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Le plombier avait reporté le rendez-vous par deux fois et Maggie, en le suppliant presque, avait réussi à le convaincre de passer ce matin-là. Or, ce matin-là, elle venait d’avoir confirmation d’un rendez-vous à Évreux qu’elle attendait depuis longtemps. Fred, exaspéré à l’idée d’affronter seul un plombier, se réfugia dans la véranda.

— Laisse la porte ouverte, ce serait trop bête de le rater, dit Maggie en quittant la maison.

Tout en gardant une oreille vers l’entrée, il reprenait des notes qui devaient aboutir au plan complet des deuxième, troisième et quatrième chapitres de ses Mémoires. Ce qui donnait à peu près ceci :

1. Les années “sciuscia”

— Mes quatre années de travail en duo avec Jimmy.

— Le cynodrome.

— Les transports Schultz.

— Le marché aux légumes de Pearl Street.

— Les bénéfices réinvestis dans l’usine d’excavation.

Portrait de ceux que j’ai croisés à l’époque : Curtis Brown, Ron Mayfield, les frères Pastrone.


2. Les années “a faticare”

— La couverture Excavation Works and Partners, ses filiales.

— Les filles du quartier de Bonito Square.

— Le voyage à Miami (pacte de non-ingérence + suites).

Et : Little Paulie, Mishka, Amedeo Sampiero.


3. Les années famille

— Rencontre de Livia.

— Don Mimino.

— Le contrat Esteban.

— La perte de l’East End.

Et : Romana Marini, Ettore Junior, Cheap J.

Dans la foulée, il se sentit prêt à pousser jusqu’aux chapitres suivants, mais la sonnette retentit et le coupa en plein élan ; raison de plus pour détester le pauvre artisan qui attendait derrière la porte. Fred se mit à regretter l’époque où divers syndicats du bâtiment du New Jersey le prenaient pour un héros. En faisant plier, à force d’intimidation, les plus gros entrepreneurs du coin pour arranger les affaires de son clan, Giovanni Manzoni avait, sans le vouloir, fait obtenir des acquis sociaux à différentes corporations, dont celle des plombiers. La maison des Manzoni, à Newark, bénéficiait d’une installation et d’un entretien dignes de la Maison-Blanche.

Il fit entrer un homme plutôt corpulent et de haute taille, habillé d’un jean élimé et d’un sweat-shirt blanchi, qui fit un tour d’inspection du salon en laissant derrière lui une traînée de poussière de plâtre. Par un savant calcul de paramètres, Didier Fourcade savait détecter le degré de dépendance à la technique d’un nouveau client.

— Votre dame m’a parlé d’un problème d’eau croupie ?

Fred dut ouvrir plusieurs robinets avant qu’on commence à le croire.

— Vous n’êtes pas les seuls dans le coin.

— C’est quoi ?

— Ça fait combien de temps ?

— Cinq ou six semaines.

— J’en ai, ça fait déjà quatre ou cinq mois.

— C’est quoi ?

L’homme fit jouer le robinet d’arrivée de la cuisine et laissa couler en abondance l’eau brunâtre.

— On peut voir la cave ?

Fred redoutait d’entendre ce qu’il entendit sitôt que l’homme eut posé le regard sur l’état de la tuyauterie : un houlala… ! de consternation qui en disait long sur la gravité du problème, sur les travaux à venir, sur le caractère irresponsable des occupants, sur les dangers encourus si on laissait en l’état, sur les sommes astronomiques que ça allait coûter, et sur la fin du monde en général. Ce cri, l’homme le maîtrisait, on le lui avait inculqué lors de sa formation, un hululement sinistre, répété au besoin, glaçant. Le client, entre terreur et culpabilité, se sentait prêt à n’importe quelle extrémité pour ne plus l’entendre. Pour Didier Fourcade, plombier, ce cri, c’était ses fins de mois, une meilleure voiture, les études de la petite.

Le fait est que Fred supportait mal qu’on essaie de lui faire peur. S’il n’était doué en rien, il savait résister à toute forme d’intimidation. Vouloir lui faire peur, c’était comme essayer de mordre un chien enragé, griffer un chat pris de folie, gifler un ours qui se dresse. Au feu, il n’avait jamais craint ni l’humiliation, ni la douleur, ni même la mort.

— Alors, c’est quoi, cette eau dégueulasse ? demanda-t-il, à bout de patience.

— C’est quoi, c’est quoi… Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ça peut être plein de choses. Vous avez vu l’état des tuyaux ? Complètement rouillés. Vous avez laissé traîner.

— On a emménagé il y a deux mois !

— Alors faut se plaindre aux anciens propriétaires, ils ont laissé la tuyauterie dans un état, regardez-moi ça…

— Qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Mon pauvre monsieur ! Faudrait tout refaire. L’installation doit avoir plus de cent ans.

— Ça explique la couleur de l’eau ?

— Ça peut. Ça peut aussi venir de l’extérieur, mais là, c’est plus de mon ressort.

Fred se serait satisfait de peu, une parole d’espoir, un sourire sincère, une promesse pas même tenue. Tout sauf cette autorité de qui use de son pouvoir face aux démunis. Fred connaissait trop bien cette musique-là.

— Qu’est-ce que vous comptez faire ? demanda-t-il, comme un appel à la bonne volonté.

— Tout de suite, on fait rien. Je suis passé parce que votre dame avait l’air dans la panade, mais on peut pas dire que ce soit une urgence. J’ai deux chantiers sur les bras, et pas la porte à côté. Et j’ai une inondation à Villers, les gens attendent, je peux pas être partout. Y a un moment, je peux plus, moi.

— …

— Reprenez rendez-vous. Voyez avec ma femme, c’est elle qui s’en occupe. Ça vous laissera le temps de voir avec la vôtre si vous voulez entreprendre de vrais travaux.

Le plus gros venait d’être fait ; après avoir créé l’inquiétude, on concluait par l’abandon. En livrant le malade à lui-même, Didier Fourcade se préparait à entendre la douce mélodie des supplications. Il voulut remonter l’escalier mais Fred Blake, ou plutôt Giovanni Manzoni, l’en empêcha en fermant d’un coup sec la porte de la cave, avant de s’emparer d’un marteau posé sur l’établi.

* * *

À la récréation de 10 heures, des grappes d’enfants jouaient comme des enfants, pleins d’une énergie trop longtemps contenue, poussant des cris trop longtemps retenus, excités par le soleil et la perspective des grandes vacances. Les plus petits s’essayaient à l’art de la guerre, les plus audacieux à celui de l’amour, et les plus grands, téléphone portable en main, s’occupaient de leur vie sociale. La cour de récréation vivait fort, bruyante, en pleine émulsion, et personne, pas même les surveillants, ne soupçonnait l’étrange assemblée qui se tenait sous un recoin de préau.

Une dizaine de gosses de tous âges, assis sur la ligne blanche d’un tracé de balle au prisonnier, patientaient face à un banc. Warren s’y tenait seul, les bras le long du dossier, le regard vaguement las et pourtant concentré. Le seul garçon debout était le requérant, les bras croisés devant Warren, les yeux rasant le sol. En attendant leur tour, les autres écoutaient les doléances de leur camarade, lequel, entre honte et recueillement, cherchait ses mots. À treize ans, il n’avait pas encore appris à se plaindre, en tout cas pas comme ça.

— … J’ai essayé de bien faire, au début. J’ai rien contre les maths, et même, au début de l’année, j’ai eu des pas trop mauvaises notes, mais le prof a dû se faire remplacer. Et c’est là que le nouveau est arrivé…

Warren, vaguement incommodé par le brouhaha de la cour, soupira discrètement sans relâcher son attention. D’un hochement de tête, il encouragea son interlocuteur à poursuivre.

— Tout de suite, il m’a détesté. Je peux même demander à ceux de ma classe de témoigner. Je suis devenu sa tête de Turc, à cet enfoiré ! Son sourire sadique pour me faire signe de passer au tableau… Et les annotations dans la marge, pour m’humilier… Un jour, il m’a mis un 2 sur 20, et il a ajouté : « Peut mieux faire », mais pas comme à tout le monde, parce qu’à moi il avait ajouté un point d’interrogation. Et plein d’autres trucs comme ça, rien que pour m’humilier. Je les ai, je peux les montrer !

Warren déclina la proposition d’un signe de la main.

— … Va savoir ce qu’il a contre moi… Je dois lui rappeler quelqu’un… Je lui ai même demandé, un jour, je voulais que les choses s’arrangent. Il m’a puni ! Vingt exercices à faire dans le week-end, vingt ! Putain de sa race ! Ma mère est même allée le voir, pour s’expliquer, il a fait semblant de rien, l’enfoiré. Comment il se l’est mise dans la poche, ma mère ! Et entre lui et moi, lequel elle va croire, hein ? Alors j’ai travaillé, et plus que les autres, et j’ai fermé ma gueule, même quand il me manquait de respect… Et puis, au dernier conseil de classe, il m’a explosé. La tête de ma mère quand elle a reçu le bulletin… « Redoublement proposé »… Je vais pas recommencer ma troisième à cause de ce sale con !

Les mots se bloquaient dans sa gorge, sa voix cassée était celle de l’innocence terrassée par l’injustice.

— On voit bien que tu dis la vérité, fit Warren. Seulement, je ne sais pas ce que je peux faire pour toi. Qu’est-ce que tu demandes, au juste ?

— Si je redouble, je me tue. Je m’en remettrais jamais. C’est trop injuste, trop. Je veux qu’il change d’avis, qu’il donne son accord pour que je passe en seconde, c’est tout ce que je veux. Qu’il change d’avis, c’est tout.

Warren écarta les bras en signe d’impuissance.

— Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? C’est quand même un prof !

— Je sais. Et je suis prêt à faire des sacrifices. Je réclame justice, tu comprends ça ?

— Oui, je comprends ça.

— Aide-moi, Warren.

Et il baissa la tête en signe d’allégeance.

Après un temps de réflexion, Warren dit :

— Le trimestre est bien avancé, mais je vais voir ce que je peux faire. Les jours à venir, ne sors de chez toi que pour aller en cours, ton temps libre, passe-le avec ta famille. Je m’occupe du reste.

Le gosse retint un geste de triomphe, les poings serrés, le sourire radieux.

— Suivant ! cria Warren.

Un petit à lunettes se leva pour rejoindre l’endroit exact que venait de quitter le précédent.

— Tu t’appelles comment ?

— Kévin, cinquième B.

— Tu as demandé à me voir ?

— On a volé les billets que ma mère met de côté dans l’armoire… Je sais qui c’est. C’est même mon meilleur copain. Mes parents pensent que c’est moi. Lui, il nie. Mon père ne veut pas avoir d’embrouille avec sa famille, il dit que je suis un lâche d’inventer une histoire pareille. Mais moi, je sais. Ça peut pas rester comme ça.

* * *

La femme de l’écrivain. Maggie y aurait presque pris goût si elle n’avait pas été si longtemps la femme du gangster, la femme du chef de clan, la femme du mafioso, la femme de Giovanni Manzoni, la femme de cette balance de Giovanni Manzoni. Après avoir été toutes celles-là, plus question d’en devenir une autre, et surtout pas la femme de l’écrivain. Ce qui la mettait hors d’elle, c’était la façon odieuse dont Fred s’inventait un rachat en dressant noir sur blanc la liste de ses abjections. Existait-il un moyen plus pervers de se donner bonne conscience ? Elle ne comprenait pas plus la délectation qu’il éprouvait à s’enfermer dans sa saloperie de véranda, lui qui, à l’inverse de sa bande de voyous d’alors, n’avait guère connu d’autre centre d’intérêt que sa place dans la hiérarchie au sein de la Cosa Nostra. Certains aimaient la pêche, d’autres faisaient du sport, d’autres encore élevaient des chiens ou tentaient de perdre du poids dans les hammams. Lui, non. Rien n’avait d’attrait à ses yeux que la recherche de nouveaux secteurs, de nouvelles combines qui lui permettraient de plumer de nouveaux pigeons qui s’apercevraient trop tard qu’ils étaient nus. Pourquoi fallait-il, tant d’années après, qu’il trouve la force de s’enfermer jusqu’à huit heures d’affilée face à une machine à écrire pourrie ? Pour pousser le principe même de la confession à son point le plus cynique ? Pour revivre ses faits d’armes et immortaliser ses titres de gloire ? C’était comme éprouver la nostalgie du péché. Il trempait sa plume dans toute la noirceur de son âme et cette encre-là ne sécherait jamais. Si le voisinage était prêt à acheter un tel mensonge sans se soucier du prix, Maggie, elle, ne s’y trompait pas.

Avec dix minutes d’avance, elle gara sa voiture dans la rue Jules-Guesde, à Évreux, alluma une cigarette pour patienter, et tenta d’imaginer les railleries de son mari si elle n’avait pas menti sur l’objet de son rendez-vous.

— Qu’est-ce que tu cherches à faire, ma pauvre Maggie ? Soigner ton âme ? Racheter mes fautes ? Mais sache bien que je ne regrette rien, et si les choses s’étaient jouées autrement on serait encore chez nous, là-bas, avec notre famille et toute mon équipe, et on mènerait encore cette vie-là, celle de notre rang, au lieu de moisir ici, alors laisse-moi te dire que tu me fais bien marrer à vouloir jouer les saintes.

L’antenne Eure du Secours populaire français cherche bénévole pour tâches administratives. Un entrefilet dans Le Clairon de Cholong. Il suffisait d’un peu de temps, d’un peu d’esprit pratique, et de beaucoup de motivation. Maggie s’était sentie désignée. Le doigt de Dieu n’y était pour rien, elle s’était détournée de lui et ne croyait pas plus à sa clémence qu’à son châtiment. Les voies du Seigneur demeuraient impénétrables, et le malin plaisir qu’Il prenait à brouiller les pistes avait fini par la lasser. S’efforcer de ne jamais être lisible aux yeux des humains cachait forcément des intentions confuses. Tant de gravité, de transcendance, de démesure, d’éternité, tout ça dans le plus profond silence et sans le plus petit mode d’emploi, Maggie avait baissé les bras. À la vérité, elle osait à peine se l’avouer, Dieu ne l’émouvait plus. Ni les couronnes d’épines, ni la chapelle Sixtine, ni la Dame blanche, ni les grandes orgues, plus rien ne la remuait comme jadis. Désormais, le seul vrai miracle qui parvenait à la toucher au cœur se résumait en un mot : solidarité. Le phénomène était apparu dans des circonstances apparemment futiles, en passant devant une télévision, en sortant d’un film, en allumant la radio pour avoir un bruit de fond. La première fois, ce fut une publicité sur une mutuelle d’assurance qui n’avait pas peur de clamer son éthique et sa vocation à l’entraide à grand renfort de violons ; Maggie avait senti une larme poindre, une vraie larme, là, bêtement, devant son écran, elle s’en était voulu de s’être laissé avoir par le procédé, mais chaque fois que le spot passait elle retombait dans le panneau. Il y avait eu ce film hollywoodien où un jeune homme retrouve sa bien-aimée grâce à la bienveillance d’une foule anonyme ; là encore la ficelle était énorme, pas de quoi être fière, mais elle avait senti battre son cœur. Au détour d’un fait divers, chaque fois qu’elle entendait parler d’une poignée d’individus réunis au nom d’un seul, elle se sentait appelée. Peu à peu, elle s’était mise à traquer cette même émotion pour en identifier chaque composante, jusqu’à les confondre : l’esprit d’équipe, les appels à la générosité publique, les levées de bouclier devant l’injustice, l’empathie pour son prochain, la liste n’en finissait plus, mais peu importait, l’essentiel était de servir cette haute idée de la solidarité et d’agir selon ses moyens. Une manière de signifier à Dieu que les humains pouvaient faire le boulot eux-mêmes.

On la fit patienter dans une petite salle avec une table basse recouverte de magazines. Avant qu’elle n’obtienne ce rendez-vous, Quintiliani lui avait fait part de ses réticences.

— Une association caritative ? C’est méritant, Maggie, mais pas très raisonnable. On ne sait jamais, il peut y avoir de la presse, des photos, je ne sais pas…

— Je ferai attention.

— Qu’en pense Frederick ?

— Je ne lui en ai pas encore parlé.

— Je vais voir mais je ne vous promets rien. Votre nom et votre photo ne doivent jamais apparaître, vous le savez.

Malgré tout, pour Quint, l’initiative de Maggie avait du bon : elle s’intégrait socialement et s’occupait par la même occasion, toutes choses que le plan Witsec préconisait. Quelques jours plus tard, il donnait son accord de principe pour une période d’essai, ensuite on aviserait.

Une autre motivation, bien plus intime encore, poussait Maggie à se rendre utile aux plus démunis. Le destin lui offrait, bien des années plus tard, l’occasion de payer un tribut à ses origines modestes, de revenir vers elles après avoir tenté de les nier dans les fastes manzoniens. À l’inverse de Giovanni, fils naturel de la Cosa Nostra, et donc élevé dans la tradition du profit, de l’argent et des moyens d’en gagner toujours plus, Livia était née dans une famille d’ouvriers qui l’étaient restés toute leur vie. À près de cinquante ans, sa prime jeunesse lui revenait en mémoire comme si elle venait de quitter ce quartier de l’East End où, avant qu’elles ne s’entretuent, toutes les races se regroupaient dans une même nation, celle des immigrants. Elle s’interrogeait sur le choix inconscient de ces images qui remontaient à la surface, comme ce moment du vendredi soir où son père tendait sa paye à sa mère, une enveloppe blanche qui allait les faire vivre jusqu’au vendredi suivant. Elle se souvenait à quel point elle enviait ses deux grandes sœurs quand elles partaient à leur cours de sténodactylo ; Livia allait les suivre dès l’âge légal. Elle se souvenait presque heure par heure de la longue nuit d’inquiétude où son frère aîné, employé dans une entreprise de ramonage, avait escamoté une boîte à bijoux dans un appartement rempli de cheminées en marbre. Au petit matin, le père était allé le chercher au commissariat, et le jeune Aldo avait mis fin à sa carrière de voleur. Elle se souvenait aussi du triste jour où elle s’était fait mordre par un chien des beaux quartiers ; aucun moyen d’obtenir réparation ou de porter plainte. Elle se souvenait surtout de sa mère qui, chaque jour, craignait un nouveau danger pour ses enfants, et de son père qui faisait profil bas à chaque nouvel incident de quartier. Livia avait voulu fuir tout ça en épousant Giovanni.

On la fit entrer dans le bureau. L’entretien ne dura pas plus de dix minutes.

— Quand pourriez-vous commencer ?

— Tout de suite.

* * *

Al Capone disait toujours : “On obtient plus de choses en étant poli et armé qu’en étant juste poli.” Cette simple phrase explique pour moi la persistance d’un phénomène comme la mafia à travers les siècles.

Fred cessa de taper pour se laisser le temps de la réflexion, mais sa dernière phrase n’en appelait pas d’autres. Que pouvait-il ajouter à tant d’évidence en si peu de mots ? C’était sans doute ça, la littérature. À quoi bon expliquer à d’éventuels lecteurs ce qu’il voyait là de lumineux ? Tous ses copains de Newark auraient compris sans plus de bla-bla. En citant Capone, Fred réalisa combien il pouvait être utile d’étayer son propos par la pensée d’un maître. À la volée, il donna un retour de chariot pour affronter un nouveau paragraphe.

À quelques mètres de là, Belle, entièrement nue devant le miroir de la salle de bains, un mètre de couturière en main, prenait les mesures de son superbe corps sans en épargner une courbe. Si elle connaissait ses mensurations de base, poitrine, taille, hanches, son indice de masse corporelle de 20, et son rapport taille/hanches de 7, elle était curieuse de tout le reste : tour de poignet, de cou, longueur du mollet, largeur du pied, hauteur du front, envergure des bras, écart entre les yeux, angle de l’omoplate avec l’aisselle, distance entre les pointes de seins, etc. Chaque fois, elle atteignait le nombre idéal.

Dans la cuisine, Maggie s’activait devant les fourneaux. Pasta agli e olio. Les spaghettis à l’ail et à l’huile avaient beau être sa spécialité, ni son mari ni ses enfants ne concevaient un plat de pâtes sans tomates. Fred chipotait devant les sauces sophistiquées à base d’herbes ou de viandes, ou même de produits rares, truffes, écrevisses et tout ce qu’il prenait pour des afféteries. Les pâtes, c’était de la sauce bien rouge, et rien d’autre.

— Tu sais bien que je n’aime pas ça, dit-il, de passage dans la cuisine.

Maggie atteignait le point crucial, cette petite seconde où il faut faire sauter les spaghettis et l’ail dans la poêle puis ajouter l’huile crue.

— Qu’est-ce qui te fait croire que c’est pour toi ? Si tu avais envie d’une sauce, tu aurais pu t’y mettre cet après-midi, entre deux chapitres.

— Tu l’as faite pour qui, cette pasta ?

— Pour deux pauvres types qui sont loin de leur pays, comme nous, mais qui eux n’ont rien fait pour mériter ça.

Il haussa les épaules et demanda ce qu’elle avait à lui faire payer. Sans daigner répondre, Maggie recouvrit son plat de papier aluminium et quitta la maison pour rejoindre Richard Di Cicco et Vincent Caputo, qui jouaient aux cartes, des écouteurs sur les oreilles.

— Quelqu’un téléphone chez moi ? demanda-t-elle.

— Oui, un certain Cyril, dit Vincent. Je ne voudrais pas vendre la mèche, mais il appelle Belle tous les jours depuis une semaine.

— Connais pas. Si vous sentez qu’elle tombe amoureuse, vous m’en parlez, les garçons.

Au lieu de le subir, Maggie avait appris à se servir du FBI. Outre la réelle estime qu’elle éprouvait pour Quintiliani et ses hommes, elle se sentait non pas espionnée mais protégée par eux ; seule la famille d’un chef d’État pouvait prétendre à un tel traitement. À quoi bon fouiller dans les armoires de ses enfants ou dans les poches de son mari ? Le FBI s’en chargeait, et jamais Maggie n’avait eu à craindre les mille dangers que redoutent les épouses et mères. Sans fierté, mais sans honte, elle avait su utiliser les moyens sophistiqués du Bureau pour régler ses problèmes domestiques. Les petites lâchetés de Fred, les petits dérapages de Warren, les petits secrets de Belle : Richard et Vincent ne lui cachaient rien.

— Je vous ai fait des pâtes agli e olio, Vincenzo.

— Ma femme ne sait pas les faire comme vous, va savoir pourquoi, peut-être qu’elle met l’ail trop tôt.

— Comment va-t-elle ?

— Elle s’ennuie de moi, elle me dit.

Un tel aveu rendait leur promiscuité absurde. N’avaient-ils rien de mieux à faire, tous les trois, que se retrouver coincés dans un pavillon vide, perdu dans une bourgade normande, à mille milles de chez eux ? En proie à une nostalgie silencieuse, ils goûtèrent aux pâtes sans appétit. La présence de Maggie les réconfortait bien plus que sa cuisine, une femme s’occupait d’eux et jouait tantôt l’épouse, tantôt la sœur. Ils la savaient sincère et cette confiance devenait à la longue un lien précieux. Elle apparaissait, et une bouffée de réconfort leur faisait oublier une journée d’ennui, de regrets, de silence. Maggie les aidait à tenir bon et à repousser les limites de leur conscience professionnelle.

Pour comprendre l’engagement de Caputo et Di Cicco, il fallait remonter six ans plus tôt, à l’issue du « procès des cinq familles », ainsi que l’avaient baptisé les médias. Les Manzoni, entièrement pris en charge par le Witsec, étaient devenus les Blake, petite famille sans histoires qui quittait la Grande Pomme pour s’installer à Cedar City, Utah, dix-huit mille âmes, un paysage montagneux au cœur d’un désert. La ville remplissait les caractéristiques premières, assez intime pour être épargnée par toute forme de pègre, assez grande pour qu’on puisse y garder un semblant d’anonymat. Installés dans la zone pavillonnaire d’un quartier de riches retraités, les Blake avaient fait face à leur soudaine oisiveté comme ils avaient pu. Une ambiance étrange, semi-carcérale, d’un total laisser-aller après tous ces mois de pression. Courses livrées à domicile, cours par correspondance, les Blake avaient vécu reclus, dans l’indifférence des voisins. Quintiliani n’avait pas lâché Fred depuis la sortie du procès. Choisi pour sa ténacité inouïe et ses origines italiennes, il avait, pour les mêmes raisons, désigné Di Cicco et Caputo comme lieutenants. Tous trois connaissaient mieux que personne les Manzoni pour les avoir traqués et écoutés sans relâche pendant quatre longues années avant de coincer Giovanni. Le Witness Program avait fixé les deux étapes suivantes de leur réinsertion : l’admission des enfants à l’école de Cedar, et un job pour Maggie si leur anonymat était préservé.

C’était sans compter la détermination dont les cinq familles qui contrôlaient l’État de New York allaient faire preuve.

Chacune d’elles avait perdu deux ou trois hommes à l’issue du procès, sans parler de Don Mimino, dont le bataillon d’avocats avait été réduit au silence au vu des multiples preuves fournies par Giovanni Manzoni quant à son rôle de chef suprême de la Cosa Nostra : le coup de couteau de Brutus à César. Les cinq familles s’étaient cotisées sans regarder à la dépense : tout individu susceptible de fournir le moindre renseignement avéré sur les Manzoni pouvait prétendre à la somme de vingt millions de dollars. Parallèlement, on avait créé des escouades de quatre ou cinq pisteurs/tueurs pour retrouver la trace des Manzoni. Enzo Fossataro, qui assurait l’intérim à la tête des familles en attendant que Don Mimino désigne son successeur, avait conclu des accords avec les familles de Miami, de Seattle, du Canada, de Californie, pour créer des antennes de renseignements et de surveillance. Il avait même, en toute impunité, fait passer des annonces à peine maquillées dans divers journaux parfaitement respectables qui, sans être vendus à la mafia, tenaient là un feuilleton qui allait grassement augmenter les tirages. Très vite, on assista à un phénomène encore inédit sur le territoire américain, on vit ces brigades de la mort, les Crime Teams comme les baptisa le Post, couvrir méthodiquement le pays jusqu’à ses plus petites bourgades, poser des questions dans les bars les plus minables, laisser des pourboires çà et là, donner des numéros de téléphones portables. Le FBI lui-même n’avait jamais connu ce degré de précision dans l’investigation, ni engagé de tels moyens au service d’une enquête. Leur intervention prenait la forme d’un code que tous connaissaient : deux hommes entraient dans un bar, déposaient sur le comptoir un journal plié en huit qui laissait apparaître une photo des quatre Manzoni posant, tout sourire, pendant la grande parade de Newark. Les hommes n’avaient pas besoin d’en rajouter, ni de poser la moindre question, ce simple papier froissé prenait sur-le-champ un faux air de chèque de vingt millions de dollars.

Si les cinq familles étaient prêtes à dépenser leur dernier sou, il s’agissait d’une question de survie plus que de vengeance. Le coup porté à la mafia après le procès Manzoni fut tel que ses bases mêmes s’étaient fissurées avec une menace d’effondrement à moyen terme. Si un seul repenti pouvait causer autant de dégâts, s’en sortir avec la bénédiction de la cour, et terminer sa vie en résidence surveillée aux frais du pays, l’idée même de famille était remise en cause, donc toute l’Organisation. Jadis, on entrait dans la mafia par le sang, et on ne pouvait en sortir que par le sang ; aujourd’hui, Manzoni venait de piétiner son serment d’allégeance et se prélassait devant sa télé, peut-être le cul dans une piscine. Avec cette vision périssaient plusieurs siècles de tradition et de secret. Or la Cosa Nostra ne pouvait laisser brader son image et se préparer des lendemains de déroute. Pour montrer qu’elle existait encore et qu’elle comptait durer, elle devait frapper fort : la survie des familles passait par la mort des Manzoni. Comme un cancer généralisé, les Crime Teams s’attaquaient à tout ce que le pays comptait de centres urbains, de villages perdus, et sillonnaient des zones jamais visitées par les employés du recensement eux-mêmes. Aucune autorité locale ou nationale ne pouvait stopper leur déploiement, se promener en ville avec un journal plié en quatre sous le bras ne correspondait à aucun délit. Près de six mois après l’installation des Blake à Cedar City, on avait vu des inconnus s’asseoir dans le coffee shop de Oldbush, à quarante-cinq miles de là, le fameux journal à portée de main, prêts à faire connaissance avec le natif en mal de conversation.

— On ne peut rien faire pour les arrêter, bordel ? Quintiliani, vous êtes le FBI, nom de Dieu !

— Calmez-vous, Frederick.

— Je les connais mieux que vous ! Je vais même plus loin : si j’étais à leur place et que je me retrouve en face d’un fils de pute qui a fait ce que j’ai fait, je sais comment je prendrais plaisir à le refroidir. Je serais peut-être déjà derrière cette porte, prêt à nous buter vous et moi. J’ai même dû former certains de ces types ! Votre putain de programme de protection des témoins… Six mois, il leur a fallu !

— …

— Sortez-moi de là. C’est votre devoir, vous me l’aviez promis.

— Il n’y a qu’une seule solution.

— La chirurgie esthétique ?

— Ça ne servirait à rien.

— Alors quoi ? Vous allez me faire passer pour mort ? Ça ne marchera jamais.

Fred avait raison et Quint le savait mieux que personne. Depuis que le cinéma hollywoodien s’était emparé de ce scénario, il était désormais inutile de mettre en scène la mort d’un repenti. LCN[1] ne croirait à la mort de Fred que devant son cadavre criblé comme une passoire.

— Il va falloir quitter les États-Unis, dit Quint.

— Dites-moi que j’ai mal compris.

— Nous vivons une époque cynique, Giovanni. Le pays entier est à l’écoute du feuilleton intitulé « Combien de temps les Manzoni vont-ils survivre ? ». C’est un reality show qui passionne trois cents millions de spectateurs.

— La fin du feuilleton sera la fin des miens ?

— L’Europe, Giovanni. Ce mot vous dit-il quelque chose ?

— … L’Europe ?

— Procédure exceptionnelle. Les gars de Don Mimino peuvent sillonner le territoire mais pas la terre entière. Ils n’ont aucune pratique de l’Europe. Là-bas, vous serez en sécurité.

— Vous êtes prêt à franchir des océans pour sauver ma peau ?

— Si ça ne tenait qu’à moi, je passerais un coup de fil pour vous balancer à un de ces types de la Crime Team, je le ferais gratuitement, rien que pour voir une ordure comme vous avec la balle qu’il mérite dans la tête. Seulement voilà, vous voir mort, c’est redonner vingt années d’impunité au crime organisé, à l’omerta, la loi du silence, et à toutes ces conneries. En revanche si vous vous en sortez, la liste des repentis sera assez longue pour m’occuper une vie entière et payer ma retraite. Washington me pousse dans ce sens-là. Votre survie nous est précieuse, et vous m’êtes bien plus utile vivant que mort.

— Si c’est la seule solution, je veux aller en Italie.

— Pas question.

— Notre exil prendrait un vrai sens, sinon il n’en a aucun. Laissez-moi connaître ma terre d’origine, je n’y suis jamais allé. Je l’ai promis à Livia au premier jour de notre mariage. Ses grands-parents étaient de Caserte, les miens de Ginostra. On dit que c’est le plus bel endroit du monde.

— En Sicile ? Bonne idée ! Autant vous promener dans les rues de Little Italy en portant une pancarte avec marqué : CETTE FIOTTE DE DON MIMINO S’ÉCLATE EN TAULE.

— Laissez-moi connaître l’Italie avant de crever.

— Si je vous débarque en Sicile, en moins de dix minutes vous êtes transformé en spezzatini. Pensez aux vôtres.

— …

— Parlez-en à Maggie, on a encore un peu de temps.

— Je sais déjà ce qu’elle va proposer, Paris, Paris, Paris, je ne connais pas une seule femme qui n’en rêve pas.

— Pour être tout à fait honnête, j’en ai parlé à mes supérieurs, et Paris est une des villes possibles. Nous avons aussi Oslo, Bruxelles, Cadix, avec une préférence pour Bruxelles, ne m’en demandez pas plus.

Quelques semaines plus tard, les Blake habitaient une résidence tranquille du deuxième arrondissement de Paris. Passé les premiers mois d’adaptation — nouvelle vie, nouveau pays, nouvelle langue — ils avaient fini par s’aménager un quotidien qui, sans les satisfaire, leur avait permis de se remettre du traumatisme de cette fuite. Avant que Fred ne se mette à détraquer à lui seul tout le plan Witsec.

* * *

Les deux bras dans le plâtre, suspendus aux montants du lit par des attelles, Didier Fourcade, le plombier le plus demandé de Cholong, regardait sa femme dormir sans oser la réveiller. Sous antalgiques puissants, la douleur s’était estompée.

Il se revit le matin même, souffrant le martyre, poussant de l’épaule les portes battantes de la clinique de Morseuil. Les bras en l’air comme un oiseau incapable de s’envoler, il s’était présenté au bureau des admissions, partagé entre supplice, honte, et terreur.

— … Je me suis cassé les bras.

— Les deux ?

— … J’ai mal, nom de Dieu !

Une heure plus tard, plâtré jusqu’aux coudes, il avait affronté les questions d’un interne qui tournait autour de lui sans quitter des yeux les radios de ses avant-bras.

— Tombé d’un escalier… ?

— J’ai dégringolé deux étages sur un chantier.

— C’est bizarre, on aperçoit des points d’impact, comme si vous aviez reçu des coups… comme des coups de marteau sur les poignets et les avant-bras. Tenez, là, regardez.

Didier Fourcade détourna les yeux par peur d’avoir à nouveau la nausée. Ses propres hurlements pendant que ce psychopathe lui martelait les poignets le hantaient encore. On le raccompagna chez lui en ambulance, on fixa les attelles, on le coucha sous le regard déconcerté de Martine, sa femme.

Vingt ans plus tôt, ils s’étaient mariés, étonnés de vouloir s’engager trois mois après leur rencontre, incapables de s’en empêcher. Mais, comme pour compenser l’euphorie des premières années, l’érosion du quotidien les avait gagnés bien plus vite qu’un autre couple. Chacun s’était mis à composer, à faire entrer des tiers dans l’équation, à s’imaginer une clandestinité, et à finir par la vivre. Tant que l’agressivité et le reproche n’empoisonnaient pas leurs rapports, ils restaient ensemble, nostalgiques de leur bonheur perdu, prêts à croire qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il revienne les visiter. Après la fureur que leurs corps avaient connue, ils avaient appris la pudeur jusqu’à créer des réflexes : fermer le loquet de la salle de bains, tourner le dos quand elle changeait de soutien-gorge, retirer sa main quand, par mégarde, elle effleurait la peau de l’autre. Et depuis plusieurs années, ils se demandaient chaque jour si un couple avait la plus petite chance de survivre à cette mutité physique.

Maintenant, il la regardait dormir comme il le faisait durant leurs toutes premières nuits, un spectacle qui lui laissait le temps de remercier le ciel de lui avoir envoyé Martine. Elle se reposait enfin, épuisée émotionnellement par cet accident qui l’avait obligée à inventer un certain nombre de gestes : nourrir Didier à la cuillère, lui essuyer les lèvres, porter un verre à sa bouche. Elle qui n’avait jamais fumé avait allumé une cigarette pour la poser sur les lèvres de son mari et la lui ôter chaque fois que la cendre menaçait de tomber. Comment avait-il pu faire une chute aussi effrayante ? Et s’il était tombé la tête la première ? Elle qui souvent avait rêvé reprendre sa liberté entrevit pour la première fois le reste de sa vie sans lui et cette perspective lui fit horreur.

Avec courage, Didier avait affronté toutes les épreuves de la journée jusqu’à 2 h 17 du matin, où une horrible démangeaison se réveilla vers le périnée. Il avait contracté cette maladie de peau on ne sait où, une dizaine d’années plus tôt, et les médecins avaient beau lui dire que les analyses ne donnaient rien, que c’était bénin, que ça ne se soignait pas vraiment, que ça partirait comme c’était venu, une irrépressible envie de se gratter entre les cuisses, compte tenu de la chaleur ambiante et de la transpiration, le prenait au moins une fois par jour. Durant la journée, se gratter à cet endroit précis se révélait délicat, il n’était pas rare de le voir s’isoler aux toilettes ou remonter dans sa voiture pour un oui ou pour un non, et en ressortir presque aussitôt. Le seul moyen de s’assurer une relative tranquillité consistait en une toilette très minutieuse avec un savon dermatologique, puis un séchage implacable, avec, les jours de grande chaleur, l’ajout d’un peu de talc sur la zone concernée afin de prévenir la sueur et atténuer les frottements. Lui, plombier, avait tenu à installer un bidet dans leur salle de bains, au grand étonnement de sa femme qui n’en voyait pas l’utilité, et, de fait, il était bien le seul à s’en servir (un chef-d’œuvre de bidet, ultramoderne, il y avait mis toute sa science). Le matin au réveil, le jet d’eau venait rafraîchir les endroits qu’il avait grattés parfois jusqu’au sang pendant la nuit. Le soir, en plein été, il lui arrivait de prendre un bain de siège, récompense tardive d’une journée de transpiration où il avait résisté à l’envie de porter la main entre ses cuisses en public.

À 2 h 23, la démangeaison devenait intolérable. Il l’avait sentie monter depuis le début de la soirée, mais il avait tenu bon, comme un petit soldat qui mord sa ceinture pour faire passer la douleur. Sa lutte avec lui-même se traduisait par des sueurs froides, de bizarres tremblements dans les épaules, et tout son corps réclamait une délivrance avec une telle force qu’elle balaya toute hésitation. Il réveilla sa femme en l’appelant par son prénom, puis l’implora de lui gratter le « périnée », mot qu’il avait appris, en même temps que « scrotum », chez le dermatologue. Tant de précision dans son vocabulaire la fit hésiter ; Didier avait l’habitude d’appeler un chat un chat, une chatte une chatte, même en présence de gens qu’il connaissait à peine. Ce « périnée » cachait quelque chose, une formulation tordue pour dire « Gratte-moi les couilles », mais elle ne remit pas en doute l’urgence de la situation. En se laissant guider par son mari, elle glissa la main dans l’ouverture de son caleçon, puis sous les testicules, un geste qu’elle n’avait pas fait depuis si longtemps. Il hurla quand elle atteignit le point névralgique :

— Plus fort !

Le sentiment de bonheur qu’il éprouva à cette seconde précise fut si intense qu’une érection suivit de peu.

* * *

Pour partager leur insomnie et la transformer en distraction, Fred et Maggie se passèrent un film, tard dans la nuit. Elle se sentait coupable de mentir au sujet du Secours populaire, d’avoir des secrets pour ce monstre de mari qu’elle aimait toujours. De son côté, il se sentait incapable de répondre en toute franchise à la question qu’elle lui avait posée en rentrant : « Ça s’est passé comment avec le plombier ? »

Ce qu’il avait fait subir à Didier Fourcade aurait pu mettre en péril le fragile équilibre qu’elle et Quintiliani essayaient de mettre en place. Fred n’osait pas même imaginer ce qui se serait passé si les fédéraux avaient eu vent de l’affaire. Mais sur ce point, il n’avait pas grand-chose à craindre, la terreur dans le regard de Fourcade lui garantissait le secret absolu sur ce qui s’était passé dans la cave. Cette terreur-là, Fred savait la provoquer et l’affiner comme on règle la fréquence optimale d’une station de radio.

À 3 h 6, Maggie avait fini par somnoler sur l’épaule de son mari. À la fin du générique, il reposa lentement la tête de sa femme sur l’oreiller sans la réveiller, et descendit dans la véranda. Pour la première fois de sa vie, il construisait au lieu de détruire, et même si le résultat s’avérait dérisoire aux yeux du monde, il se sentait enfin exister.

Dans un prochain chapitre je me présenterai comme la pire ordure que la terre ait portée. Je ne m’épargnerai rien, j’en dirai le plus possible sans me donner bonne conscience ni chercher à me faire absoudre. Vous vous ferez une idée nette du salaud que je suis. Mais dans ce chapitre-ci, j’ai envie de vous dire tout l’inverse. Si l’on veut se donner la peine de regarder, je suis un gars bien.

Je n’aime pas faire souffrir inutilement car toutes mes pulsions sadiques sont satisfaites quand je fais souffrir utilement.

Je n’ai jamais méprisé ceux qui me redoutaient.

Je n’ai jamais souhaité la mort de personne (je réglais le problème avant).

Je fais face, toujours.

Je préfère être celui qui frappe plutôt que celui qui se réjouit de me voir frapper.

Celui qui ne vient pas me contredire n’a que de bonnes choses à attendre de moi.

Même si je demande systématiquement une contrepartie, j’ai réparé des outrages faits à d’autres.

Quand je contrôlais mon territoire, il n’y avait jamais un seul larcin dans la rue, une seule agression, les gens vivaient et dormaient tranquilles.

Si j’ai vécu “au mépris des lois”, seuls ceux que la loi méprise ne me jugeront pas.

Quand j’étais le boss, je n’ai jamais menti à quiconque. C’est le privilège des puissants.

J’ai de l’estime pour les ennemis qui jouent selon les mêmes règles que moi.

Je n’ai jamais cherché de bouc émissaire : je suis responsable de TOUT.

Fred tira la feuille du chariot, s’empêcha de la relire, réserva ce moment pour plus tard, et retourna auprès de Maggie pour s’endormir avec la satisfaction du devoir accompli.

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