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L’écrivain Frederick Blake se couchait désormais à l’heure où les insomniaques se réveillent, l’heure où les enfants cauchemardent, où les amants se séparent. Après de longues heures de travail, seule la perspective de se relire au réveil le poussait vers le lit. Jadis, ses activités nocturnes variaient selon les époques et les saisons, tantôt relever des compteurs, tantôt délier des langues ou régler le sort de celui pour qui sonne le glas. Tant d’effort n’aurait pas été concevable sans l’imminence du réconfort, on avait le choix entre les parties de cartes sans merci, les femmes d’accord pour tout, et surtout les beuveries épouvantables mais dont on sortait droit comme un I avant de rentrer à la maison. Depuis son repentir, Fred dormait comme une bête traquée, un sommeil peuplé de rêves pénibles qui le réduisait à l’état de zombie la journée durant. Sa rencontre avec la Brother 900 lui avait fait reprendre goût aux ténèbres. Son ardeur face à la page blanche lui permettait de recréer cette exaltation passée, de retrouver cette même intensité. Dans ces moments-là, il se foutait bien de savoir si les mots qu’il frappait seraient lus un jour, si ses phrases lui survivraient.

Sur le chemin de l’école, Belle et Warren tentaient de se représenter la scène.

— Trois mois qu’il s’enferme dans sa putain de véranda, dit-il, tout son vocabulaire doit y passer plusieurs fois par jour.

— Dis que ton père est un analphabète…

— Mon père est un Américain de base, tu as oublié ce que c’était. Un type qui parle pour se faire comprendre, pas pour faire des phrases. Un homme qui n’a pas besoin de dire vous quand il sait dire tu. Un type qui est, qui a, qui dit et qui fait, il n’a pas besoin d’autres verbes. Un type qui ne dîne, ne déjeune ni ne soupe jamais : il mange. Pour lui, le passé est ce qui est arrivé avant le présent, et le futur ce qui arrivera après, à quoi bon compliquer ? As-tu déjà listé le nombre de choses que ton père est capable d’exprimer rien qu’avec le mot « fuck » ?

— Pas de cochonneries, s’il te plaît.

— C’est bien autre chose que des cochonneries. « Fuck » dans sa bouche peut vouloir dire : « Mon Dieu, dans quelle panade me suis-je fourré ! », ou encore : « Ce gars-là va le payer cher un jour », mais aussi « J’adore ce film ». Pourquoi un type comme lui aurait-il besoin d’écrire ?

— Moi j’aime l’idée que papa s’occupe, ça lui fait du bien, et pendant ce temps-là il nous fout la paix.

— Moi, ça me fait de la peine. Essaie de l’imaginer, la nuit, dans sa véranda, ses gros doigts en bataille devant sa machine merdique d’avant-guerre. Et quand je dis « ses gros doigts », j’imagine son seul index droit se taper tout le boulot, et clac, clac, clac, en comptant bien dix secondes entre chaque clac.

Il avait tort. Fred utilisait ses deux index. Le gauche jusqu’aux touches t, g, b, le droit à partir des y, h, n, de façon équitable, avec parfois des mots irritants, comme « regretter », qu’il tapait entièrement du gauche. Un léger cal commençait à se former au bout de ses phalanges. Le métier rentrait.

Pendant que ses enfants regagnaient leur classe, Fred, au plus fort de son sommeil, se rêvait dans le jardin de sa villa de Newark en train de piloter son motoculteur. Étrangement, il tondait le gazon pendant la communion de sa fille, qui attendait que son père vienne découper le gâteau, un gigantesque cube blanc recouvert de roses rouges, avec le dessin d’un calice et de deux bougies aux flammes dorées, et God bless Belle écrit en sucre rouge. Devant leur palazzo en brique rose, des Cadillac garées en pagaille avaient déversé des dizaines de silhouettes endimanchées, la plupart replètes, des voilettes sur le visage des femmes, des œillets à la boutonnière des hommes, et tous perdaient patience en attendant que Giovanni daigne descendre de son putain de motoculteur pour venir découper le gâteau de sa fille : était-ce vraiment le moment de s’occuper de la pelouse ! Belle et Livia, de plus en plus gênées, présentaient des excuses à tous, mais Giovanni ne se rendait compte de rien et paradait sur son engin en s’amusant parfois à propulser des gerbes d’herbe fraîche sur les robes de ces dames. Il riait sans s’apercevoir qu’on grondait dans les rangs, on s’inquiétait de tant d’irrespect. Il n’avait pas même pris la peine de s’habiller pour la circonstance et portait des espadrilles, un pantalon en élastomère marron, un blouson coupe-vent en nylon blanc imprimé à la marque du vendeur d’outillage. Les invités se concertaient, cherchaient à réagir, et d’inquiétantes silhouettes s’approchaient du motoculteur. Un téléphone sonnait quelque part, tout près. Mais où ?

Fred poussa un grognement en sortant de son cauchemar, fit quelques gestes nerveux des bras, le téléphone ne se taisait pas. Il chercha à tâtons le poste sur la table de chevet.

— Frederick ?

— … ?

— Whalberg. J’espère que je ne vous réveille pas, il doit être vers les 11 heures du matin, chez vous.

— … Ça va, ça va… grommela Fred sans savoir si le rêve continuait.

— Je suis à Washington, l’appel est sécurisé. Quintiliani ne nous écoute pas.

— … Elijah ? C’est bien vous ?

— Oui, Frederick.

— Je vous félicite pour votre élection. J’ai suivi ça de loin. Un vieux rêve, le Sénat, vous en parliez déjà, au Syndicat des bouchers.

— Tout ça est si loin, dit-il, gêné qu’on évoque cette époque.

— On dit aussi que vous êtes un conseiller spécial du Président.

— Bah… il m’arrive d’être invité à la Maison-Blanche, mais uniquement pour des pince-fesses. Parlez-moi de vous, Frederick. La France !

— Ça a des bons côtés, mais je ne me sens pas chez moi. « There’s no place like home », comme on dit dans Le magicien d’Oz.

— Vous faites quoi de vos journées ?

— Pas grand-chose.

— Il paraît que vous… écrivez.

— … ?

— …

— C’est surtout pour passer le temps.

— On parle de Mémoires.

— C’est un grand mot.

— Je trouve que c’est une bonne chose, Frederick. Je vous en sens tout à fait capable. C’est bien avancé ?

— Quelques feuillets, comme ça, en vrac.

— Et vous racontez… tout ?

— Comment pourrait-on tout raconter ? Si j’ai envie qu’on y croie, j’ai intérêt à rester en deçà de la vérité, sinon on me prendra pour un affabulateur.

— Vous avez donc envie d’être lu.

— Je ne pense pas à la publication, ce serait prétentieux. Du moins, pas encore.

— Frederick… cette conversation ne me met pas très à l’aise…

— Rassurez-vous, Elijah, les seuls vrais noms que je donne sont ceux des morts. Et l’épisode du fret de la PanAm et de ses camions réfrigérés a été un peu transposé, dormez sur vos deux oreilles.

— …

— Je ne vais pas perdre les derniers amis qui me restent, Elijah. Tant que le FBI me bichonne, tant qu’il assure ma sécurité, même à grands frais, à quoi bon chercher les ennuis ?

— Je comprends.

— Si les vétérans décident de faire une énième commémoration à Omaha-Beach, faites partie du voyage et venez m’en serrer cinq.

— Bonne idée.

— À bientôt, Elijah.

Fred raccrocha, tout à fait rassuré. Du côté du Sénat, des ministères, et même de la Maison-Blanche, sa réputation d’écrivain commençait à gagner. L’Oncle Sam se le tenait pour dit.

* * *

Allongé sur un banc que nul ne lui disputait, Warren notait ce qui lui passait par la tête dans un bloc-notes. Nous étions le 3 juin, un vent de liberté courait dans l’ensemble du lycée, les plus jeunes traînaient dans la cour, les plus grands restaient chez eux pour réviser, d’autres envahissaient les pelouses et jouaient les amoureux, d’autres encore réquisitionnaient les installations sportives afin d’y organiser des tournois sauvages de football et de tennis. Mais la tradition voulait que les plus motivés se consacrent au spectacle de fin d’année.

Depuis toujours, la ville de Cholong-sur-Avre respectait la tradition de la Saint-Jean et offrait, en plus des coutumes locales, une véritable fête foraine sur la place de la Libération durant le week-end le plus proche du 21 juin. L’administration du lycée en profitait pour inviter, dans la salle des fêtes, les parents d’élèves au spectacle mis au point par leurs rejetons, et tout le monde avait à cœur d’honorer ce rendez-vous. Les réjouissances commençaient par une chorale, se poursuivaient par une saynète jouée par les élèves de l’atelier théâtre, et se terminaient, depuis deux ou trois ans, par la projection d’un film numérique tourné par les élèves de première. Toute bonne idée était la bienvenue, toutes les énergies requises, et ceux qui préféraient prendre la parole sans avoir à monter sur scène participaient à la rédaction de la désormais célèbre Gazette de Jules-Vallès, le journal de l’école. On y trouvait les textes les mieux notés de l’année, des articles écrits par des bénévoles, des jeux, des rébus, des charades inventés par les enfants, et deux planches de bandes dessinées finalisées par le prof de dessin. S’exprimaient là ceux qui pensaient ne pas savoir le faire, et, chaque année, quelques talents se révélaient dans la foulée. C’est ici qu’on attendait Warren au tournant.

— Écris-nous quelque chose en anglais. Quelques lignes amusantes, compréhensibles de tous, ou un simple jeu de mots, ce que tu veux.

Un jeu de mots… Comme si les mômes de Cholong, voire les professeurs d’anglais, même bardés de diplômes, pouvaient comprendre quoi que ce soit à l’humour du New Jersey ! Ce mélange de cynisme et de dérision qu’on se forge à coups de poing dans la gueule, dans la fusion des races, sur fond de désespoir urbain. Tout le contraire de Cholong ! Cet humour-là constituait parfois le dernier bien des exclus, leur seule dignité. À Newark, une bonne repartie pouvait vous éviter un coup de couteau dans les côtes, ou vous consoler de l’avoir reçu. Cet humour-là n’avait pas lu ses classiques mais les classiques avaient su s’en inspirer. Une bonne dose d’ironie, un trait d’euphémisme, un zeste de non-sens, une pointe de litote, et le tour était joué, mais pour jouer ce tour-là il fallait avoir eu faim et peur, traîné dans les caniveaux et pris toutes sortes de coups. Et comme une balle qui rate sa cible, une réplique mal décochée se révélait, le plus souvent, fatale.

En manque d’inspiration, Warren s’allongea sur le banc et creusa dans ses souvenirs. Il se revit à Newark, chez un oncle ou une tante, une maison pleine de gens, pas très hospitalière malgré la bonne humeur ambiante.

Il s’agit sans doute d’un mariage, d’un événement heureux. Cousins et cousines dans de petits costumes et de petites robes. Warren fait bande à part, attiré qu’il est par les adultes, et surtout les amis de son héros de père. À mille lieues d’imaginer leurs activités, mais déjà admiratif de leur stature, de leur port de tête, de leur corpulence de géants. Toujours entre eux, rieurs, moqueurs, comme les grands gosses qu’ils sont. Warren se sent déjà l’un des leurs. Pour les entendre parler, peut-être surprendre leurs secrets, il se dirige vers eux sans se montrer. Il se fait oublier, se faufile derrière les meubles. Il ne s’approche pas trop du centre, où trône un drôle de bonhomme, bien plus vieux et bien plus maigre que les autres, les cheveux blancs, un petit chapeau sur la tête. Sans ce petit chapeau, il ferait presque peur. À entendre la manière dont son père lui adresse la parole, en baissant d’un ton, Warren sait qu’il s’agit là de quelqu’un d’important. C’est donc lui, ce Don Mimino dont même les plus grands patrons parlent avec respect. Warren est partagé entre la peur et l’admiration, il tend l’oreille, les hommes parlent d’opéra. Son père en écoute parfois, comme les autres, et certains soirs ça lui met presque la larme à l’œil. Ce doit être la langue italienne. Don Mimino demande ce qu’on joue au Metropolitan Opera de New York. On lui répond :

— Ça ne vous plaira pas, Don Mimino, on donne Boris Godounov, c’est écrit par un Russe.

Et Don Mimino, du tac au tac, rétorque :

— Boris Godounov ? If it’s good enough for you, it’s good enough for me.

« Si c’est assez bon pour toi, c’est assez bon pour moi. »

Et tous les hommes éclatent de rire.

Tempête dans le crâne d’un gosse de cinq ans. Godounov avait donné Good enough. Les mots, détournés, avaient fabriqué un nouveau sens, et ce nouveau sens avait fusé à la vitesse de la lumière. Warren avait éprouvé une sensation presque physique de perfection, un emboîtement idéal de sa pensée, la prise de conscience belle et brutale de sa propre intelligence. En saisissant au vol un trait d’esprit, s’était opéré comme un dépucelage, la parole et l’ironie avaient fusionné, la pensée s’était mêlée de balistique, et tout ça avait procuré un plaisir inouï. Plus besoin de se cacher derrière un fauteuil, Warren venait de gagner sa place dans la confrérie. Son regard sur le petit homme maigre aux cheveux blancs avait changé d’un seul coup : Don Mimino venait, en une seule phrase, de clouer le bec à tous, de prouver son éternelle vivacité d’esprit et de réaffirmer son rôle de chef de clan. Pas de doute, celui qui possédait une telle arme était quasi invincible. Pour Warren, plus rien ne serait comme avant, plus question de ne plus saisir ce que les mots recelaient de puissance et de pièges. Il allait vite faire l’apprentissage de cet art capable de résumer le monde en une ou deux courtes phrases, de lui donner un sens pour, au bout du compte, le mettre en perspective.

Des années plus tard, ce regard distancié l’avait en partie aidé à surmonter les événements traumatisants de son exil et à se mettre à l’abri derrière un rempart d’ironie ; sa manière à lui de rester new-yorkais.

Aujourd’hui, le bloc-notes entre les mains, affalé sur son banc, ce Good enough lui paraissait presque laborieux, juste assez bon pour se débarrasser de son pensum pour ce journal débile. Les profs allaient le féliciter pour ce tour de force. Il allait même s’en octroyer la paternité. Qui tenterait de la lui ôter ?

* * *

En longeant l’Avre en amont, Fred arrachait chacun de ses pas à une fange qui happait ses bottes jusqu’au mollet. Sur l’autre rive, un pêcheur à la mouche, raide comme un piquet dans son ciré vert, lui fit signe de la main. Il l’ignora et continua sa route, le visage giflé par des branches de ronces, une main sur le cœur, le souffle court après tant de mois de sédentarité. Sous le prétexte de changer d’air et de quitter un moment sa véranda, Fred avait extorqué à Di Cicco l’autorisation de se promener dans les bois. Avec une pointe de sarcasme, le G-man[2] l’avait vu partir avec bottes en caoutchouc et parka, prêt à affronter la nature normande pour la première fois. Fred s’en serait bien passé, l’idée même d’une excursion en forêt ne lui évoquait rien d’exaltant. À Newark, ses rares expériences bucoliques se terminaient en général autour d’un trou de deux mètres de long sur trois de profondeur, le plus souvent pour y enterrer un type trempé de son propre sang et plus assez vigoureux pour creuser lui-même. Giovanni et un acolyte, pelle et pioche en main, prenaient alors leur mal en patience, bavardaient pour tromper l’effort, en rêvant d’un bourbon dans une boîte à filles.

Une ornière infranchissable lui fit quitter son bras de rivière ; il décida, sans cesser de maugréer, de couper par un champ de blé. Si on lui avait appris dès l’enfance à cueillir les fruits sauvages de la jungle urbaine, personne ne lui avait enseigné la patience et l’humilité face à la terre. Fred avait toujours su récolter sans avoir à semer et traire sans avoir à nourrir. De peur de se perdre, il suivit le chemin vicinal sur un bon kilomètre avant de croiser la pancarte qu’il cherchait : CARTEIX FRANCE, USINE DE CHOLONG, ACCÈS PERSONNEL USINE.

Elle était neuve, pas si énorme et déjà sale, malgré sa couleur pourtant choisie pour se confondre avec la crasse. Il avait fallu tracer deux sentiers goudronnés afin de créer des accès au parking, l’un pour les camions, l’autre pour les employés, et grillager l’ensemble du bâtiment sur cinq mètres de hauteur pour en interdire l’entrée à toute personne étrangère — Fred se demanda qui aurait pu avoir l’idée saugrenue de s’aventurer par ici. En haut du bâtiment principal, on pouvait lire le logo de la fabrique d’engrais Carteix dans un ovale blanc qui épousait la forme du C.

Pour tenter d’expliquer les dysfonctionnements de sa tuyauterie, Fred avait fait preuve de patience, de curiosité, et même d’une réelle bonne foi, épaté de découvrir en lui toutes ces qualités. La triste visite de Didier Fourcade, le plombier, avait suscité un challenge : percer le mystère de l’eau croupie. À l’époque, quand Giovanni Manzoni demandait des réponses, il les obtenait sans forcément avoir recours à une violence souvent inutile. D’autres méthodes s’imposaient, quitte à en inventer de nouvelles, seul comptait le résultat. Comment accepter aujourd’hui qu’on lui cache des choses ? Pas après son passé de mafieux où il avait porté les plus douloureux secrets. Pas après avoir connu les rouages occultes du FBI. Pas après avoir été lui-même un secret d’État. Pas après avoir inquiété à lui seul le petit monde qui s’agite autour de la Maison-Blanche. Aujourd’hui, qui oserait lui imposer un mystère aussi opaque que cette fange qui sortait régulièrement de son robinet ? Après enquête auprès de ses voisins qui faisaient coïncider leurs problèmes d’eau courante avec l’installation de l’usine Carteix, Fred avait d’abord cherché à faire la part des médisances. Maggie s’était adressée à la mairie, qui l’avait renvoyée à d’autres plombiers qui, eux aussi, connaissaient le problème sans pouvoir le résoudre. Elle demanda à Quintiliani de se renseigner sur l’usine d’épuration : rien non plus de ce côté-là, elle était neuve et des plus performantes. Fred, exaspéré par toute cette inertie autour de son problème d’eau, avait besoin, faute de responsable, d’une explication rationnelle. Rien ne lui paraissait plus insupportable que cette fin de non-recevoir chaque fois qu’il demandait des éclaircissements, cette impression de se heurter à des institutions creuses, des bureaux vides, des services qui se renvoyaient les uns aux autres, et cette manière implicite et administrative de l’envoyer se faire foutre le rendait fou.

Des riverains de son quartier pavillonnaire, victimes des mêmes avanies, lui avaient dressé un historique de leurs propres démarches. Plus grave encore que cette eau qui parfois avait la couleur et l’odeur du lisier, certains avaient constaté divers ennuis de santé dans leurs familles (dérèglements gastriques, migraines) et s’étaient vite regroupés en association de défense. Après plusieurs pétitions, dont une adressée au ministre de l’Environnement, ils avaient obtenu à l’arraché, et au terme de longs mois de revendication, le droit de faire analyser l’eau par le laboratoire départemental, qui révéla un « excès de coliformes totaux » ainsi qu’une « forte pollution bactérienne » et une « eau bactériologiquement non conforme ». Au vu des résultats, le maire se vit contraint d’intervenir, mais, au lieu d’ordonner une enquête sérieuse pour remonter jusqu’aux origines du mal, il se contenta de demander à son agent municipal de déverser du chlore sur le site de captage. De fait, l’analyse qui suivit conclut à une « eau conforme », ce qui, selon lui, clôturait le dossier. À force de ténacité, les riverains aboutirent à une hypothèse, la seule plausible. Ils apprirent que l’usine Carteix, pour mélanger engrais chimiques et engrais naturels, nettoyait ses cuves avec de l’eau prélevée dans l’Avre et déversait l’eau usée dans des bassins enterrés dans le sol. Les bassins en question, pas assez étanches faute d’un revêtement suffisant, laissaient s’échapper l’eau corrompue dans la nappe phréatique qui alimentait Cholong en eau potable.

Malgré les plaintes et les menaces de procès, les habitants du quartier des Favorites ne purent obtenir gain de cause. Une procédure traînait depuis maintenant deux ans sans que personne ne soit inquiété, ni le maire, étrangement désinvesti, ni les industriels, ni même la DDASS, qui se déclarait impuissante. Le Clairon de Cholong, de guerre lasse, était passé à une autre actualité. En fait d’enlisement, les riverains eux-mêmes perdaient courage et faisaient la fortune des vendeurs d’eau en bouteilles.

Fred, dont l’énergie ne s’était pas encore émoussée, n’avait nul besoin de bouc émissaire mais d’une réalité concrète à laquelle se raccrocher ; ensuite, il aviserait. Il était même prêt à jouer le citoyen conscient de son civisme et à signaler une malfaçon, une erreur humaine, un dégât technique qui aurait échappé aux spécialistes. Après tout, il se foutait bien de Carteix, de son bien-fondé, de la pollution qu’elle créait, qu’est-ce qu’il en avait à foutre, Fred, de la pollution, de l’état de dégradation du monde, de ce que la course au profit en avait fait. La fin justifiait les moyens, et la fin était toujours la même, l’argent, avant tout, par-dessus tout, et pour toujours, ça avait été sa logique pendant trop longtemps pour la remettre en question aujourd’hui. Il ne cherchait à fourrer son nez dans les affaires de personne, ce temps-là était révolu, il voulait simplement en avoir le cœur net : la société Carteix avait-elle quelque chose à voir avec cette eau dégueulasse qui coulait de ses robinets ? La rumeur répondait oui, mais il devait en avoir la preuve.

Dans un premier temps, il entreprit de faire le tour de l’usine qui, en pleine semaine, semblait vide. Il longea les grillages qui bordaient le parking des livraisons, où se dressait un mur de palettes de plusieurs mètres de hauteur. Il déboucha sur une remise à ciel ouvert de barils et de tonneaux de métal bleu, rouge ou vert, frappés au logo de diverses marques d’huile et d’essence. Sur le versant nord de l’usine, il vit des chariots remplis d’énormes cubes emballés de plastique blanc qu’il prit pour de la marchandise prête à être chargée. Un peu plus loin, à l’arrière du bâtiment principal, se profilaient trois énormes containers métallisés dont la forme rappelait des silos à grain, et dont le contenu se déversait directement à l’intérieur de l’usine. Fred boucla sa ronde devant la grille fermée de l’entrée du personnel au parking entièrement désert.

Et sa croisade semblait devoir se terminer là.

Sans un mot, sans un geste, sans avoir livré bataille, sans avoir négocié, sans avoir traité, sans avoir à convaincre, sans s’être laissé convaincre. Sans avoir compris à quoi servaient ces tonnes de matériel ni quel bénéfice on pouvait en tirer. Sans avoir rencontré âme qui vive, un employé qui l’aurait renvoyé à son supérieur qui lui-même l’aurait renvoyé à un directeur. Fred aurait été prêt à remonter jusqu’à la tête.

Un accès de découragement le fit s’asseoir à même le gravier, le dos contre les montants de la barrière métallique. Il patienta un bon moment, les bras croisés, pensif, dépourvu d’antagoniste, déstabilisé dans sa logique agressive. Sa vie de gangster lui avait appris une chose : derrière toute structure, si éminente soit-elle, on trouvait toujours des hommes. Des hommes dont on pouvait croiser la route, des hommes qui portaient des noms connus de tous, des hommes à visage découvert, des hommes invulnérables et pourtant faillibles, parce que des hommes.

L’entreprise Carteix était une des nombreuses filiales d’un gros groupe basé à Paris, qui lui-même était l’une des sous-divisions d’une branche d’un conglomérat diversifié dans une multitude de secteurs, pris dans une cascade de holdings et un imbroglio de participations croisées, un empire tentaculaire qui profitait de la complaisance de divers gouvernements et dont le conseil d’administration ne soupçonnait même pas l’existence de l’insignifiante entreprise Carteix, laquelle pouvait être cédée d’un jour à l’autre, victime d’un arbitrage d’actifs, d’un nettoyage de portefeuille, ou d’un programme de désinvestissement, sur une décision venue d’un pays qui n’avait jamais entendu parler du bocage normand.

Fred venait d’en avoir la preuve : ce monde auquel il était condamné aujourd’hui, celui de la légalité et de la morale, était parsemé de pièges tendus par des ennemis sans visages contre lesquels il était dérisoire de lutter.

Et tant que cette gigantesque verrue de tôle ondulée et de produits toxiques plantée au milieu de la forêt resterait déserte, tant qu’il n’aurait pas eu la possibilité de remonter jusqu’au big boss en personne, Fred se heurterait à ce qu’il redoutait le plus : l’arbitraire.

Assis par terre, il se sentait misérablement humain. Bien peu de choses en vérité. Il détestait qu’on le lui rappelle.

* * *

Cholong-sur-Avre n’avait jamais connu de vraie salle de cinéma. À chaque génération, un bénévole s’occupait d’un bon vieux ciné-club hébergé dans la salle des fêtes de la mairie. Malgré les mises en garde d’une poignée d’élus (« C’est un combat perdu ! »), une cinquantaine de fidèles venaient quel que soit le programme, à raison de deux séances par mois, de quoi rentabiliser l’opération et donner tort aux grincheux. Alain Lemercier, retraité de l’Éducation nationale et éternel cinéphile, programmait les films, concevait les affichettes, et animait le débat qui suivait la projection. Son amour du cinéma lui venait de ces forcenés qui avaient sillonné les campagnes pour projeter les films de Marcel Carné et de Sacha Guitry, dans les granges et les halls de mairie, de ces fondus qui allaient chercher leur public jusque dans les champs, les cuisines des fermes, et qui l’accueillaient sans se soucier de la recette, car personne ne payait vraiment, là n’était pas le but. Les illuminés de la lanterne magique se payaient de rires à l’apparition de Michel Simon dans Boudu, et de larmes à la scène finale des Raisins de la colère. En souvenir de tous ces moments, Alain Lemercier avait repris le flambeau à Cholong et programmait un cinéma d’auteur, des classiques oubliés, prétextes au débat qui retenait dans la salle la plupart des spectateurs. Il se débrouillait le plus souvent pour recevoir un invité susceptible d’apporter un éclairage particulier ; on se souvenait d’une soirée qui avait rempli une bonne moitié de salle à l’occasion de la projection des Chariots de feu, l’histoire de deux jeunes coureurs de demi-fond qui ne cessent de s’affronter. Alain avait invité une célébrité locale, M. Mounier, dont la carrière de coureur avait repris du tonus sur le tard à l’occasion des jeux Olympiques du troisième âge. Lors d’une autre soirée mémorable, il avait réussi à faire venir de Paris un spécialiste des enfants surdoués pour un passionnant débat autour d’un film qui racontait l’histoire d’un attardé devenu brutalement surintelligent. Et s’il se retrouvait en mal d’intervenant, Alain encourageait les questions et tentait d’y faire répondre ceux qui avaient un avis : il animait.

L’installation à Cholong d’un écrivain new-yorkais était un prétexte idéal pour revisiter un classique américain. Sans plus y réfléchir, Alain saisit son téléphone pour inviter Fred et évoqua les riches heures de son petit commerce de cinéma.

— Ce serait un grand honneur pour nous si vous acceptiez d’être notre prochain invité.

Un débat dans un ciné-club ? Fred ? Lui pour qui un film ne se concevait pas sans une bière à la main, sans un bouton « Pause » pour aller farfouiller dans le frigo ? Lui qui s’ennuyait hors des explosions et des coups de feu ? Lui qui s’endormait durant les scènes romantiques ? Lui qui n’arrivait pas à lire les sous-titres et voir l’image en même temps ? Un débat dans un ciné-club ?

— C’est quoi, ce film ?

— J’avais pensé à Comme un torrent, de Vincente Minnelli, 1959.

— Le titre original, c’est quoi ?

— Some Came Running.

— Ça me dit quelque chose… Lequel joue dedans, Sinatra ou Dean Martin ?

— Les deux.

Alain Lemercier venait de marquer un point sans le savoir. Pour un Italien du New Jersey, a fortiori connecté à l’Onorevole Società, Frankie et Dino avaient le statut de héros.

— Rappelez-moi l’histoire.

— Un écrivain, vétéran de l’armée, revient au pays avec un roman inachevé. Tout le monde le considère comme un raté sauf une femme, qui cherche à l’encourager.

— C’est Frank qui joue l’écrivain ?

— Oui.

Troublé, Fred promit d’y réfléchir, puis raccrocha, et resta près de l’appareil qui, à n’en pas douter, allait re-sonner dans l’instant.

— Allô ? Fred ?

— Vous êtes lequel, Pluto ou Dingo ?

— Di Cicco. C’est quoi ce « Il faut que je réfléchisse » ? Vous êtes dingue ?

— Je ne parle pas aux sous-fifres, repassez la bande à Quintiliani, qu’il me rappelle.

Il raccrocha d’un geste sec et humiliant. Compte tenu de la haute technologie dont disposaient Caputo et Di Cicco, le choc en retour de Quint, où qu’il se trouve sur la planète, n’allait pas prendre plus d’une minute. À l’époque, pour le piéger et le forcer aux aveux, le FBI avait utilisé des antennes paraboliques, des lasers, des satellites, des micros qui tenaient dans un grain de beauté, des caméras dans des branches de lunettes, et plein d’autres gadgets dont même les scénaristes de James Bond n’auraient pas eu idée.

— Dites-moi, Fred, vous êtes devenu fou ? fit Quint.

— Je n’allais pas vexer ce brave type et risquer de me rendre impopulaire.

— … Impopulaire ? Si ces gens-là vous connaissaient en tant que Giovanni Manzoni, escroc et assassin, je ne donne pas cher de votre popularité. Vous n’êtes pas écrivain, Fred, vous n’êtes rien d’autre qu’une ordure qui a su sauver sa peau, ne l’oubliez jamais.

Depuis longtemps déjà, Fred et Tom avaient épuisé leurs formules dans des joutes verbales de pure forme. Le jeu auquel ils se livraient demandait une haute précision et un renouvellement constant.

— Mais si quelque chose m’échappe totalement, poursuivit Tom, c’est ce que vous iriez faire dans un débat, quel qu’il soit ! Rien ne vous ressemble moins.

Il avait raison. Débat ? Échange d’idées ? Effectivement, rien ne lui ressemblait, ni l’échange ni les idées. Giovanni Manzoni prônait l’art de l’éloquence à coups de barre à mine, et les joies de la dialectique se traduisaient en général par une recherche d’arguments sophistiqués allant du chalumeau à la perceuse. Fred se serait fait un plaisir d’envoyer bouler Alain Lemercier si celui-ci n’avait évoqué « l’histoire d’un écrivain que tout le monde prend pour un raté ». À quoi bon en rajouter ? Qui était mieux placé que Fred à des kilomètres à la ronde ? Il ne suffisait pas seulement d’écrire pour se sentir écrivain, encore fallait-il avoir des problèmes d’écrivain. Et il les connaissait désormais, toutes ces angoisses de l’homme qui se raconte, seul dans sa tanière, incompris, à la recherche d’une vérité pas toujours bonne à dire.

— Je vais d’abord revoir le film en vidéo, Tom, je vais préparer plein de trucs intéressants à dire. Et vous m’accompagnerez à cette projection, je vous ferai passer pour un ami. En échange, je vous promets de faire un portrait de vous d’une honnêteté absolue dans mes Mémoires.

Quintiliani, pris de court par un argument si sournois, éclata de rire.

* * *

Maggie n’assisterait ni à la projection ni au débat. Après un long après-midi voué aux tâches administratives du Secours populaire (recouvrement des dons, mise à jour des comptes, répartition du planning), elle s’était portée volontaire pour aider au bon déroulement d’un souper de quatre-vingts personnes dans le réfectoire d’un lycée technique d’Évreux. Derrière un comptoir de tables en formica, elle remplissait les assiettes des affamés en se demandant quelle quantité de purée de pois cassés elle aurait à servir avant d’effacer sa dette envers l’humanité. Elle se sentait l’âme d’une infirmière de la Croix-Rouge sur le champ de bataille et se donnait à la fois au service et en cuisine, au chargement et au déchargement des camionnettes, à l’accueil et à la vaisselle, un véritable effort d’athlète en quête de performance. Selon elle, le dévouement se travaillait comme une discipline sportive, échauffement, exercice, accélération, il suffisait d’un entraînement régulier pour devenir une championne. Quand le réfectoire fut désert, elle dut se rendre à l’évidence : le don de soi procurait un certain plaisir. Armée d’une éponge, elle s’attaqua aux cantines vides avec l’ardeur du sacrifice. Il était temps de se friper les mains, de se les écorcher, de les entailler, de les meurtrir. On connaissait des précédents célèbres.

* * *

Dans la pénombre de la gigantesque salle des fêtes, les spectateurs attendaient le speech de présentation d’Alain Lemercier. Ces cinquante-là, irréductibles, présents quoi qu’il arrive, formaient, pour le coup, un vrai club. En aucun cas ils n’auraient raté ce rituel, ce recueillement partagé qu’on ne trouvait plus ailleurs, cette émotion que seul le grand écran suscitait. Ils appréciaient tout autant le retour au réel et les prises de bec qui suivaient le film. Le simple fait de quitter leur salon douillet et leur télé pour aller voir un film en salle s’apparentait, à leurs yeux, à un acte de résistance.

Thomas Quintiliani et Frederick Blake, assis côte à côte au fond de la salle, cachaient mal, l’un sa nervosité, l’autre son excitation. L’homme du FBI redoutait de voir son repenti soumis au feu des questions, même les plus anodines. En même temps, il vivait l’insertion de Fred au sein de la communauté comme une garantie de bonne fin envers ses supérieurs. Par un effet pervers, cette respectabilité faussement acquise par ce prétendu écrivain prouvait à sa manière que lui, Tom Quint, avait réussi à faire d’un ex-truand un notable, a fortiori dans un pays comme la France : un miracle. De son côté, Fred avait revu le film en vidéo plusieurs fois afin d’anticiper sur le débat et se sentait prêt à débiter le petit argumentaire qu’il avait mis au point, à fournir des réponses toutes faites aux questions qu’on ne manquerait pas de lui poser. Il avait même décidé de commencer sa prestation avec une citation glanée par Warren sur Internet : « Les femmes des écrivains ne comprendront jamais que quand ils regardent par la fenêtre, ils sont en train de travailler. » Pour lui, se résumait là toute l’incompréhension des siens à l’égard de son travail, leur insidieuse façon de nier son statut d’auteur. Ce soir, devant son premier public « officiel », il allait pouvoir se venger de ceux qui doutaient du bien-fondé de son écriture. Tom Quintiliani, son plus grand ennemi au monde, en serait le seul témoin.

Lemercier, disparu dans la salle de projection, tardait à lancer le film ; on s’impatientait dans les rangs.

— Chez nous, on aurait déjà tué le projectionniste, chuchota Fred.

Tom, malgré une longue habitude de l’attente, lui donna raison. Lemercier réapparut, les bras ouverts en signe d’accablement, et monta sur scène pour faire une annonce.

— Mes amis ! La Cinémathèque a fait une erreur. Les bobines qu’on m’a livrées ne correspondent pas au titre prévu. Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive…

À raison de deux fois l’an, ça devenait même un classique. En novembre dernier, le Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino s’était égaré dans les boîtes du Voyage fantastique de Richard Fleischer, et quelques mois plus tôt, au lieu de voir le documentaire américain Punishment Park, le club s’était contenté de La Panthère rose s’en mêle. Il en fallait plus pour déstabiliser Alain, qui parvenait, par un exercice de jonglage périlleux, à justifier le changement de programme, à improviser une présentation sauvage, jusqu’à trouver des liens entre les deux films. Ce type de rétablissement après grand écart était devenu la spécialité de l’animateur. Quint regarda Fred avec un sourire de soulagement.

— Nous n’avons plus rien à faire ici. On rentre à la maison.

Alain se confondit en excuses auprès de son invité, proposa de prendre date pour une prochaine édition, et Fred, déçu de ne pouvoir entrer en scène, s’achemina vers la sortie sans un mot. Tom lui proposa d’aller boire un verre en ville.

— Restez au moins pour la séance, dit Alain, il s’agit aussi d’un film américain, sous-titré, vous ne serez pas venus pour rien.

Fred emboîtait le pas de Quintiliani. Il allait pouvoir passer ses nerfs sur un ou deux verres de bourbon, il allait agacer Tom avec son petit couplet sur le bon vieux temps, et ils rentreraient rue des Favorites comme les proches voisins qu’ils étaient.

— Restez, insista Lemercier, je suis sûr que le film va vous plaire, il s’agit des Affranchis de Martin Scorsese, ça parle de la mafia à New York. Vous verrez, c’est très drôle et très instructif.

Fred se figea tout à coup, un bras dans la manche du blouson, le geste suspendu. Son regard lui avait glissé du visage.

En tant qu’officier du FBI, Quintiliani avait appris à ne jamais paraître surpris et à faire face à l’imprévu avec sang-froid et méthode — le genre de type qui savait respirer par le ventre quand d’aventure le canon d’un.45 se plantait dans sa nuque. Or, à cette seconde précise, et malgré son aplomb face aux situations inattendues, il fut saisi à la fois par une forte bouffée de chaleur et un vent glacé au creux de ses reins : il transpirait.

Fred se trahit par un sourire mauvais.

— Nous ne sommes pas si pressés, Tom…

— Je crois qu’il vaut mieux rentrer. D’ailleurs, ce film, vous le connaissez, non ? À quoi bon le revoir ?

Comme tous les mafieux, Fred adorait les films sur la mafia, la série du Parrain en tête de liste. C’était leur chanson de geste, elle leur avait donné une légitimité et les avait rendus lumineux aux yeux du monde. Entre confrères, ils n’aimaient rien tant que reprendre les dialogues du film à leur compte, en mimer certaines scènes, et parfois, seuls devant l’écran, la nuit, pleurer à la mort de Vito Corleone joué par Marlon Brando. Tous les autres films leur paraissaient bourrés d’invraisemblances, la plupart ridicules, avec leurs killers d’opérette et leurs costumes voyants. Le cinéma américain proposait des dizaines de ces inepties par an, anachroniques, grotesques, insultantes pour ceux de la Famille, les vrais, qui n’aimaient pas voir leur image tournée en dérision par Hollywood. Et quand bien même, ces caricatures de séries B les célébraient tout autant que le cinéma de prestige qui avait fait d’eux des demi-dieux.

Jusqu’aux Affranchis de Martin Scorsese.

Fred connaissait le film presque par cœur et le détestait pour cent raisons. On y réduisait les gangsters à ce qu’ils étaient vraiment : des ordures dont le seul idéal dans la vie est de se garer là où c’est interdit, offrir la plus grosse fourrure à leur femme, et, surtout, ne pas travailler comme ces millions de crétins qui se lèvent chaque matin pour gagner un salaire de misère au lieu de faire la grasse matinée dans des lits en or. Un mafieux, c’était ça, et Les affranchis le disait, enfin. Dépouillés de leur légende, n’apparaissaient plus que leur bêtise et leur cruauté. Giovanni Manzoni, Lucca Cuozzo, Joe Franchini, Anthony De Biase, Anthony Parish et toute la bande savaient désormais que leur aura de mauvais garçons ne brillerait plus comme avant.

Alors pourquoi ce film, ce soir-là ?

Un hasard ? Une inversion parmi d’autres ? Une anecdote à mettre sur le compte d’une défaillance humaine ? Pourquoi pas un autre film, n’importe lequel parmi des milliers ? La règle du jeu ? Lawrence d’Arabie ? La grande vadrouille ? Salopes en chaleur ? Du sang pour Frankenstein ? Pourquoi justement Les affranchis, ce film miroir qui renvoyait à Fred une image si odieuse, parce que si juste ?

— Je le reverrais volontiers, dit-il à Lemercier en retournant s’asseoir. Je ne connais pas grand-chose à ces histoires de gangsters, mais je peux essayer de répondre à quelques questions durant le débat.

L’animateur, ravi d’avoir rétabli la situation, retourna dans la salle de projection. Vexé comme rarement, Tom dut réfréner une pulsion de violence qui aurait pu laisser Fred groggy à terre. Lequel savoura cet accès de haine comme une liqueur de marque ; toute occasion de voir Quint dans un état pareil était un moment gagné sur l’adversité. Fred tenait là un moyen de se venger à sa manière d’un film qui l’avait dépossédé de son image de bandit d’honneur pour faire de lui un abruti caractériel.

— Au lieu de vous énerver, Tom, dites-moi si vous l’avez vu, ce film.

Quintiliani n’était pas homme de loisirs, il n’aimait ni la pêche ni le camping, et le sport lui servait uniquement à entretenir sa forme. Il passait son rare temps libre à lire des essais qui avaient tous plus ou moins à voir avec ses activités. Le cinéma ? Des souvenirs de drive-in où le film importait moins que la fille sur la banquette arrière, ou des films de salle de repos lors de ses stages de formation, et surtout quantité de films selon lui sans intérêt dans la plupart de ses déplacements en avion. Il avait pourtant vu Les affranchis et tous les autres films sur la mafia à des fins documentaires. Il lui fallait savoir d’où venaient les héros des types qu’il traquait, comprendre leur langage, intercepter des private jokes dont le cinéma était friand.

— Vous voulez vraiment jouer à ça ? chuchota-t-il à l’oreille de Fred.

Celui-ci connaissait par cœur le langage de Tom et traduisit la question par : Espèce d’enfoiré de Manzoni, si tu oses me faire ce coup-là, je vais te pourrir la vie à tel point que tu regretteras de n’avoir pas fini tes jours en taule.

— Ce sera l’occasion pour vous de me poser des questions qui vous taraudent depuis toujours, et peut-être, aujourd’hui, obtiendrez-vous des réponses, Tom. Ça valait le déplacement, non ?

Une suggestion que Tom entendit dans sa vraie forme : Va te faire foutre, putain de flic.

Les lumières s’éteignirent, le silence se fit, un faisceau lumineux vint blanchir l’écran.

* * *

Maggie gara sa voiture en face de la maison et fit un signe de la main à Vincent qui fumait une cigarette à sa fenêtre. À peine entrée dans le salon, elle se laissa tomber sur le canapé et ferma les yeux, encore toute remuée par cette sensation d’être passée de l’autre côté du miroir. Durant le trajet du retour, elle n’avait pu s’empêcher de repenser à cette salle prêtée à la section locale de l’Armée du Salut de Newark, où se réunissaient, chaque jour, les clochards, les errants, les homeless. Des tables en bois, des bancs, et tous ces gens assis, des heures durant, pour lutter contre le froid de l’hiver, l’ennui, la peur de la rue, et surtout, la faim. À travers la vitre crasseuse, elle jetait un œil vers cet aquarium de misère en se bouchant presque le nez rien qu’à en imaginer l’odeur. Plusieurs fois, elle avait eu envie de franchir cette porte pour éprouver le vertige du pire, et ce qui l’empêchait de faire ce pas n’était pas la peur de se confronter à la déchéance, mais une étrange sensation d’être allée plus loin qu’eux dans le renoncement. Ces hommes et ces femmes hirsutes gardaient une forme de dignité. Elle, non. Accepter le mode de vie et les valeurs de Giovanni Manzoni, c’était renoncer à toute forme d’amour-propre. Si les gueux du coin avaient pu soupçonner une telle faillite dans la vie de cette belle dame en manteau de fourrure, ils lui auraient fait l’aumône.

* * *

Au générique de fin, Lemercier retourna sur scène et saisit le micro pour débiter quelques généralités sur le film et son metteur en scène. Avant de donner la parole à ceux qui voulaient réagir, il se retourna vers Fred et l’invita à le rejoindre. On l’applaudit pour l’encourager, et, comme à l’accoutumée, Alain posa la première question.

— Quand on vit à New York, ressent-on la présence de la mafia telle que le cinéma aime nous la représenter ?

Par un geste réflexe qui trahissait son angoisse, Tom approcha la main de son holster.

— … La présence de la mafia ? répéta Fred.

Il comprenait à peine la question, trop abstraite, c’était comme lui demander s’il avait conscience d’un ciel au-dessus de sa tête et d’une terre sous ses pieds. Muet, le micro en main, il se sentit ridicule et se réfugia dans le silence de la réflexion.

La présence de la mafia…

Alain y vit comme une timidité due au barrage de la langue et lui vint en aide.

— Des types tels que les trois gangsters que l’on voit dans le film, on peut en croiser dans la rue ?

On peut en croiser dans la rue ?

À travers cette question, Fred entrevit le gouffre qui le séparerait à jamais du reste de l’humanité, celle qui marche du bon côté du trottoir. Si les gangsters jouissaient d’un pouvoir de fascination sur les honnêtes gens, ils n’avaient pas d’autre statut que celui de monstres de foire.

Quintiliani faillit lever la main pour prendre la parole. Non pour mettre un terme à cette mascarade, mais pour venir en aide à un pauvre type. Ah ça, faire le malin tout seul dans sa véranda, raconter sa vérité, la nuit, à un vieux tromblon mécanique, la belle affaire… Mais répondre de sa vie de gangster, un micro à la main, sur une scène, devant cinquante personnes, c’était comme repasser devant le grand jury. Fred ressemblait à un gosse qui piaffe à l’idée de réciter un poème en public et qui oublie jusqu’à son propre nom dès qu’il est au tableau.

On entendit des messes basses, une gêne s’installait. Alain chercha un bon mot en guise de soutien. On peut en croiser dans la rue ? Comment répondre à une question d’apparence si anodine mais si brutale en vérité ? Sous le feu des regards, Fred eut la tentation de mentir, de prétendre que les truands étaient invisibles, fondus dans le décor, comme des caméléons, à se demander s’ils existaient vraiment, s’ils n’étaient pas plutôt une invention de scénaristes, au même titre que les morts-vivants et les vampires. Sur ce, il aurait fait ses adieux à la scène pour filer dans sa véranda en se jurant bien de ne plus en sortir. Mais justement au nom de cette vérité qu’il cherchait à restituer au fil de ses Mémoires, il ne se sentait plus le droit de fuir.

— Au début du film, dans la première scène de bar, il y a un type qui traverse l’écran un verre à la main, on ne dit pas son nom, il porte un gilet gris sur une chemise jaune aux manches retroussées. Ce type-là a bel et bien existé, il s’appelait Vinnie Caprese, il avait ses habitudes sur Hester, dans un coffee shop qui s’appelait Caffè Trombetta. Tous les matins, il y prenait son expresso bien serré, comme il en buvait depuis l’âge de huit ans. Sa mère le lui préparait avant qu’il ne parte pour l’école, sans penser à lui faire une tartine, rien, le gosse partait comme ça, son expresso à peine avalé, et parfois, les jours de grand froid, elle ajoutait une goutte de marsala pour lui donner du cœur au ventre. J’ai toujours pensé que c’est comme ça qu’on devient un exécuteur. Rien qu’à des détails de ce genre.

* * *

Malgré la fatigue, Maggie ne parvenait pas à dormir. Elle décrocha son téléphone et proposa une visite vespérale aux G-men, qui l’accueillirent comme une distraction inattendue. Di Cicco sortit trois verres pour servir la bouteille de grappa que Maggie tenait en main. Elle s’approcha des jumelles montées sur trépied et les braqua vers les appartements encore éclairés. Sans voyeurisme railleur, sans la moindre malveillance, Maggie épiait ses riverains plusieurs fois par semaine sous le regard intrigué des fédéraux. L’échantillon d’humanité du quartier des Favorites était devenu son laboratoire, et son espionite, une nouvelle science de la proximité. Si Fred considérait autrui comme une entité grise et lointaine, Maggie refusait de croire à l’apparente banalité de ses voisins.

— Qu’est-ce qui vous amuse, là-dedans, Maggie ?

— Rien ne m’amuse mais tout me passionne. Quand j’étais jeune, je passais mon temps à réduire les gens à une catégorie, une fonction, un seul mot suffisait. Aujourd’hui, l’idée que l’exception de chacun est commune à tous m’aide à comprendre comment tourne le monde.

Elle dirigea les jumelles vers le petit immeuble de trois étages du 15 qui abritait quatre familles et deux célibataires.

— Les Pradel sont devant leur télé, fit-elle.

— Elle est insomniaque, ça peut rester allumé jusqu’à 4 ou 5 heures, dit Caputo en sirotant son verre.

— Lui, je me demande s’il n’aurait pas une maîtresse, ajouta-t-elle.

— Comment avez-vous deviné, Maggie ?

— Ça se sent.

— Elle s’appelle Christine Laforgue, assistante médicale, trente et un ans.

— Sa femme est au courant ?

— Elle ne se doute de rien. Christine Laforgue et son mari sont même venus dîner hier soir chez eux.

— Le salaud !

Un cri du cœur qu’elle avait poussé tant de fois, là-bas, à l’époque où Gianni et ses acolytes avaient réussi à rendre leurs maîtresses « institutionnelles ». Ils osaient se pavaner à leur bras dans des endroits choisis, à tel point que les épouses cherchaient à les rencontrer en personne, le plus souvent pour leur arracher les yeux. Depuis, elle classait très haut l’adultère sur son échelle de la faute.

Le regard de Maggie remonta jusqu’à l’appartement du dessus, aux fenêtres éteintes.

— Patrick Roux est de sortie ?

— Non, il a commencé son tour de France hier, répondit Di Cicco.

À la manière d’un entomologiste, Maggie observait l’évolution de ses sujets, leurs interactions. Plus rarement, il lui arrivait d’intervenir directement auprès d’eux pour créer un précipité.

Divorcé, cinquante et un ans, économe dans une école privée, Patrick Roux venait de prendre un an de congé sans solde pour vivre son rêve de toujours : sillonner le pays sur sa superbe moto de 900 centimètres cubes. Sachant que les motocyclistes étaient fort recherchés en la matière, Maggie lui avait proposé de glisser dans son portefeuille une carte de donneur d’organe de l’Établissement français des greffes. En prenant une telle initiative, Roux avait eu l’impression de conjurer le sort. Et si le pire devait arriver, l’idée que son cœur battrait dans la peau d’un autre ne lui faisait pas horreur.

— J’ai un truc qui va vous intéresser, Maggie, fit Caputo, c’est à propos de la petite vieille du 11 à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, celle qui vit avec sa fille et son gendre. Figurez-vous qu’elle a empoisonné, en 1971, le chien d’un vieux voisin qui ne s’en est pas remis et qui l’a suivi de peu. Le crime parfait, en somme.

— Et personne n’en a jamais rien su ?

— Elle en a parlé hier au téléphone à une copine d’Argentan. Sans doute veut-elle avouer avant de se retrouver devant Dieu.

Dieu… Où était-il, celui-là ? En observant ses voisins d’aussi près, Maggie avait le sentiment d’accomplir le travail qu’Il était censé faire auprès de ses créatures : veiller sur elles et parfois leur montrer la voie.

— La fenêtre de la chambre de M. Vuillemin est toujours éclairée, dit-elle, étonnée. Il est censé se réveiller dans trois petites heures…

Il s’agissait du boulanger de l’avenue de la Gare, qui avait perdu la moitié de sa clientèle depuis l’installation d’un jeune concurrent. Comme les autres, Maggie était allée acheter une baguette chez le nouveau et avait eu le courage de donner son verdict à M. Vuillemin en personne : « Son pain est bien meilleur. » Comment cela pouvait-il être possible ? Son pain à lui, et depuis plus de vingt ans, ne lui avait valu aucune réclamation. Il n’était ni plus ni moins spongieux qu’ailleurs, sa mie pas plus blanche qu’une autre, sa durée de conservation dans la moyenne, alors quoi ? Pour en avoir le cœur net, il l’avait goûté aussi. En regardant son pétrin, comme pris d’une soudaine nostalgie, il s’était demandé ce qu’il avait perdu en cours de route. Puis il avait décidé de se remettre au travail pour montrer à ce blanc-bec de quel bois il se chauffait.

Maggie ne voulait plus rien rater de la comédie humaine qui se jouait chaque jour à sa porte.

* * *

— … Bill Clunan avait appris l’italien pour devenir gangster. Imaginez ce type, Irlandais de père et de mère, ouvrir des bouquins d’argot rital, bouffer tous les jours chez Spagho, s’entraîner à jurer, tout catholique qu’il était, c’était ça qui devait le plus lui écorcher la gueule, blasphémer comme font les Italiens, traiter la Madone de pute, ça c’était le plus dur, mais qu’est-ce que vous voulez, il avait préféré rejoindre les rangs de Fat Willy plutôt qu’une bande irlandaise. Si vous allez à Brooklyn, et que vous passez sur le coup de 19 heures sur Mellow Boulevard, vous le trouverez peut-être, avec ses longs cheveux gris coiffés vers l’arrière et ses Ray-Ban de vue sur le nez, en train de jouer à la scopa avec ses potes, qui l’appellent toujours Paddy.

Tom, mortifié, cherchait un moyen de le faire taire. Le plus simple aurait été une balle entre les deux yeux, en finir une bonne fois pour toutes avec le calvaire que lui faisait subir Manzoni depuis qu’il avait croisé sa route.

— Qui était ce Fat Willy que vous venez de citer ? demanda une voix de femme.

— Fat Willy ? Que dire de Fat Willy… ?

Non ! Pas Fat Willy ! pensa très fort Tom. Mais Fred n’entendait rien d’autre que sa propre exaltation.

— Fat Willy était un capo, un chef, un peu comme le personnage de Paulie dans le film que vous venez de voir. Sa place dans la hiérarchie importait peu, Fat Willy était un type révolté par l’injustice. Il pouvait écraser une larme quand vous lui racontiez vos malheurs, mais il pensait avoir le droit légitime de vous étouffer si vous aviez arrondi votre ardoise au franc inférieur. On pouvait lui parler de tout, sauf de son poids, que personne ne connaissait précisément, on disait juste que Fat Willy était un pezzo da novanta, un type de plus de quatre-vingt-dix kilos — c’était le nom générique pour les gros bonnets, les caïds. Le gars était si impressionnant physiquement que quand il se déplaçait dans la rue, on aurait juré que c’était lui qui protégeait ses gardes du corps. Personne ne s’avisait de faire allusion à son embonpoint, ni ses fils, ni ses lieutenants, personne. Il suffisait qu’on lui tapote le ventre en disant : « Dis donc, tu te portes bien, Willy ! », on prononçait là ses dernières paroles.

Hors de lui, Tom faillit se lever pour intervenir. Fred omettait de dire que Fat Willy avait été un des premiers repentis pris en charge par le programme Witsec. Pour le rendre méconnaissable, le FBI lui avait imposé un régime draconien qui lui avait fait perdre des dizaines de kilos. Dès le jour de sa première sortie en ville, Fat Willy, Guglielmo Quatrini de son vrai nom, avait filé chez un marchand de donuts pour y engloutir l’équivalent de ce qu’il avait perdu.

— Avec ses dents du bonheur, poursuivait Fred, Willy souriait à la vie. Toujours aimable, toujours de bonne humeur, toujours une parole charmante aux dames et une bise sur la joue des enfants, toujours content. On ne l’a vu qu’une seule fois cesser de sourire, c’est le jour où un de ses fils s’est fait kidnapper. Les types avaient demandé une énorme rançon mais Willy avait tenu bon, et jusqu’au bout, même quand il avait reçu une phalange du gosse dans une boîte à fil dentaire. Il a non seulement récupéré son fils vivant, mais il a réussi à mettre la main sur les deux ravisseurs. Il s’est enfermé avec eux, dans sa cave, à mains nues. Vous me croyez si vous voulez. À mains nues ! Eh bien, la suite, personne ne la connaît, mais son voisin le plus proche est parti en week-end pour ne plus entendre les cris qui montaient de la cave de Willy.

Cinquante silhouettes inertes. Cinquante personnes suspendues aux lèvres de l’homme sur scène. Un vent de stupéfaction passait dans les rangs et nul n’osait bouger ni faire un commentaire. Oubliés, le débat, la concertation. Une voix s’exprimait, il fallait écouter.

Un spectateur se leva discrètement et sortit téléphoner à sa femme qui assistait, à cent mètres de là, à la réunion mensuelle des militants de la liste écologique aux prochaines élections municipales. En substance, il lui dit qu’il se passait « quelque chose » au ciné-club à ne rater sous aucun prétexte. Elle regarda sa montre et proposa à l’assistance d’aller faire un tour dans la salle des fêtes.

* * *

Maggie, lasse d’observer à la jumelle, se tenait maintenant devant la console d’écoute, un casque sur les oreilles, et se laissait absorber par les conversations de ses voisins. Elle venait d’apprendre que M. Dumont, le réparateur de motos, prenait des cours de chinois depuis plus de dix ans sans aucune raison apparente, et que sa femme n’était pas sa femme mais sa cousine, que la mère célibataire du 18 allait une fois par mois à Rouen fleurir la tombe de Flaubert, que le professeur de français avait un train de vie bien supérieur à ses revenus et gagnait des fortunes en jouant au tarot dans l’arrière-salle de la seule boîte de nuit de la région, que Mme Volkovitch se rajeunissait de dix ans auprès des administrations, et que Myriam, du 14, consacrait tout son temps libre à rechercher son vrai père afin, disait-elle, de lui « faire cracher des aveux de paternité ».

À chaque séance, elle en apprenait un peu plus sur la nature humaine, ses motivations, ses moteurs, ses angoisses, et aucun livre, aucun reportage ne lui aurait donné meilleure approche.

— C’est le jeune informaticien qui laisse un message au service des petites annonces du Clairon de Cholong, fit-elle en ôtant ses écouteurs.

Donne ordinateur PC XT, avec écran 14’’ et imprimante à jet d’encre bon ét. Un matériel obsolète dont il n’aurait rien tiré chez un revendeur d’occasion, mais qui pouvait faire le bonheur d’un particulier sans le sou. Voilà bien ce qui épatait le plus Maggie, ces actes gratuits, ces petites attentions à l’autre. Si elle se sentait appelée par les grandes causes humanitaires, elle avait encore tant à apprendre de ces gestes si discrets et si justes qui relevaient plus du bon sens que de la solidarité. Ces gestes-là prenaient les formes les plus inattendues. Ainsi son voisin Maurice, propriétaire de La Poterne, l’autre grand café de Cholong, avait-il entendu parler, lors de ses vacances à Naples, d’une très ancienne coutume que pratiquaient encore quelques bistrotiers de là-bas. Compte tenu du prix de l’expresso au comptoir (une misère ou un peu moins), il n’était pas rare de voir des clients débarrasser le fond de leurs poches d’un peu de mitraille et payer deux cafés en n’en buvant qu’un ; le serveur notait alors sur une ardoise un café gratuit réservé à un indigent de passage. Maurice, un homme ni spécialement généreux ni attentif à la pauvreté ambiante, avait trouvé l’idée intéressante et s’était mis en tête de l’appliquer. Il fut le premier surpris de constater que bien des clients s’amusaient à jouer le jeu. Pour avoir voulu instaurer une coutume en parfaite contradiction avec son époque, et vouée à l’échec aux yeux des sceptiques, Maggie avait fait de Maurice un de ses héros dans la vie réelle.

* * *

Quint méditait sa vengeance. L’homme qui, sous ses yeux, s’exprimait avec l’aisance d’un maître de conférence allait payer cher son numéro. Tom oubliait parfois l’étonnante bêtise des gangsters et leur goût pour la forfanterie qui, bien souvent, les perdait.

— Si on peut en croiser dans la rue ? C’est ce que vous me demandez ? Vous avez déjà entendu parler de Brownsville ? C’était un peu le West Point des affranchis : quand on y avait fait ses classes, on pouvait prétendre aux plus hautes fonctions. À la grande époque, dans ce petit quartier d’environ dix kilomètres carrés à l’est de New York, vous auriez pu croiser dans la rue un Capone, un Costello, un Bugsy Siegel — le type qui a fondé Las Vegas —, un Louis « Lepke » Buchalter, ou un Vito Genevose, qui a inspiré le personnage de Vito Corleone dans Le parrain. Ça, c’est juste histoire de citer les figures de légende, mais je pourrais également vous parler de sans-grade à qui l’on doit aussi les grandes heures de la Cosa Nostra. À Brooklyn, vous auriez pu croiser quantité de ces gars qui n’avaient même pas d’existence légale ! Aucun document administratif ne permettait de les identifier, sauf peut-être un casier judiciaire qu’ils inauguraient vers l’âge de quinze ans. Il n’y a pas que dans les rues que vous auriez pu en croiser, tenez, par exemple, un gars comme Dominick Rocco dit The Rock avait été capable de liquider un type dans une salle de cinéma, comme nous ici ce soir, à coups de piolet dans la tête sans que personne s’en aperçoive.

Au troisième rang, M. et Mme Ferrier, habitués du ciné-club, se regardaient l’un l’autre, incrédules.

— Tu trouves pas qu’il en fait beaucoup ?

— C’est un écrivain, chéri. Plus c’est extravagant, et plus ça l’amuse de nous y faire croire.

Le public avait triplé depuis maintenant une heure que Fred parlait. L’information s’était propagée et les curieux arrivaient des restaurants et des cafés environnants. À plusieurs reprises, il eut envie de noter une anecdote qui aurait eu sa place dans ses Mémoires, mais il préférait poursuivre et pousser toujours plus loin un exercice qui laissait son auditoire subjugué. Tom quant à lui se voyait déjà contacter la base de Quantico pour en référer à ses supérieurs, mais comment leur annoncer que Fred, non content de transformer son passé de mafieux en littérature, venait de se lancer dans un one-man-show qui aurait pu remplir le Caesar’s Palace ?

* * *

Di Cicco était allé s’étendre dans la pièce mitoyenne et Caputo, devant une télé privée de son, avait oublié la présence de Maggie. À force d’écouter et d’observer les foyers alentour, les idées les plus folles lui traversaient l’esprit. Exaltée par une utopie que seuls les verres de grappa pouvaient excuser, elle imagina son quartier comme une zone franche qui n’obéirait plus aux diktats de l’indifférence. Les joues en feu, le cœur chaud, elle se mit à rêver d’un tout petit coin sur terre où régnerait une haute idée de la communauté et des rapports humains. Juste deux ou trois rues perdues où chaque habitant remettrait en question sa seule et unique logique pour s’interroger sur celle du voisin. Dans son petit éden, tous les moyens seraient bons pour aller vers l’autre. On pourrait avouer une faiblesse ou reconnaître une erreur avant de sombrer dans l’obstination. Affirmer qu’on peut se remettre de tout. Approcher celui qu’on redoutait sans le connaître. Assister, malgré l’envie de fuir, une âme en détresse. Oser exprimer ce qui n’allait plus. Gratifier ceux qui ne le sont jamais. Intervenir dans un conflit pour jouer le médiateur. Payer une dette à celui qui ne la réclamait plus. Encourager le penchant artistique d’un proche. Répandre une bonne nouvelle. Se défaire d’une habitude horripilante pour l’entourage. Transmettre un savoir avant qu’il ne se perde. Rassurer un vieillard. Faire un si petit sacrifice qu’on ne s’en apercevrait même pas. Sauver une vie lointaine en se privant d’un énième gadget inutile, et tant d’autres qui restaient à inventer.

Maggie, dans un élan lyrique, voyait ce petit monde-là tourner rond, il lui suffisait de rendre sa propre générosité contagieuse, de concentrer ses efforts sur un seul quartier dans l’espoir de voir se répandre l’épidémie dans les quartiers environnants, puis dans la ville entière, puis dans le reste du monde. La larme à l’œil, Maggie proposa à Di Cicco de trinquer une dernière fois, peu pressée de redescendre sur terre.

* * *

...Tony était célèbre pour les interrogatoires musclés qu’il faisait subir aux indicateurs présumés, c’est pas pour rien qu’on l’appelait le Dentiste. Il a fini lieutenant de Carmine Calabrese. Chez les affranchis, c’était comme devenir fonctionnaire. Sa carrière ne connaîtrait pas d’ascension fulgurante, mais il se mettait à l’abri de bien des soucis. Un choix que les autres wiseguys respectaient. Et pourtant, il avait l’étoffe d’un bon capo, et Dieu sait ce qu’il aurait pu inventer pour consolider l’Empire.

Tom se devait de créer une diversion afin que cesse cette insupportable logorrhée, ce prodige de vantardise et d’ignominie qui allait tout foutre par terre. Une diversion ? Mais laquelle, nom de Dieu ? Comment faire taire ce salaud-là ?

Un spectateur réussit ce tour de force en levant la main.

— S’il y a bien un phénomène que le cinéma nous renvoie à propos des gangsters et des mafieux, c’est cette idée de rédemption. Comme si, depuis une trentaine d’années, ils cherchaient le rachat par tous les moyens.

— Rédemption ? Je ne suis pas certain que la plupart de ces types sachent ce que le mot veut dire. Franchement, vous vous laissez avoir par toutes ces conneries ? Pourquoi un individu qui fait exploser la tête de son meilleur ami à cause d’une histoire de bookmaker aurait-il besoin de se prendre pour le Christ ? C’est des intellectuels qui ont inventé ça, la culpabilité. Allez en toucher deux mots à Gigi Marelli, un exécuteur de quatorze ans, un baby killer comme on les appelait. On le surnommait « Lampo », l’éclair. Six ou sept contrats par an en moyenne, ce gosse avait deux gorilles qui veillaient sur lui en permanence. Un jour, il a hérité d’un contrat spécial : son père en personne, son père qu’on lui demandait de liquider. Le vieux avait fait des conneries, et le capo de l’époque voulait absolument que ce soit son propre fils qui fasse le job. Chose faite, Gigi est allé lui-même l’annoncer à sa mère. Tous les deux se tenaient dans les bras le jour de l’enterrement. Culpabilité ? C’est des tragédies grecques tous les jours, à Brooklyn et dans le New Jersey, de quoi écrire des pièces et créer de nouvelles théories pour les psychiatres.

Quint saisit son téléphone, appela le QG et tomba sur Di Cicco.

— Allez me réveiller Maggie.

— … Elle est là.

— Passez-la-moi immédiatement.

Dans le public, vingt mains s’étaient levées, impatientes. Le tam-tam s’était fait entendre en ville et la salle des fêtes se remplissait à vue d’œil. La scène avait rendu Fred incandescent. Sa performance tenait à la fois du théâtreux et du conteur, un mélange de confession déguisée et de dramatisation. La lumière le lavait de ces dernières années de rancœur et de renoncement.

— Alors, pour répondre à votre question du début, oui, des affranchis, on peut en croiser dans la rue. Vous voulez des noms ? James Alegretti dit Jimmy the Monk, Vincent Alo dit Jimmy Blue Eyes, Joseph Amato dit Black Jack, Donald Angelini dit The Wizard of Odds, Alphonse Attardi dit The Peacemaker…

Tom craignait la suite logique d’une telle prestation, l’inévitable moment où, emporté par sa propre confession, exultant, Fred allait se trahir.

— … John Barbato dit Johnny Sausages, Joseph Barboza dit Joe the Animal, Gaetano Cacciapoli dit Tommy Twitch, Gerald Callahan dit Cheesebox, William Cammisario dit Willie the Rat…

La toute dernière à pousser les portes de la salle des fêtes fut Maggie. Elle s’avança lentement dans l’allée sans quitter des yeux cet homme sur scène qui lui en rappela un autre, un Giovanni dont elle était tombée amoureuse longtemps auparavant. Pourquoi lui, pourquoi ce castagneur de Manzoni qui traînait avec des voyous de son espèce ? Personne ne détenait la réponse sinon elle-même. Elle le connaissait de réputation et l’avait vu pour la première fois dans un bal donné à l’occasion de la fête de San Gennaro, sur East Huston Street. Elle l’avait regardé boire avec ses copains et courir le jupon, et puis, tard dans la nuit, quand une poignée de demoiselles ne demandaient qu’à être raccompagnées par le beau Giovanni, il avait invité à danser Maria la Ciociara, une jeune femme au visage ingrat qui avait fait tapisserie toute la soirée. En le voyant prendre dans ses bras cette fille qui n’en revenait pas, Livia avait senti battre son cœur.

— Frank Caruso dit Frankie the Bug, Eugene Ciasullo dit The Animal, Joseph Cortese dit Little Bozo, Frank Cuccharia dit Frankie the Spoon, James De-Mora dit Machine Gun, et des centaines d’autres. La plupart d’entre eux n’avaient pas les costumes à rayures et les cravates voyantes qui auraient permis de les identifier, il fallait être soi-même un affranchi pour en repérer un autre, sinon, vous les auriez pris pour de braves pères de famille qui rentraient du travail, exactement ce qu’ils étaient, du reste. Et parmi tous ceux-là, je voudrais accorder une mention spéciale à un chef de clan de Newark, un gars à part. Il était marié à la plus douce des femmes, qui lui avait fait deux beaux enfants, une fille et un fils. Il faut que je vous parle de cet homme, de la façon dont il prenait à cœur tout ce qui se jouait sur son territoire…

Tout à coup, Fred croisa le regard de Maggie, au pied de la scène. Il n’y lut aucun reproche mais, au contraire, l’expression de son indulgence. Il se tut, lui sourit, se réveilla lentement.

— Viens, Fred, on rentre.

Dans ce « Viens, Fred », il se sentit pris par la main.

Comme un vieil artiste qui tire sa révérence, il salua son public qui lui fit un concert d’applaudissements. Alain Lemercier comprit que venait de se dérouler là une des grandes éditions de son ciné-club. Son combat en valait la peine.

* * *

Tom, Maggie et Fred rentrèrent à pied, enveloppés de nuit et de silence. En les laissant à leur porte, Quint mit en garde Fred :

— Si votre exhibition de ce soir nous vaut des ennuis, je vous laisse tomber, vous et votre famille, l’image du FBI dût-elle en prendre un coup. Je vivrai avec le délicat souvenir d’avoir facilité votre mort au lieu de la reculer le plus possible, comme je m’acharne à le faire depuis six ans.

Quintiliani n’aurait pas cette joie. Le risque inutile pris par Fred ne porterait jamais à conséquence. Mais les Cholongeois se souviendraient longtemps de cette représentation exceptionnelle qu’ils prirent pour les élucubrations d’un écrivain débordant d’imagination.

Fred et Maggie n’échangèrent plus un mot jusqu’à leur chambre.

— Tu t’es bien donné en spectacle ?

— Et toi, tu t’es plu en dame patronnesse, au milieu de tes crève-la-faim ?

Elle éteignit sa lampe de chevet pendant que, dans la salle de bains, il saisissait sa brosse à dents. Un jet d’eau marronnasse éclaboussa la faïence blanche. Dégoûté, il retourna vers sa table de nuit et décrocha son téléphone.

— Quintiliani, je voulais m’excuser. Je me suis comporté comme le pire des crétins.

— C’est agréable à entendre mais je n’en crois pas un mot.

— Parfois j’oublie les efforts que vous faites.

— En général vous dites ce genre de conneries quand vous avez besoin de me demander quelque chose. Vous pensez que c’est le moment ?

— Il faut que je vous raconte une histoire, Tom…

— Votre numéro ne vous a pas suffi ?

— Une histoire qui vous concerne.

— Allez-y.

— Vous vous souvenez du témoignage que Harvey Tucci n’a jamais pu faire à cause d’un tir de hitman qui lui a fait exploser la gorge ? Vous faisiez partie de l’équipe chargée de sa protection, Tom. Désolé de vous rappeler ce moment pénible. Vous étiez alors une toute jeune recrue du Bureau.

— Vous-même n’étiez qu’une petite frappe, Fred. Ce soir-là vous serviez de couverture au shooter, vous me l’avez raconté.

— Ce que je ne vous ai pas dit c’est que le shooter, après plusieurs heures, ne parvenait toujours pas à avoir Tucci dans sa ligne de mire. Il nous restait la possibilité de rectifier l’un des vôtres pour terroriser Tucci et le dissuader de se mettre à table.

— …

— C’est votre tête qu’il avait dans son réticule, Tom.

— Continuez.

— Il m’a demandé quoi faire, et j’ai répondu : « Pas de dommages collatéraux. » On a attendu dix minutes interminables, et cet abruti de Tucci a fini par aller fumer sa clope à la fenêtre de sa chambre.

— …

— À quoi ça tient, hein ?

— Pourquoi me racontez-vous tout ça maintenant ?

— Cette soirée m’a laissé par terre. J’ai besoin d’échanger quelques mots avec la seule famille qui me reste là-bas.

— Votre neveu Ben ?

— Faites un bon geste, j’ai besoin de savoir comment il va.

— À la moindre parole suspecte, je coupe la communication.

— Il n’y en aura pas. Merci, Tom.

— Au fait, vous ne m’avez jamais dit qui était ce hitman. C’était Art Lefty ? Franck Rosello ? Auggie Campania ? Lequel ?

— Vous ne trouvez pas que j’ai assez balancé comme ça ?

Moins de dix minutes plus tard, le téléphone sonna et réveilla Maggie, qui venait à peine de fermer l’œil.

— … Allô ?

— Ben ? C’est Fred.

— Fred ? Quel Fred ?

— Fred, ton oncle de Newark qui habite maintenant loin de Newark.

À l’autre bout du fil, Ben comprit qu’il s’agissait là de son oncle Giovanni qui appelait on ne sait d’où sur la planète : la conversation était sur écoutes.

— Ça va, Ben ?

— Bien, Fred.

— Je repensais à notre week-end à Orlando, avec les enfants.

— Je me souviens.

— On s’était tellement marrés. Je crois même qu’on avait vu Holiday on Ice.

— C’est vrai.

— J’espère qu’on remettra ça un jour.

— Moi aussi.

— Ce qui me manque le plus, c’est un bon bagel au Deli de Park Lane, mon préféré, avec pastrami, oignons frits et oignons crus, et leurs drôles de piments doux. Tout ça avec une vodka au poivre.

— Il y en a deux sortes différentes, la rouge et la blanche.

— La rouge.

— La meilleure.

— À part ça, ça va, Ben ? T’as rien de spécial à me raconter ?

— Non. Ah si, j’ai gardé tes cassettes. Tous tes Bogart.

— Même Dead End ?

— Oui.

— Garde-les. Tu vas toujours jouer aux courses ?

— Bien sûr.

— La prochaine fois, en souvenir de ton vieil oncle, joue pour moi le 18, le 21, et le 3.

— J’y penserai.

— Je t’embrasse, mon grand.

— Moi aussi.

Fred raccrocha, et se retourna vers Maggie :

— Mon neveu Ben arrive d’ici deux ou trois jours pour passer le week-end avec nous.

— Et l’adresse ?

— Je viens de la lui donner.

— Tu viens de lui donner l’adresse ?

— Oui, je viens de lui donner l’adresse.

— Quintiliani va te tuer.

— Devant le fait accompli, il n’aura qu’à la fermer.

— Dis, Gianni. C’était vrai, cette histoire de « dommages collatéraux » ?

— Oui.

Ils éteignirent ensemble leur lampe de chevet. La journée se terminait comme elle avait commencé, par un coup de fil entre ici et là-bas.

— Ben va nous faire sa polenta aux écrevisses, dit-elle. C’est les gosses qui vont être contents.

Fred, ce soir, ne descendrait pas dans la véranda. Maggie se blottit dans les bras de son mari et ils s’endormirent dans l’instant.

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