CHAPITRE V

Vers onze heures et demie, Maigret était descendu un moment du taxi boulevard de Charonne. Un Jussieu au visage inexpressif de ceux qui font une planque de nuit était sorti sans bruit de l’ombre, avait désigné, au-dessus d’eux, une fenêtre éclairée du troisième étage. C’était une des rares lumières dans le quartier, un quartier où les gens vont au travail de bonne heure.

Si la pluie tombait toujours, les gouttes s’étaient espacées et on commençait à voir une lueur argentée entre les nuages.

— Cette fenêtre-là, c’est la salle à manger, avait expliqué l’inspecteur, qui répandait une forte odeur de cigarette. Dans la chambre, il y a une demi-heure que la lampe s’est éteinte.

Maigret attendit quelques minutes, espérant surprendre de la vie derrière le rideau. Comme rien ne bougeait, il rentra se coucher.

Par les rapports et les coups de téléphone, il allait reconstituer, le lendemain, puis suivre heure par heure l’activité des Meurant.

À six heures du matin, alors que la concierge rentrait les poubelles, deux autres inspecteurs allèrent prendre la relève, sans toutefois pénétrer dans la maison car, de jour, il n’était plus possible que l’un d’eux se tienne dans l’escalier.

Le rapport de Vacher, qui y avait passé la nuit, tantôt assis sur une marche, tantôt debout contre la porte, dès que quelque chose bougeait dans le logement, était quelque peu déroutant.

D’assez bonne heure, après un repas au cour duquel le couple n’avait presque pas parlé, Ginette Meurant était passée dans la chambre à coucher pour se déshabiller ; Jussieu, qui l’avait vue, de l’extérieur, en ombre chinoise, passer sa robe par-dessus sa tête, le confirmait.

Son mari ne l’avait pas suivie. Elle était venue lui dire quelques mots, s’était apparemment couchée cependant qu’il restait assis dans un fauteuil de la salle à manger.

Par la suite, à plusieurs reprises, il s’était levé, avait marché de long en large, s’arrêtant parfois, repartant, se rasseyant.

Vers minuit, sa femme était venue lui parler à nouveau. Du palier, Vacher ne pouvait pas distinguer les mots, mais il reconnaissait les deux voix. Le ton n’était pas celui d’une dispute. C’était une sorte de monologue de la jeune femme, avec, de temps en temps, une très courte phrase, voire un seul mot du mari.

Elle s’était recouchée, toujours seule, semblait-il. La lumière ne s’était pas éteinte dans la salle à manger et, vers deux heures et demie, Ginette était revenue à la charge une fois encore.

Meurant ne dormait pas, car il avait répondu tout de suite, laconiquement. Vacher pensait qu’elle avait pleuré. Il avait entendu, en effet une complainte monotone ponctuée par des reniflements caractéristiques.

Toujours sans colère, le mari la renvoyait dans son lit et sans doute s’assoupissait-il enfin dans son fauteuil.

Plus tard, un bébé s’était éveillé à l’étage au-dessus ; il y avait eu des pas assourdis puis, dès cinq heures, les locataires avaient commencé à se lever, les lampes à s’allumer, l’odeur du café avait envahi la cage d’escalier. À cinq heures et demie, déjà, un homme partait pour son travail et regardait curieusement l’inspecteur qui n’avait aucun moyen de se cacher, puis regardait la porte et paraissait comprendre.

C’étaient Dupeu et Baron qui prenaient la relève, dehors, à six heures. Il ne pleuvait plus. Les arbres s’égouttaient. Le brouillard empêchait de voir à plus de vingt mètres.

La lampe de la salle à manger restait allumée, celle de la chambre éteinte. Meurant ne tardait pas à sortir de la maison, non rasé, les vêtements fripés comme quelqu’un qui a passé la nuit tout habillé, et il s’était dirigé vers le bar-tabac du coin où il avait bu trois tasses de café noir et mangé des croissants. Au moment de tourner le bec-de-cane de la porte pour sortir, il s’était ravisé et, se dirigeant à nouveau vers le zinc, il avait commandé un cognac qu’il avait avalé d’un trait.

L’enquête, au printemps, indiquait que ce n’était pas un buveur, qu’il ne prenait guère qu’un peu de vin aux repas et, l’été, de temps en temps un verre de bière.

Il se dirigeait, à pied, vers la rue de la Roquette, ne se retournait pas pour savoir s’il était suivi. Arrivé devant son magasin, il s’arrêtait un moment devant les volets fermés, n’entrait pas, pénétrait dans la cour, et ouvrait avec sa clé la porte de l’atelier vitré.

Il y restait assez longtemps debout, à ne rien faire, regardant autour de lui l’établi, les outils accrochés au mur, les cadres qui pendaient, les planches et les copeaux. De l’eau s’était infiltrée sous la porte et formait une petite mare sur le sol de ciment.

Meurant avait ouvert le poêle, y avait mis du petit bois, un reste de boulets, puis, au moment de frotter une allumette il s’était ravisé, était sorti et avait refermé la porte derrière lui.

Il avait marché assez longtemps, comme sans but défini. Place de la République, il était encore entré dans un bar où il avait bu un second cognac tandis que le garçon le regardait avec l’air de se demander où il avait vu son visage.

S’en rendait-il compte ? Deux ou trois passants aussi s’étaient retournés sur lui car, le matin même, sa photographie paraissait encore dans les journaux sous un gros titre :

« Gaston Meurant acquitté. »

Ce titre, cette photographie, il pouvait les voir à tous les kiosques, mais il n’avait pas la curiosité d’acheter un journal. Il prenait l’autobus, en descendait vingt minutes plus tard place Pigalle et se dirigeait vers la rue Victor-Massé.

Enfin, il s’arrêtait devant l’hôtel meublé tenu par Nicolas Cajou, l’Hôtel du Lion, et restait longtemps à en fixer la façade.

Quand il se remettait en route, c’était pour redescendre vers les grands Boulevards, d’une démarche irrégulière, s’arrêtant parfois à un carrefour comme s’il ne savait où aller, achetant en chemin un paquet de cigarettes...

Par la rue Montmartre, il avait atteint les Halles et l’inspecteur avait failli le perdre dans la cohue. Au Châtelet, il avait bu un troisième cognac, toujours d’un trait, et il était enfin arrivé quai des Orfèvres.

Maintenant que le jour était levé, le brouillard, jaunâtre, devenait moins épais. Maigret, dans son bureau, recevait un rapport téléphonique de Dupeu, resté en faction boulevard de Charonne.

— La femme s’est levée à huit heures moins dix. Je l’ai vue qui ouvrait les rideaux, puis la fenêtre, pour regarder dans la rue. Elle avait l’air de chercher son mari des yeux. Il est probable qu’elle ne l’a pas entendu partir et qu’elle a été surprise de trouver la salle à manger vide. Je crois qu’elle m’a aperçu, patron...

— Cela ne fait rien. Si elle sort à son tour, essaie de ne pas te faire semer.

Sur le quai, Gaston Meurant était hésitant, regardant les fenêtres de la P. J. du même œil qu’il regardait tout à l’heure celles de l’hôtel meublé. Il était neuf heures et demie. Il marcha encore jusqu’au pont Saint-Michel, fut sur le point de le traverser, revint sur ses pas et, passant devant l’agent de garde, s’avança enfin sous la voûte.

Il connaissait les lieux. On le voyait gravir lentement l’escalier grisâtre, s’arrêter, non pour souffler, mais parce qu’il hésitait toujours.

— Il monte, patron ! téléphonait Baron, d’un bureau du rez-de-chaussée.

Et Maigret répétait à Janvier, qui se trouvait dans son bureau :

— Il monte.

Ils attendaient tous les deux. C’était long. Meurant ne se décidait pas, rôdait dans le couloir, s’arrêtait devant la porte du commissaire comme s’il allait frapper sans se faire annoncer.

— Qu’est-ce que vous cherchez ? lui demandait Joseph, le vieil huissier.

— Je voudrais parler au commissaire Maigret.

— Venez par ici. Remplissez votre fiche.

Le crayon à la main, il pensait encore à s’en aller et Janvier sortit à ce moment du bureau de Maigret.

— Vous venez voir le commissaire ? Suivez-moi.

Tout cela, pour Meurant, devait se passer comme dans un cauchemar. Il avait le visage de quelqu’un qui n’a guère dormi, les yeux rouges, et il sentait la cigarette et l’alcool. Pourtant, il n’était pas ivre. Il suivait Janvier. Celui-ci lui ouvrait la porte, le faisait passer devant lui et la refermait sans entrer lui-même.

Maigret, à son bureau, apparemment plongé dans l’étude d’un dossier, resta un moment sans lever la tête, puis il se tourna vers son visiteur, sans montrer de surprise, murmura :

— Un instant...

Il annotait un document, puis un autre, murmurait distraitement :

— Asseyez-vous.

Meurant ne s’asseyait pas, n’avançait pas dans la pièce. À bout de patience, il prononçait :

— Vous croyez peut-être que je suis venu vous dire merci ?

Sa voix n’était pas tout à fait naturelle. Il était un peu enroué et il essayait de mettre du sarcasme dans son apostrophe.

— Asseyez-vous, répétait Maigret sans le regarder.

Cette fois, Meurant faisait trois pas, saisissait le dossier d’une chaise au siège garni de velours vert.

— Vous avez fait ça pour me sauver ?

Le commissaire l’examinait enfin des pieds à la tête, calmement.

— Vous paraissez fatigué, Meurant.

— Il ne s’agit pas de moi mais de ce que vous avez fait hier.

Sa voix était plus sourde, comme s’il se fût efforcé de contenir sa colère.

— Je suis venu vous dire que je ne vous crois pas, que vous avez menti, comme ces gens ont menti, que j’aimerais mieux être en prison, que vous avez commis une mauvaise action...

L’alcool provoquait-il en lui un certain décalage ? C’était possible. Pourtant, encore une fois, il n’était pas ivre et, ces phrases-là, il avait dû les répéter dans sa tête une bonne partie de la nuit.

— Asseyez-vous.

Enfin ! Il s’y décidait, à contrecœur, comme s’il eût flairé un piège.

— Vous pouvez fumer.

Par protestation, pour ne rien devoir au commissaire, il ne le faisait pas, malgré son envie, et sa main tremblait.

— Il vous est facile de faire dire ce que vous voulez à des gens comme ça, qui dépendent de la police...

Il s’agissait évidemment de Nicolas Cajou, tenancier d’un hôtel de passe, et de la femme de chambre.

Maigret allumait sa pipe, lentement, attendait.

— Vous savez aussi bien que moi que c’est faux...

Son angoisse lui mettait des gouttes de sueur au front. Maigret parlait enfin.

— Vous prétendez que vous avez tué votre tante et la petite Cécile Perrin ?

— Vous savez bien que non.

— Je ne le sais pas, mais je suis persuadé que vous ne l’avez pas fait. Pourquoi, croyez-vous ?

Surpris, Meurant ne trouvait rien à répondre.

— Il y a beaucoup d’enfants dans l’immeuble que vous habitez, boulevard de Charonne, n’est-ce pas ?

Meurant disait oui, machinalement.

— Vous les entendez aller et venir. Il arrive qu’au retour de l’école ils jouent dans l’escalier. Vous leur parlez parfois ?

— Je les connais.

— Bien que n’ayant pas d’enfant vous-même, vous êtes au courant des heures de classe. Cela m’a frappé, dès le début de l’enquête. Cécile Perrin fréquentait l’école maternelle. Léontine Faverges allait l’y chercher chaque jour, sauf le jeudi, à quatre heures de l’après-midi. Jusque quatre heures, votre tante était donc seule dans l’appartement.

Meurant s’efforçait de comprendre.

— Vous aviez une grosse échéance le 28 février, soit. Il est possible que, la dernière fois que vous lui avez emprunté de l’argent, Léontine Faverges vous ait signifié qu’elle ne céderait plus. En supposant que vous ayez projeté de la tuer pour vous emparer de l’argent du vase chinois et des titres...

— Je ne l’ai pas tuée.

— Laissez-moi finir. En supposant, dis-je, que vous ayez eu cette idée, vous n’aviez aucune raison de vous rendre rue Manuel après quatre heures et, par conséquent, d’avoir à tuer deux personnes au lieu d’une. Les criminels qui s’en prennent aux enfants sans nécessité sont rares et ceux-là appartiennent à une catégorie bien définie.

On aurait pu croire que Meurant, une buée dans les yeux, était sur le point de pleurer.

— Celui qui a assassiné Léontine Faverges et l’enfant, ou bien ignorait l’existence de cette dernière, ou bien était obligé de faire son coup en fin d’après-midi. Or, s’il connaissait le secret du vase et le tiroir aux actions, il est vraisemblable qu’il connaissait aussi la présence de Cécile Perrin dans l’appartement.

— Où voulez-vous en venir ?

— Fumez une cigarette.

L’homme obéissait machinalement, continuait à regarder Maigret d’un œil soupçonneux où il n’y avait déjà plus la même colère.

— Nous supposons toujours, n’est-ce pas ? L’assassin sait que vous devez venir vers six heures rue Manuel. Il n’ignore pas que les médecins légistes — les journaux l’ont assez répété — sont capables de déterminer à une heure ou deux près, dans la plupart des cas, l’heure de la mort.

— Personne ne savait que...

Sa voix aussi avait changé et, maintenant, son regard se détournait du visage du commissaire.

— En commettant son crime vers cinq heures, le meurtrier était à peu près sûr que vous seriez soupçonné. Il ne pouvait prévoir qu’un client se présenterait à votre atelier à six heures et, d’ailleurs, le professeur de musique n’a pu fournir un témoignage formel, puisqu’il n’est pas sûr de la date.

— Personne ne savait... répétait Meurant mécaniquement.

Maigret, soudain, changeait de sujet.

— Vous connaissez vos voisins, boulevard de Charonne ?

— Je les salue dans l’escalier.

— Ils ne viennent jamais chez vous, même pour une tasse de café ? Vous n’allez pas chez eux ? Vous n’entretenez avec aucun des relations plus ou moins amicales ?

— Non.

— Il y a donc des chances pour qu’ils n’aient jamais entendu parler de votre tante.

— Maintenant, oui !

— Pas avant. Votre femme et vous aviez beaucoup d’amis à Paris ?

Meurant répondait de mauvaise grâce, comme s’il craignait, en cédant sur un point, d’avoir à lâcher sur toute la ligne.

— Qu’est-ce que cela change ?

— Chez qui alliez-vous dîner à l’occasion ?

— Chez personne.

— Avec qui sortiez-vous le dimanche ?

— Avec ma femme.

— Et elle n’a pas de famille à Paris. Vous non plus, à part votre frère, qui vit le plus souvent dans le Midi et avec qui, depuis deux ans, vous avez rompu les relations.

— Nous ne nous sommes pas disputés.

— Vous avez cependant cessé de le voir.

Et Maigret paraissait à nouveau changer de sujet.

— Combien existe-t-il de clés de votre appartement ?

— Deux. Ma femme en a une, moi l’autre.

— Il n’arrivait jamais qu’en sortant l’un de vous deux laisse la clé à la concierge ou à un voisin ?

Meurant préférait se taire, comprenant que Maigret ne disait rien sans raison, incapable toutefois de voir où il voulait en venir.

— La serrure, ce jour-là, n’a pas été forcée, les experts qui l’ont étudiée l’affirment. Pourtant, si vous n’avez pas tué, quelqu’un est entré chez vous par deux fois, la première pour prendre votre complet bleu dans l’armoire de la chambre à coucher, la seconde pour l’y remettre avec tant de soin que vous ne vous êtes aperçu de rien. Vous l’admettez ?

— Je n’admets rien. Tout ce que je sais, c’est que ma femme...

— Quand vous l’avez rencontrée, voilà sept ans, vous étiez un solitaire. Est-ce que je me trompe ?

— Je travaillais toute la journée et, le soir, je lisais, j’allais parfois au cinéma.

— Est-ce qu’elle s’est jetée à votre cou ?

— Non.

— D’autres hommes, d’autres clients du restaurant où elle était serveuse, ne lui faisaient-ils pas la cour ?

Il serrait les poings.

— Et alors ?

— Combien de temps avez-vous été obligé d’insister pour qu’elle accepte de sortir avec vous ?

— Trois semaines.

— Qu’avez-vous fait, le premier soir ?

— Nous sommes allés au cinéma, puis elle a voulu danser.

— Vous dansez bien ?

— Non.

— Elle s’est moquée de vous ?

Il ne répondit pas, de plus en plus dérouté par la tournure de l’entretien.

— Vous l’avez emmenée ensuite chez vous ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’aimais.

— Et la seconde fois ?

— Nous sommes encore allés au cinéma.

— Ensuite ?

— À l’hôtel.

— Pourquoi pas chez vous ?

— Parce que je vivais dans une chambre mal meublée au fond d’une cour.

— Vous aviez déjà l’intention de l’épouser et vous craigniez de la décourager ?

— J’ai tout de suite eu envie d’en faire ma femme.

— Vous saviez qu’elle avait eu beaucoup d’amis ?

— Cela ne regarde personne. Elle était libre.

— Vous lui avez parlé de votre métier, de votre magasin ? Car vous aviez déjà un magasin, faubourg Saint-Antoine, si je ne me trompe.

— Bien sûr que je lui en ai parlé.

— N’était-ce pas avec l’arrière-pensée de la tenter ? En vous épousant, elle deviendrait la femme d’un commerçant.

Meurant avait rougi.

— Comprenez-vous à présent que c’est vous qui avez voulu l’avoir et que, pour y arriver, vous n’avez pas hésité à tricher un peu ? Aviez-vous des dettes ?

— Non.

— Des économies ?

— Non.

— Elle ne vous a pas parlé de son désir de tenir un jour un restaurant ?

— Plusieurs fois.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Peut-être.

— Vous aviez l’intention de changer de métier ?

— Pas à cette époque-là.

— Vous ne vous y êtes décidé que plus tard, après deux ans de mariage, quand elle est revenue à charge et qu’elle vous a parlé d’une occasion exceptionnelle.

Il était troublé et Maigret poursuivait, implacable :

— Vous étiez jaloux. Par jalousie, vous la forciez à rester à la maison au lieu de travailler comme elle en avait envie. Vous habitiez alors un logement de deux pièces, rue de Turenne. Chaque soir, vous insistiez pour qu’elle vous fournisse l’emploi de son temps. Étiez-vous réellement persuadé qu’elle vous aimait ?

— Je le croyais.

— Sans arrière-pensée ?

— Cela n’existe pas.

— Votre frère, je pense, vous voyait assez souvent ?

— Il vivait à Paris.

— Sortait-il avec votre femme ?

— Il nous arrivait de sortir tous les trois.

— Ils ne sortaient jamais tous les deux ?

— Quelquefois.

— Votre frère habitait à l’hôtel, rue de l’Étoile, près des Ternes. Votre femme allait-elle le voir dans sa chambre ?

Torturé, Meurant criait presque :

— Non !

— A-t-elle jamais possédé un pull-over comme on en porte pour faire du ski en montagne, un pull-over en grosse laine blanche, tricotée à la main, avec, en noir et brun, des dessins représentant des rennes ? Lui arrivait-il, l’hiver, de sortir ainsi vêtue, avec des pantalons noirs plus étroits aux chevilles ?

Les sourcils froncés, il fixait intensément Maigret.

— Où voulez-vous en venir ?

— Répondez.

— Oui. C’était rare. Je n’aimais pas qu’elle aille dans la rue en pantalon.

— Avez-vous rencontré souvent des femmes ainsi vêtues dans les rues de Paris ?

— Non.

— Lisez ceci, Meurant.

Maigret extrayait une pièce d’un dossier, le témoignage de la gérante de l’hôtel de la rue de l’Étoile. Elle se souvenait parfaitement d’avoir eu pour locataire Alfred Meurant, qui avait occupé longtemps une chambre au mois dans son établissement et qui, depuis, y revenait parfois pour quelques jours. Il recevait beaucoup de femmes. Elle reconnaissait sans hésitation la photographie qu’on lui présentait et qui était celle de Ginette Meurant. Elle se rappelait même l’avoir vue dans une tenue excentrique...

Suivait la description du pull-over et du pantalon.

Ginette Meurant était-elle revenue récemment rue de l’Étoile ?

Réponse de l’hôtelière : Il y avait moins d’un an, lors d’un court passage à Paris d’Alfred Meurant.

— C’est faux ! protestait l’homme en repoussant le papier.

— Voulez-vous que je vous donne à lire tout le dossier ? Il contient trente témoignages au moins, tous d’hôteliers, dont un de Saint-Cloud. Votre frère a-t-il possédé une auto bleu ciel décapotable ?

Le visage de Meurant fournissait la réponse.

— Il n’y a pas eu que lui. Au bal de la rue des Gravilliers, on a connu à votre femme une quinzaine d’amants.

Maigret, lourd et sombre, bourrait une nouvelle pipe et ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il avait donné une telle tournure à l’entretien.

— C’est faux ! grondait encore le mari.

— Elle ne vous a pas demandé de devenir votre femme. Elle n’a rien fait pour ça. Elle a hésité trois semaines à sortir avec vous, peut-être pour ne pas vous faire de peine. Elle vous a suivi à l’hôtel quand vous le lui avez demandé car, pour elle, c’était sans importance. Vous avez fait miroiter à ses yeux une existence agréable, facile, la sécurité, l’accès à une certaine forme de bourgeoisie. Vous lui avez plus ou moins promis qu’un jour vous réaliseriez son rêve d’un petit restaurant.

« Par jalousie, vous l’avez empêchée de travailler.

« Vous ne dansiez pas. Vous n’aimiez guère le cinéma.

— Nous y allions chaque semaine.

— Le reste du temps, elle était condamnée à s’y rendre seule. Le soir, vous lisiez.

— J’ai toujours rêvé de m’instruire.

— Et elle a toujours rêvé d’autre chose. Vous commencez à comprendre ?

— Je ne vous crois pas.

— Cependant, vous êtes sûr de n’avoir parlé à personne du vase chinois. Et, le 27 février, vous ne portiez pas votre complet bleu. Votre femme et vous étiez les seuls à posséder la clé de l’appartement du boulevard de Charonne.

Le téléphone sonnait. Maigret décrochait.

— C’est moi, oui...

Baron était à l’autre bout du fil.

— Elle est sortie vers neuf heures, à neuf heures moins quatre minutes exactement, et s’est dirigée vers le boulevard Voltaire.

— Habillée comment ?

— Une robe à fleurs et un manteau de laine brune. Sans chapeau.

— Ensuite ?

— Elle est entrée chez un marchand d’articles de voyages et a acheté une valise bon marché. Elle est retournée, la valise à la main, dans son appartement. Il doit y faire chaud, car elle a ouvert la fenêtre. De temps en temps, je l’aperçois qui va et vient et je suppose qu’elle est en train de faire ses bagages.

Tout en écoutant, Maigret regardait Meurant qui soupçonnait qu’il était question de sa femme et qui se montrait inquiet.

— Il ne lui est rien arrivé ? demanda-t-il même à certain moment.

Maigret secoua la tête.

— Comme il y a le téléphone chez la concierge, continuait Baron, j’ai fait venir un taxi qui stationne à une centaine de mètres, pour le cas où elle en appellerait un.

— Très bien. Tiens-moi au courant.

Et, à Meurant :

— Un instant...

Le commissaire pénétrait dans le bureau des inspecteurs, s’adressait à Janvier.

— Tu ferais bien de prendre une voiture de la maison et d’aller là-bas, boulevard de Charonne, au plus vite. On dirait que Ginette Meurant s’apprête à lever le pied. Peut-être soupçonne-t-elle son mari d’être venu ici ? Elle doit en avoir peur.

— Comment réagit-il ?

— Je préfère ne pas être dans sa peau.

Maigret aurait préféré aussi s’occuper d’autre chose.

— On vous demande au téléphone, monsieur le commissaire.

— Passez-moi la communication ici.

C’était le procureur de la République, qui ne se sentait pas non plus la conscience tout à fait tranquille.

— Il ne s’est rien passé ?

— Ils sont rentrés chez eux. Il semble qu’ils aient dormi chacun dans une pièce. Meurant est sorti de bonne heure et se trouve en ce moment dans mon bureau.

— Que lui avez-vous dit ? Je suppose qu’il ne peut pas vous entendre ?

— Je suis dans le bureau des inspecteurs. Il n’est pas encore sûr de me croire. Il se débat. Il commence à comprendre qu’il lui faudra regarder la vérité en face.

— Vous ne craignez pas qu’il...

— Il y a toutes les chances pour qu’il ne la trouve pas en rentrant chez lui. Elle est en train de faire ses bagages.

— Et s’il la retrouve ?

— Après le traitement que je suis obligé de lui infliger, ce n’est pas tant à elle qu’il en voudra.

— Ce n’est pas l’homme à se suicider ?

— Pas tant qu’il ne saura pas la vérité.

— Vous comptez la découvrir ?

Maigret ne dit rien, haussa les épaules.

— Dès que vous aurez du nouveau...

— Je vous téléphonerai ou je passerai par votre bureau, monsieur le Procureur.

— Vous avez lu les journaux ?

— Seulement les titres.

Maigret raccrocha. Janvier était déjà parti. Il valait mieux retenir Meurant un certain temps, pour éviter qu’il trouve sa femme au milieu de ses préparatifs de départ.

Qu’il la retrouve ensuite, ce serait moins grave. Le moment le plus dangereux serait passé. C’est pourquoi Maigret, la pipe à la bouche, allait et venait, arpentait un instant le long couloir moins surchauffé.

Puis, regardant sa montre, il pénétrait dans son bureau et retrouvait un Meurant plus calme, l’air réfléchi.

— Il reste une possibilité dont vous n’avez pas parlé, objectait le mari de Ginette. Une personne, au moins, devait connaître le secret du vase chinois.

— La mère de l’enfant ?

— Oui : Juliette Perrin. Elle rendait souvent visite à Léontine Faverges et à Cécile. Même si la vieille femme ne lui a rien dit au sujet de son argent, l’enfant a pu voir...

— Vous croyez que je n’y ai pas pensé ?

— Pourquoi n’avez-vous pas cherché dans cette direction ? Juliette Perrin travaille dans une boîte de nuit. Elle fréquente des gens de toutes sortes...

Il se raccrochait désespérément à cet espoir et Maigret avait scrupule à le décevoir. C’était pourtant nécessaire.

— Nous avons enquêté sur toutes ses relations, sans résultat.

« Il y a d’ailleurs une chose que, ni Juliette Perrin, ni ses amants d’un soir ou réguliers, ne pouvaient se procurer sans une complicité bien déterminée.

— Quoi ?

— Le complet bleu. Vous connaissez la mère de l’enfant ?

— Non.

— Vous ne l’avez jamais rencontrée rue Manuel ?

— Non. Je savais que la mère de Cécile faisait le métier d’entraîneuse, mais je n’avais jamais eu l’occasion de la voir.

— N’oubliez pas non plus que sa fille a été tuée.

C’était, pour Meurant, une nouvelle issue qui se fermait. Il cherchait toujours, il tâtonnait, bien décidé à ne pas accepter la vérité.

— Ma femme a pu parler étourdiment.

— À qui ?

— Je n’en sais rien.

— Et donner, étourdiment aussi, la clé de votre appartement en partant pour le cinéma ?

Téléphone. Janvier, cette fois, un peu essoufflé.

— Je vous appelle de chez la concierge, patron. La personne est partie en taxi avec la valise et un sac brun assez rebondi. J’ai relevé à tout hasard le numéro de la voiture. Elle appartient à une compagnie de Levallois et il sera facile de la retrouver. Baron la suit dans un autre taxi. J’attends ici ?

— Oui.

— Vous êtes toujours avec lui ?

— Oui.

— Je suppose qu’après son arrivée je ne bouge pas ?

— Cela vaut mieux.

— Je vais garer la voiture près d’une des portes du cimetière. On la remarquera moins. Vous comptez le lâcher bientôt ?

— Oui.

Meurant essayait toujours de deviner et l’effort lui faisait monter le sang à la tête. Il était à bout de fatigue, au bout du désespoir aussi, mais il parvenait à tenir bon, et même presque à sourire.

— C’est ma femme qu’on surveille ?

Maigret fit signe que oui.

— Je suppose que je vais être surveillé également ?

Geste vague du commissaire.

— Je n’ai pas d’arme, croyez-le !

— Je sais.

— Je n’ai l’intention de tuer personne, ni de me tuer moi-même.

— Je le sais aussi.

— En tout cas, pas maintenant.

Il se levait, hésitant, et Maigret comprenait que la crise était sur le point d’éclater, que l’homme se retenait pour ne pas fondre en larmes, sangloter, frapper les murs de ses poings serrés.

— Courage, vieux.

Meurant détournait la tête, marchait vers la porte, pas très sûr de ses pas. Ee commissaire lui posait un instant la main sui l’épaule, sans insister.

— Venez me voir quand vous voudrez.

Meurant sortait enfin sans montrer son visage, sans dire merci, et la porte se refermait.

Baron, sur le quai, attendait de reprendre sa filature.

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