouillard émane des ventilateurs par lesquels ils répandent d’habitude le gaz contraceptif, expliqua le chirurgien, un soupçon sur notre peau et c’est fini.

Igan vint regarder Svengaard les yeux dans les yeux.

— Eux nous aiment, eux nous protègent, eux prennent soin de nous, récita-t-il sur un ton ironique.

— Que se passe-t-il donc ? demanda Svengaard.

— Vous n’entendez pas ? Vous ne voyez pas ? Vos amis les Optimhommes sont en train de stériliser Seatac. Aviez-vous des amis dans la ville ?

— Des amis ? Svengaard parlait d’une voix brisée. Il se détourna pour contempler le brouillard. Au loin, toutes les lumières s’étaient éteintes.

Des vibrations les firent encore une fois trembler, agitant le sol et le camion.

— À présent que pensez-vous d’eux ? insista Igan.

Svengaard secoua la tête car il ne pouvait plus parler. Pourquoi le système de protection n’interrompait-il pas la scène ? Ses organes sensoriels transmettaient à sa conscience une perception anormale de la réalité… une aberration inouïe. Voilà, ce ne pouvait être qu’une erreur de ses sens, une hallucination.

— Pourquoi ne répondez-vous pas ? reprit l’autre.

— Laissez-le tranquille, dit Harvey. Nous aussi nous souffrons. Vous n’avez donc pas de cœur ?

— Ses yeux sont ouverts, mais il refuse de croire.

— Comment ont-ils pu faire une chose pareille ? murmura Lizbeth.

— Instinct de conservation, grogna Boumour. Une caractéristique dont notre ami Svengaard semble dépourvu. On l’en a sans doute privé lors de son modelage.

Svengaard ne pouvait détacher les yeux du nuage vert qui continuait de s’étendre avec douceur. Là-bas la nuit la plus épaisse avait remplacé la vie et la lumière. Depuis cette brusque disparition, il avait une conscience aiguë de sa condition de mortel et il repensait à ses amis, au personnel de l’hôpital, aux embryons, à son épouse et compagne.

Tous annihilés.

Il se sentait vide, incapable d’éprouver la moindre émotion, même un ressentiment. Une question revenait sans cesse : Quel était leur but ?

— Dans la cabine avec lui, ordonna Glisson. À l’arrière, sur le plancher.

Des mains brutales le soulevèrent ; il reconnut Boumour et Glisson. L’absence d’émotivité de ces derniers ne cessait de le surprendre. Jamais auparavant, il n’avait rencontré un être dépourvu à ce point d’humanité.

Quand ils le roulèrent sur le sol de la cabine, le montant pointu d’un siège s’enfonça dans ses côtes. Ensuite, des jambes l’entourèrent ; quelqu’un posa même un pied sur son estomac, puis le retira. Les turbines vrombirent. Une porte claqua. Le véhicule démarra.

Svengaard fut envahi par une sorte de torpeur.

Lizbeth, qui était assise au-dessus de lui, poussa un profond soupir. En l’entendant, il fut saisi d’une sincère compassion pour la jeune femme. C’était la première émotion qu’il ressentait depuis la destruction de la mégalopole.

Pourquoi ont-ils fait cela ? se demanda-t-il. Pourquoi ?

Dans l’obscurité, Lizbeth saisit la main de son mari. De temps à autre le clair de lune éclairait la silhouette de Glisson qui se trouvait assis juste devant elle. L’économie de ses mouvements, la puissance que dégageait chacun de ses gestes emplissaient la jeune femme d’une inquiétude croissante. En outre, la cicatrice la démangeait ; elle aurait voulu se gratter mais, redoutant d’attirer l’attention sur elle, elle s’abstint. Le service des courriers s’était édifié lentement, en marge des Cyborgs et des Optimhommes, grâce en partie à la discrétion de ses membres. En ce moment, tenaillée par la peur, elle obéissait aux consignes données à l’entraînement.

Harvey transmit par le truchement de ses mains : Igan, Boumour, je lis leur pensée maintenant. Ce sont de nouveaux Cyborgs. Un seul maillon et des ordinateurs implantés. Ils sont en train de découvrir la nature humaine : ils manifestent des réactions normales et ils apprennent à contrôler leurs émotions.

Lizbeth assimila les informations.

Harvey lisait souvent mieux qu’elle ; elle relut dans l’esprit des deux chirurgiens.

— Tu comprends ? demanda-t-il.

— Tu as raison.

C’est une rupture complète avec le Centre ; ils ne pourront jamais y retourner.

Ce qui explique Seatac. Elle se mit à trembler.

Nous ne pouvons leur faire confiance. Et Harvey la serra contre lui pour la réconforter.

Le camion se frayait un chemin entre les collines, tantôt évitant une prairie, tantôt empruntant de vieilles pistes, et parfois même le lit asséché d’un cours d’eau. Peu avant l’aube, il laissa à sa gauche un pare-feu pour s’enfoncer dans un bouquet de cèdres et de pins. Les souffleries déclenchaient derrière lui, sur le chemin exigu, un cyclone de branches et de feuillages. Glisson s’arrêta enfin derrière une vieille bâtisse aux murs envahis par la mousse. Des rideaux ornaient les fenêtres étroites et de pseudo-canards s’alignaient devant ; les mauvaises herbes qui les recouvraient signalaient qu’on ne les avait pas fait fonctionner depuis longtemps. Ils se dressaient comme des êtres fantomatiques dans la lumière chiche d’une ampoule unique blottie sous l’avancée du toit.

Une fois les turbines arrêtées, les passagers du véhicule entendirent le ronronnement d’une machine. Le son provenait d’une manche à air dont la masse brillante et anguleuse s’érigeait entre les arbres.

Une porte s’ouvrit au coin de la bâtisse et un vieil homme apparut, qui se mouchait dans un mouchoir rouge. Il avait une grosse tête, une forte mâchoire et des épaules tombantes… Tout son visage respirait la servilité.

— C’est un signal, expliqua Glisson. Tout va bien… pour le moment. Il se glissa hors de la cabine, s’approcha du vieillard et toussota.

— Y’a beaucoup de malades par ici ces derniers temps, dit le vieil homme. Il avait une voix aussi usée que son visage, une voix sifflante, qui brouillait les consonnes.

— Vous n’êtes pas le seul à avoir des ennuis, reprit Glisson.

Le vieillard se redressa, et les épaules tombantes et le regard servile disparurent en même temps.

— Vous voulez une planque, c’est ça. J’sais pas si c’est prudent d’venir ici. Ch’sais même pas si j’dois vous cacher.

— C’est moi qui donne les ordres, vous, vous obéissez.

Après qu’il eut scruté son interlocuteur, une expression de colère apparut sur le visage de l’homme.

— Salauds de Cyborgs !

— Taisez-vous, dit Glisson d’une voix neutre. Il nous faut de la nourriture et une cachette pour la journée. J’aurais besoin de vous pour m’aider à cacher le camion ; vous devez connaître les alentours. Il nous faudra aussi un autre moyen de transport.

— Vaut mieux l’découper et l’enterrer, recommanda le vieillard. Y’a eu du grabuge, vous devez être au courant.

— Oui. Glisson se retourna vers le camion. Venez et amenez Svengaard.

Les autres lui obéirent, Igan et Boumour portant le prisonnier. Quoiqu’on eût libéré ses chevilles, le chirurgien paraissait incapable de se tenir debout. Lizbeth quant à elle, marchait courbée en avant. Son attitude trahissait son inquiétude : elle doutait que la cicatrisation se fût faite si vite en dépit du traitement enzymatique.

— Nous passerons la journée ici, dit Glisson. Cet homme vous montrera où vous logerez.

— A-t-on des nouvelles de Seatac ? demanda Igan.

Le Cyborg regarda le vieillard.

— Répondez.

L’autre haussa les épaules.

— Un courrier, y’a deux heures. Pas de survivants à c’qui paraît.

— Aucune nouvelle d’un certain docteur Potter ? croassa Svengaard.

Glisson pivota pour regarder le prisonnier.

— Ch’sais pas. Quelle route il a prise ?

Après s’être éclairci la voix, Igan jeta un coup d’œil à Glisson puis au vieil homme.

— Potter ? Je crois qu’il se trouvait dans le groupe qui s’est enfui par les conduits.

Le vieillard se tourna vers la manche à air dont les détails apparaissaient avec le lever du soleil.

— Personne est venu par là. La première chose qui z’ont faite, c’est de fermer les ventilateurs et d’inonder de gaz les conduits. Il leva les yeux vers Igan. Les ventilateurs remarchent d’puis près de trois heures.

Glisson, qui observait Svengaard, lui demanda :

— Pourquoi vous intéressez-vous à Potter ?

L’autre resta muet.

— Répondez-moi, ordonna le Cyborg.

Le chirurgien essaya d’avaler sa salive, mais la gorge lui fit mal. Il se sentait acculé. Les paroles de Glisson l’avaient rendu fou furieux. Sans prévenir, il bondit, entraînant Igan et Boumour avec lui et décocha un coup de pied au Cyborg.

Ce dernier l’esquiva d’un mouvement imprécis, saisit le pied, arracha Svengaard à ses deux gardiens, le fit pivoter sur place et le lâcha. Svengaard alla s’affaler sur le dos, jambes écartées, le souffle coupé. Avant qu’il ait pu faire un mouvement, Glisson se planta au-dessus de lui. Svengaard éclata en sanglots.

— Pourquoi vous intéressez-vous à Potter ? répéta le Cyborg.

— Partez, partez, hoqueta le prisonnier.

Glisson se redressa et regarda Igan et Boumour.

— Vous comprenez son attitude ?

— L’émotion, dit Igan en haussant les épaules.

— Une réaction causée par un choc, proposa Boumour.

Il se trouvait bien sous le coup d’un choc, transmit Harvey à sa femme, mais sa réaction prouve que l’effet se dissipe. Et ce sont des médecins ! Ils ne savent donc pas lire les pensées ?

Glisson, oui, répondit Lizbeth. Il a voulu jauger les deux autres.

À ce moment-là, le Cyborg se retourna et son regard se posa sur Harvey. Celui-ci lut dans les yeux de l’autre une compréhension si complète qu’il en fut effrayé.

Attention, signala sa femme, il se méfie de nous.

— Emmenez Svengaard à l’intérieur, commanda Glisson.

Le malheureux chirurgien leva les yeux vers l’ancien conducteur. Les Durant l’avaient appelé Glisson. Or, le vieillard sorti de la bâtisse l’avait traité de Cyborg. Était-ce possible ? Les demi-hommes avaient-ils encore une fois ressuscité pour affronter les Optimhommes ? Leur résurrection expliquait-elle la destruction de Seatac ?

Boumour et Igan interrompirent le cours de ses pensées en le remettant sur pied.

— Plus de sottises, dit Boumour après avoir vérifié ses liens.

Et eux appartiennent-ils aussi à l’espèce des Cyborgs ? Et les Durant ?

Svengaard avait encore les yeux humides. De l’hystérie. Les conséquences d’un choc nerveux. Pourquoi la mort de Potter me frappe-t-elle plus que l’annihilation de la mégalopole, que la disparition de ma femme et de mes amis ? se demanda-t-il avec un curieux sentiment de culpabilité. Qu’est-ce que Potter représentait pour lui ?

À demi porté par les deux autres chirurgiens, Svengaard pénétra dans la bâtisse. Un vestibule étroit conduisit le trio dans une pièce mal éclairée dont le plafond s’élevait jusqu’à la charpente du toit, deux étages plus haut. Boumour et Igan laissèrent tomber le prisonnier sur un lit poussiéreux, fait de matière plastique et d’un matelas hydraulique qui s’ajusta mal à son poids. La lumière éparse qui tombait de deux globes enfouis entre les poutres révélait des meubles dépareillés semés dans la pièce et des formes indescriptibles recouvertes d’un tissu lisse et brillant. À sa gauche, Svengaard découvrit une table de bois.

Du bois ! Derrière elle gisaient un divan, un vieux bureau à cylindre, auquel il manquait un tiroir, et des chaises. Une cheminée sale et constellée de suie, avec une crémaillère, occupait la moitié du mur en face de lui. La pièce sentait l’humidité, la pourriture. Le plancher craquait sous les pas des visiteurs. Un plancher en bois, lui aussi.

Svengaard examina les petites fenêtres par où s’infiltrait un jour gris dont la luminosité augmentait de minute en minute. Cependant le soleil le plus éclatant n’aurait pu dissiper la mélancolie de cet intérieur. Contaminé par l’ambiance, il pensa à tous les morts, les oubliés, et les larmes roulèrent sur ses joues.

Suis-je malade ? se demanda-t-il, surpris.

Il entendit qu’on allumait les turbines du camion dans la cour. Le bruit augmenta puis décrut et disparut. Harvey et Lizbeth pénétrèrent alors dans la pièce.

Après avoir regardé le prisonnier puis les deux chirurgiens qui montaient la garde à ses côtés, la jeune femme s’approcha à pas prudents de l’homme étendu et lui mit la main sur l’épaule. Quand elle vit les larmes dans ses yeux, elle souhaita avoir cet homme si humain pour docteur. Cela pourrait se faire après tout. Elle décida de demander à son mari.

— Faites-nous confiance, dit-elle à Svengaard. Nous ne vous ferons pas de mal. Ce sont eux et non pas nous qui ont tué votre femme et vos amis.

Svengaard se détourna.

Comment ose-t-elle me montrer de la compassion ? Mais Lizbeth avait touché une corde sensible. Au tréfonds de lui-même, le chirurgien se sentait bouleversé.

Un silence pesant régnait dans la pièce.

Harvey fit asseoir sa femme à table.

— Du bois, remarqua-t-elle. Il y avait dans sa voix une note d’émerveillement. Harvey, j’ai faim.

— Ils nous apporteront à manger dès qu’ils en auront fini avec le camion.

Lizbeth lui étreignit la main. Svengaard contempla, fasciné, les mouvements rapides de ses doigts.

Glisson et le vieil homme rentrèrent à ce moment, claquant la porte derrière eux. Toute la bâtisse vibrait au rythme de leurs pas.

— Pour la prochaine étape, nous emploierons une voiture de patrouille, annonça le Cyborg. C’est plus prudent. Il faut que je vous révèle quelque chose. Il parcourut l’assistance de son regard lourd. Il y avait un traceur sur la remorque que nous avons abandonnée au cours de la nuit.

— Un traceur ? dit Lizbeth.

— Un appareil qui signale nos déplacements, expliqua Glisson.

— Ohhh ! Lizbeth mit une main sur sa bouche.

— Je ne sais pas s’ils nous suivent de près, continua le Cyborg car il a fallu modifier ma structure pour cette mission et j’ai dû abandonner une partie de mes composants. Peut-être connaissent-ils déjà notre cachette.

Harvey secoua la tête.

— Mais pourquoi…

— Pourquoi ne nous ont-ils pas arrêtés ? compléta Glisson. C’est l’évidence même. Ils espèrent que nous les conduirons au centre de notre organisation. Ce qui pouvait passer pour un éclair de rage surgit dans les yeux du Cyborg. Ils auront peut-être une surprise.

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