CHAPITRE IV

À deux heures, Maigret, toujours accompagné de Janvier, gravissait le grand escalier du quai des Orfèvres qui parvenait, même en été, par le matin le plus guilleret, à être triste et glauque. Aujourd’hui, un courant d’air humide le parcourait et les traces de semelles mouillées, sur les marches, ne séchaient pas.

Dès le premier palier, on percevait venant du premier étage une légère rumeur, puis on entendait des voix, des allées et venues indiquant que la presse, alertée, était là, avec les photographes et sans doute des gens de la télévision, sinon du cinéma.

Une affaire finissait ou avait l’air de finir au Palais. Une autre commençait ici. À un bout, c’était déjà la foule. À l’autre, on ne voyait encore que les spécialistes.

Quai des Orfèvres aussi existait une sorte de chambre des témoins, la salle d’attente vitrée qu’on appelait la cage de verre, et le commissaire s’arrêta en passant pour jeter un coup d’œil sur les six personnages assis sous les photographies de policiers morts en service commandé.

Fallait-il croire que tous les témoins se ressemblent ? Ceux-ci appartenaient au même milieu que ceux du Palais de Justice, des petites gens, des travailleurs modestes, et, parmi eux, deux femmes qui regardaient droit devant elles, les mains sur leur sac de cuir.

Les reporters se précipitaient vers Maigret qui les calmait du geste.

— Doucement ! Doucement ! N’oubliez pas, messieurs, que je ne sais encore rien et que je n’ai pas vu ces garçons...

Il poussait la porte de son bureau, promettait :

— Dans deux ou trois heures, peut-être, si j’ai du nouveau à vous apprendre...

Il referma la porte, dit à Janvier :

— Va voir si Lapointe est arrivé.

Il retrouvait les gestes d’avant les vacances, presque aussi rituels, pour lui, que, pour les magistrats, le cérémonial des Assises. Retirant son manteau, son chapeau, il les accrochait dans le placard où une fontaine d’email permettait de se laver les mains. Puis il s’asseyait à son bureau, tripotait un peu ses pipes avant d’en choisir une et de la bourrer.

Janvier revenait avec Lapointe.

— Je verrai tes deux idiots dans quelques minutes.

Et, au jeune Lapointe :

— Alors, qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Tout le long des couloirs et du grand escalier, elle a été entourée d’une grappe de journalistes et de photographes et il y en avait d’autres qui l’attendaient dehors. Ou voyait même, au bord du trottoir, un car des actualités cinématographiques. Pour ma part, je n’ai aperçu son visage que deux ou trois fois, entre deux têtes. On la sentait effrayée et il paraît qu’elle les suppliait de la laisser en paix.

« Tout à coup, Lamblin a fendu la foule, l’a saisie par le bras et l’a entraînée vers un taxi qu’il avait eu le temps d’aller chercher. Il l’y a fait monter et la voiture s’est dirigée vers le pont Saint-Michel.

« Cela s’est passé comme un tour de prestidigitation. Faute de trouver un taxi à mon tour, je n’ai pas pu suivre. Il y a quelques minutes seulement, Macé, du Figaro, est revenu au Palais. Il avait eu la chance, lui, d’avoir sa voiture à proximité, ce qui lui a permis de filer le taxi.

D’après lui, Me Lamblin a emmené Ginette Meurant dans un restaurant de la place de l’Odéon spécialisé dans les fruits de mer et la bouillabaisse. Ils y ont déjeuné en tête à tête, sans se presser.

« À présent, tout le monde a repris sa place dans le prétoire et on n’attend plus que la Cour.

— Retourne là-bas. Téléphone-moi de temps en temps. J’aimerais savoir si la déposition de la femme de chambre ne provoque pas d’incident...

Maigret avait pu toucher par téléphone le président qui lui avait donné l’autorisation de ne pas perdre son après-midi au Palais.

Les cinq inspecteurs disséminés le matin dans la salle n’avaient rien découvert. Ils avaient étudié le public d’un œil aussi averti que les physionomistes des salles de jeu. Aucun des hommes présents ne répondait à la description fournie par Nicolas Cajou du compagnon de Ginette Meurant. Quant à Alfred Meurant, le frère de l’accusé, il n’était pas au Palais, ni à Paris, ce que Maigret savait déjà par un coup de téléphone de la brigade mobile de Toulon.

Deux inspecteurs restaient dans le prétoire, à tout hasard, en plus de Lapointe qui y retournait en voisin, empruntant les couloirs intérieurs.

Maigret appelait Lucas, qui s’était occupé du hold up de la banque.

— Je n’ai pas voulu vous les interroger avant que vous les voyiez, patron. Tout à l’heure, je me suis arrangé pour que les témoins puissent les apercevoir au passage.

— Ils les ont reconnus tous les deux ?

— Oui. Surtout celui qui avait perdu son masque, bien entendu.

— Fais entrer le plus jeune.

Il avait les cheveux trop longs, des boutons sur le visage, l’air mal portant, mal lavé.

— Enlevez-lui les menottes...

Le garçon lui lançait un coup d’œil méfiant, bien décidé à ne pas tomber dans les pièges qu’il n’allait pas manquer de lui tendre.

— Qu’on me laisse seul avec lui.

Dans ces cas-là, Maigret préférait rester en tête à tête avec le suspect et il était bien temps, plus tard, de prendre sa déposition par écrit et de la lui faire signer. Il tirait sur sa pipe à petits coups.

— Assieds-toi.

Il poussait vers lui un paquet de cigarettes.

— Tu fumes ?

La main tremblait. Au bout des doigts longs et carrés, les ongles étaient rongés comme ceux d’un enfant.

— Tu n’as plus ton père ?

— Ce n’est pas moi.

— Je ne te demande pas si c’est toi ou si c’est pas toi qui as fait le guignol. Je te demande si tu as encore ton père.

— Il est mort.

— De quoi ?

— En sana.

— C’est ta mère qui t’entretient ?

— Je travaille aussi.

— À quoi ?

— Je suis polisseur.

Cela prendrait du temps. Maigret savait par expérience qu’il valait mieux y aller lentement.

— Ou t’es-tu procuré l’automatique ?

— Je n’ai pas d’automatique.

— Tu veux que je fasse venir tout de suite les témoins qui attendent ?

— Ce sont des menteurs.

Le téléphone sonnait déjà. C’était Lapointe.

— Geneviève Lavancher a déposé, patron. On lui a posé à peu près les mêmes questions qu’à son patron, plus une. Le président lui a demandé en effet si, le 25 février, elle n’avait rien remarqué de spécial dans le comportement de ses clients et elle a répondu que, justement, elle a été surprise de constater que le lit n’était pas défait.

— Les témoins régulièrement cités défilent ?

— Oui.. Cela va très vite, à présent. C’est à peine si on les écoute.

Il fallut quarante minutes pour venir à bout de la résistance du gamin, qui finit par éclater en sanglots.

C’était bien lui qui tenait l’automatique à la main. Ils n’étaient pas deux, mais trois, car un complice attendait au volant d’une auto volée, celui-là même, semblait-il qui avait eu l’idée du hold up et qui avait filé sans attendre les autres dès qu’il avait entendu des appels au secours.

Malgré cela, le gosse, qui s’appelait Virieu, refusait de dire son nom.

— Il est plus âgé que toi ?

— Oui. Il a vingt-trois ans et il est marié.

— Il avait de l’expérience, lui ?

— Il le prétendait.

— Je te questionnerai à nouveau tout à l’heure, quand j’aurai entendu ton copain.

On emmenait Virieu. On faisait entrer Giraucourt, le copain, à qui on retirait les menottes à son tour, et les deux garçons, en se croisant, avaient le temps d’échanger un regard.

— Il a mangé le morceau ?

— Tu t’attendais à ce qu’il se taise ?

De la routine. Le hold up avait raté. Il n’y avait pas eu de mort ni de blessé, pas même de casse, sauf un carreau.

— Qui est-ce qui a eu l’idée des masques ?

L’idée n’était d’ailleurs pas originale. Des professionnels, à Nice, quelques mois plus tôt, avaient utilisé des masques de carnaval pour s’attaquer à un fourgon postal.

— Tu n’étais pas armé ?

— Non.

— C’est toi qui as dit, au moment où l’employée se dirigeait vers la fenêtre : « Tire donc, idiot... »

— Je ne sais pas ce que j’ai dit. J’ai perdu la tête...

— Seulement, ton petit copain a obéi et il a pressé sur la détente.

— Il n’a pas tiré.

— C’est-à-dire que, par chance, le coup n’est pas parti. Peut-être n’y avait-il pas de cartouche dans le canon ? Peut-être l’arme était-elle défectueuse ?

Des employés de la banque, ainsi qu’une cliente, tenaient les mains en l’air. Il était dix heures du matin.

— C’est toi qui, en entrant, as crié :

« — Tous contre le mur, les bras levés. C’est un hold up »

« Tu as ajouté, paraît-il :

« — C’est du sérieux. »

— J’ai dit ça parce qu’une femme éclatait de rire.

Une employée de quarante-cinq ans, qui attendait maintenant dans la cage vitrée avec les autres, avait saisi un presse-papier et l’avait lancé dans la fenêtre en appelant au secours.

— Tu n’as jamais été condamné ?

— Une fois.

— Pour quel motif ?

— Pour avoir volé un appareil photographique dans une voiture.

— Tu sais ce que ça va te coûter, cette fois-ci ?

Le gamin haussait les épaules, s’efforçant de faire le brave.

— Cinq ans, mon bonhomme. Quant à ton camarade, que son arme se soit enrayée ou non, il y a toutes les chances pour qu’il ne s’en tire pas à moins de dix ans...

C’était vrai. On retrouverait le troisième un jour ou l’autre. L’instruction irait vite, et comme cette fois il n’y aurait pas les vacances judiciaires pour retarder la justice, dans trois ou quatre mois Maigret irait à nouveau témoigner en Cour d’Assises.

— Emmène-le, Lucas. Il n’y a plus de raison de le séparer d’avec son copain. Qu’ils bavardent autant qu’ils en ont envie. Envoie-moi le premier témoin.

Ce n’étaient plus que des formalités, de la paperasserie. Et, d’après Lapointe, qui téléphonait, les choses allaient encore plus vite au Palais, où certains témoins, après n’être restés que cinq minutes à la barre, se retrouvaient, éberlués, un peu déçus, dans la foule où ils cherchaient à se caser.

À cinq heures, Maigret travaillait toujours à l’affaire du hold up et son bureau, où les lampes étaient allumées, s’était rempli de fumée.

— On vient de donner la parole à la partie civile. Me Lioran a fait une courte déclaration. Étant donné les développements imprévus, il se rallie d’avance aux conclusions de l’avocat général.

— C’est l’avocat général qui parle en ce moment ?

— Depuis deux minutes.

— Rappelle-moi dès qu’il aura terminé.

Une demi-heure plus tard, Lapointe lui téléphonait un compte rendu assez détaillé. Le procureur Aillevard avait dit en substance :

— Nous sommes ici pour faire le procès de Gaston Meurant, accusé d’avoir, le 27 février, égorgé sa tante, Léontine Faverges, puis étouffé, jusqu’à ce que mort s’ensuive, une petite fille de quatre ans, Cécile Perrin, dont la mère s’est portée partie civile.

La mère, aux cheveux teints en roux, toujours vêtue de son manteau de fourrure, avait poussé un cri et on avait dû l’emmener hors du prétoire, secouée de sanglots.

L’avocat général avait continué :

— Nous avons entendu à cette barre des témoignages inattendus dont nous n’avons pas à tenir compte en ce qui concerne cette affaire. Des charges qui pèsent contre l’accusé n’ont pas changé et les questions auxquelles les jurés ont à répondre restent les mêmes.

« Gaston Meurant a-t-il eu la possibilité matérielle de commettre son double crime et de voler les économies de Léontine Faverges ?

« Il est établi qu’il connaissait le secret du vase chinois et qu’à plusieurs reprises sa tante y a pris de l’argent pour le lui remettre.

« Avait-il un mobile suffisant ?

« Le lendemain du crime, le 28 février, on devait lui présenter une traite qu’il avait signée et il n’avait pas les fonds nécessaires, de sorte qu’il était menacé de banqueroute.

« Enfin, possédons-nous des preuves de sa présence, cet après-midi-là, rue Manuel ?

« Six jours plus tard, on a retrouvé, dans un placard de son appartement, boulevard de Charonne, un complet bleu marine lui appartenant et portant, sur la manche et sur le revers, des taches de sang dont il n’a pu expliquer l’origine.

« Selon les experts, il s’agit de sang humain et, plus que probablement, du sang de Léontine Faverges.

« Restent des témoignages qui semblent se contredire, malgré la bonne foi des témoins.

« Mme Ernie, cliente de la voisine de palier de la victime, a vu un homme vêtu d’un complet bleu sortir de l’appartement de Léontine Faverges à cinq heures de l’après-midi et elle croit pouvoir jurer que cet homme avait les cheveux très bruns.

« D’autre part, vous avez entendu un professeur de piano, M. Germain Lombras, vous dire qu’à six heures du soir il s’est entretenu avec l’accusé dans l’atelier de la rue de la Roquette. M. Germain Lombras nous a néanmoins avoué qu’il lui reste un léger doute quant à la date de cette visite.

« On se trouve en présence d’un crime monstrueux, commis de sang-froid par un homme qui, non seulement s’est attaqué à une femme sans défense, mais n’a pas hésité à assassiner une enfant.

« Il ne peut donc pas être question de circonstances atténuantes, mais seulement de la peine capitale.

« Aux jurés de dire, en leur âme et conscience, s’ils croient Gaston Meurant coupable de ce double crime. »

Maigret, qui en avait fini avec ses gangsters amateurs, se résignait à ouvrir sa porte et à faire face aux journalistes.

— Ils ont avoué ?

Il hochait affirmativement la tête.

— Pas trop de publicité, messieurs, je vous en prie. Surtout, ne les montez pas en épingle ! Ne donnez pas à ceux qui seraient tentés de les imiter l’impression que ces gamins ont accompli un exploit. Ce sont de pauvres types, croyez-moi...

Il répondait aux questions, brièvement, se sentant lourd et fatigué. Son esprit restait en partie dans la salle des Assises où c’était le tour du jeune défenseur de parler.

Il fut tenté d’ouvrir la porte vitrée communiquant avec le Palais pour aller rejoindre Lapointe. Mais à quoi bon ? Il imaginait la plaidoirie, qui commencerait à la façon d’un roman populaire.

Pierre Duché n’allait-il pas remonter aussi loin que possible dans le passé ?

Une famille du Havre, pauvre, grouillante d’enfants qui devaient se débrouiller le plus tôt possible. Dès quinze ou seize ans, les filles entraient en service, c’est-à-dire qu’elles partaient pour Paris où elles étaient censées entrer en service. Les parents avaient-ils le temps et les moyens de s’en préoccuper ? Elles écrivaient une fois par mois, d’une écriture appliquée, avec des fautes d’orthographe, joignant parfois un modeste mandat.

Deux sœurs étaient parties de la sorte, Léontine, d’abord, qui était entrée comme vendeuse dans un grand magasin et n’avait pas tardé à se marier.

Hélène, la plus jeune, avait travaillé dans une crémerie, puis chez une mercière de la rue d’Hauteville.

Le mari de la première était mort. Quant à la seconde, elle n’avait pas tardé à découvrir les bals de quartier.

Avaient-elles gardé des contacts entre elles ? Ce n’était pas sûr. Son mari mort dans un accident, Léontine Faverges avait fréquenté les brasseries de la rue Royale et les meublés du quartier de la Madeleine avant de se mettre à son compte rue Manuel.

Sa sœur, Hélène, avait eu deux enfants de pères inconnus et les avait élevés tant bien que mal pendant trois ans. Puis on l’avait emmenée un soir à l’hôpital pour une opération et elle n’en était jamais sortie.

— Mon client, messieurs les jurés, élevé par l’Assistance Publique... »

C’était vrai, et Maigret aurait pu fournir à l’avocat, sur ce sujet, des statistiques intéressantes, le pourcentage, par exemple, des pupilles qui tournaient mal et qu’on retrouvait plus tard sur les bancs des tribunaux.

Ceux-ci étaient les révoltés, ceux qui en voulaient à la société de leur situation humiliante.

Or, contrairement à ce qu’on pense, à ce que les jurés pensaient sans doute, ils constituent la minorité.

Sans doute beaucoup, parmi les autres, sont-ils marqués aussi. Ils gardent, toute leur vie, un sentiment d’infériorité. Mais leur réaction, justement, est de se prouver à eux-mêmes qu’ils valent n’importe qui.

On leur a appris un métier et ils s’efforcent de devenir des artisans de premier ordre.

Leur orgueil est de fonder une famille, une vraie, une famille régulière, avec des enfants qu’on promène le dimanche par la main.

Et quelle plus belle revanche, un jour, que de devenir des petits patrons, de s’installer à leur compte ?

Pierre Duché y avait-il pensé ? Est-ce cela qu’il était en train de leur dire, dans la salle où la fatigue commençait à flétrir les visages ?

Maigret, ce matin, au cours du long interrogatoire qu’il avait subi, avait omis quelque chose et maintenant il s’en voulait. Certes, le dialogue était consigné au dossier. Mais ce n’était qu’un détail sans importance.

La troisième fois que Ginette Meurant était venue à la P. J., dans son bureau, le commissaire lui avait demandé incidemment :

— Vous n’avez jamais eu d’enfant ?

Elle ne s’attendait apparemment pas à la question, car elle avait paru surprise.

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Je ne sais pas... J’ai l’impression que votre mari est le genre d’homme à désirer des enfants... Ai-je tort ?

— Non.

— Il espérait en avoir de vous ?

— Au début, oui.

Il avait senti une hésitation, quelque chose d’assez trouble, et il avait creusé plus avant.

— Vous ne pouvez pas en avoir ?

— Non.

— Il le savait en vous épousant ?

— Non. Nous n’avions jamais parlé de ça.

— Quand l’a-t-il appris ?

— Après quelques mois. Comme il espérait toujours et qu’il me posait chaque mois la même question, j’ai préféré lui avouer la vérité... Pas tout à fait la vérité... Enfin, le principal...

— C’est-à-dire ?

— Que j’ai été malade, avant de le connaître, et que j’ai subi une opération...

Il y avait sept ans de cela. Alors que Meurant avait espéré une famille, il n’y avait eu qu’un couple.

Il s’était mis à son compte. Puis, cédant à l’insistance de sa femme, il avait essayé un certain temps un autre métier que le sien. Comme il fallait s’y attendre, cela avait été un désastre. Il n’en avait pas moins, patiemment, remonté un petit commerce d’encadrement.

Cela formait un tout, aux yeux de Maigret qui, à tort, ou à raison, attachait soudain une assez grande importance à cette question d’enfant.

Il n’allait pas jusqu’à affirmer que Meurant était innocent. Il avait vu des hommes aussi effacés que lui, aussi calmes, aussi doux en apparence, devenir violents.

Presque toujours, alors, c’était parce que, pour une raison ou pour une autre, ils étaient blessés au plus profond d’eux-mêmes.

Meurant, poussé par la jalousie, aurait pu commettre un crime passionnel. Peut-être aurait-il pu s’attaquer aussi à un ami qui l’aurait humilié.

Peut-être même, si sa tante lui avait refusé l’argent dont il avait un pressant besoin...

Tout était possible, sauf, semblait-il au commissaire, pour un homme qui avait tant désiré un enfant, d’étouffer lentement une petite fille de quatre ans.

— Allô, patron...

— J’écoute.

— Il a fini. La Cour et les jurés se retirent. Certains prévoient que cela sera long. D’autres, au contraire, sont persuadés que les jeux sont faits.

— Comment se comporte Meurant ?

— Tout l’après-midi, on aurait pu croire qu’il n’était pas question de lui. Il restait absent, l’œil sombre. Quand, à deux ou trois reprises, son avocat lui a adressé la parole, il s’est contenté de hausser les épaules. Enfin, lorsque le président lui a demandé s’il avait une déclaration à faire, il a paru ne pas comprendre. On a dû répéter la question. Il s’est contenté de hocher la tête.

— Il lui est arrivé de regarder sa femme ?

— Pas une seule fois.

— Je te remercie. Écoute-moi bien : tu as repéré Bonfils dans la salle ?

— Oui. Il se tient à proximité de Ginette Meurant.

— Tu vas lui recommander de ne pas la perdre de vue à la sortie. Pour être plus sûr de ne pas se laisser semer, qu’il se fasse aider de Jussieu. Un des deux s’arrangera pour avoir une voiture à portée.

— J’ai compris. Je leur communique vos instructions.

— Elle finira sans doute par rentrer chez elle et il faut qu’un homme reste en permanence devant la maison, boulevard de Charonne.

— Et si...

— Si Meurant est acquitté, Janvier, que je vais envoyer là-bas, s’occupera de lui.

— Vous croyez que... ?

— Je ne sais rien, mon petit.

C’était vrai. Il avait agi au mieux. Il cherchait la vérité, mais rien ne prouvait qu’il l’avait trouvée, même partiellement.

L’enquête s’était déroulée en mars, puis au début d’avril, avec de grands coups de soleil sur Paris, des nuages clairs, quelques averses embuant soudain des matinées fraîches.

L’autre bout de la procédure prenait place dans un automne précoce, maussade, avec de la pluie, un ciel bas et spongieux, des trottoirs luisants.

Pour tuer le temps, il donna des signatures, alla tourner en rond dans le bureau des inspecteurs où il donna des instructions à Janvier.

— Arrange-toi pour me tenir au courant, même au milieu de la nuit.

Malgré son impassibilité apparente, il était nerveux, inquiet tout à coup, comme s’il se reprochait d’avoir pris une responsabilité trop lourde.

Quand le téléphone sonna dans son bureau, il s’y précipita.

— Terminé, patron !

On n’entendait pas que la voix de Lapointe mais des bruits divers, toute une rumeur.

— Il y avait quatre questions, deux pour chacune des victimes. La réponse est non pour les quatre. L’avocat, en ce moment même, s’efforce de conduire Meurant au greffe, malgré la foule qui...

La voix de Lapointe se perdit un instant dans le vacarme.

— Excusez-moi, patron... J’ai attrapé le premier téléphone venu... Je serai au bureau dès que possible.

Maigret se remit à marcher, bourrant sa pipe, en prenant une autre parce que celle-là ne tirait pas, ouvrant et refermant sa porte par trois fois.

Les couloirs de la P. J. étaient à nouveau déserts et seul un habitué, indicateur à ses heures, attendait dans la cage vitrée.

Quand Lapointe arriva, on sentait encore en lui l’excitation des Assises.

— Beaucoup le prévoyaient, mais cela a quand même fait de l’effet... Toute la salle s’est levée... La mère de la petite, qui avait repris sa place, s’est évanouie et a bien failli être piétinée...

— Meurant ?

— Il paraissait ne pas comprendre. Il s’est laissé emmener sans trop savoir ce qui lui arrivait. Les journalistes qui ont pu l’approcher n’en ont rien tiré. Alors, ils se sont rejetés à nouveau sur sa femme, à qui Lamblin servait de garde de corps.

« Tout de suite après le verdict, elle a essayé de se précipiter vers Meurant, comme pour se jeter à son cou... Il tournait déjà le dos à la salle...

— Où est-elle ?

— Lamblin l’a conduite dans je ne sais quel bureau, près du vestiaire des avocats... Jussieu s’occupe d’elle...

Il était six heures et demie. La P. J. commençait à se vider, des lampes à s’éteindre.

— Je rentre dîner chez moi.

— Et moi, qu’est-ce que je fais ?

— Tu vas dîner aussi et tu vas te coucher.

— Vous croyez qu’il se passera quelque chose ?

Le commissaire, qui ouvrait son placard pour y prendre son pardessus et son chapeau, se contenta de hausser les épaules.

— Tu te souviens de la perquisition ?

— Très bien.

— Tu es sûr qu’il n’y avait pas d’arme dans l’appartement ?

— Certain. Je suis persuadé que Meurant n’a jamais possédé d’arme de sa vie. Il n’a même pas fait de service militaire, à cause de sa vue...

— À demain, mon petit.

— À demain, patron.

Maigret prit l’autobus, puis longea, le dos rond, le col relevé, les façades du boulevard Richard-Lenoir. Comme il atteignait le palier de son étage, la porte s’ouvrit, dessinant un rectangle de lumière chaude et laissant échapper des odeurs de cuisine.

— Content ? lui demandait Mme Maigret.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est acquitté.

— Comment le sais-tu ?

— Je viens de l’entendre à la radio.

— Qu’est-ce qu’on dit d’autre ?

— Que sa femme l’attendait à la sortie et qu’ils ont pris un taxi pour rentrer chez eux.

Il s’enfonçait dans son univers familier, retrouvait ses habitudes, ses pantoufles.

— Tu as très faim ?

— Je ne sais pas. Qu’y a-t-il à dîner ?

Il pensait à un autre appartement, où ils étaient deux aussi, boulevard de Charonne. Là-bas, il ne devait pas y avoir de dîner préparé, mais peut-être du jambon et du fromage dans le garde-manger.

Dans la rue, deux inspecteurs faisaient les cent pas sous la pluie, à moins qu’ils n’aient trouvé abri sur un seuil.

Que se passait-il ? Qu’est-ce que Gaston Meurant, qui vivait depuis sept mois en prison, avait dit à sa femme ? Comment la regardait-il ? Avait-elle tenté de l’embrasser, de poser sa main sur la sienne ?

Lui jurait-elle que tout ce qu’on avait dit sur son compte était faux ?

Ou bien lui demandait-elle pardon en jurant qu’elle n’aimait que lui ?

Allait-il, le lendemain, retourner dans sa boutique, dans son atelier d’encadrement au fond de la cour ?

Maigret mangeait machinalement et Mme Maigret savait que ce n’était pas le moment de le questionner.

La sonnerie du téléphone retentit.

— Allô, oui... C’est moi... Vacher ?... Jussieu est toujours avec vous ?

— Je téléphone d’un bistrot des environs pour vous faire mon rapport... Je n’ai rien à dire de spécial, mais je me suis dit que vous aimeriez le savoir...

— Ils sont rentrés chez eux ?

— Oui.

— Seuls ?

— Oui. Quelques instants plus tard, les lampes se sont éclairées au troisième étage. J’ai vu des ombres aller et venir derrière le rideau...

— Ensuite ?

— Après une demi-heure environ, la femme est descendue, un parapluie à la main. Jussieu l’a suivie. Elle n’est pas allée loin. Elle est entrée dans une charcuterie, puis dans une boulangerie, après quoi elle est remontée chez elle...

— Jussieu l’a vue de près ?

— D’assez près, à travers la vitrine du charcutier.

— Quel air a-t-elle ?

— On dirait qu’elle a pleuré. Ses pommettes étaient rouges, ses yeux brillants...

— Elle ne paraissait pas inquiète ?

— Jussieu prétend que non.

— Et depuis ?

— Je suppose qu’ils ont mangé. J’ai revu la silhouette de Ginette Meurant dans la pièce qui semble être la chambre à coucher...

— C’est tout ?

— Oui. Nous restons ici tous les deux ?

— C’est plus prudent. J’aimerais que, tout à l’heure, l’un de vous monte la garde à l’intérieur de l’immeuble. Les locataires doivent se coucher de bonne heure. Que Jussieu, par exemple, s’installe sur le palier, dès que les allées et venues auront cessé. Il peut avertir la concierge en la priant de se taire.

— Bien, patron.

— Rappelle-moi quand même d’ici deux heures.

— Si le bistrot est encore ouvert.

— Sinon, il est possible que je passe par là.

Il n’y avait pas d’arme dans l’appartement, soit, mais l’assassin de Léontine Faverges ne s’était-il pas servi d’un couteau, qu’on n’avait d’ailleurs pas retrouvé ? Un couteau très aiguisé, affirmaient les experts, qui pensaient que c’était probablement un couteau de boucher.

On avait questionné tous les couteliers, tous les quincailliers de Paris et, bien entendu, cela n’avait rien donné.

En définitive, on se savait rien, sinon qu’une femme et qu’une petite fille étaient mortes, qu’un certain complet bleu qui portait des taches de sang appartenait à Gaston Meurant et que la femme de celui-ci, à l’époque du crime, retrouvait plusieurs fois par semaine un amant dans un meublé de la rue Victor-Massé.

C’était tout. Faute de preuves, les jurés venaient d’acquitter l’encadreur.

S’ils ne pouvaient pas affirmer qu’il était coupable, ils ne pouvaient pas non plus affirmer son innocence.

Pendant l’incarcération de son mari, Ginette Meurant avait mené une existence exemplaire, sortant à peine de chez elle, ne rencontrant aucun individu suspect.

Il n’y avait pas le téléphone dans son logement. On avait surveillé son courrier sans résultat.

— Tu comptes vraiment aller là-bas cette nuit ?

— Juste faire un tour avant de me coucher.

— Tu crains quelque chose ?

Que pouvait-il répondre ? Qu’ils étaient deux, si peu faits pour vivre ensemble, dans le curieux appartement où l’Histoire du Consulat et de l’Empire voisinait, sur les rayons du cosy corner, avec des poupées de soie et avec des confidences de vedettes.

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