Tonino Benacquista Malavita

Remerciements à Nicholas Pileggi et Gerald Shur.

Sans oublier Jean-Hugues et Fabrice.

1

Ils prirent possession de la maison au milieu de la nuit.

Une autre famille y aurait vu un commencement. Le premier matin de tous les autres. Une nouvelle vie dans une nouvelle ville. Un moment rare qu’on ne vit jamais dans le noir.

Les Blake, eux, emménageaient à la cloche de bois et s’efforçaient de ne pas attirer l’attention. Maggie, la mère, entra la première en tapant du talon sur le perron pour éloigner d’éventuels rats, traversa toutes les pièces et termina par la cave, qui lui parut saine et d’une humidité idéale pour faire vieillir une roue de parmesan et des caisses de chianti. Frederick, le père, mal à l’aise depuis toujours avec les rongeurs, laissa sa femme opérer et fit le tour de la maison, une lampe de poche en main, puis aboutit dans une véranda où s’entassaient de vieux meubles de jardin recouverts de rouille, une table de ping-pong gondolée et divers objets invisibles dans la pénombre.

La fille aînée, Belle de son prénom, dix-sept ans, grimpa l’escalier et se dirigea vers la pièce qui allait devenir sa chambre, un carré régulier, orienté sud, avec vue sur un érable et une bordure d’œillets blancs miraculeusement persistants — elle les devina à travers la nuit comme une giclée d’étoiles. Elle fit pivoter la tête du lit côté nord, déplaça la table de chevet et se plut à imaginer les murs recouverts de ses affiches qui avaient traversé les époques et les frontières. Le lieu se mit à vibrer de la seule présence de Belle. C’est là que désormais elle allait dormir, réviser ses cours, travailler sa gestuelle et sa démarche, bouder, rêver, rire, et parfois pleurer — sa journée type depuis l’adolescence. Warren, de trois ans son cadet, investit la chambre adjacente sans réelle curiosité ; peu lui importaient l’harmonie des volumes ou le panorama, seules comptaient l’installation électrique et sa propre ligne de téléphone. Dans moins d’une semaine, sa grande maîtrise des écrans informatiques lui permettrait d’oublier la campagne française, et même l’Europe, et lui donnerait l’illusion d’être de retour chez lui, par-delà l’océan Atlantique, d’où il venait et où il retournerait un jour.

Le pavillon 1900, en brique et pierre normandes, se distinguait par une frise en damier qui traversait la façade, des festons de bois peints en bleu qui soulignaient la ligne du toit où une sorte de minaret surplombait l’angle est-ouest. Les arabesques en fer forgé de la grille d’entrée donnaient envie de visiter ce qui ressemblait de loin à un petit palais baroque. Mais, à cette heure de la nuit, les Blake se foutaient bien de toute esthétique et ne se préoccupaient que de confort. Malgré son charme, la vieille pierre cachait mal sa vétusté, et rien ne remplacerait le petit bijou de modernité qu’était naguère leur maison de Newark, New Jersey, États-Unis.

Tous les quatre se retrouvèrent dans le salon où, sans échanger un mot, ils replièrent les toiles grèges qui couvraient les fauteuils clubs, le canapé, la table basse et divers petits meubles de rangement encore vides. La cheminée en brique rouge et noire, assez large pour y rôtir une brebis, était ornée d’une plaque sculptée d’un blason représentant deux gentilshommes aux prises avec un sanglier. Sur le madrier transversal, Fred saisit une série de bibelots en bois et les jeta directement dans l’âtre. Tout objet qu’il jugeait inutile lui donnait sur-le-champ envie de le détruire.

— Ces cons-là ont encore oublié la télé, dit Warren.

— Ils ont dit demain, fit la mère.

— Demain sûr, ou demain comme la dernière fois ? demanda Frederick, aussi inquiet que son fils.

— Écoutez, vous deux, vous n’allez pas me regarder de travers chaque fois qu’il manquera un objet dans cette maison. Adressez-vous directement à eux.

— La télévision n’est pas un objet, maman, c’est ce qui nous relie au monde, au monde réel, loin de cette espèce de bicoque branlante dans ce trou à rats plein de bouseux qu’on va devoir se coltiner peut-être des années. La télé, c’est la vie, c’est ma vie, c’est nous, c’est mon pays.

Maggie et Frederick, soudain coupables, ne surent quoi lui répondre et passèrent sur ses écarts de langage. Ils reconnaissaient à Warren le droit à la nostalgie. Il avait à peine huit ans quand les événements les avaient contraints à quitter les États-Unis ; des quatre, c’est lui qui en avait souffert le plus. Pour faire diversion, Belle demanda comment s’appelait la ville.

— Cholong-sur-Avre, Normandie ! répondit Fred en y mettant le moins d’accent possible. Imaginez combien d’Américains ont entendu parler de la Normandie sans savoir dans quel putain d’endroit du monde la situer.

— À part le fait que nos gars ont débarqué en 44, c’est célèbre pour quoi, la Normandie ? demanda Warren.

— Le camembert, hasarda le père.

— On en trouvait aussi à Cagnes-sur-Mer, mais avec le soleil et la mer en plus, fit Belle.

— On en trouvait aussi à Paris, et c’était Paris, reprit Warren.

Tous gardaient un bon souvenir de leur arrivée dans la capitale, six ans plus tôt. Les circonstances les avaient forcés à descendre sur la Côte d’Azur, où ils avaient séjourné quatre ans, et où le sort avait frappé à nouveau, jusqu’à les conduire à Cholong-sur-Avre, dans l’Eure.

Ils se séparèrent pour partir à la découverte des pièces qu’ils n’avaient pas encore visitées. Fred s’arrêta dans la cuisine, inspecta le réfrigérateur vide, ouvrit quelques placards, posa le plat de la main sur la plaque en vitrocéramique. Satisfait du plan de travail — il lui fallait une place folle quand lui prenait l’envie de faire une sauce tomate —, il caressa le bois du billot, le carrelage de l’évier, l’osier des hauts tabourets, empoigna quelques couteaux, testa les lames sur son ongle. Sa première approche passait toujours par le toucher. Il procédait avec un lieu comme avec une femme.

Dans le cabinet de toilette, Belle prit des poses devant un superbe miroir légèrement piqué, maintenu par un vieux cadre en acajou, et agrémenté d’un petit luminaire en verre dépoli, en forme de rose, où venait se visser une ampoule à nu. Désormais, elle ne pourrait plus se passer de ce reflet-là. De son côté, Maggie ouvrit en grand les fenêtres de sa chambre à coucher, sortit les draps de leurs housses, attrapa les couvertures pliées au-dessus de l’armoire, les sentit à plein nez, les jugea propres et les déroula sur le lit. Seul Warren passait d’une pièce à l’autre en demandant :

— Quelqu’un a vu la chienne ?

Baptisé Malavita par Fred, un bouvier australien gris cendre avait rejoint la famille Blake dès leur arrivée en France. Un cadeau de bienvenue pour amuser les gosses, acheter leur pardon à bon compte, leur faire oublier leur déracinement, trois raisons de pousser Maggie à adopter cette petite chose poilue aux oreilles dressées. Du fait de son étonnante discrétion, la chienne n’avait eu aucun mal à se faire accepter. Elle n’aboyait jamais, se nourrissait avec délicatesse, le plus souvent la nuit, et passait le plus clair de son temps à dormir, en général dans une cave ou une buanderie. On la croyait morte une fois par jour et disparue le reste du temps. Malavita menait une vie de chat et personne n’y trouvait à redire. Warren finit, comme il s’y attendait, par la débusquer dans la cave, entre une chaudière en veille et une machine à laver toute neuve. La bête avait, comme les autres, trouvé sa place, et s’était endormie la première.

* * *

La vie à la française n’était pas venue à bout du rituel du petit déjeuner. Fred se levait tôt pour voir ses enfants partir le ventre plein, leur donner sa bénédiction, au besoin se fendre d’une rallonge d’argent de poche et d’un précieux conseil sur la vie, puis se recouchait la conscience tranquille dès qu’ils avaient passé la porte. À près de cinquante ans, Frederick Blake n’avait jamais eu besoin de commencer ses journées avant midi et pouvait compter sur les doigts d’une seule main les matins contrariés. Le pire de tous avait été l’enterrement de Jimmy, compagnon d’armes de début de carrière, à qui personne n’avait osé manquer de respect, même post mortem. Le bougre n’avait rien trouvé de mieux que de se faire inhumer à deux heures de voiture de Newark, pour une cérémonie prévue à 10 heures : une journée pénible d’un bout à l’autre.

— Pas de céréales, pas de toasts, pas de peanut butter, dit Maggie, vous vous contenterez de ce que j’ai rapporté ce matin de la boulangerie du coin : des beignets aux pommes. J’irai faire les courses cet après-midi, d’ici là épargnez-moi les réclamations.

— C’est parfait, Mom, dit Belle.

D’un air pincé, Warren saisit un beignet.

— Quelqu’un pourrait-il m’expliquer pourquoi les Français, célèbres pour leur pâtisserie, n’ont pas inventé le donut ? C’était pas compliqué pourtant, un beignet avec un trou dedans.

À moitié endormi et déjà exaspéré par la journée qui s’annonçait, Fred demanda si le trou en question apportait un surcroît de goût.

— Ils se sont mis au cookie, dit Belle. J’en ai goûté de bons.

— Tu appelles ça des cookies ?

— J’en ferai dimanche, des donuts, et aussi des cookies, dit Maggie pour avoir la paix.

— Est-ce qu’on sait où se trouve l’école ? demanda Fred, histoire de s’intéresser à une organisation du quotidien qui lui échappait depuis toujours.

— Je leur ai donné un plan.

— Accompagne-les.

— On se débrouillera, Mom, fit Warren, on ira même plus vite sans plan. C’est comme un radar qu’on a dans la tête, il suffit de se retrouver dans n’importe quelle rue du monde avec un cartable sur le dos, une petite voix intérieure vous met en garde : « N’y va pas, c’est par là », et on rencontre de plus en plus de silhouettes avec des cartables sur le dos allant dans la même direction, et tous s’engouffrent dans une espèce de bouche obscure. C’est une loi physique.

— Si tu pouvais être aussi motivé en cours, dit Maggie.

Ce fut le signal du départ. Tous s’embrassèrent, se donnèrent rendez-vous en fin d’après-midi, cette première journée pouvait commencer. Chacun, pour des raisons diverses, s’abstint de poser les mille questions qui lui brûlaient les lèvres et accepta la situation comme si elle présentait un reste de cohérence.

Maggie et Fred se retrouvèrent seuls dans la cuisine soudain silencieuse.

— Et toi, ta journée ? demanda-t-il le premier.

— Comme d’habitude. Je vais faire le tour de la ville, visiter ce qu’il y a à visiter, repérer les commerces. Je rentre vers 6 heures ce soir avec les courses. Toi ?

— Oh moi…

Derrière ce Oh moi… elle entendit une litanie silencieuse, des phrases qu’elle connaissait par cœur sans qu’il eût jamais besoin de les prononcer : oh moi, je vais passer la journée à me demander ce qu’on fout là, et puis je vais faire semblant, comme d’habitude, semblant de quoi, c’est le problème.

— Essaie de ne pas traîner toute la journée en robe de chambre.

— À cause des voisins ?

— Non, pour le moral.

— Le moral est bon, Maggie, je suis juste un peu déphasé, j’ai toujours besoin d’un temps d’adaptation supérieur au tien.

— Qu’est-ce qu’on dit si on en croise, des voisins ?

— Je ne sais pas encore, pour l’instant tu fais des sourires, on a deux ou trois jours pour trouver une idée.

— Quintiliani a insisté pour qu’on ne cite jamais Cagnes, on doit dire qu’on vient de Menton, j’ai bien expliqué aux gosses.

— Comme s’il avait besoin de préciser, ce con.

Afin d’échapper à une discussion pénible, Maggie monta se changer et Fred débarrassa la table pour se donner bonne conscience. Par la fenêtre, il découvrit le jardin à la lumière du jour, une pelouse entretenue malgré quelques feuilles tombées de l’érable, un banc vert en métal, une allée de gravier, un appentis qui abritait un barbecue à l’abandon. Il se souvint tout à coup de sa visite nocturne de la véranda et de l’ambiance bizarre, plutôt agréable, qu’il y avait perçue. Il devait la revoir en plein jour, toutes affaires cessantes. Elles avaient d’ailleurs toutes cessé voilà longtemps.

Nous étions en mars, la journée s’annonçait douce et claire. Maggie hésita un moment avant de passer la tenue adéquate pour une première sortie en ville. Très brune, la peau mate, les yeux noirs, elle s’habillait le plus souvent dans les tons bruns et ocre ; elle choisit un pantalon beige type jodhpurs, un tee-shirt gris à manches longues, un pull en coton à grosses torsades. Elle descendit l’escalier, un petit sac à dos en bandoulière, chercha un instant son mari du regard, lança un « À ce soir ! » sans écho et quitta la maison.

Fred entra dans la véranda déjà pleine de soleil et reconnut une fine odeur de lichen et de bois sec : un tas de bûches abandonnées par les anciens locataires. Les stores de la baie vitrée dessinaient des stries de lumière le long de la pièce, Fred y vit comme une rafale divine et s’amusa à exposer sa carcasse aux impacts. Protégée des éléments mais ouverte sur le jardin, la pièce avoisinait les quarante mètres carrés d’un seul tenant. Il se dirigea vers le coin débarras et entreprit de dégager les vieilleries qui l’encombraient pour gagner en espace et en clarté. Il ouvrit la double porte vitrée et jeta à même le gravier du jardin les souvenirs oubliés d’une famille inconnue : un poste de télé d’une autre ère, de la vaisselle et des cuivres, des annuaires sales, un cadre de vélo sans roues, et une foule d’autres objets, éliminés à juste titre. Fred éprouvait du plaisir à se défaire de cette brocante et ponctuait d’un « Rubbish » ou d’un « Junk ! » chaque fois qu’il propulsait un de ces machins hors de sa vue. Pour finir, il saisit la poignée d’un petit étui en bakélite gris-vert, prêt à le jeter dans les airs d’un geste de discobole. Soudain curieux de son contenu, il le posa à plat sur la table de ping-pong, fit jouer comme il put les deux fermoirs rouillés, et souleva le couvercle.

Métal noir. Touches de nacre. Clavier européen. Chariot en retour automatique. La machine portait un nom : Brother 900, modèle 1964.

Pour la toute première fois de sa vie, Frederick Blake tenait en main une machine à écrire. Il la soupesa comme il l’avait fait avec ses propres enfants à leur naissance. Il la fit tourner sur elle-même et en observa les contours, les angles, les mécanismes apparents, à la fois superbe d’obsolescence et d’une rare complexité, pleine de pistons, de cames et de quincaillerie savante. Il passa le bout des doigts sur les reliefs des marteaux r t y u, s’amusa à les reconnaître au toucher, puis caressa à pleine paume l’armature en métal. La main sur une bobine, il tenta de faire défiler le ruban puis approcha son nez afin d’y chercher une odeur d’encre, qu’il ne trouva pas. Il frappa sur la touche n puis sur quantité d’autres, et de plus en plus vite, jusqu’à enchevêtrer les marteaux. Il les démêla, excité, puis plaça ses dix doigts sur dix touches au hasard et, debout dans la lumière rosée de la véranda, le peignoir ouvert, les yeux fermés, il se sentit gagné par une émotion d’origine inconnue.

* * *

Pour garder une contenance dans la cour de récréation, au milieu de mille regards intrigués par leur présence, Belle et Warren bavardaient en anglais en forçant sur l’accent de Newark. Leur maîtrise du français ne leur posait plus de problème ; au bout de six ans, ils le parlaient avec bien plus d’aisance que leurs parents et remplaçaient certains mécanismes de leur langue natale par des tournures typiquement françaises. Pourtant, dans des circonstances exceptionnelles, comme ce matin, ils avaient besoin de retrouver leur intimité de parole, une façon pour eux de se rassurer sur leur propre histoire et de ne pas oublier d’où ils venaient. Ils s’étaient rendus à 8 heures sonnantes au bureau de Mme Arnaud, conseillère d’éducation du lycée-collège Jules-Vallès, qui leur avait demandé de patienter un instant dans la cour avant de les présenter chacun à son professeur principal. Belle et Warren débarquaient dans une classe en fin de deuxième trimestre, quand le sort de chacun est déjà joué. Le troisième leur servirait à préparer l’année suivante, elle le baccalauréat, lui son entrée en seconde. Malgré tous les bouleversements dans la vie des Blake, Belle avait gardé le niveau de ses premières années de collège à la Montgomery Academy High School de Newark. Il lui était apparu, dès le plus jeune âge, que le corps et l’esprit devaient s’enrichir l’un l’autre, échanger leur énergie, travailler synchrone. En classe, curieuse de tout, elle ne négligeait aucune matière, et pas un professeur au monde, ni même ses propres parents, n’aurait pu imaginer sa principale motivation : embellir. De son côté, le petit Warren, alors âgé de huit ans, avait appris le français comme on retient une mélodie, sans y penser, sans même le vouloir. Des complications psychologiques dues à son déracinement l’avaient cependant forcé à redoubler une classe et à fréquenter des pédopsychiatres à qui l’on taisait les véritables raisons de cette fuite des États-Unis. Aujourd’hui, il n’en gardait plus de séquelles mais, à la moindre occasion, il se chargeait de rappeler à ses parents qu’il n’avait pas mérité cet exil. Comme tous les enfants à qui l’on demande beaucoup, il avait grandi plus vite que les autres et avait déjà arrêté quelques principes de vie auxquels il semblait ne plus devoir déroger. Derrière des valeurs qu’il conservait comme le précieux héritage de sa caste, se cachait une solennité d’une autre époque, où se mêlaient le sens de l’honneur et celui des affaires.

Un groupe de filles de la classe de Belle, curieuses des nouvelles têtes, l’approchèrent pour faire connaissance. M. Mangin, leur professeur d’histoire et géographie, vint les chercher, et salua mademoiselle Belle Blake avec une touche de cérémonie. Elle quitta son frère en lui souhaitant bonne chance d’un geste incompréhensible pour qui n’était pas né au sud de Manhattan. Mme Arnaud vint annoncer à Warren qu’il n’avait pas cours avant 9 heures et lui demanda d’aller patienter dans la salle de permanence. Il préféra fureter dans l’établissement pour repérer les lieux et délimiter les contours de sa prison. Il entra dans le bâtiment principal du lycée, un bloc circulaire en épi surnommé « la Marguerite », avec, au centre, un hall pensé comme une ruche, qui accueillait les élèves de second cycle, autorisés à fumer, traîner hors de la permanence, draguer, placarder des affiches et organiser des assemblées générales — l’apprentissage de l’âge adulte. Warren s’y retrouva seul, devant un distributeur de boissons chaudes et un grand panneau qui demandait le concours de tous pour la traditionnelle fête de l’école prévue le 21 juin. Il enfila des couloirs, ouvrit quelques portes, contourna des groupes d’adultes, aboutit dans un gymnase où s’entraînait une équipe de basket et la regarda jouer un moment, intrigué, comme toujours, par le manque de coordination des Français. Un de ses plus beaux et derniers souvenirs américains n’était-il pas ce match qui opposait les Chicago Bulls aux Knicks de New York, où il avait vu de ses yeux Michael Jordan en personne, la légende vivante, s’envoler d’un panier à l’autre ? De quoi regretter la terre natale une vie entière.

Une main sur son épaule le tira de ses rêveries. Il ne s’agissait pas d’un surveillant ou d’un professeur chargé de le ramener dans le rang, la main était celle d’un élève qui mesurait une tête de plus que lui, accompagné de deux acolytes qui flottaient dans des survêtements trop grands. Warren avait la morphologie de son père, le type petit brun sec, il en avait aussi la gestuelle pondérée, une économie naturelle de mouvements. On lisait de la gravité dans son regard déjà fixe, presque immobile, peut-être celui du contemplatif, pour qui la réaction n’est pas la première réponse à l’action. Sa propre sœur lui assurait qu’à l’âge d’homme il serait beau, grisonnant, marqué, mais que d’ici là il lui faudrait mériter ce visage.

— C’est toi l’Américain ?

Comme pour chasser une mouche, Warren dégagea la main de celui qu’il prit, à juste titre, pour le meneur. Les deux autres, postés en lieutenants, attendaient prudemment la suite. Malgré son jeune âge, Warren connaissait bien cette intonation, l’injonction peu sûre d’elle-même, l’autorité que l’on tente, à tout hasard, pour tester une limite. La pire de toutes les agressions, la plus cauteleuse, celle des lâches. Passé un instant de surprise, l’Américain hésita à répondre. D’ailleurs, ce n’était pas une question et peu importait ce que lui voulaient ces trois-là, ils n’étaient pas apparus par hasard. Pourquoi moi ? se demanda-t-il. Pourquoi l’avait-on cueilli, lui, dès son arrivée ? Pourquoi, en moins d’une demi-heure, avait-il attiré à lui un début de menace imbécile qui, encouragée par son silence, allait vite se préciser ? Il détenait la réponse, une de celles qui pouvaient le faire passer à côté de l’enfance.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— T’es américain. T’es riche.

— Arrêtez ces conneries et dites-moi ce que c’est, votre business.

— Tes parents, ils font quoi ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? Votre petite combine c’est quoi ? Racket ? Au coup par coup ou au forfait ? Vous êtes trois, six, vingt ? Vous réinvestissez dans quoi ?

— … ?

— Organisation zéro. J’en étais sûr.

Aucun des trois ne comprit un traître mot ni d’où lui venait cet aplomb. Le meneur se sentit insulté, regarda alentour, attira Warren en contrebas d’un couloir désert qui menait au réfectoire et le bouscula si fort qu’il se retrouva allongé sur un petit muret.

— Fous-toi de ma gueule, toi, le nouveau.

Et les trois unirent leurs efforts pour le faire taire, à coups de genou dans les côtes et de poings lancés au petit bonheur en direction du visage. L’un d’eux finit par s’asseoir sur sa poitrine, lui fouilla les poches et y trouva un billet de dix. Le souffle coupé, le visage en feu, Warren se vit réclamer la même somme pour le lendemain, comme un droit d’entrée au lycée Jules-Vallès. Retenant ses larmes, il leur promit de ne pas oublier.

Warren n’oubliait jamais.

* * *

Dans son écrin de bocage, Cholong-sur-Avre est une ancienne place forte médiévale. Elle a connu son apogée à la fin de la guerre de Cent Ans, au début du XVIe siècle, et compte aujourd’hui sept mille habitants. Ses maisons à colombages, ses hôtels particuliers du XVIIIe siècle, ses ruelles traversées de canaux, font de Cholong-sur-Avre un ensemble architectural remarquablement conservé.

Maggie ouvrit son dictionnaire de poche au mot « colombage » et se fit une idée précise de ce qu’il recouvrait en longeant la rue Gustave-Roger ; la plupart des maisons, à l’armature en poutres apparentes, ne ressemblaient à rien de connu dans ses souvenirs. En cherchant son chemin vers le centre-ville — Cholong avait la forme d’un pentagone délimité par quatre boulevards et une nationale —, Maggie emprunta plusieurs rues entièrement bâties sur le même principe : une perspective qu’elle sut apprécier. En gardant un œil sur le guide, elle se retrouva sans vraiment la chercher sur la place de la Libération, le cœur de Cholong, un parvis disproportionné pour d’aussi délicates ruelles. Deux restaurants, plusieurs cafés, une boulangerie, le syndicat d’initiative, une maison de la presse et quelques bâtiments typiques bordaient une gigantesque place rectangulaire qui servait de parking hors des jours de marché. Après avoir acheté la presse locale, Maggie s’installa à la terrasse du café Le Roland Fresnel, où elle commanda un double express allongé. Elle ferma un instant les yeux et poussa un soupir, prête à savourer ce trop rare moment de solitude. Si, dans l’ordre des priorités, elle privilégiait les moments passés en famille, les moments passés sans arrivaient tout de suite après. La tasse en main, elle feuilleta La Dépêche de Cholong puis Le Réveil normand, édition Eure, une autre façon de faire connaissance avec sa nouvelle terre d’accueil. À la une de La Dépêche, la photo d’un monsieur de soixante-cinq ans, natif de Cholong, ancien champion régional de demi-fond, qui participait aux championnats du monde senior, en Australie. Amusée par le personnage, Maggie lut l’article in extenso et en comprit l’essentiel : un homme que sa passion avait fait courir une vie entière vivait l’aboutissement de ses rêves à la fin de son parcours. Adolescent, M. Christian Mounier avait été un coureur tout juste honorable. À l’âge de la retraite, il était devenu un champion de niveau international qui concourait à l’autre bout du monde. Maggie se demanda si la vie offrait une session de rattrapage, ou une chance quelconque de se distinguer sur le tard. Elle s’amusa à y croire juste le temps de tourner la page. Suivait une longue rubrique de faits divers, inventaire des petits larcins locaux, dont l’agression d’un garagiste, plusieurs vols dans un lotissement voisin, une ou deux scènes de ménage dramatisées, et quelques bouffées délirantes. Maggie n’en comprenait pas toujours le détail et se demandait pourquoi les rédacteurs tenaient à donner la meilleure place du journal à toute cette triste et banale misère quotidienne. Elle hésita entre plusieurs réponses : la violence de proximité est ce qui intéresse le plus le lecteur qui adore s’indigner ou se faire peur. Ou bien : le lecteur aime à penser que sa ville n’est pas l’antre de l’ennui et qu’il s’y passe autant de choses qu’ailleurs. Ou encore : l’homme rural constate un peu plus chaque jour qu’il subit les inconvénients d’une métropole sans profiter de ses avantages. Il y avait une dernière hypothèse, la plus triste, l’éternel poncif : rien n’est plus passionnant que le malheur des autres.

À Newark, elle ne lisait jamais la presse, locale ou nationale. Le fait même d’ouvrir un journal était une sorte de défi qu’elle ne relevait jamais : trop peur de ce qui pouvait lui sauter à la figure ou de tomber nez à nez avec un visage connu, de lire des noms familiers. Hantée par le souvenir de son ancienne vie, elle feuilleta nerveusement ses journaux, s’arrêta sur la météo et les manifestations prévues dans le coin, foires, brocantes, une petite exposition de peinture dans la salle des fêtes. Un sentiment d’oppression la gagnait maintenant, accentué par une ombre colossale qui venait assombrir la place à mesure que le soleil tournait. C’était celle de Sainte-Cécile, une église décrite comme un joyau de l’art gothique normand. Maggie avait feint de l’ignorer et se retourna pour lui faire face.

* * *

La Brother 900 était posée au milieu de la table de ping-pong, elle-même au centre de la véranda, une géométrie solennelle mise en scène par Frederick. Assis devant la machine, recueilli, le soleil en arrière-plan, il glissa dans le chariot une feuille de papier : la surface la plus blanche qu’il eût jamais vue. Il vérifia une à une les touches de nacre, dépoussiérées, nickelées au liquide vaisselle, superbes. Il avait même réussi à donner un regain d’humidité à un ruban sec comme les foins en l’exposant à la vapeur d’une casserole d’eau bouillante. Prêt à établir le contact, il se retrouvait seul face à cet engin, lui qui n’avait peut-être jamais ouvert un seul livre, lui qui parlait une langue directe et sans fioritures, et qui, de toute sa vie, n’avait rien écrit d’autre que des adresses sur des pochettes d’allumettes. Cette machine-là permet-elle de tout dire ? se demanda-t-il sans quitter les touches des yeux.

Fred n’avait jamais trouvé d’interlocuteur à sa mesure. Le mensonge est déjà dans l’oreille de celui qui écoute, pensait-il. Le désir de faire entendre sa vérité ne le quittait plus depuis l’issue du procès qui l’avait obligé à fuir en Europe. Ni les psychiatres, ni les avocats, ni ses amis perdus, ni aucun de ces types pleins de bonnes intentions n’avait essayé de comprendre son témoignage : on l’avait pris pour un monstre et personne n’avait pu s’empêcher de le juger. La machine, elle, ne ferait pas le tri, elle prendrait le tout, en vrac, le bon et le mauvais, l’inavouable et l’indicible, l’injuste et l’odieux, car tous les événements étaient vrais, c’était bien ça le plus incroyable, ces blocs de vérité dont personne ne voulait étaient tous authentiques. Si un mot en appelle un autre, il devait pouvoir les choisir tous, sans qu’on lui en suggère un seul. Sans qu’on lui en interdise un seul.

Au commencement était le verbe, lui avait-on dit, il y a bien longtemps. Quarante ans plus tard, le hasard lui donnait l’occasion de le vérifier. Au commencement il y avait sûrement un mot, un seul ; tous les autres suivraient.

Il leva son index droit et frappa un g, bleu clair, tout juste visible, puis un i, il chercha des yeux la touche o, la touche v, ensuite, histoire de s’enhardir, il parvint à obtenir un a de son annulaire gauche, puis frappa deux n à la suite, de deux doigts différents, et termina, de l’index, par un i. Il relut le tout, heureux de n’avoir fait aucune faute.

Giovanni

* * *

Les jeunes Blake obtinrent la permission de déjeuner ensemble. Belle chercha son frère dans la cour et finit par le trouver sous le préau, au milieu de ses nouveaux copains de classe. On aurait pu croire que Warren faisait leur connaissance ; en fait, il les interrogeait.

— J’ai faim, dit-elle.

Il suivit sa sœur jusqu’à une table où les attendaient deux pleines assiettes de crudités variées. Le réfectoire ressemblait en tout point à celle de Cagnes et ne leur inspira aucun commentaire.

— On n’est pas si loin de la maison, dit-il, on pourrait rentrer le midi.

— Maman, la tête dans le frigo, qui va se demander quoi nous faire à bouffer, et papa en pyjama devant la télé ? Très peu pour moi.

Warren commença son assiette par ce qu’il aimait le plus, les concombres, et Belle par ce qu’elle aimait le moins, les betteraves. Elle remarqua une trace bleutée sur l’arcade sourcilière de son frère.

— Qu’est-ce que t’as autour de l’œil ?

— Oh, ça, rien, j’ai voulu frimer sur le terrain de basket. Les tiens, comment ils sont ?

— Les filles sont plutôt cool, les garçons, je sais pas. Il a fallu que je me présente, j’ai…

Et Warren n’entendit plus la suite, de nouveau plongé dans une gamberge qui ne le quittait pas depuis son agression. Il avait enquêté, recoupé des informations, non pas sur ses racketteurs à la petite semaine, mais sur les autres, tous ceux qui pouvaient lui servir à changer le prédateur en proie, le bourreau en victime, comme il l’avait vu faire par tant d’autres avant lui, oncles, cousins, sa famille avait ça dans le sang. Il avait passé le reste de la matinée à poser des questions anodines sur les uns et les autres. Qui était celui-ci ? Comment s’appelait celui-là ? Lequel est le frère de qui ? Puis, il avait cherché à faire connaissance avec certains, leur arrachant des réponses à leur insu. Il avait même pris quelques notes pour se souvenir de toutes les composantes de son équation. Petit à petit, l’arborescence de détails commençait à prendre sens, pour lui et lui seul.

Celui qui boite a un père mécanicien qui travaille dans le garage du père de celui de la troisième C qui va se faire virer. Le capitaine de l’équipe de basket est prêt à n’importe quoi pour avoir une meilleure note en maths, il est copain avec le grand mec de seconde A3 qui est amoureux de la déléguée de classe. La déléguée de classe est la meilleure copine de la sœur de ce fils de pute qui m’a tapé mon billet de dix, et son acolyte a une trouille bleue du prof de travaux manuels, qui est marié à la fille du patron de la boîte où son père travaille. Les quatre types de terminale B toujours fourrés ensemble organisent le spectacle de fin d’année, ils ont besoin du matériel sono de celui qui boite, le plus petit est bon en maths, et c’est l’ennemi mortel du grand con qui m’a tapé dessus.

Le problème semblait résolu, du moins dans sa logique, avant l’arrivée du dessert. Belle n’avait cessé de lui faire des confidences.

* * *

Toujours installée en terrasse, plongée dans son guide, Maggie commandait un second café.

Le tympan s’orne de tableaux de la vie de la Vierge et du martyre de sainte Cécile qui fut décapitée à Rome en 232. Les lourdes portes en bois sculpté représentent les quatre saisons et leurs travaux des champs. Le porche est surmonté d’une tour à double couronne qui se termine en pinacles.

Il lui aurait suffi de se lever et de se diriger vers l’église dont elle connaissait déjà le descriptif complet, pénétrer dans la nef, affronter le Christ en croix, lui parler, se recueillir, prier, toutes choses qu’elle faisait avant de rencontrer Frederick, du temps où il s’appelait encore Giovanni. Après s’être unie à lui, plus question de lever les yeux vers un crucifix ou d’approcher un lieu saint. En embrassant Giovanni à pleine bouche, elle avait craché sur le Christ. En disant oui à l’homme de sa vie, elle avait insulté son Dieu, et son Dieu avait la réputation de ne rien oublier et d’aimer faire payer.

« Tu sais, Giovanni, quand il fait très chaud, en été, j’aime dormir sous une petite couverture, lui disait-elle souvent. On pense ne pas en avoir besoin, mais on ne peut pas s’en passer, elle nous protège durant la nuit. Eh bien, croire en Dieu, pour moi, c’était cette petite couverture. Et tu m’en as privée. »

Vingt ans plus tard, la tentation de rétablir le dialogue et de négocier avec Dieu se faisait rare. Elle ne savait plus très bien si c’était elle qui avait changé, ou bien le Très-Haut. À la longue, elle avait fini par ne plus avoir besoin de sa petite couverture.

* * *

Dans une remise en béton attenante au stade, Mme Barbet, professeur d’éducation physique de la classe de Belle, cherchait dans les stocks de quoi vêtir la nouvelle.

— On ne m’a pas prévenue que je devais apporter mes affaires de gym.

— Tu ne pouvais pas savoir. Tiens, essaie ça.

Un short de garçon bleu marine que Belle ajusta en nouant serré le cordon. Elle garda ses baskets, le même modèle de running shoes qu’elle portait déjà à Newark, et enfila un maillot jaune citron marqué du chiffre 4.

— Il m’arrive aux genoux…

— J’ai pas plus petit.

Malgré ses efforts, Belle ne put empêcher son soutien-gorge en coton rouge d’apparaître sous les bretelles du maillot. Elle hésita à rejoindre les autres.

— On est entre filles, dit Mme Barbet sans y attacher plus d’importance.

Belle la suivit sur le terrain de basket où les élèves s’entraînaient déjà, impatientes de voir une Américaine à l’œuvre. On lui lança le ballon, elle le frappa deux ou trois fois au sol, comme elle l’avait vu faire, et le passa à sa plus proche coéquipière. Belle ne s’était jamais intéressée au sport et connaissait à peine les règles du basket. D’où tenait-elle alors cette grâce de championne, cette aisance dans les situations nouvelles, ce don naturel pour des gestes encore inconnus ? Cette désinvolture avec laquelle elle s’appropriait des vêtements qui ne lui allaient pas pour les tourner à son avantage ? Cette décontraction qui aurait demandé tant d’efforts à une autre ? Mal fagotée, au bord du ridicule, superbe, Belle se retrouva au centre du jeu.

Quatre joueurs de tennis, au loin, ne s’y trompèrent pas. Ils interrompirent leur match pour venir s’agripper au grillage et suivre des yeux la danse d’un soutien-gorge rouge qui ondulait avec innocence à chaque mouvement de Belle.

* * *

À bientôt 16 heures, il n’était plus question pour Frederick de quitter sa robe de chambre. Elle n’était plus le symbole de sa résignation mais sa nouvelle tenue de travail. Il avait désormais le droit de s’exhiber en toute impunité, débraillé, mal rasé, de traîner en savates toute la journée, et de se permettre une foule d’autres écarts qui restaient à découvrir. Il fit quelques pas dans le jardin en prenant des allures de Roi-Soleil, se laissa guider par un bruit de sécateur derrière une haie mitoyenne, et aperçut la silhouette d’un voisin qui taillait ses rosiers. Ils se serrèrent la main par-dessus le grillage et s’étudièrent un moment du regard.

— Les rosiers, faut tout le temps s’en occuper, dit l’homme, pour meubler un silence qui s’installait.

Frederick ne sut quoi répondre sinon :

— Nous sommes américains et nous avons emménagé hier.

— … Américains ?

— C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

— Vous avez choisi la France ?

— Ma famille et moi, nous voyageons beaucoup, à cause de mon métier.

Voilà où Frederick voulait en venir depuis le début, il s’était aventuré dans le jardin à seule fin de prononcer un mot, un seul. Depuis la découverte de la Brother 900, il lui tardait de présenter au monde son nouveau personnage de Frederick Blake.

— C’est quoi, votre métier ?

— Je suis écrivain.

— … Écrivain ?

La seconde qui suivit fut délicieuse.

— C’est passionnant, ça, écrivain… plutôt des romans ?

Fred avait anticipé la question :

— Oh non, peut-être plus tard, pour l’instant j’écris sur l’Histoire. On m’a commandé un bouquin sur le Débarquement, raison de ma présence ici.

Tout en parlant, il prenait une pose de trois quarts, le coude posé sur un piquet, le regard faussement humble, grisé par un rôle qui lui donnait, seconde après seconde, un statut. En se présentant comme écrivain, Frederick Blake pensait avoir résolu tous les problèmes. Mais oui, un écrivain, ça tombait sous le sens, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? À Cagnes par exemple, ou même à Paris. Quintiliani en personne allait trouver l’idée brillante.

Le voisin chercha des yeux sa femme afin de lui présenter leur nouveau voisin écrivain.

— Ah, ce Débarquement… Est-ce qu’on se lassera un jour de raconter ces journées-là ? Nous, à Cholong, on est un peu loin du théâtre des opérations.

— Ce bouquin sera une sorte d’hommage à nos Marines, dit Fred pour écourter la conversation. Et puis, j’y pense, ma femme et moi allons organiser un barbecue, pour lier connaissance, faites passer le mot aux gens du quartier.

— Des Marines ? Je pensais que seuls les GI avaient débarqué ?

— … J’aimerais parler de tous les corps d’armée, à commencer par la flotte. Bon, vous n’oubliez pas, pour le barbecue, hein ?

— Vous allez sans doute consacrer un chapitre à l’opération Overlord ?

— … ?

— On comptait quelque chose comme sept cents vaisseaux de guerre, non ?

— Un vendredi, ce serait parfait, celui de la semaine prochaine, ou celle d’après, je compte sur vous.

En filant vers la véranda, Fred se mit à regretter de ne pas écrire de romans.

* * *

Vers les 17 heures, à la sortie des cours, Warren n’avait toujours pas fait le deuil de son argent de poche. Ces dix euros lui auraient servi à… à quoi, après tout ? À mâcher des chewing-gums, à feuilleter Gamefight, la revue des guerriers internautes, à aller voir un film américain plein de fuck fuck fuck dans les dialogues, quoi d’autre ? Convertis en petits plaisirs, ces dix euros représentaient peu, il l’admettait. En revanche, la même somme valait une fortune en humiliation subie, en dignité perdue, en douleur. Passé les grilles du lycée, Warren se mêla à différents groupes, reconnut certaines têtes, s’en fit présenter de nouvelles, serra quelques mains, conclut des tractations avec des « grands » de terminale, notamment ceux de l’équipe de football qui faisait la fierté de la commune depuis leur victoire en finale régionale.

Donne-leur ce qui leur manque le plus.

Warren, du haut de ses quatorze ans, avait retenu la leçon de ses aînés. À la proposition d’Archimède « Donnez-moi un point fixe et un levier et je soulève le monde », il préférait la variante mise au point par ses ancêtres, « Donnez-moi du bakchich et un colt, et je règne sur l’humanité ». Simple question de temps et d’organisation. Jouer la complémentarité, inventer une synergie, il suffisait de savoir écouter, de repérer les limites de chacun, de pointer les manques, et d’évaluer le prix à payer pour les combler. Plus les bases de son édifice seraient solides et plus vite il gagnerait le pouvoir. La pyramide allait se construire d’elle-même et le porter jusqu’au ciel.

Pour l’heure, le temps était venu de manier la carotte, le bâton suivrait vite. La plupart des élèves quittèrent les grilles, quelques-uns se rendirent d’un pas traînant au café, une poignée resta sur place pour attendre la sortie de 18 heures. Et parmi eux, un cercle de sept garçons réunis autour de Warren.

Ses parents ne pouvant lui payer de cours particuliers, le plus grand de tous avait besoin d’une meilleure note en maths afin de ne pas redoubler. Le plus costaud, ailier droit de l’équipe de rugby, était prêt à tout pour devenir l’ami du frère de Laetitia, présent à la droite de Warren. Le frère en question aurait donné n’importe quoi pour posséder l’autographe de son idole, Paolo Rossi, que possédait Simon, de première B, lequel le céderait volontiers pour assouvir une vendetta personnelle sur celui qui avait choisi Warren comme nouvelle cible. Un autre, considéré comme le bizarre du lycée, doux la plupart du temps mais se laissant parfois déborder par des accès de violence, aurait donné tout ce qu’il avait pour faire partie d’un groupe quel qu’il soit, se sentir admis dans une bande, conjurer le sort de l’éternel rejeté, et Warren lui en donnait la possibilité. Les deux derniers avaient rejoint l’équipe pour des raisons qu’ils n’avaient pas voulu évoquer devant Warren, qui se foutait bien de les connaître.

Le rugbyman savait où les trois racketteurs avaient l’habitude de se retrouver à la sortie des cours, un jardin public qu’ils considéraient comme leur territoire et dont ils réglementaient la circulation. Moins de dix minutes plus tard, les trois gosses gisaient au sol, l’un d’eux avait vomi, un autre se tordait de douleur, et le meneur, agenouillé à terre, laissait échapper des sanglots d’enfant. Warren leur demanda cent euros pour le lendemain matin, 8 heures. La somme doublerait à chaque demi-journée de retard. Terrorisés à l’idée d’attirer à nouveau sa colère, ils le remercièrent en gardant les yeux au sol. Warren savait déjà que ces trois-là deviendraient ses nervis les plus fidèles si tel était son souhait. Il fallait laisser cette porte de sortie aux ennemis qui faisaient allégeance.

Si, ce soir-là, il n’avait pas réussi à constituer le premier cercle de son organisation, Warren se serait débrouillé tout seul face à ces trois types, une batte de base-ball à la main. À ceux qui auraient essayé de se mettre en travers de sa route, il aurait répondu que la vie ne lui laissait pas d’autre choix.

* * *

Maggie entra dans la supérette de l’avenue de la Gare, saisit un panier rouge, passa le tourniquet et chercha des yeux le rayon Frais. Plutôt que de céder à la facilité de servir à sa famille la cuisine habituelle, elle fut tentée par des escalopes à la crème et aux champignons. À l’inverse de Frederick, Maggie faisait partie de ceux qui, à Rome, vivent comme les Romains. Comme elle l’avait fait pour l’architecture et la presse locales, elle se sentait toute prête à explorer la cuisine de la région, au risque d’affronter le regard noir des siens au moment de passer à table. Par réflexe, elle passa en revue le rayon Pâtes, spaghettis nos 5 et 7, tagliatelles vertes, pennes, et toute une cohorte de coquillettes et de vermicelles dont elle n’avait jamais compris l’utilité. Chiffonnée par un fond de culpabilité, elle prit un paquet de spaghettis et une boîte de tomates pelées, en cas de récrimination de ses deux hommes. Avant de se diriger vers les caisses, elle demanda à une vendeuse si on trouvait en rayon du beurre de cacahouètes.

— … Du quoi ?

— Du beurre de cacahouètes. Excusez la prononciation.

La jeune femme appela le gérant qui, dans sa blouse bleue, vint se planter devant Maggie.

— Du beurre de cacahouètes, répéta-t-elle. Peanut butter.

— J’avais compris.

Comme chaque matin, l’homme s’était levé à 6 heures pour réceptionner les livraisons et les stocker dans la réserve. Ensuite, il avait pointé l’heure d’arrivée de son personnel, motivé les troupes, accueilli les premiers clients. L’après-midi, il avait reçu deux grossistes et rendu visite à son banquier. De 16 à 18 heures, il avait lui-même restructuré les rayons Chocolat et Biscuits, assuré le réassort qui n’avait pas été fait. Une journée sans anicroche jusqu’à ce qu’une inconnue vienne lui demander un produit qu’il n’avait pas.

— Mettez-vous à ma place, je ne peux pas garder en stock tous les produits bizarres qu’on me demande. De la tequila, du râpé de surimi, de la sauge sous cellophane, de la mozzarella de buffle, du chutney, du beurre de cacahouètes, que sais-je encore ? Pour que ça pourrisse dans la réserve en attendant la date limite ?

— C’était à tout hasard. Excusez-moi.

Maggie s’éloigna vers le fond du magasin, confuse d’avoir créé un sentiment d’irritation autour d’un sujet qui n’en valait pas la peine. Ce beurre de cacahouètes ne revêtait aucun caractère d’urgence, son fils avait tout le temps de se tartiner des sandwichs extravagants, elle y voyait une simple occasion de lui faire plaisir en ce jour de rentrée. Elle comprenait fort bien le point de vue du commerçant et rien ne l’exaspérait plus que les caprices alimentaires des touristes et de tous ceux qui faisaient de la nourriture, soit un objet de nostalgie, soit un réflexe imbécile de chauvinisme. Elle trouvait navrant le spectacle de ses concitoyens en visite à Paris agglutinés dans les fast-foods, de les entendre se plaindre que rien ne ressemblait à la bouffe dont ils se gavaient chez eux à longueur d’année. Elle y voyait un irrespect terrible pour le pays traversé, a fortiori s’il s’agissait, et c’était son cas, d’une terre d’asile.

Elle fit le tour du magasin sans plus y penser, remplit son panier, et s’arrêta un instant au rayon Boissons.

— Du beurre de cacahouètes…

— Et après on s’étonne qu’un Américain sur cinq est obèse.

— Déjà que le Coca…

Les voix venaient de tout près, derrière une tête de gondole où Maggie saisissait un pack de bière. Elle ne put s’empêcher de tendre l’oreille à la conversation sottovoce du gérant et de ses deux clients.

— J’ai rien contre eux mais ils se croient partout chez eux.

— Ils ont débarqué, d’accord. Mais depuis, on est envahis !

— Et encore, les gens de notre génération, c’était les bas nylon et le chewing-gum, mais nos gosses ?

— Le mien s’habille comme eux, il s’amuse comme eux, il écoute la même musique qu’eux.

— Le pire, c’est la façon dont ils se nourrissent. Les miens, j’ai beau leur préparer ce qu’ils aiment, ils n’ont qu’une hâte : sortir de table pour filer au McDo.

Maggie se sentait blessée. En faisant d’elle l’Américaine type, on remettait en question sa bonne volonté et ses efforts d’intégration. Cruelle ironie, elle avait été déchue de ses droits civiques puis exilée par le pays qui l’avait vue naître.

— Ils n’ont aucun goût en rien, c’est connu.

— Des incultes. Je le sais, j’y suis allé.

— Et vous, essayez donc de vous implanter là-bas, conclut le gérant, vous verrez comme vous serez reçu !

Maggie avait déjà trop souffert des regards en biais sur son passage, des messes basses dans son dos, de l’ironie générale quand elle apparaissait dans un lieu public, jusqu’aux rumeurs les plus folles, impossibles à démentir. Les trois malheureux avaient réveillé tout ça sans le vouloir. Le plus paradoxal était que, si on l’avait invitée dans la conversation, Maggie leur aurait donné raison sur bien des points.

— Et ils voudraient devenir les maîtres du monde ?

Sans rien laisser paraître, elle se dirigea vers les produits d’entretien, ajouta trois bouteilles d’alcool à brûler et une boîte d’allumettes à son panier, passa à la caisse et sortit.

Au-dehors, le dernier rayon de soleil s’estompait et faisait glisser cette fin d’après-midi vers le début de soirée. Le personnel sentait poindre la fatigue, les clients pressaient le mouvement, rien que de très normal, en ce mois de mars, sur le coup de 18 heures, dans cette ambiance cotonneuse bercée par un rituel inamovible.

D’où venait alors cette odeur de caoutchouc brûlé qui parvenait aux narines des caissières ?

Une cliente poussa un cri terrible. Le gérant leva le nez de son carnet de commandes et vit un étrange rideau de feu onduler sur la vitrine. Des gerbes de flammes créaient un écran infranchissable et s’immisçaient déjà à l’intérieur du magasin.

Un manutentionnaire réagit le premier et appela les pompiers. Les clients cherchèrent une sortie de secours. Les caissières disparurent on ne sait comment, et le gérant, qui confondait depuis longtemps sa vie avec celle du magasin, ne bougeait plus, hypnotisé par les reflets rouge et or qui dansaient dans ses yeux.

Les pompiers bénévoles de la brigade de Cholong-sur-Avre ne purent sauver de l’incendie ni les stores, ni les étalages, ni les marchandises, rien, sinon un cageot de pommes Granny légèrement talées.

* * *

Belle et ses camarades de classe quittèrent le lycée à la dernière sonnerie. Quelques irréductibles s’agrippaient aux grilles, la cigarette au bec ou le téléphone en main, peu pressés de rentrer, les autres s’éloignaient le plus vite possible. Elle fit un bout de chemin avec Estelle et Lina puis continua seule en empruntant le boulevard du Maréchal-Foch sans hésiter sur l’itinéraire. Belle faisait partie de ceux qui marchent le nez en l’air et le pas léger, curieux de toutes les surprises du paysage, persuadés que l’horizon sera toujours plus beau que le trottoir. Tout son personnage s’exprimait dans un détail comme celui-là, cette façon d’aller de l’avant, confiante en elle-même et dans les autres. À l’opposé de son frère, qui resterait à jamais habité par son enfance et ses blessures, elle savait garder une longueur d’avance sur le passé, sans jamais se laisser rattraper, même dans les moments difficiles. Personne sinon elle-même ne savait d’où lui venait cette force qui manque souvent à ceux qui ont vu leur vie bouleversée du jour au lendemain. Et même si, de ce tremblement de terre, elle n’avait pas fini de subir les secousses, le statut de victime ne la tentait en aucune façon. Au lieu de gaspiller son énergie en regrets, elle la consacrait à son devenir, malgré les handicaps qu’elle aurait à surmonter. Et rien ni personne n’avait intérêt à s’interposer.

Une vieille R5 gris métallisé s’arrêta à sa hauteur avec, à l’intérieur, des jeunes gens qui essayaient d’attirer son attention. Il s’agissait de deux élèves de terminale qui, l’après-midi même, étaient tombés en pâmoison devant le soutien-gorge rouge de la nouvelle. Dès lors, ils s’étaient mis en tête de faire connaissance, de lui souhaiter la bienvenue, de lui faire visiter la ville.

— Non, merci, les garçons…

Elle continuait de marcher en direction de la maison, amusée à l’idée de se faire draguer dès le premier jour de classe. Elle n’avait pourtant nul besoin de se rassurer sur son charme, il opérait toujours, et depuis sa naissance. Ses parents l’avaient appelée Belle sans se douter à quel point elle allait le devenir. Tant de redondance en un si petit mot. Comment imaginer qu’un tel prénom, en France, lui poserait problème ? À cette époque-là, ni Maggie ni Fred ne savaient où se situait exactement la France.

— Oh please, please, miss America !

Ils insistèrent tant que Belle fut prise d’un doute sur la rue à emprunter pour rentrer chez elle.

— Elle habite où ?

— Rue des Favorites.

— C’est par là ! Monte, on te dépose à la maison.

Elle se laissa convaincre et grimpa à l’arrière. Les garçons se turent tout à coup, surpris qu’elle accepte enfin ; ils attendaient un refus depuis le début et ce retournement leur cloua le bec. Et si cette fille-là était bien moins farouche que les autres, plus entreprenante ? Les Américains ont tellement d’avance sur tout, à commencer par les mœurs. Ils se regardèrent à la dérobée et s’autorisèrent à rêver.

— Dites, les garçons, j’ai l’impression qu’on fait un détour…

Au lieu de répondre, ils lui posèrent mille questions sur sa vie d’avant Cholong. Bien plus tendus que Belle, ils cherchaient à meubler, à dire n’importe quoi, à afficher leur complicité, à passer pour des hommes ; elle s’amusa de tant de gaminerie. La voiture ralentit à l’orée de la forêt du Vignolet, au bord de la nationale qui traçait jusqu’en Bretagne.

— On s’arrête ? demanda-t-elle.

La nuit venait de tomber d’un coup. Le bagout avait fait place à des silences de plus en plus suspects. Belle demanda une dernière fois à être raccompagnée. Les garçons sortirent de la voiture et échangèrent quelques mots à mi-voix. Avec un peu de chance, ils n’auraient pas grand-chose à tenter et tout se déroulerait comme dans un film, un baiser échangé avec la nouvelle, quelques caresses, pourquoi pas, allez savoir comment ça fonctionne. Et si leur escapade tournait court, il serait bien temps de feindre l’innocence. Belle songeait à tout ce qui l’attendait une fois rentrée chez elle : remplir la paperasse pour boucler son dossier, faire la synthèse de son emploi du temps, le confronter à celui de son frère, poser des étiquettes sur ses livres de cours, dresser une liste de tout ce qui lui manquait, la soirée allait s’éterniser. Elle resta adossée à une portière, croisa les bras en attendant que l’un des deux crétins comprenne avant l’autre que la balade était terminée. Avant de se déclarer vaincus, ils firent une dernière tentative d’approche, et l’un des deux hasarda une main sur l’épaule de Belle. Elle lâcha un soupir exaspéré, se pencha pour saisir le manche d’une raquette de tennis sur la banquette arrière et, d’un coup droit parfaitement maîtrisé, fracassa la tranche de la raquette sur le nez du plus entreprenant. L’autre, abasourdi devant un geste si spontané et si violent, recula de quelques pas sans pouvoir éviter une sorte de revers lifté qui lui arracha presque l’oreille. Quand ils furent à terre, le visage en sang, Belle s’agenouilla auprès d’eux pour estimer les dégâts avec des gestes d’infirmière. Elle avait retrouvé son innocent sourire et toute sa bienveillance pour l’humanité. En montant dans la voiture, elle se tourna une dernière fois vers eux et dit :

— Les garçons, si vous vous y prenez comme ça, vous n’arriverez jamais à rien avec les filles.

Elle démarra et retourna vers la nationale en sifflotant un air de Cole Porter, puis abandonna la voiture à cent mètres de la rue des Favorites et rentra à pied. Devant la grille de la maison, elle rejoignit sa mère, qui rentrait au même moment, et prit un sac de courses pour la soulager. Warren, qui déboulait lui aussi, referma la grille, et tous les trois entrèrent dans la maison.

Frederick, un genou à terre, donnait sa pâtée à la chienne, et ne fut guère surpris de voir revenir sa famille au grand complet. Il demanda :

— Alors, quoi de neuf, aujourd’hui ?

Comme s’ils s’étaient concertés, les trois répondirent en chœur :

— Rien.

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