CHAPITRE III

Les infirmières de la salle de modelage placèrent l’éprouvette sous le distributeur d’enzymes, préparèrent les tubes et les connexions qui les reliaient à l’ordinateur.

Elles travaillaient avec calme et efficacité pendant que Potter et Svengaard examinaient les cadrans. L’infirmière préposée à l’ordinateur installa les bandes d’enregistrement ; l’appareil émit un bourdonnement confus quand elle le testa.

Comme toujours avant chaque intervention, Potter lui-même se sentait nerveux. Une fois l’opération entamée, la nervosité céderait le pas à la sûreté de soi mais, pour le moment, la hargne le dominait. Il jeta un regard sur les touches de l’éprouvette. Le cycle de Krebs se maintenait à 86.9, soixante points au-dessus du niveau mortel. Une infirmière vint ajuster son masque, vérifia le fonctionnement du micro :

« Au clair de la lune, mon ami Pierrot, prête-moi ta plume… Le chirurgien sur le dos des infirmières se permit un bon mot. »

Il entendit distinctement glousser la manipulatrice et il lui jeta un coup d’œil, mais elle lui tournait le dos et son visage était déjà caché par sa calotte et son masque.

— Le micro marche, docteur, dit l’infirmière qui s’occupait de l’éprouvette. À cause du masque, il ne pouvait voir ses lèvres bouger mais les joues de la femme se plissèrent au-dessus du tissu.

Svengaard assouplit ses doigts dans ses gants et prit une profonde inspiration ; la pièce sentait légèrement l’ammoniaque. Il se demanda pourquoi Potter plaisantait toujours avec les infirmières. Ça lui paraissait déplacé.

Potter s’approcha de l’éprouvette. Sa combinaison stérile ondula au rythme de ses pas avec un crissement familier. Il leva les yeux vers l’écran mural, le récepteur de relais qui montrait à peu près ce que voyait le chirurgien et qui transmettait cette image aux parents. Quand il braqua sa caméra frontale vers l’appareil, il se vit sur l’écran.

— Fichus parents… ils me donnent un sentiment de culpabilité… tous sans exception.

Il reporta son attention vers l’éprouvette de cristal qui se hérissait maintenant d’instruments de toutes sortes. Le gargouillement de la pompe lui portait sur les nerfs.

Svengaard vint se placer de l’autre côté de l’éprouvette en attente. Au-dessus de son masque, ses yeux reflétaient le calme. Il émanait de lui une impression de grande assurance, il inspirait confiance.

Je me demande ce qu’il éprouve véritablement ? Potter se rappela qu’en cas d’urgence, il n’y avait pas meilleur assistant que Sven.

— Vous pouvez commencer à augmenter l’acide pyruvique, dit-il.

Svengaard acquiesça et poussa une manette.

L’infirmière enclencha ses bobines.

Les deux chirurgiens fixèrent les yeux sur les cadrans tandis que le cycle de Krebs grimpait : 87.0… 87.3… 87.8… 88.5… 89.4… 90.5… 91.9…

Maintenant, se dit Potter, le processus irréversible de la croissance est engagé, seule la mort peut l’arrêter.

— Prévenez-moi quand le cycle de Krebs aura atteint 110, ordonna-t-il.

Il remit en place le microscope et les micromanipulateurs puis se reposa. Est-ce que je verrai ce que Sven a vu ? Il y avait peu de chance. L’éclair surgi de l’extérieur n’avait jamais frappé deux fois au même endroit. Il apparaissait, il accomplissait ce qu’aucune intervention humaine ne pouvait accomplir et il disparaissait comme il était venu.

Pour aller où ? se demanda Potter.

Les espaces qui séparent les ribosomes apparurent dans son champ de vision ; il les examina avant d’augmenter le grossissement et de se plonger dans les hélices de l’ADN. Oui, c’était bien ce que Sven lui avait décrit. L’embryon des Durant était l’un des rares embryons capables de passer dans le domaine plus qu’humain du Centre… à condition que l’opération réussisse.

Cette vérification laissa Potter tout ébranlé. Il reporta son attention sur les structures mitochondriales, et observa, sans doute possible, l’intervention de l’arginine. Tout concordait exactement avec la description de Sven : des hélices alpha avaient commencé à se former, mettant en évidence les stries bien connues des modifications de l’aneurine.

Cet embryon offrirait de la résistance au chirurgien ; le combat s’annonçait difficile.

Potter se redressa.

— Eh bien ? lui demanda Svengaard.

— Tout à fait ce que vous m’avez décrit, répondit Potter. C’est comme si c’était fait. La phrase s’adressait aux parents.

Il se demanda ce que la Sécurité dénicherait sur les Durant. Est-ce qu’on les trufferait d’appareils espions camouflés en objets ordinaires ? Peut-être. Le bruit courait que les parents de la Résistance avaient mis au point de nouvelles techniques… que les Cyborgs sortaient des oubliettes après s’y être cachés pendant des siècles. Si les Cyborgs existaient, ce dont Potter doutait.

— Commencez à réduire l’acide pyruvique, ordonna Svengaard à la manipulatrice.

— Réduction de l’acide pyruvique, reprit-elle en écho. Potter se concentra sur le premier distributeur qui se trouvait à côté de lui et vérifia la présentation des éléments : au premier rang, les pyrymidines, les acides nucléiques et les protéines, à leur suite l’aneurine, la riboflavine, la pyridoxine, l’acide pantothénique, l’acide folique, la choline, l’inositone, le sulfhvdryl…

Il s’éclaircit la gorge, préparant son plan d’attaque contre les défenses de la morula.

— Je vais essayer de trouver une cellule mère en masquant la cystéine en un locus, annonça-t-il. Tenez prêt le sulfhvdryl et une bande intermédiaire pour la synthèse protéinique.

— Prêt pour le masque, dit Svengaard. Il fit un signe de tête à la manipulatrice qui mit en place la bande intermédiaire avec des gestes calmes et précis.

— Le cycle de Krebs ? s’enquit Potter.

— On arrive à cent dix, signala son collègue.

Un silence.

— Enregistrez, dit Svengaard.

Potter se pencha de nouveau sur le microscope.

— Envoyez la bande, dit-il. Deux minités de sulfhydryl.

Potter augmenta progressivement le grossissement, et choisit une cellule pour le masque. Le trouble créé par l’intrusion des minités se dissipa. Il chercha dans les cellules environnantes des preuves que la mitose démarrerait dans la direction qu’il avait lui-même choisie. Tout se passait lentement, trop lentement. Il venait à peine de commencer et déjà ses mains transpiraient dans ses gants.

— Préparez-vous à injecter l’adénosine triphosphatée, commanda-t-il.

Svengaard inséra le tube dans le micromanipulateur et fit un geste de la tête en direction de l’infirmière préposée à l’éprouvette. Déjà l’ATP ! Le combat s’annonçait rude.

— Envoyez une minité d’ATP, ordonna Potter.

Svengaard appuya sur une touche. Le bruissement des bandes de l’ordinateur résonna dans le silence.

Potter releva un instant la tête.

— Ce n’est pas la bonne ; nous allons en essayer une autre ; même procédure. Il se repencha sur le microscope, déplaça le micromanipulateur, augmenta le grossissement d’un cran à la fois et se fraya délicatement un chemin dans la masse cellulaire. Doucement… doucement… Le microscope lui-même pouvait causer des dommages irréparables.

Ahhh… il venait de repérer une cellule active au cœur de la morula. En cet endroit, la stase entretenue dans l’éprouvette n’avait produit qu’un ralentissement relatif. La cellule était la scène d’une intense activité chimique. Il reconnut les doubles paires d’une base accrochées à l’hélice en spirale d’un phosphate de sucre quand elles passèrent dans son champ de vision.

Toute angoisse l’avait quitté, il retrouvait son habituelle sûreté de soi et la ferme impression, souvent ressentie, que la morula était un océan dans lequel il nageait, que l’univers de la cellule constituait son habitat naturel.

— Deux minités de sulfhydryl.

— Sulfhydril. Deux minités, répéta Svengaard. Prêt pour l’ATP.

— ATP, reprit Potter. Je vais interrompre les réactions d’échange dans le système mitochondrial. Envoyez l’oligomycine et l’azide.

Svengaard fit preuve de sa compétence en s’exécutant sans hésitation. Seule la question suivante indiqua qu’il connaissait les dangers qu’impliquait ce processus : « Dois-je tenir prêt un agent pour empêcher l’accouplement ?

— Préparez de l’arséniate dans le numéro un.

— Le cycle de Krebs descend, annonça la manipulatrice : 89.4.

— Conséquence de l’intrusion, remarqua Potter, envoyez-moi zéro-six minités d’azide.

Svengaard appuya sur la touche.

— 0.4 d’oligomycine, demanda Potter.

— Oligomycine, zéro quatre.

Potter ne vivait plus que par ses yeux braqués sur le microscope et ses mains rivées aux micromanipulateurs. Son existence s’était transplantée dans la morula, il ne faisait plus qu’un avec elle.

Ses yeux enregistrèrent l’arrêt de la mitose périphérique… résultat prévisible des manœuvres antérieures. « Je crois que ça y est ! s’écria-t-il. Il bloqua le microscope, régla l’image et s’enfonça vers les hélices de l’ADN en quête de la difformité provoquée par l’hydroxyl, de la famille qui engendrerait un ventricule déficient. Il était maintenant redevenu l’artiste, le maître-modeleur ; la cellule mère déterminait tout l’organisme. Il se mit en devoir de façonner la délicate usine chimique de la structure interne.

— Prêt pour le modelage, annonça-t-il.

Svengaard arma le générateur de mésons.

— Armé, dit-il.

— Cycle de Krebs : 71, dit la manipulatrice.

— Premier modelage, fit Potter.

Il visa, lança la première décharge et observa le chaos qui s’ensuivit. L’appendice d’hydroxyl s’évanouit ; les nucléotides se reformèrent.

— Hémoprotéine P.450, demanda le chirurgien. Préparez la réduction par le NADH. Il attendit tandis que les globules de protéines se reformaient sous ses yeux, recherchant les molécules biologiquement actives. Maintenant ! Son instinct et son expérience jointes lui avaient indiqué le moment opportun. Deux minités et demi de P.450, ajouta-t-il.

Plusieurs chaînes de polypeptides se précipitèrent à l’intérieur de la cellule au milieu d’un tourbillon.

— Réduction, ordonna Potter.

Svengaard effleura la manette de l’NADH. Il ne pouvait rien voir du spectacle qui s’offrait à son collègue, mais la caméra frontale du chirurgien reproduisait une vue légèrement déformée du champ du microscope. Cette vue, ajoutée aux ordres de Potter, l’informait des lentes modifications qui se produisaient à l’intérieur de la cellule.

— Cycle de Krebs : 58, dit la manipulatrice.

— Deuxième modelage, annonça Potter.

— Armé, répondit Svengaard.

Potter, qui cherchait l’isovalthine responsable du myxœdème latent, la trouva enfin. « Donnez-moi une bande sur la structure S – (isopropylcarboxyméthyl) cystéine. »

Les tambours de l’ordinateur sifflèrent, s’arrêtèrent et démarrèrent de nouveau sur un rythme lent et égal. Une image comparative de l’isovalthine apparut dans le coin supérieur droit du champ de vision du chirurgien. Potter compara les structures point par point. « Coupez », dit-il. L’image comparative s’évanouit.

— Cycle de Krebs : 4, annonça la manipulatrice.

Le chirurgien, haletant, prit une profonde inspiration ; encore vingt-sept points et ils auraient atteint la zone mortelle. L’embryon des Durant mourrait.

Il avala sa salive et lança une nouvelle décharge de mésons. L’isovalthine s’éparpilla.

— Cycloserine prête, dit Svengaard.

Ahhh, ce bon vieux Sven, pensa Potter. On n’a jamais besoin de lui dire ce qu’il faut faire.

— Image comparative du D-4-Aminoisoxazolidon-3, demanda le chirurgien.

La manipulatrice prépara la bande. « Image comparative prête. »

— Vu, dit Potter. L’image s’évanouit. « Une minité huit. » Il observa l’interaction des groupes d’enzymes produite par l’administration de la cyclosérine. Le groupe des aminés présentait un beau champ d’affinités ; l’ARN de transfert y avait déjà trouvé place.

— Cycle de Krebs : 38.6.

Il faut tenter le coup, pensa Potter. L’embryon ne supportera pas un autre ajustement.

— Réduisez la stase de l’éprouvette de moitié, commanda-t-il, augmentez l’ATP.

— Stase réduite, annonça Svengaard qui pensa : Ça va y être. Il régla l’arrivée de l’ATP et de l’acide pyruvique.

— Indiquez-moi le cycle de Krebs par demi-point, précisa Potter.

— 35, commença la manipulatrice, 34.5… 34… 33. 5… Le rythme de sa voix s’accéléra ; l’émotion lui coupait le souffle : 33… 32… 31… 30… 29…

— Interrompez la stase, dit Potter. Envoyez de l’histidine activée sur tout le spectre des aminés. Commencez la pyridoxine, 4.2.

Les doigts de Svengaard s’activèrent sur les touches.

— Réinjectez les informations sur la bande des protéines, demanda le chirurgien. Basculez tout le rapport sur l’ADN en automatique.

Les bandes sifflèrent sur les bobines.

Ça ralentit, constata Svengaard.

— 22, reprit la manipulatrice. 21.9… 22… 21.9… 22.1… 22.2… 22.1… 22.2… 22.3… 22.4… 22.3… 22.4… 22.5… 22.6… 22.5…

Tous les nerfs de Potter vibraient au rythme de la bataille. La morula avait atteint la limite de la zone mortelle ; elle pouvait vivre ou périr dans la minute suivante. Ou bien encore, elle pouvait survivre, mais déformée ; le cas s’était déjà produit. Quand le défaut était trop grand, on retournait l’éprouvette et on la rinçait.

Mais Potter se sentait toujours en correspondance avec l’embryon ; il aurait été incapable de s’en détacher.

— Désensibilisateur de mutagène, demanda-t-il.

Svengaard eut un instant d’hésitation. Le cycle de Krebs suivait une courbe lente qui descendait dangereusement vers le stade mortel. Il comprenait les mobiles de Potter mais il ne fallait pas négliger le risque de cancer. Il se demandait s’il devait discuter cette phase. L’embryon se tenait à moins de quatre points de son plongeon dans le néant. L’administration des mutagènes chimiques, à ce stade de l’opération, pouvait aussi bien entraîner un brusque grossissement de l’embryon que sa destruction totale. Même si le traitement se révélait efficace, il n’écartait pas les risques de cancer.

— Désensibilisateur de mutagène, répéta Potter.

— Dosage ? demanda son collègue.

Svengaard actionnait les touches sans quitter des yeux le cadran où s’inscrivaient les chiffres du cycle de Krebs. À sa connaissance, on n’avait jamais appliqué un traitement aussi draconien à un embryon aussi proche de la zone mortelle. D’habitude, les mutagènes étaient réservés aux embryons malformés des Stéris car leur emploi entraînait parfois des résultats catastrophiques. C’était comme secouer un seau de sable pour en égaliser la surface. De temps à autre, le germe soumis aux mutagènes se trouvait de lui-même une meilleure structure ; à l’occasion, on obtenait un viable… mais jamais un Optimhomme.

Après avoir réduit le grossissement, Potter se plongea dans les mouvements de l’embryon. Il effleura doucement les touches, cherchant toujours des traces d’Optimhomme, mais l’activité cellulaire demeurait instable et confuse.

— Cycle de Krebs : 28 annonça la manipulatrice.

Il recommence à grimper, se dit Potter.

— Tout doucement, remarqua Svengaard.

Potter ne quittait pas la morula des yeux. Elle grossissait et s’étendait par poussées régulières. L’immense quantité d’énergie accumulée dans ce minuscule territoire n’avait pas fini de lutter.

— Cycle de Krebs : 30.4, dit Svengaard.

— Je retire les mutagènes, l’avertit Potter. Il déplaça le microscope vers une cellule périphérique, désensibilisa les nucléotides, et se mit en quête des malformations.

La cellule était parfaite.

Avec un émerveillement croissant, il poursuivit son investigation à travers les doubles hélices des chaînes de l’ADN.

— Cycle de Krebs : 36.8, et la progression continue. Dois-je commencer la choline et l’aneurine ? demanda Svengaard.

Potter, concentré sur la structure génétique, répondit machinalement : « Commencez », termina son examen et passa à une autre cellule.

Parfaite également.

Une autre encore ; même résultat.

La modification de la structure se conservait ; il s’agissait donc d’une structure cellulaire stable. Ce qui, songea Potter, ne s’était pas produit dans l’histoire de l’humanité depuis le second siècle du modelage génétique. Il envisagea une vérification ; l’ordinateur lui fournirait tous les chiffres nécessaires ; jusqu’à présent, on n’avait jamais jeté ni perdu un rapport. Finalement, il préféra renoncer… L’enjeu était trop important. D’ailleurs, il n’avait nul besoin de vérifier : sous ses yeux vivait une structure classique, dont il avait pu contempler l’image presque tous les jours, au cours de ses études médicales.

La structure du supergénie qui avait poussé Sven à appeler un spécialiste du Centre se trouvait là, renforcée par les ajustements du modelage. En outre, elle était associée à une structure de fécondité parfaitement stable, elle aussi. Les signes de longévité s’inscrivaient dans la configuration des gènes.

Si cet embryon, après avoir atteint la maturité, rencontrait un partenaire fécondable, il pourrait se reproduire et engendrer des enfants sans l’intervention d’un chirurgien génétique. Et sans avoir besoin d’enzymes pour assurer sa survie. Même ainsi, il vivrait dix fois plus longtemps qu’un humain ordinaire ; avec quelques précieux ajustements enzymatiques supplémentaires, il rejoindrait peut-être le rang des immortels.

De cet embryon pourrait naître une race nouvelle semblable à celle des immortels du Centre, à une différence près, mais une différence capitale : sa descendance s’intégrerait dans le cadre de la sélection naturelle… Hors du contrôle des Optimhommes.

Aucun être humain ne pouvait vivre si ses cellules s’éloignaient trop de cette structure fondamentale, et cependant il n’existait qu’un seul danger au monde pour le Centre : cette structure.

La sélection naturelle est une folie criminelle qui condamne ses victimes à mener en aveugle une vie incertaine, avait-on seriné à tous les chirurgiens génétiques durant leurs études.

Comme s’il était capable de se déplacer dans le temps, Potter était intimement persuadé que l’embryon des Durant, s’il parvenait à maturité, rencontrerait un partenaire fécondable. Il avait reçu, de l’extérieur, ce don : une charge d’arginine, la source de la fécondité… Ensuite, dans le flot des mutagènes, qui avait déclenché l’activité de l’ADN, la structure génétique de cet embryon s’était constituée d’une manière stable.

Pourquoi ai-je introduit des mutagènes à ce moment précis ? s’étonna le spécialiste. Je savais que c’était nécessaire. Comment ? Étais-je l’instrument d’une puissance extérieure ?

— Cycle de Krebs : 58. Progression régulière, annonça Svengaard.

L’impatience gagnait Potter, il aurait voulu débattre librement de toutes ces questions avec Svengaard… mais il y avait ces fichus parents, sans compter les agents de la Sécurité… à l’affût. Quelqu’un d’autre a-t-il pu voir suffisamment pour comprendre ce qui s’était passé ? Pourquoi ai-je introduit les mutagènes ?

— Pouvez-vous déjà désigner la structure ? demanda Svengaard.

— Pas encore, mentit Potter.

L’embryon se développait à un rythme rapide. La prolifération des cellules stables offrait un spectacle magnifique.

— Cycle de Krebs : 64.7, dit Svengaard.

J’ai attendu trop longtemps, pensa Potter. Les grosses têtes du Centre vont me demander pourquoi j’ai tant attendu avant de tuer cet embryon. Mais je ne peux pas le tuer ! C’est trop beau !

Le centre se maintenait au pouvoir en gardant le monde dans l’ignorance de sa domination : avec parcimonie, il distribuait la vie sous forme de rations d’enzymes, à des esclaves à demi-morts.

Un dicton de la Masse expliquait : Dans ce monde, il y a deux mondes : l’un ne travaille pas et vit toujours, l’autre ne vit pas et travaille toujours.

Au laboratoire, dans une éprouvette de cristal, reposait un petit conglomérat de cellules, un organisme vivant qui mesurait moins de six dixièmes de millimètres de diamètre et cet organisme recelait en lui le pouvoir de se développer hors du contrôle du Centre.

La morula devait donc périr.

Ils ordonneront de la tuer. Ils me soupçonneront… je serai un homme fini. Admettons que cette chose soit laissée en liberté, que se passera-t-il ? Que deviendra la chirurgie génétique ? En reviendrons-nous à la correction des malformations mineures… au stade où nous nous trouvions avant les surhommes ?

Des surhommes ?

Il fit mentalement ce qu’il ne pouvait faire moralement : il maudit les Optimhommes. Ces derniers possédaient des pouvoirs démesurés, ils régnaient sur la vie et sur la mort ; nombre d’entre eux étaient de véritables génies. Mais ils dépendaient des rations enzymatiques comme le premier crétin venu parmi les Stéris ou les fécondateurs. Et l’on trouvait dans les deux camps des individus aussi brillants que les Optimhommes… et chez les chirurgiens de même.

Mais nul parmi ces hommes ne pouvait se prévaloir de cet avantage insurpassable et écrasant : l’immortalité.

— Le cycle de Krebs se maintient à 100, dit Svengaard.

— Nous avons enfin dépassé la zone supérieure, conclut Potter qui risqua un coup d’œil vers la manipulatrice.

Penchée sur le tableau de commande, la femme lui tournait le dos. Sans l’enregistrement, on aurait pu encore dissimuler l’événement. Svengaard n’avait rien vu. La caméra frontale recoupait partiellement le champ de vision du microscope. Les infirmières préposées à l’éprouvette étaient incapables même de deviner ce qui s’était passé. Seule la manipulatrice savait peut-être, grâce à son petit écran de relais… et l’enregistrement qui dormait dans le ventre de la machine en témoignait, un jeu d’ondes magnétiques inscrit sur une bande… que les agents de la Sécurité et les Optimhommes auraient tout loisir de consulter.

— Je n’ai jamais vu un embryon survivre après être descendu aussi bas, déclara Svengaard.

— Jusqu’où est-il descendu ? s’enquit Potter.

— Vingt et un point neuf… Vingt est la dernière limite, c’est vrai et vous le savez aussi bien que moi, mais je ne pensais pas qu’un embryon descendu au-dessous de 25 puisse remonter le cycle. Et vous, docteur ?

— Moi non plus.

— La structure correspond-elle à ce que nous souhaitions ?

— Je ne veux pas trop intervenir pour le moment.

— Bien entendu. Quoi qu’il puisse se passer maintenant, permettez-moi de dire que c’était du grand art.

Du grand art. Je me demande ce que cet imbécile dirait s’il savait ce qui gît dans l’éprouvette ! Un embryon complètement viable. Complètement ! Tuez-le, voilà ce qu’il dirait sûrement. Cet embryon n’a nul besoin de ration d’enzymes ; il peut se reproduire ; il est sans défaut… parfait. Tuez-le, dirait-il. Sven n’est qu’un esclave dévoué. Cet embryon peut, à lui seul, justifier l’épopée lamentable du modelage génétique. Mais à l’instant même où le Centre aura connaissance de l’enregistrement, l’arrêt de mort de cet embryon sera signé.

Éliminez-le, ordonneront-ils… car ils préfèrent éviter les mots de meurtre ou de mort.

Potter se pencha de nouveau sur le microscope. Comme elle était belle, cette source de terreur !

Puis, il glissa un autre regard en direction de la manipulatrice. À ce moment précis, la femme se retourna, le masque baissé ; leurs yeux se croisèrent, elle sourit. C’était un sourire complice, un sourire de connivence, le sourire d’une conspiration ! Elle leva ensuite le bras pour essuyer la sueur qui perlait sur son visage et, dans le mouvement, une de ses manches accrocha une touche sur le tableau de commande. Un grincement désagréable s’éleva aussitôt. L’infirmière se retourna. « Oh, mon Dieu ! » s’écria-t-elle. Ses mains s’activèrent sur les touches, mais en vain. La bande continua de se dévider en sens inverse. La femme se retourna pour tenter d’arracher le couvercle transparent derrière lequel les bobines tournaient à toute vitesse.

— J’ai perdu le contrôle ! hurla-t-elle.

— C’est bloqué sur l’effacement ! s’exclama Svengaard qui bondit aux côtés de l’infirmière pour tenter d’arracher le couvercle, qui resta coincé.

Comme un homme en transe, Potter regarda la bobine qui achevait de se dévider et il entendit enfin claquer l’extrémité de la bande contre la bobine vide.

— Oh ! docteur, nous avons perdu l’enregistrement ! gémit la manipulatrice.

Potter fixa les yeux sur le petit écran de relais qui se trouvait devant elle. A-t-elle attentivement regardé l’opération ? Parfois, elles suivent le modelage de bout en bout, ces manipulatrices… et elles en connaissent un rayon. Si elle l’a fait, elle est au courant. Ou du moins, elle soupçonne nos résultats, l’effacement de la bande est-il vraiment dû au hasard. Oserai-je ?

La manipulatrice se retourna à ce moment précis et ses yeux rencontrèrent les siens.

— Docteur, dit-elle, je suis navrée.

— Aucune importance. C’est un embryon ordinaire, si l’on excepte le fait qu’il vivra.

— Nous avons échoué, n’est-ce pas ? demanda Svengaard. À cause des mutagènes, sans doute.

— Oui, répondit Potter. Mais sans eux, il serait mort.

Tandis qu’il répondait, il épiait l’infirmière. Il crut déceler, sans en être sûr, une impression de profond soulagement sur son visage.

— J’enregistrerai moi-même un rapport verbal de l’opération. En voilà assez avec cet embryon.

Et il pensa au même moment. Quand commence une conspiration ? Est-ce un début ?

Si conspiration il y avait, elle avait encore besoin de beaucoup de soutien. Aucun individu pourvu d’un œil aguerri ne pourrait regarder le microscope sans devenir conspirateur à son tour… ou traître à la cause.

— Il nous reste l’enregistrement de la synthèse protéinique, remarqua Svengaard. Il nous fournira les composantes chimiques et la durée.

Potter songea aussitôt à cet enregistrement. Renfermait-il un danger ?

À la réflexion, non. Il contenait la liste des composants utilisés pendant l’opération, mais il ne gardait pas trace de la façon dont on les avait utilisés.

— Bien entendu, bien entendu. Potter désigna l’écran principal. L’opération est terminée. Vous pouvez couper le circuit direct et emmener les parents à la réception. Je suis désolé de n’avoir pu faire mieux. Enfin, ce sera un homme en bonne santé.

— Un Stéri ? demanda Svengaard.

— Il est encore trop tôt pour le dire.

Potter observait la manipulatrice qui avait enfin réussi à enlever le couvercle de l’ordinateur et à stopper les bandes. « Vous connaissez l’origine de votre défaillance ? »

— Un mauvais fonctionnement du solénoïde, sans doute, intervint Svengaard.

— Cet équipement n’est plus de première jeunesse, confia la manipulatrice. J’ai déjà demandé plusieurs fois qu’on nous le remplace, mais nous ne sommes pas sur la liste des urgences, semble-t-il.

Et le Centre hésite toujours avant d’admettre une usure quelconque, ajouta mentalement Potter.

— Oui, dit-il à voix haute, mais je ne prédis pas qu’on le remplacera maintenant.

Quelqu’un l’a-t-il vu pousser cette touche ? Il essaya de se rappeler l’endroit où regardaient tous les assistants au moment de l’incident ; il craignait qu’on ait observé l’infirmière sur un écran de la Sécurité. Si la Sécurité l’a vue, son compte est bon. Et le mien aussi.

— Le rapport des réparateurs devra être joint au rapport sur l’opération, commença Svengaard. Je suppose que…

— Je m’en occuperai personnellement, docteur, interrompit l’infirmière.

En se détournant, Potter eut l’impression qu’il venait d’avoir une conversation secrète avec cette femme. Il remarqua que le grand écran était redevenu opaque ; les Durant avaient cessé d’observer. Devrais-je les rencontrer ? S’ils appartiennent à la Résistance, ils peuvent m’aider. Il faut faire quelque chose pour cet embryon. Le plus sûr est de l’éloigner d’ici… Mais comment ?

— Je vais m’occuper du reste, dit Svengaard qui partit vérifier la fermeture hermétique de l’éprouvette et le fonctionnement des pompes. Cela fait, il se mit à démonter le générateur de mésons.

Quelqu’un doit prévenir les parents, se dit Potter.

— Les parents vont être déçus, remarqua Svengaard. En général, ils savent pourquoi on appelle un spécialiste… ils ont dû espérer…

La porte de la salle d’attente s’ouvrit pour laisser passer un homme que Potter reconnut comme un agent de la Sécurité du Centre. C’était un blond au visage lunaire dont on oubliait les traits cinq minutes après l’avoir rencontré. Il traversa la pièce et vint se camper en face du spécialiste.

Est-ce la fin ? s’interrogea ce dernier.

— Et les parents ? demanda-t-il en s’efforçant de garder un ton calme et détaché.

— Blancs comme neige, répondit l’agent. Aucun appareil caché, une conversation normale… enfin beaucoup de bavardage, mais normal.

— Pas d’indice d’autre chose ? s’enquit Potter. Ils n’auraient pas pu tromper la Sécurité sans avoir recours à des appareils ?

— Impossible ! grogna l’autre.

— Le docteur Svengaard trouve que le père a un instinct protecteur trop développé et la mère une hypertrophie de l’instinct maternel.

— D’après les dossiers, c’est vous qui les avez modelés.

— Possible. Parfois on est obligé de se concentrer sur les éléments principaux afin de préserver l’embryon, et alors de petites choses nous échappent.

— Rien ne vous a échappé aujourd’hui, j’espère ? Il paraît que l’enregistrement a été effacé par… accident.

A-t-il des soupçons ? La façon dont il s’engageait, le danger qu’il courait menaçaient de faire perdre pied au chirurgien qui dut accomplir un effort surhumain pour maîtriser sa voix.

— Tout est possible, bien entendu, répondit-il en haussant les épaules. Mais nous nous trouvions devant un cas tout à fait ordinaire. Nous avons perdu l’optiforme au cours du modelage. Ce sont des choses qui arrivent. Voilà tout.

— Faut-il porter le rapport au pinacle ? demanda l’agent.

Encore un coup au jugé !

— Comme vous voudrez. Vous n’attendrez pas longtemps mon enregistrement verbal et il sera sans doute aussi précis que la bande. Il me semble préférable de patienter avant de prendre une décision.

— D’accord.

En voyant Svengaard dégager l’éprouvette du microscope, Potter se détendit un peu. Tout danger d’un regard scrutateur était maintenant écarté.

— J’ai peur qu’on ne vous ait dérangé pour rien, dit-il à l’agent de la Sécurité. Mais les parents avaient insisté pour observer.

— Il vaut mieux dix dérangements inutiles qu’un couple de parents trop bien informés. Comment l’enregistrement a-t-il été effacé ?

— Un accident causé par un matériel usagé. Le rapport des techniciens sera bientôt entre vos mains.

— Laissez de côté l’usure du matériel. Je transmettrai ça verbalement. Maintenant, Allgood doit montrer tous les rapports à la Tuyère.

Potter se permit un hochement de tête compréhensif. « Bien sûr. »

Les hommes qui travaillaient avec le Centre se comprenaient ou dissimulaient aux Optimhommes les informations inquiétantes.

— Un jour, dit l’agent en parcourant des yeux la salle de modelage, le secret deviendra inutile. Pour moi, le plus tôt sera le mieux. Et sur ce, il partit.

Le spécialiste le regarda disparaître en pensant que l’homme coïncidait parfaitement avec son métier. Un excellent modelage qui n’avait qu’un défaut : un esprit trop tranché, une trop grande logique et trop froide, pas assez de curiosité, d’imagination, de disponibilité pour se lancer sur une piste incertaine.

S’il m’avait poussé dans mes retranchements, j’aurais craqué. L’incident aurait dû susciter une plus grande curiosité de sa part. Nous avons tendance, il est vrai à copier nos maîtres et à imiter même leurs défauts.

Potter commençait à croire au succès de cette aventure inopinée. Il vint aider Svengaard à finir de ranger le matériel tout en se demandant : Comment puis-je savoir si l’agent a accepté mes explications ? Mais cette question n’engendrait en lui aucune inquiétude. Je sais qu’il les a acceptées, mais comment ?

À ce moment, il comprit que son esprit, qui s’était concentré sur les informations transmises par les gènes – l’activité intérieure de la cellule et ses manifestations extérieures – avait, à la longue, acquis une nouvelle faculté de compréhension : il interprétait les plus minces signes de réaction de type génétique.

Je peux lire dans la pensée.

C’était une découverte prodigieuse. Il regarda successivement les infirmières qui achevaient le rangement.

Quand ses yeux tombèrent sur la manipulatrice, il sut qu’elle avait délibérément détruit l’enregistrement. Il le sut.

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