CHAPITRE V

Max Allgood, chef de la Tachy-Sécurité, gravit les marches de plasmeld de l’Administration. Les deux chirurgiens qui l’accompagnaient le suivaient à une distance respectueuse ainsi qu’il convenait de le faire avec un homme investi d’un pouvoir aussi formidable.

Le soleil matinal allongeait leurs trois ombres pointues sur les surfaces et les angles du bâtiment.

Ils pénétrèrent dans la pénombre argentée du portique où une barrière les retint pour une inspection obligatoire. Les détecteurs devaient s’assurer qu’ils n’étaient pas porteurs de germes infectieux.

Allgood, qui se soumettait à l’épreuve avec la patience que donne une longue expérience, en profita pour étudier ses deux compagnons, Boumour et Igan ; un fait l’amusait particulièrement : tous ceux qui entraient se voyaient contraints d’abandonner leur titre. On n’autorisait pas les « médecins » à pénétrer dans ce domaine. Seuls les « pharmaciens » y étaient admis. Le titre de docteur véhiculait des connotations gênantes pour les Optimhommes. Oh ! bien sûr, ils savaient que les médecins existaient, mais ils ne les reconnaissaient que comme les soigneurs des humains ordinaires. Ici, on désignait un médecin par un euphémisme et on ne parlait ni de la mort ni du meurtre ni de l’usure d’une machine ou d’un appareil. Le centre n’employait que des Optimhommes nouveaux, au stade de l’apprentissage, ou des ordinaires d’apparence juvénile, bien que certains de ces ordinaires aient été entretenus par leurs maîtres depuis des temps lointains.

Boumour et Igan subirent avec succès le test de juvénilité ; cependant, avec son visage rabougri de lutin, le premier faisait plus que son âge. Grand, les épaules lourdes, il dégageait une impression de puissance. À côté de lui, Igan, avec sa figure pointue à la mâchoire allongée et sa petite bouche pincée, paraissait mince et fragile. L’un et l’autre avaient des yeux bleus au regard pénétrant à l’instar des Optimhommes. Ils étaient sans doute des presque-Optimhommes comme la plupart des chirurgiens-pharmaciens du Centre.

Les deux hommes s’agitaient sous le regard d’Allgood en essayant d’éviter ses yeux. Boumour s’adressa à voix basse à son compagnon, tandis que l’une de ses mains lui pétrissait nerveusement l’épaule. Allgood se rappela avoir déjà remarqué une telle gymnastique des doigts. Mais où ? L’examen se prolongeait. Il sembla au chef de la Sécurité qu’il durait plus que de coutume. Allgood reporta son attention sur le spectacle qui s’offrait dehors : le Centre était plongé dans un calme inhabituel.

Allgood constata également à ce moment-là que l’accès aux dossiers secrets et même aux livres antiques lui conférait une rare connaissance du Centre. Le domaine des Optimhommes s’étendait sur les pays autrefois dénommés Canada et nord des États-Unis. À l’intérieur d’un cercle de sept cents kilomètres de diamètre, de multiples centres de contrôle se trouvaient répartis sur deux cents étages souterrains : contrôle du temps, des gènes, des bactéries, des enzymes… contrôle humain…

Dans le petit secteur où il se trouvait, le cœur de l’Administration, on avait aménagé le terrain à la manière d’un paysage italien peint en clair-obscur : des touches de pastel caressaient les noirs et les gris. Les Optimhommes étaient capables de coiffer une montagne au gré de leur caprice : « Un peu dégagé sur le dessus, sans toucher aux pattes. » Ainsi, le relief avait été modelé par l’intermédiaire du Centre ; on avait adouci les angles, arasé les aspérités. Quand les Optimhommes mettaient en scène un spectacle naturel, il manquait toujours la coloration dramatique qui faisait tout autant défaut à leur vie.

Allgood s’était souvent interrogé à ce sujet. Pour avoir vu un des films antérieurs à leur règne, il avait pu noter les différences. Les beautés manucures du Centre s’associaient pour lui aux triangles rouges qu’on trouvait partout et qui indiquaient les officines où les Optimhommes obtenaient leurs rations d’enzymes.

— Est-ce une impression ? On dirait qu’ils sont plus longs que d’habitude, demanda Boumour d’une voix profonde de baryton.

— Patience, lui répondit Igan en ténor.

— Oui, renchérit Allgood. La patience est la meilleure amie de l’homme.

Boumour leva les yeux vers le chef de la Sécurité et l’étudia avec curiosité. Allgood parlait peu sauf pour faire un effet. C’était lui et non les Optimhommes qui représentait la plus grande menace contre la conspiration. Il était dévoué corps et âme à ses maîtres, une super-marionnette. Pourquoi nous a-t-il ordonné de l’accompagner aujourd’hui ? se demandait le chirurgien. Est-il au courant ? Va-t-il nous dénoncer ?

La laideur particulière d’Allgood fascinait l’homme de science. Il appartenait au type ordinaire de la masse, petit et trapu ; des yeux perçants, fendus en amande dans un visage lunaire ; une touffe de cheveux noirs qui descendait bas sur le front : un modelage Shang à en juger par les caractéristiques évidentes de ses gènes.

Allgood se tourna à l’instant vers la barrière protectrice et Boumour comprit brusquement que la laideur du personnage émanait de l’intérieur de lui-même. Elle résultait de la peur, une peur innée et une peur imposée. Cette révélation rassura le chirurgien qui la transmit à Igan, par pression digitale sur son épaule.

Igan s’écarta vivement pour regarder au dehors. Bien sûr, Max Allgood a peur, pensa-t-il. Il vit dans un labyrinthe de frayeurs connues et inconnues… comme les Optimhommes… misérables créatures.

La scène qu’il avait sous les yeux commença de s’enregistrer dans sa conscience. Ici, au moment présent, régnait un printemps idéal, programmé au cœur tout-puissant du contrôle atmosphérique. Les marches de l’Administration conduisaient à un lac, cercle parfait d’émail bleu. Au-delà du lac, sur une colline basse, des piédestaux de plasmeld s’érigeaient comme des pierres blanches : les portes des ascenseurs qui plongeaient à grande vitesse dans les quartiers souterrains des Optimhommes – deux cents étages.

Tandis qu’il regardait, le ciel au-dessus de la colline devint peu à peu d’un bleu sombre et huileux.

Soudain, des traînées rouges, vertes et pourpres le strièrent suivant les contours d’un dessin plutôt banal. Un coup de tonnerre contenu résonna dans l’atmosphère. Quelque part dans le Centre, un Optimhomme supérieur mettait en scène pour son seul plaisir un orage organisé.

Igan trouva le spectacle sans intérêt ; il y manquait une tension dramatique, la présence d’un risque… deux expressions pour exprimer la même notion.

Pour Allgood, l’orage constituait le premier indice aperçu ce jour-là qui s’accordât avec sa conception de la vie du Centre. Des faits inquiétants façonnaient cette conception. Des personnes y disparaissaient à jamais ; seuls lui et quelques agents dignes de confiance, connaissaient leur sort. De plus, le tonnerre s’harmonisait avec son humeur : ce bruit évoquait une puissance illimitée. Sous le ciel passé au jaune acide, l’atmosphère printanière s’était dissipée ; l’éclairage transformait les piédestaux en cénotaphes antiques silhouettés contre un fond vert tilleul.

— Ça y est, annonça Boumour.

En se retournant, Allgood vit que la barrière s’était enfin levée. Il s’engagea dans la salle du Conseil. Les murs adamantins s’y réverbéraient au-dessus d’innombrables rangées de bancs de plasmeld. Le trio s’avança au milieu de langues de vapeurs odoriférantes qui s’écartaient à leur passage.

Les acolytes, vêtus de capes vertes, retenues à l’épaule par une fibule de diamants, vinrent les escorter. Des cornemuses de platine se dissimulaient sous leurs capes ; des nuages roses de fumées antiseptiques se dégageaient des encensoirs dorés qu’ils balançaient au rythme de leurs pas.

Allgood n’avait d’yeux que pour l’extrémité de la pièce. Un globe gigantesque de quarante mètres de diamètre et rouge comme une racine de mandragore trônait là-bas, environné de rayons lumineux. C’était le centre de contrôle de la Tuyère, l’instrument des pouvoirs étranges et des perceptions inouïes grâce auxquels ils observaient et régissaient leur royaume. Une section découpée comme un quartier d’orange en révélait l’intérieur. Des éclairs s’entrecroisaient en son centre, verts jaillissements de phosphore, crépitements bleutés d’arcs électriques. D’énormes écrans circulaires formulaient des messages auxquels répondaient des clignotements rouges ; des rayons transportaient des chiffres ; des symboles ésotériques dansaient sur des rubans de lumière.

Au centre de la sphère, s’élevait, comme au cœur d’un fruit, une blanche colonne qui supportait une plate-forme triangulaire. Un Optimhomme était assis sur un trône de plasmeld doré à chaque angle du triangle. Le trio constituait la Tuyère, des amis, des compagnons, des chefs élus pour un siècle, et qui avaient encore soixante-dix-huit ans de règne devant eux. Un temps infini par rapport à la durée de leur vie, une période ennuyeuse, accablante même, car les élus étaient obligés d’affronter les réalités que les autres Optimhommes pouvaient considérer à travers le filtre des euphémismes.

Les acolytes s’arrêtèrent à vingt pas de la sphère écarlate sans cesser de balancer leurs encensoirs. Allgood fit un pas en avant et, de la main, commanda aux chirurgiens de s’arrêter derrière lui. Le chef de la Sécurité savait jusqu’où il pouvait aller. Cette fois, il devait s’avancer jusqu’aux dernières limites. Ils ont besoin de moi, se dit-il, sans se faire d’illusions cependant quant aux dangers potentiels de cet entretien.

Levant les yeux vers le globe, il plongea le regard à l’intérieur. Un rideau mouvant d’énergie créait un écran au travers duquel on pouvait deviner des formes tantôt nettes, tantôt floues.

— Je suis venu, annonça-t-il.

Boumour et Igan firent écho avec des remerciements. Ils se remémoraient les règles protocolaires : « Employez toujours le nom de l’Optimhomme à qui vous vous adressez. Si vous l’ignorez, demandez-le avec humilité. »

Le chef de la Sécurité attendit la réponse. Parfois, il avait l’impression que les Optimhommes avaient perdu le sens du temps, du moins des secondes, des minutes, des jours mêmes ? C’était possible après tout : pour des immortels, la succession des saisons ressemblait peut-être au tic-tac d’une horloge.

Le support du trône, pivotant sur lui-même, présenta tour à tour les membres de la Tuyère. Assis presque nus sous des robes translucides et brillantes, ils jouaient de leur parentés avec les ordinaires. Devant l’ouverture se trouvait maintenant Nourse ; un vrai dieu grec au visage marmoréen, aux sourcils épais, à la poitrine bardée de muscles, saillant au rythme de sa respiration, une respiration égale, à la lenteur contrôlée.

Le support tourna de nouveau et présenta Schruille. Mince et osseux, de grands yeux ronds, de hautes pommettes, un nez aplati, une bouche perpétuellement tordue en une grimace de dégoût. Un être imprévisible, dangereux. D’après certains, il parlait des choses interdites aux Optimhommes. Une fois, en la présence d’Allgood, il avait laissé échapper le mot « mort » ; c’était, il est vrai, au sujet d’un papillon.

Un autre tour encore et Calipine apparut dans une robe passementée de cristaux. Fine, la poitrine haute, la chevelure d’un brun doré, les yeux froids et insolents, les lèvres pleines, le nez long et le menton pointu. Allgood avait surpris de curieux regards posés sur lui à plusieurs occasions. Il avait, chaque fois, préféré penser aux ordinaires que les Optimhommes choisissaient parfois comme compagnon de lit.

Nourse s’adressa à Calipine tout en l’observant au travers du réflecteur prismatique érigé de chaque côté du trône à la hauteur de l’épaule. La femme lui répondit, mais sa voix ne parvenait pas au sol.

Cependant Allgood observait l’entretien pour tenter de deviner leur humeur. Les gens de la Masse savaient que Nourse et Calipine avaient partagé le même lit durant une période qui recouvrait des centaines de vies ordinaires. Nourse avait la réputation d’être un Optimhomme énergique mais prévisible ; au contraire, Calipine passait pour fantasque. « Qu’est-ce qu’elle a encore fait », voilà ce qu’il était courant d’entendre dès que l’on mentionnait son nom, et la question était toujours formulée sur un ton où la crainte se mêlait à l’admiration. Cette crainte, Allgood la connaissait bien ; auparavant, il avait servi d’autres trinités, mais aucune n’avait eu de pouvoir sur lui comme celle-ci… comme Calipine surtout.

L’axe du trône arrêta Nourse devant l’ouverture.

— Tu es venu, gronda-t-il. Bien entendu. Le bœuf connaît son maître et l’âne sa mangeoire.

C’est donc comme ça que ça va se passer, se dit Allgood. Ridicule ! Seule explication possible : ils savaient qu’il avait commis une erreur… comme toujours.

Calipine fit pivoter son siège afin de regarder les ordinaires. La salle du Conseil avait été construite à l’image du sénat romain : de fausses colonnes gardaient les extrémités ; des rangées de bancs s’étiraient sous des caméras scintillantes. Tout l’intérieur de l’édifice convergeait vers les silhouettes des visiteurs.

En relevant les yeux, Igan se rappela avoir craint et méprisé ces créatures depuis toujours – et même au moment où il avait eu pitié d’elles. Quel bonheur de n’être pas Optimhomme ! Bien que son modelage l’eût rapproché de cet état, il y avait finalement échappé. Enfant, il les avait haïs, ces Optimhommes, puis la pitié avait tempéré ce sentiment, et l’avait transformé en agressivité ouverte contre les Donneurs de Temps.

— Nous sommes venus, comme on nous l’a ordonné, pour faire un rapport sur les Durant, déclara Allgood qui prit deux inspirations rapides pour se calmer les nerfs. De telles rencontres avaient toujours présenté du danger, mais le danger avait doublé quand il avait décidé de jouer double jeu. Il lui était impossible de faire marche arrière maintenant et d’ailleurs, depuis qu’il avait découvert les doubles confectionnés à son image, il n’en avait plus le désir. Ces doubles répondaient à une intention précise. Eh bien ! ils allaient voir !

Calipine examinait Allgood : le temps était-il venu de se distraire avec cet horrible mâle de la masse ? Voilà qui chasserait peut-être l’ennui. Schruille et Nourse se permettaient bien de ces fantaisies et, elle-même, si sa mémoire ne la trahissait pas, s’en était permis à son heure avec un autre Max ; mais elle ne se souvenait plus très bien si l’aventure avait réussi ou non à dissiper son ennui.

— Petit Max, répète ce que nous donnons ? demanda-t-elle.

Cette voix de femme douce, teintée d’ironie, terrifia le chef de la Sécurité. Il avala sa salive.

— Vous donnez la vie, Calipine.

— Combien d’années as-tu vécu, dis-le un peu ? commanda-t-elle.

La gorge d’Allgood était complètement desséchée.

— Presque quatre cents, Calipine, parvint-il à prononcer d’une voix rauque.

Nourse ricana.

— Tu en as autant devant toi si tu nous sers fidèlement, dit-il.

Allgood n’avait jamais entendu un Optimhomme formuler une menace aussi nette. D’habitude, ils exprimaient leur volonté avec des périphrases et des allusions subtiles et ils agissaient par l’intermédiaire des ordinaires qui, eux, étaient capables d’affronter les concepts de « mort » et de « meurtre ».

Qui ont-ils modelé pour me détruire ? se demanda-t-il.

— De nombreuses petites années, ajouta Calipine. Tic-Toc.

— Ça suffit, gronda Shruille qui détestait ces entretiens avec les membres des classes inférieures et la façon dont Calipine jouait avec la masse. Il fit pivoter son trône à son tour, si bien que la Tuyère au complet se trouva face à l’ouverture. Le regard fixé sur ses doigts, sur sa peau d’une éternelle jeunesse, Schruille se demandait pourquoi il était intervenu ainsi. Un déséquilibre enzymatique ? Cette pensée le mit mal à l’aise. À l’accoutumée, il gardait le silence pendant ces audiences – pour se prémunir en réalité – car il s’apitoyait facilement sur le sort de ces pauvres ordinaires, et il se méprisait ensuite pour sa sensiblerie.

Boumour vint se placer aux côtés d’Allgood.

— La Tuyère désire-t-elle entendre notre rapport sur les Durant ? demanda-t-il.

Devant cette interruption inopinée, Allgood étouffa un mouvement de colère. Il fallait que les Optimhommes paraissent diriger l’entretien. Toujours ! Cet imbécile ne le savait donc pas !

— Les mots et les images de votre rapport ont déjà été vus et analysés, grogna Nourse. Ce sont les omissions que nous désirons connaître à présent.

— Les omissions ? se dit Allgood, croit-il que nous avons dissimulé quelque chose ?

— Petit Max, intervint Calipine. As-tu satisfait à notre requête et interrogé la manipulatrice sous hypnose ?

Nous y voilà. Le chef de la Sécurité prit une profonde inspiration.

— Elle a été interrogée, Calipine, répondit-il.

À ce moment, Igan rejoignit Boumour.

— J’aimerais dire quelque chose à ce sujet, commença-t-il, si je…

— Tais-toi, pharmacien, commanda Nourse. C’est à Max que nous parlons.

Igan inclina la tête. Quel danger nous courons ! À cause de cette imbécile d’infirmière en plus ! Elle n’était même pas des nôtres. Aucun Cyborg ne la connaît. Elle n’appartient ni à une cellule ni à un groupuscule. Une Stéri ordinaire qui, par accident, met nos vies en danger.

Allgood, en voyant les mains du chirurgien trembler, s’interrogea : Que leur arrive-t-il à tous les deux ? Ils ne sont pas bêtes à ce point-là ?

— L’infirmière n’a-t-elle pas agi délibérément ? demanda Calipine.

— Si, Calipine, répondit Allgood.

— Vos agents n’ont rien vu. Cependant nous savons qu’il ne peut en être autrement. Calipine se détourna pour scruter les appareils de contrôle avant de revenir au chef de la Sécurité. Explique-nous pourquoi.

— Je n’ai pas d’excuse, Calipine, répondit Allgood avec un soupir. Les hommes ont été censurés.

— Explique-nous alors les mobiles de l’infirmière, reprit l’Optimhomme d’un ton de commandement.

Allgood s’humecta les lèvres du bout de la langue et jeta un coup d’œil rapide à Boumour et Igan. Les deux chirurgiens fixaient le sol. Ses yeux revinrent vers Calipine, vers le visage flamboyant, abrité au creux de la sphère.

— Il nous a été impossible de les découvrir, Calipine.

— Impossible ? demanda Nourse.

— Elle… euh !… elle a cessé d’exister au cours de l’interrogatoire, Nourse. Les trois Optimhommes se figèrent sur leur trône. Une déficience de son modelage génétique d’après les pharmaciens.

— Un incident pitoyable, commenta Nourse en s’adossant à son siège.

— C’était peut-être un effacement volontaire, intervint Igan étourdiment.

Satané imbécile, pensa Allgood.

— Igan, vous étiez là ? demanda Nourse qui s’était tourné vers le chirurgien.

— C’est Boumour et moi-même qui avons administré les somnifères.

Et elle est morte, songea Igan, ce n’est pas nous qui l’avons tuée. Cependant on nous reprochera sa mort. Où avait-elle appris à arrêter les battements de son cœur ? Il n’y a que les Cyborgs pour connaître un tel truc et l’enseigner.

— Un effacement volontaire, s’enquit Nourse. Même abordée de biais, l’idée impliquait des conséquences terrifiantes.

— Max, dit Calipine se penchant en avant, l’avez-vous torturée ? Pourquoi voulait-elle donc lui faire admettre sa sauvagerie ? se demanda-t-elle.

— Elle n’a pas souffert, Calipine.

Déçue, l’Optimhomme se rencogna dans son trône. Mentirait-il ? Elle consulta les appareils : calme. Il ne mentait pas.

— Pharmacien, demanda Nourse, expose ton opinion.

— Nous l’avons soigneusement examinée, répondit Igan. Les somnifères ne sont pas responsables. En aucune manière…

— Certains parmi nous pensent à une déficience génétique, intervint Boumour.

— Nous ne sommes pas tous d’accord à ce sujet, reprit Igan qui jeta un coup d’œil à Allgood. Bien qu’il sentît la désapprobation du chef de la Sécurité, il ne pouvait agir autrement : il fallait créer un malaise chez les Optimhommes. Dès qu’on parvenait à provoquer chez eux des réactions émotionnelles, ils commettaient des erreurs. Le plan exigeait des erreurs, maintenant. On devait ruiner leur équilibre, mais de façon délicate, subtile.

— Max, ton opinion, demanda Nourse qui épiait son interlocuteur. Dernièrement, ils n’avaient obtenu que de pâles imitations, des doubles dégénérés.

— Nous avons prélevé des spécimens de tissu cellulaire et nous faisons croître un double. Si la copie est parfaite, nous pourrons enquêter sur la déficience génétique.

— Il est regrettable que le double ne possède pas la mémoire de l’original, fit remarquer Nourse.

— Regrettable, ô combien, renchérit Calipine qui continua à l’adresse de Schruille : N’est-ce pas, Schruille ?

L’autre Optimhomme la regarda sans répondre. Croyait-elle pouvoir jouer avec lui comme avec les simples ordinaires ?

— Cette femme avait-elle un compagnon ? demanda Nourse.

— Oui, Nourse, répondit Allgood.

— Union fertile ?

— Non, Nourse. C’était une Stéri.

— Remplacez-la. Une autre femme, un peu de plaisir. Laissez-le croire qu’elle nous était fidèle.

Allgood acquiesça.

— Nous lui donnerons une femme, Nourse, qui le surveillera constamment.

Calipine laissa échapper une cascade de rires.

— Pourquoi n’a-t-on pas encore parlé de ce Potter, l’ingénieur génétique ? demanda-t-elle.

— J’y arrivais, Calipine, répondit Allgood.

— Quelqu’un a-t-il examiné l’embryon ? demanda Schruille en levant brusquement les yeux.

— Non, Schruille.

— Pourquoi ?

— S’il s’agit d’un plan concerté pour échapper au contrôle génétique, nous ne voulons pas que les membres du complot sachent que nous les soupçonnons. Du moins, pas encore. Il nous faut d’abord en apprendre plus sur ces gens : les Durant, leurs amis, Potter, tout le monde.

— Mais l’embryon est la clef de toute l’affaire. Qu’en a-t-on fait ? Où se trouve-t-il ?

— C’est un appât, Schruille.

— Un appât ?

— Oui, Schruille, pour attirer les conspirateurs.

— Mais qu’en a-t-on fait ?

— Cela n’a aucune importance, Schruille, tant que nous pouvons… tant qu’il reste sous notre surveillance.

— L’embryon est parfaitement gardé, j’espère ? intervint Nourse.

— Envoie-nous le pharmacien Svengaard, ordonna Calipine.

— Svengaard ?… Calipine.

— Tu n’as pas besoin de savoir pourquoi. Envoie-le-nous, c’est tout.

— Oui, Calipine.

Là-dessus, elle se leva comme pour signifier que l’entretien était terminé. Les acolytes opérèrent un demi-tour, en manœuvrant toujours leurs encensoirs et se préparèrent à raccompagner les ordinaires. Mais Calipine n’en avait pas encore fini.

— Regarde-moi, Max.

Allgood leva les yeux et reconnut ce regard étrange, inquisiteur.

— Ne suis-je pas belle ?

Le chef de la Sécurité contempla la mince silhouette dont la robe et les rideaux voilaient les contours. Oui, elle était belle, comme beaucoup d’Optimhommes du sexe féminin. Mais la perfection de sa beauté suscitait une note d’effroi. Elle avait déjà vécu quarante mille ans et elle vivrait encore un temps indéfini. Un jour, sa chair à lui rejetterait les succédanés médicaux et les rations d’enzymes ; il mourrait tandis qu’elle continuerait à vivre, toujours.

De toute sa chair, il la refusait.

— Vous êtes belle, Calipine.

— Tes yeux ne le disent jamais.

— Cal, que veux-tu exactement ? demanda Nourse. Tu veux ce… tu veux, Max ?

— Je veux ses yeux, juste ses yeux.

— Ah, les femmes ! s’exclama Nourse après un regard à Allgood. Dans sa voix, il y avait une note de camaraderie affectée.

Allgood était abasourdi. Il n’avait jamais entendu employer un ton pareil chez les Optimhommes.

— Une remarque, dit Calipine : ne m’interromps pas avec ces plaisanteries d’hommes. Au fond de toi-même, Max, qu’éprouves-tu pour moi ?

— Aaah ! s’exclama Nourse en hochant la tête.

Comme Max restait muet, Calipine reprit :

— Je vais répondre à ta place. Tu m’adores. Ne l’oublie jamais, Max, tu m’adores.

Après un dernier regard à Boumour et Igan, elle les congédia d’un geste de la main.

Allgood baissa les yeux ; elle avait dit vrai, il le sentait. Il se détourna et, flanqué par les acolytes, il sortit avec Boumour et Igan.

Lorsque les trois hommes eurent rejoint l’escalier, les acolytes se retirèrent, la barrière protectrice retomba. En s’engageant vers la gauche, Igan et Boumour découvrirent un bâtiment nouvellement érigé à l’extrémité de l’immense esplanade, devant l’Administration. Ses murs s’ornaient de mâchicoulis ; par les ouvertures, des filtres colorés projetaient dans l’air des flammes rouges, vertes et bleues. La sortie qu’ils avaient envisagé d’emprunter était maintenant fermée par ce bâtiment, création impromptue des Optimhommes, une fantaisie de plus. Ils changèrent aussitôt de route avec cet automatisme qui les classait comme des familiers de ce territoire. L’instinct paraissait guider les ordinaires et les habitants du Centre parmi les labyrinthes des voies et des rues. L’endroit, soumis aux caprices des Optimhommes, défiait les cartographes.

— Igan !

C’était Allgood qui l’appelait ainsi.

Les chirurgiens se retournèrent et attendirent que le chef de la Sécurité les ait rejoints.

Il vint se planter devant eux, les poings sur les hanches.

— Vous l’adorez, vous aussi ?

— Cessez de dire des sottises, répondit Boumour.

— Oui. Au-dessus de ses pommettes saillantes, les yeux d’Allgood semblaient s’être retirés comme au fond d’une poche. Je n’appartiens à aucune des sectes de fécondateurs, je ne pratique aucun des cultes de la masse. Comment pourrais-je l’adorer ?

— Et cependant, vous le faites, constata Igan.

— Oui !

— Ils sont la seule véritable religion de notre monde, expliqua Igan. Pas besoin d’appartenir à une secte ou de porter un talisman pour s’en rendre compte. Calipine vous a simplement dit que, s’il existe bien une conspiration, les conspirateurs sont des hérétiques.

— C’est ce qu’elle a voulu dire ?

— Et elle connaît le sort réservé aux hérétiques, mieux que personne.

— Sans aucun doute, conclut Boumour.

Загрузка...