CHAPITRE III

Personne ne bougea pendant que le président se penchait tour à tour vers ses assesseurs et leur parlait à voix basse. Un colloque à trois s’engageait, qui rappelait aussi des rites religieux car on voyait les lèvres remuer sans bruit comme pour des répons, les visages s’incliner à une curieuse cadence. Un moment vint où l’avocat général en robe rouge quitta son siège pour prendre langue à son tour et on put croire, un peu plus tard, que le jeune défenseur allait en faire autant. Il hésitait visiblement, inquiet, pas encore assez sûr de lui, et il était presque debout quand le président Bernerie frappa le banc de son marteau et quand chaque magistrat reprit sa place comme dans un tableau.

Xavier Bernerie récitait du bout des lèvres :

— La Cour remercie le témoin de sa déposition et le prie de ne pas quitter le tribunal.

Toujours comme un officiant il cherchait sa toque de la main, la saisissant et, se mettant debout, achevait son répons.

— L’audience est suspendue pour un quart d’heure.

Ce fut, d’une seconde à l’autre, un bruit de récréation, presque une explosion, à peine assourdie, des sons de toutes sortes qui se mélangeaient. La moitié des spectateurs quittaient leur place ; certains, debout dans les traverses, gesticulaient, d’autres se bousculaient en s’efforçant d’atteindre la grande porte que les gardes venaient d’ouvrir tandis que les gendarmes escamotaient l’accusé par une issue qui se confondait avec les panneaux des murs, que Pierre Duché suivait non sans peine et que les jurés, de l’autre côté, disparaissaient, eux aussi, dans la coulisse.

Des avocats en robe, surtout des jeunes, une avocate qui aurait pu figurer sur la couverture d’un magazine, formaient une grappe noire et blanche près de l’entrée des témoins. On y discutait les articles 310, 311, 312 et la suite du code de procédure criminelle et certains parlaient avec excitation d’irrégularité dans le déroulement des débats qui conduiraient infailliblement l’affaire en cassation.

Un vieil avocat aux dents jaunes, à la robe luisante, une cigarette non allumée pendant à sa lèvre inférieure, invoquant calmement la jurisprudence, citait deux cas. l’un à Limoges, en 1885 l’autre à Poitiers, en 1923, où, non seulement l’instruction avait été entièrement refaite à l’audience publique, mais où elle avait pris une direction nouvelle à la suite d’un témoignage inattendu.

De tout cela, Maigret, bloc immobile, ne voyait que des images bousculées, n’entendait que des bribes, et il n’avait eu le temps de repérer, dans la salle où se créaient quelques vides, que deux de ses hommes, quand il fut cerné par les journalistes.

La même surexcitation régnait qu’au théâtre, à une générale, après le premier acte.

— Que pensez-vous de la bombe que vous venez de lancer, monsieur le commissaire ?

— Quel bombe ?

Il bourrait méthodiquement sa pipe et il avait soif.

— Vous croyez Meurant innocent ?

— Je ne crois rien.

— Vous soupçonnez sa femme ?

— Messieurs, ne m’en veuillez pas si je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit à la barre.

Si la meute le laissait soudain en paix, c’est qu’un jeune reporter s’était précipité sur Ginette Meurant qui s’efforçait de gagner la sortie et que les autres craignaient de rater une déclaration sensationnelle.

Tout le monde regardait le groupe mouvant. Maigret en profitait pour se glisser par la porte des témoins, retrouvait, dans le couloir, des hommes qui fumaient une cigarette, d’autres qui, peu familiers de l’endroit, cherchaient les urinoirs.

Il savait que les magistrats délibéraient dans la chambre du président et il vit un huissier y conduire le jeune Duché qu’on avait fait appeler.

Midi approchait. Bernerie voulait évidemment en finir avec l’incident à l’audience du matin, afin de reprendre, l’après-midi, le cours régulier des débats, espérant un verdict le jour même.

Maigret atteignait la galerie, allumait enfin sa pipe, adressait un signe à Lapointe qu’il apercevait adossé à un pilier.

Il n’était pas le seul à vouloir mettre la suspension à profit pour boire un verre de bière. On voyait des gens, dehors, le col relevé, qui traversaient la rue en courant sous la pluie pour s’engouffrer dans les cafés d’alentour.

À la buvette du Palais, une foule impatiente, sous pression, dérangeait les avocats et leurs clients qui, quelques instants plus tôt, discutaient en paix de leurs petites affaires.

— Bière ? demandait-il à Lapointe.

— Si on y arrive, patron.

Ils se poussaient entre les dos et les coudes. Maigret faisait signe à un garçon qu’il connaissait depuis vingt ans et, quelques instants plus tard, on lui passait par-dessus les têtes deux demis bien mousseux.

— Tu t’arrangeras pour savoir où elle déjeune, avec qui, à qui elle parle, le cas échéant, à qui elle téléphone.

La marée se renversait déjà et des gens couraient pour reprendre leur place. Quand le commissaire atteignit le prétoire, c’était trop tard pour gagner les rangées de bancs et il dut rester contre la petite porte, parmi les avocats.

Les jurés étaient à leur poste, l’accusé aussi, entre ses gardes, son défenseur en contrebas devant lui. La Cour entrait et s’asseyait dignement, consciente, sans doute, comme le commissaire, du changement qui s’était produit dans l’atmosphère.

Tout à l’heure, il était question d’un homme accusé d’avoir tranché la gorge de sa tante, une femme de soixante ans, et d’avoir étouffé, après avoir tenté de l’étrangler, une petite fille de quatre ans. N’était-ce pas naturel qu’il y eût dans l’air une gravité morne et un peu étouffante ?

Maintenant, après l’entracte, tout était changé. Gaston Meurant était passé au second plan et le double crime même avait perdu de son importance. Le témoignage de Maigret avait introduit un nouvel élément, posé un nouveau problème, équivoque, scandaleux, et la salle ne s’intéressait plus qu’à la jeune femme que les occupants des derniers rangs essayaient en vain d’apercevoir.

Cela créait une rumeur particulière et on vit le président promener un regard sévère sur la foule, avec l’air de chercher des yeux les perturbateurs. Cela dura très longtemps et, à mesure que le temps passait, les bruits s’assourdissaient, mouraient tout à fait, le silence reprenait son règne.

— J’avertis le public que je ne tolérerai aucune manifestation et qu’au premier incident je ferai évacuer la salle.

Il toussotait, murmurait quelques mots à l’oreille de ses assesseurs.

— En vertu des pouvoirs discrétionnaires qui me sont conférés et en accord avec l’avocat général ainsi qu’avec la défense, j’ai décidé d’entendre trois témoins nouveaux. Deux se trouvent dans la salle et le troisième, la nommée Geneviève Lavaucher, touchée par une convocation téléphonique, se présentera à l’audience de cet après-midi. Huissier, veuillez appeler Mme Ginette Meurant.

Le vieil huissier s’avança, dans l’espace vide, à la rencontre de la jeune femme, qui, assise au premier rang, se levait, hésitait, puis se laissait conduire vers la barre.

Maigret l’avait entendue plusieurs fois quai des Orfèvres. Il avait eu alors devant lui une petite femme à la coquetterie vulgaire et parfois agressive.

En l’honneur des Assises, elle s’était acheté un ensemble tailleur noir, jupe et manteau trois-quarts, la seule tache de couleur était donnée par le chemisier jaune paille.

Pour la circonstance aussi, le commissaire en était persuadé, pour soigner son personnage elle portait un chapeau genre chapelier qui donnait un certain mystère à son visage.

On aurait dit qu’elle jouait à la fois la petite fille naïve et la petite-madame-très-comme-il-faut, baissant la tête, la relevant pour fixer le président des yeux peureux et dociles.

— Vous vous appelez Ginette Meurant, née Chenault ?

— Oui, monsieur le Président.

— Parlez plus fort et tournez-vous vers messieurs les jurés. Vous avez vingt-sept ans et vous êtes née à Saint-Sauveur dans la Nièvre.

— Oui, monsieur le Président.

— Vous êtes l’épouse de l’accusé ?

Elle répondait toujours de la même voix de bonne élève.

— En vertu de l’article 322, votre déposition ne peut être reçue mais, d’accord avec le ministère public et avec la défense, la Cour a le droit de vous entendre à titre d’information.

Et, comme elle levait la main à l’imitation des précédents témoins, il l’arrêtait.

— Non ! Vous ne devez pas prêter serment.

Maigret entrevoyait entre deux têtes le visage pâle de Gaston Meurant qui, le menton dans les mains, regardait fixement devant lui. De temps en temps, ses mâchoires se serraient si fort qu’elles faisaient saillie.

Sa femme évitait de se tourner vers lui, comme si cela lui eût été défendu, et c’était toujours au président qu’elle se raccrochait des yeux.

— Vous connaissiez la victime, Léontine Faverges ?

Elle semblait hésiter avant de murmurer :

— Pas très bien.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle et moi ne nous fréquentions pas.

— Vous l’avez cependant rencontrée ?

— Une première fois, avant notre mariage. Mon fiancé avait insisté pour me présenter à elle en disant que c’était sa seule famille.

— Vous êtes donc allée rue Manuel ?

— Oui. L’après-midi, vers cinq heures. Elle nous a servi du chocolat et des gâteaux. J’ai senti tout de suite qu’elle ne m’aimait pas et qu’elle conseillerait à Gaston de ne pas m’épouser.

— Pour quelle raison ?

Elle haussa les épaules, chercha ses mots, trancha enfin :

— Nous n’étions pas du même genre.

Un regard du président arrêtait les rires au bord des lèvres.

— Elle n’a pas assisté à votre mariage ?

— Si.

— Et Alfred Meurant, votre beau-frère ?

— Lui aussi. À cette époque-là, il vivait à Paris et n’était pas encore brouillé avec mon mari.

— Quelle profession exerçait-il ?

— Représentant de commerce.

— Il travaillait régulièrement ?

— Comment le saurais-je ? Il nous a offert un service à café comme cadeau de mariage.

— Vous n’avez pas revu Léontine Faverges ?

— Quatre ou cinq fois.

— Elle est venue chez vous ?

— Non. C’est nous qui allions chez elle. Je n’en avais pas envie, car j’ai horreur de m’imposer aux gens qui ne m’aiment pas, mais Gaston prétendait que je ne pouvais pas faire autrement.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— N’était-ce pas, par hasard, à cause de son argent ?

— Peut-être.

— À quel moment avez-vous cessé de fréquenter la rue Manuel ?

— Il y a longtemps.

— Deux ans ? Trois ans ? Quatre ans ?

— Mettons trois ans.

— Vous connaissiez donc l’existence du vase chinois qui se trouvait dans le salon ?

— Je l’ai vu et j’ai même dit à Gaston que les fleurs artificielles ce n’est bien que pour les couronnes mortuaires.

— Vous saviez ce qu’il contenait ?

— Je n’étais au courant que des fleurs.

— Votre mari ne vous a jamais rien dit ?

— Au sujet de quoi ? Du vase ?

— Des pièces d’or.

Pour la première fois, elle se tourna vers le box des accusés.

— Non.

— Il ne vous a pas confié non plus que sa tante, au lieu de déposer son argent à la banque, le gardait chez elle ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Vous n’en êtes pas sûre ?

— Si... Oui...

— À l’époque où vous fréquentiez encore, si peu que ce soit, la rue Manuel, la petite Cécile Perrin était-elle déjà dans la maison ?

— Je ne l’ai jamais vue. Non. Elle aurait été trop petite.

— Vous avez entendu parler d’elle par votre mari ?

— Il a dû y faire allusion. Attendez ! J’en suis certaine, à présent. Même que cela m’a étonnée qu’on confie une enfant à une femme comme elle.

— Saviez-vous que l’accusé allait assez fréquemment demander de l’argent à sa tante ?

— Il ne me tenait pas toujours au courant.

— Mais d’une façon générale, vous le saviez ?

— Je savais qu’il n’était pas fort en affaires, qu’il se laissait rouler par tout le monde, comme quand nous avons ouvert, rue du Chemin-Vert, un restaurant qui aurait pu très bien marcher.

— Que faisiez-vous dans le restaurant ?

— Je servais les clients.

— Et votre mari ?

— Il travaillait dans la cuisine, aidé par une vieille femme,

— Il s’y connaissait ?

— Il se servait d’un livre.

— Vous étiez seule dans la salle avec les clients ?

— Au début, nous avions une jeune serveuse.

— Lorsque l’affaire a mal tourné, Léontine Faverges n’a-t-elle pas aidé à désintéresser les créanciers ?

— Je suppose. Je crois qu’on doit encore de l’argent.

— Votre mari, les derniers jours de février, paraissait-il tracassé ?

— Il se tracassait toujours.

— Vous a-t-il parlé d’une traite venant à échéance le 28 ?

— Je n’y ai pas fait attention. Il y avait des traites tous les mois.

— Il ne vous a pas annoncé qu’il irait voir sa tante pour lui demander de l’aider une fois de plus ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Cela ne vous aurait pas frappée ?

— Non. J’en avais l’habitude.

— Après la liquidation du restaurant, vous n’avez pas proposé de travailler ?

— Je n’ai fait que ça. Gaston ne voulait pas.

— Pour quelle raison ?

— Peut-être parce qu’il était jaloux.

— Il vous faisait des scènes de jalousie ?

— Pas des scènes.

— Tournez-vous vers messieurs les jurés.

— J’oubliais. Pardon.

— Sur quoi vous basez-vous pour affirmer qu’il était jaloux ?

— D’abord, il ne voulait pas que je travaille. Ensuite, rue du Chemin-Vert, il surgissait sans cesse de la cuisine pour m’épier.

— Il lui est arrivé de vous suivre ?

Pierre Duché s’agitait sur son banc, incapable de voir où le président voulait en venir.

— Je ne l’ai pas remarqué.

— Le soir, vous demandait-il ce que vous aviez fait ?

— Oui.

— Que lui répondiez-vous ?

— Que j’étais allée au cinéma.

— Vous êtes certaine de n’avoir parlé à personne de la rue Manuel et de Léontine Faverges ?

— Seulement à mon mari.

— Pas à une amie ?

— Je n’ai pas d’amies.

— Qui fréquentiez-vous, votre mari et vous ?

— Personne.

Si elle était déroutée par ces questions, elle n’en laissait rien voir.

— Vous souvenez-vous du costume que votre mari portait le 27 février à l’heure du déjeuner ?

— Son costume gris. C’était celui de semaine. Il ne mettait l’autre que le samedi soir, si nous sortions, et le dimanche.

— Et pour aller voir sa tante ?

— Quelquefois, je pense qu’il a mis son complet bleu.

— Il l’a fait ce jour-là ?

— Je ne peux pas savoir. Je n’étais pas à la maison.

— Vous ignorez si, au cours de l’après-midi, il est revenu dans l’appartement ?

— Comment le saurais-je ? J’étais au cinéma.

— Je vous remercie.

Elle restait là, décontenancée, incapable de croire que c’était fini, qu’on n’allait pas lui poser les questions que tout le monde attendait.

— Vous pouvez regagner votre place.

Et le président enchaînait :

— Faites avancer Nicolas Cajou.

Il y avait de la déception dans l’air. Le public avait l’impression qu’on venait de tricher, d’escamoter une scène à laquelle il avait droit. Ginette Meurant se rasseyait comme à regret et un avocat, près de Maigret, soufflait à ses confrères :

— Lamblin lui a mis le grappin dessus dans le couloir pendant la suspension...

Maître Lamblin, à la silhouette de chien famélique, faisait beaucoup parler de lui au Palais, rarement en bien, et il avait été plusieurs fois question de le suspendre du barreau. Comme par hasard, on le retrouvait installé à côté de la jeune femme et il lui parlait à voix basse avec l’air de la féliciter.

L’homme qui s’avançait vers la barre en traînant la patte était un tout autre échantillon d’humanité. Si Ginette Meurant, sous ses fards, avait la pâleur des femmes qui vivent en serre chaude, il était, lui, non seulement blafard, mais d’une matière molle et malsaine.

Était-ce à la suite de son opération qu’il avait tant maigri ? Toujours est-il que ses vêtements flottaient, beaucoup trop amples, sur son corps qui avait perdu tout ressort et toute souplesse.

On l’imaginait mieux tapi, en pantoufles, dans le bureau aux vitres dépolies de son hôtel, que marchant sur les trottoirs de la ville.

Il avait des poches sous les yeux, des peaux sous le menton.

— Vous vous appelez Nicolas Cajou, soixante-deux ans. Vous êtes né à Marillac, dans le Cantal, et vous exercez la profession de gérant d’hôtel à Paris, rue Victor-Massé.

— Oui, monsieur le Président.

— Vous n’êtes ni parent, ni ami, ni au service de l’accusé... Vous jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité...

Levez la main droite... Dites : Je le jure...

— Je le jure...

Un assesseur se penchait vers le président pour une observation qui devait être pertinente car Bernerie parut frappé, réfléchit un bon moment, finit par hausser les épaules. Maigret, qui n’avait rien perdu de la scène, croyait avoir compris.

Les témoins qui ont subi une condamnation infamante, en effet, ou qui se livrent à une activité immorale, n’ont pas le droit de prêter serment. Or, le tenancier de meublé ne se livrait-il pas à un métier immoral, puisqu’il recevait dans son établissement des couples dans des conditions interdites par la loi ? Était-on sûr qu’aucune condamnation ne figurait à son casier judiciaire ?

Il était trop tard pour vérifier et le président toussotait avant de demander d’une voix neutre :

— Tenez-vous régulièrement un registre des clients qui vous louent des chambres ?

— Oui, monsieur le Président.

— De tous les clients ?

— De tous ceux qui passent la nuit dans mon hôtel.

— Mais vous n’enregistrez pas les noms de ceux qui ne font que s’y arrêter au cours de la journée ?

— Non, monsieur le Président. La police pourra vous dire que...

Qu’il était régulier, bien sûr, qu’il n’y avait jamais de scandale dans son établissement et qu’à l’occasion il fournissait à la brigade des garnis ou aux inspecteurs des mœurs les tuyaux dont ils avaient besoin.

— Vous avez regardé avec attention le témoin qui vous a précédé à la barre ?

— Oui, monsieur le Président.

— Vous l’avez reconnu ?

— Oui, monsieur le Président.

— Dites à messieurs les jurés dans quelles circonstances vous avez vu cette jeune femme, auparavant.

— Dans les circonstances habituelles.

Un regard de Bernerie étouffa les rires.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’elle venait souvent, l’après-midi, en compagnie d’un monsieur qui louait une chambre.

— Qu’appelez vous souvent ?

— Plusieurs fois par semaine...

— Combien par exemple ?

— Trois ou quatre fois.

— Son compagnon était toujours le même ?

— Oui, monsieur le Président.

— Vous le reconnaîtriez ?

— Certainement.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— La veille de mon entrée à l’hôpital, c’est-à-dire le 25 février. À cause de mon opération, je me souviens de la date.

— Décrivez-le.

— Pas grand... Plutôt petit... Je soupçonne que, comme certains qui souffrent d’être petits, il portait des souliers spéciaux... Toujours bien habillé, je dirais même tiré à quatre épingles... Dans le quartier, nous connaissons ce genre-là... C’est même ce qui m’a étonné...

— Pourquoi ?

— Parce que ces messieurs, en général, n’ont pas l’habitude de passer l’après-midi à l’hôtel, surtout avec la même femme...

— Je suppose que vous connaissez plus ou moins de vue la faune de Montmartre ?

— Pardon ?

— Je veux dire les hommes dont vous parlez...

— J’en vois passer.

— Cependant, vous n’avez jamais vu celui-là ailleurs que dans votre établissement ?

— Non, monsieur le Président.

— Vous n’en avez pas entendu parler non plus ?

— Je sais seulement qu’on l’appelle Pierrot.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il est arrivé à la dame qui l’accompagnait de l’appeler ainsi devant moi.

— Il avait un accent ?

— Pas à proprement parler. Pourtant, j’ai toujours pensé qu’il était du Midi, ou que c’était peut-être un Corse.

— Je vous remercie.

Cette fois encore, on lisait le désappointement sur les visages. On avait attendu une confrontation dramatique et il ne se passait rien, qu’un échange en apparence innocent de questions et de réponses.

Le président regardait l’heure.

— L’audience est suspendue et reprendra à deux heures et demie.

Le même brouhaha que tout à l’heure, à la différence, cette fois, que toute la salle se vidait et qu’on faisait la haie pour voir passer Ginette Meurant. Il semblait, de loin, à Maigret, que Maître Lamblin restait dans son sillage et qu’elle se retournait de temps en temps pour s’assurer qu’il la suivait.

Le commissaire avait à peine franchi la porte qu’il se heurtait à Janvier, lui lançait un regard interrogateur.

— On les a eus, patron. Ils sont tous les deux au Quai.

Le commissaire mettait un bon moment à comprendre qu’il s’agissait d’une autre affaire, un vol à main armée dans une succursale de banque du XXe arrondissement.

— Comment cela s’est-il passé ?

— C’est Lucas qui les a arrêtés chez la mère d’un des garçons. L’autre était caché sous le lit et la mère l’ignorait. Depuis trois jours, ils ne sortaient pas. La pauvre femme croyait son fils malade et lui préparait des grogs. Elle est veuve d’un employé des chemins de fer et elle travaille dans une droguerie du quartier...

— Quel âge ?

— Le fils, dix-huit ans. Le camarade, vingt.

— Ils nient ?

— Oui. Je crois pourtant que vous les aurez facilement

— Tu déjeunes avec moi ?

— De toute façon, j’ai prévenu ma femme que je ne rentrerais pas.

Il pleuvait toujours quand ils traversèrent la place Dauphine pour se diriger vers la brasserie qui était devenue une sorte de succursale de la P. J.

— Et au Palais ?

— Encore rien de précis.

Ils s’arrêtèrent devant le comptoir en attendant qu’une table soit libre.

— Il faudra que je téléphone au président pour qu’il m’autorise à m’absenter des débats.

Maigret n’avait pas envie de passer l’après-midi immobile dans la foule, dans la chaleur moite, à écouter des témoins qui, désormais, n’apporteraient plus rien d’imprévu. Ces témoins-là, il les avait entendus dans le calme de son bureau. Pour la plupart, il les avait vus aussi chez eux, dans leur cadre.

La Cour d’Assises avait toujours représenté pour lui la partie la plus pénible, la plus morne de ses fonctions, et il y ressentait chaque fois une même angoisse.

Est-ce que tout n’y était pas faussé ? Non par la faute des juges, des jurés, des témoins, non pas à cause du code ou de la procédure, mais parce que des êtres humains se voyaient soudain résumés, si l’on peut dire, en quelques phrases, en quelques sentences.

Il lui était arrivé d’en discuter avec son ami Pardon, le médecin de quartier avec qui ils avaient pris l’habitude, sa femme et lui, de dîner une fois par mois.

Un jour que son cabinet n’avait pas désempli, Pardon avait laissé pointer du découragement, sinon de l’amertume.

— Vingt-huit clients dans le seul après-midi ! À peine le temps de les faire asseoir, de leur poser quelques questions. Que ressentez-vous ? Où avez-vous mal ? Depuis combien de temps ? Les autres attendent, le regard fixé sur la porte matelassée, et se demandant si leur tour viendra jamais. Tirez la langue ! Déshabillez-vous ! Dans la plupart des cas, une heure ne suffirait pas pour découvrir tout ce qu’il faudrait savoir.

Chaque malade est un cas par lui-même et je suis obligé de travailler à la chaîne...

Maigret, alors, lui avait parlé de l’aboutissement de son travail à lui, c’est-à-dire des Assises, puisque aussi bien c’est là que la plupart des enquêtes trouvent leur conclusion.

— Des historiens, avait-il remarqué, des érudits, consacrent leur vie entière à étudier un personnage du passé sur qui il existe déjà des quantités d’ouvrages. Ils vont de bibliothèque en bibliothèque, d’archives en archives, recherchent les moindres correspondances dans l’espoir d’atteindre à un peu plus de vérité...

« Il y a cinquante ans et plus qu’on étudie la correspondance de Stendhal afin de mieux dégager sa personnalité...

« Un crime est-il commis, presque toujours par un être hors série, c’est-à-dire moins facile à pénétrer que l’homme de la rue ? On me donne quelques semaines, sinon quelques jours, pour pénétrer un nouveau milieu, pour entendre dix, vingt, cinquante personnes dont je ne savais rien jusque-là et pour, si possible, faire la part du vrai et du faux.

« On m’a reproché de me rendre personnellement sur place au heu d’envoyer mes inspecteurs. C’est un miracle, au contraire, qu’il me reste ce privilège !

« Le juge d’instruction, après moi, ne l’a pratiquement plus et ne voit les êtres, détachés de leur vie personnelle, que dans l’atmosphère neutre de son cabinet.

« Ce qu’il a devant lui, en somme, ce sont déjà des hommes schématisés.

« Il ne dispose, à son tour, que d’un temps limité ; talonné par la presse, par l’opinion, bridé dans ses initiatives par un fatras de règlements, submergé par des formalités administratives qui lui prennent le plus clair de son temps, que va-t-il découvrir ?

« Si ce sont des êtres désincarnés qui sortent de son cabinet, que reste-t-il aux Assises, et sur quoi les jurés vont-ils décider du sort d’un ou de plusieurs de leurs semblables ?

« Il n’est plus question de mois, ni de semaines, à peine de jours. Le nombre des témoins est réduit au minimum, comme celui des questions qui leur sont posées.

« Ils viennent répéter devant la Cour un condensé, un digest, comme on dit à présent, de ce qu’ils ont dit précédemment.

« L’affaire n’est dessinée qu’en quelques traits, les personnages ne sont plus que des esquisses, sinon des caricatures... »

N’avait-il pas eu une fois de plus cette impression-là ce matin, alors même qu’il faisait sa propre déposition ?

La presse allait écrire qu’il avait parlé longuement et peut-être s’en étonner. Avec un autre président que Xavier Bernerie, en effet, on ne lui aurait laissé la parole que quelques minutes, alors qu’il était resté près d’une heure à la barre.

Il s’était efforcé d’être précis, de communiquer à ceux qui l’écoutaient un peu de ce qu’il pressentait.

Il parcourut des yeux le menu polycopié et le tendit à Janvier.

— Moi, je prendrai la tête de veau...

Des inspecteurs restaient groupés au bar. On remarquait deux avocats au restaurant.

— Tu sais, ma femme et moi avons acheté une maison.

— À la campagne ?

Il s’était juré de ne pas en parler, non par goût du mystère, mais par pudeur, car on ne manquerait pas d’établir une corrélation entre cet achat et la retraite qui n’était plus si lointaine.

— À Meung-sur-Loire ?

— Oui... On dirait un presbytère...

Dans deux ans, il n’y aurait plus pour lui de Cour d’Assises, sinon à la troisième page des journaux. Il y lirait les témoignages de son successeur, le commissaire...

Au fait, qui allait lui succéder ? Il n’en savait rien. Peut-être commençait-on à en parler en haut lieu, mais -il n’en était évidemment pas question devant lui.

— De quoi ont-ils l’air, ces deux gosses ?

Janvier haussait les épaules.

— L’air qu’ils prennent tous en ce moment.

À travers les vitres, Maigret regardait la pluie tomber, le parapet gris de la Seine, les autos qui avaient des moustaches d’eau sale.

— Comment a été le président ?

— Très bien.

— Et elle ?

— J’ai chargé Lapointe de la filer. Elle est tombée entre les pattes d’un avocat plutôt marron, Lamblin...

— Elle a avoué avoir un amant ?

— On ne le lui a pas demandé. Bernerie est prudent.

Il ne fallait pas perdre de vue, en effet, que c’était le procès de Gaston Meurant qui se déroulait aux Assises, non celui de sa femme.

— Cajou l’a reconnue ?

— Bien sûr.

— Comment le mari a-t-il pris ça ?

— Sur le moment, ça l’aurait soulagé de me tuer.

— Il sera acquitté ?

— Il est trop tôt pour le savoir.

La vapeur montait des plats, la fumée des cigarettes, et le nom des vins recommandés était peint en blanc sur les glaces qui entouraient la pièce.

Il y avait un petit vin de la Loire, tout près de Meung et de la maison qui ressemblait à un presbytère.

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