5

Sandrine Massart, en robe de chambre, les bras croisés, silencieuse, assistait aux préparatifs de son mari en partance pour les antipodes. Pour Philippe, rien n’était plus délicieux que cette série de petits gestes étudiés, affinés au fil des mois : ranger l’ordinateur portable dans sa briefcase en toile noire, choisir ses chemises en fonction de savants paramètres, chercher sur Internet le temps qu’il fait en Asie du Sud-Est, emballer ses carrés Hermès à offrir aux clients, sans oublier d’emporter le livre qu’on ne lira pas, mais toujours en rapport avec la destination. Le simple fait de changer les piles de son Discman, ou d’agrafer son carnet de vaccination à son passeport, lui procurait une satisfaction qui soulignait un peu plus l’imminence du départ. Si Sandrine s’était résignée à le voir partir si souvent, elle lui en voulait de si mal cacher sa joie de quitter la maison. Dans ces moments-là, Philippe se sentait déjà en transit, loin de leur pavillon de Cholong, bientôt là-bas. Là-bas, c’était un peu partout ailleurs.

Ils s’étaient mariés quatorze ans plus tôt, à Paris, où il avait décroché une place de cadre dans une société de machines à coudre et où elle terminait ses études de droit. Deux ans plus tard, Philippe se vit proposer le poste de directeur commercial d’une toute nouvelle manufacture qui ouvrait dans l’Eure, au moment même où Sandrine avait l’occasion de s’associer à un cabinet spécialisé dans le droit du travail : un choix devait être fait. Le petit Alexandre allait débouler dans leur vie et, sans trop de remords, Sandrine décida de quitter robe et barreau pour installer sa famille à Cholong afin que son cadre de mari puisse se consacrer pleinement à ses nouvelles fonctions.

— C’est juste une question de trois ou quatre ans, chérie. Tu pourras retrouver un cabinet dans la région, non ?

Non, elle ne retrouva rien dans la région, et quand bien même, à la naissance de Timothée, il n’en fut plus question. Mais pas un seul instant elle n’avait regretté sa décision ; renoncer à sa carrière pour les meilleures raisons du monde n’était pas un réel sacrifice. Pour Sandrine, une autre idée du bonheur s’imposa vite dans cette grande maison qui aurait pu les mettre à l’abri tous les quatre une éternité durant.

Jusqu’au jour où un ingénieur français de la société de son mari inventa un astucieux procédé permettant de gagner vingt à trente secondes dans l’assemblage des fermetures Éclair, ce qui, par jour et par ouvrier, pouvait rapporter des sommes colossales à la confection industrielle.

La plupart des pays d’Asie s’étaient portés acquéreurs du brevet, et le brillant Philippe Massart se trouva mandaté pour conquérir les nouveaux marchés du bout du monde. Incapable de déléguer, Philippe prit l’habitude de finaliser lui-même chaque contrat. Il partait désormais trois ou quatre fois par mois pour des séjours de trois jours pleins par escale, parfois davantage quand il décidait de faire coïncider deux destinations cumulables en moins de trois vols. Pire encore que l’absence, Sandrine supportait de moins en moins chez lui les effets d’un décalage horaire qui s’étirait juste assez pour faire le lien entre deux voyages.

Ce matin-là, il partait pour Bangkok conclure un accord qui allait permettre à la boîte d’investir à la source, chez le fabricant, et ouvrir de nouveaux secteurs, autant dire l’aboutissement d’une longue stratégie qui le ferait grimper dans la hiérarchie sans le moindre risque d’en dégringoler ; les préparatifs de départ n’en étaient que plus délicieux. Devant un tel spectacle, Sandrine vivait une sorte de résignation muette qui annonçait la triste suite et fin de leur histoire commune.

— Chérie ? Tu n’aurais pas vu mon guide ? Le nouveau, je veux dire.

Il l’avait potassé, la veille, dans le lit. Le sommeil avait tardé à venir. L’exaltation. L’époque Guide du routard de l’Asie du Sud-Est était révolue, s’ouvrait celle du Michelin et ses hôtels de luxe, ses plages paradisiaques. À son dernier voyage il avait trouvé le temps d’en goûter une et se promettait d’y retourner très vite.

— À mardi, chérie. S’il y a un changement, je t’appelle.

Il ne lui restait plus qu’à passer sa veste en flanelle grise, glisser son billet dans une poche intérieure, et embrasser sa femme.

— Un changement ?

— Perseil m’a laissé entendre qu’il serait bon de faire un aller-retour Bangkok-Chiangmai pour régler un truc avec le fournisseur. De toute façon, je t’appelle.

D’un geste encore affectueux, Sandrine ajusta le col de son mari et lui sourit pour la première fois de la matinée. Dans l’entrebâillement de la porte, il déposa un baiser sur sa joue et se dirigea vers le taxi qui attendait.

— Chéri ! J’allais oublier ! mentit-elle en saisissant une revue pliée dans la poche de sa robe de chambre. Cette année, Alex a participé au journal de l’école, un poème qu’il a écrit et qu’ils ont retenu parmi beaucoup d’autres ! Ça lui ferait plaisir que tu le lises. Si tu t’ennuies pendant le voyage…

Pris au dépourvu, il saisit La Gazette de Jules-Vallès sans savoir qu’en faire et la glissa dans sa serviette.

* * *

Son avion décolla à l’heure, le temps était clair, la classe affaires presque vide et l’hôtesse jolie à croquer. S’ennuyer pendant le voyage ? Si Sandrine savait… Si elle pouvait s’imaginer… Non, il valait mieux qu’elle n’imagine rien. Les révélations tardives sont les plus violentes, et Philippe Massart venait de comprendre, du haut de ses quarante-quatre ans, qu’il était fait pour ça, les vols, les transits, les affaires, les interprètes, l’english fluently, les Hilton à peine traversés, les pays tout juste survolés, les dîners effleurés, seules comptaient la vitesse, la distorsion du temps et des distances. Philippe Massart ne connaissait rien de plus beau au monde qu’un attaché-case ouvert sur le lit d’une suite au Sheraton de Sydney. Du reste, tout dans sa nouvelle vie lui paraissait esthétique, à commencer par les gestes qu’il se voyait faire, il y en avait tant, ceux du départ n’étaient qu’un prélude, d’autres venaient en leur temps, et le temps passait vite entre les fuseaux horaires. Au déjeuner, une coupe de champagne en main, il consulta le menu sans pouvoir se décider entre le pavé de morue et le carré d’agneau, et demeura le plus longtemps possible sur cette douce hésitation, le front collé contre le hublot. En attendant qu’on vienne le servir, il feuilleta Air France Magazine et resta un instant en émoi devant la photo d’une beauté indienne en costume traditionnel qui illustrait un article sur les industries textiles de Madras ; la silhouette de Sandrine, dans sa robe de chambre en pilou, lui revint en mémoire. Il l’aimait, là n’était pas la question. En quatorze ans de mariage, ils avaient vécu tant de choses et en avaient surmonté tant d’autres. Oui, je l’aime. Il s’accrocha un instant à cette certitude en essayant d’en retrouver l’évidence. Il l’aimait. C’était un fait acquis. Il ne pouvait pas douter de cet amour pour elle. Et d’ailleurs, comment peut-on douter d’un amour ? Quels sont les signes ? De toute façon, même s’il en trouvait, il ne pourrait s’y fier. Quel couple n’est-il pas soumis à l’érosion ? Comment les gestes d’affection, quatorze ans plus tard, pourraient-ils être les mêmes ? Les érections rien qu’à la voir choisir un soutien-gorge, les rafales de bisous sans aucune raison, les étreintes en public qui frôlaient l’indécence. Tout ça n’était plus, mais tout ça avait été, c’était le plus important. Oui, il l’aimait encore, mais autrement. Il admirait toujours autant sa silhouette, malgré les années, il la trouvait même plus attendrissante qu’avant. Il aimait Sandrine, pas besoin d’y revenir. J’aime ma femme. Se poser la question en devenait absurde. Il l’aimait, ça ne devait pas être remis en question. Il l’aimait, même si le désir n’était plus vraiment là. Même s’il lui arrivait de songer à d’autres femmes. Songer, juste. Il n’avait jamais trompé Sandrine. Ou bien en toute extraterritorialité, ce qui ne comptait pas. Il l’aimait, cela voulait sans doute dire quelque chose, même de nos jours, non ? Il l’aimait, le problème était ailleurs. Aussi paradoxal que cela fût, il la sentait moins présente. Il avait beau parcourir le globe pour le compte de sa société, c’était bien elle, Sandrine, qu’il ne sentait plus à ses côtés. Depuis que sa carrière avait pris un coup d’accélérateur, elle regardait de loin ce qui lui arrivait et jouait de moins en moins ce rôle de partenaire qui veille sur la base. Leur équipe ne gagnait plus. Désormais, il devinait Sandrine bien plus préoccupée par le devenir d’Alex et de Timothée que par le sien. À croire qu’on commençait à l’oublier, lui, à force de le voir partir. Ce serait un comble, mais ce serait aussi l’explication la plus simple. Lui qui travaillait tant pour le seul bonheur des siens. En terminant sa charlotte aux poires, une certitude lui apparut tout à coup : ceux qui partent au front sont condamnés à la solitude.

— Un alcool vous ferait plaisir, monsieur Massart ?

L’hôtesse avait déjà croisé Philippe sur un précédent vol et se souvenait de lui avoir servi deux poires williams à l’approche de l’aéroport de Singapour. L’angoisse de l’atterrissage n’avait rien à y voir, le petit coup de pouce de l’alcool lui donnait le la de tout son séjour et lui permettait de trouver le bon rythme. À Bangkok, tout était affaire de timing. Dès la sortie de l’aéroport, un taxi le conduirait à son hôtel, le Grace, sur Sukhumvit. Suivraient une longue douche tiède et des vêtements frais, puis un martini-dry à la terrasse du bar, dans ce patio rococo cerné par les ventilateurs, en attendant Perseil et le directeur général de la FNU Thailand Limited, dont Philippe ne retenait jamais le nom. Ils dîneraient dans un pavillon de bambous au Krua Thai Lao — un poulet laotien aux saveurs inexplicables — pour y expédier les affaires courantes, énoncer les derniers chiffres, et laisser entendre une proposition d’augmentation de capital par l’entremise de la boîte. Puis, récompense, ils iraient boire ce traditionnel verre dans un bar de Pat-Pong sans trop faire de folies afin de ne pas compromettre la journée du lendemain. Philippe, le verre de poire à la main, le regard perdu vers le ciel de ténèbres du royaume de Siam, se projetait la suite de son voyage, un film bien plus passionnant que celui qu’on passait dans la cabine. La suite, c’était, au réveil, un café léger avant de filer en touk-touk sur Chitlom pour se faire masser par Absara si elle était disponible, sinon, une autre, au choix, mais aucune ne valait Absara. Elle lui avait dit, la dernière fois, qu’il avait de beaux yeux. Elle savait s’y prendre avec lui tout particulièrement, sa façon de le mettre à l’aise dès qu’il apparaissait, de manipuler son corps pour qu’il abandonne toute résistance en provoquant d’emblée une éjaculation après une irrésistible pénétration. Puis elle le massait minutieusement sans épargner aucune articulation, aucune vertèbre, jusqu’à l’érection suivante et son happy ending, comme on disait dans l’établissement. En quittant les mains d’Absara, Philippe avait dissipé toute la fatigue nerveuse et physique due au décalage horaire, et pouvait enfin vivre son séjour à l’heure thaïlandaise. À la perspective de ce petit bonheur, il s’adossa un instant sur son siège et ferma les yeux en savourant les dernières gouttes de son verre. Puis, afin de se préparer à l’atterrissage, il referma son agenda et le rangea dans sa serviette. Glissée dans la pochette, il aperçut le coin corné de la revue que Sandrine lui avait fourguée presque d’autorité et dont il avait parfaitement oublié l’existence. Par curiosité, il la sortit et la déplia tout en bouclant sa ceinture.

La Gazette de Jules-Vallès… Qu’est-ce que c’était que ce… ah oui, le journal de l’école… Le poème d’Alex… Son petit Alex devenu si grand dès l’apparition de son cadet Timothée… Alex avait écrit un poème… Comment allait-il accuser le choc d’un divorce désormais inéluctable ? Il comprendrait. Il le fallait, de toute façon. Un poème ? Pourquoi pas… Un peu désuet mais attendrissant. Par désœuvrement, Philippe feuilleta La Gazette sans chercher à se concentrer, lecture idéale pour un atterrissage. Passé un éditorial qu’il n’eut aucune envie de lire, il parcourut les pages d’une BD conçue par les élèves de première C2, puis il se surprit à chercher plus précisément le poème d’Alex pour s’épargner d’avoir à y repenser durant son séjour. Afin de retrouver une complicité vacillante depuis plusieurs mois, il imagina déjà le petit compliment qu’il allait tourner à son fils. Dans la table des matières, il repéra :

« Les cent manières dont est mort mon père », par Alexandre Massart.

Sourire de surprise sur les lèvres de Philippe. Étrange fierté d’être cité en tant que père. Bizarre inquiétude sur le sens général du titre où le mot « mort » venait de lui griffer les yeux. Il se précipita donc à la page 24, où le long poème de son fils avait été imprimé dans le sens vertical du journal et courait sur la double page.

LES CENT MANIÈRES DONT EST MORT MON PÈRE

Mon père est mort sans laisser d’adresse. Il n’en avait plus.

Mon père est mort en héros, sur le champ de bataille, sous les balles d’un ennemi qu’il était bien le seul à connaître.

Mon père est mort la semaine dernière, bêtement.

Mon père est mort de n’avoir prévenu personne qu’il allait mourir.

Mon père est mort de fatigue en rentrant à la maison, comme un saumon.

Mon père est mort d’avoir regardé plusieurs chaînes de télé en même temps.

Mon père ne s’est jamais remis d’avoir fait de moi un orphelin. Il en est mort.

Mon père est mort comme on le lui demandait sur un mémo.

Mon père est mort tant de fois que personne n’a cru la toute dernière.

Mon père a été retrouvé mort dans un placard, lui qui craignait tant le ridicule.

La mort a toqué à la porte avec sa faux et son suaire, et mon père l’a suivie sans faire d’histoires.

Mon père est mort pour clarifier des choses qu’il voyait floues.

Mon père est mort pour avoir essayé de décrocher la lune.

Mon père est mort pour rien.

Mon père est mort en pensant que seul Dieu allait comprendre son geste.

Mon père est mort à l’autre bout du monde, comme un oiseau rendu fou par les vents.

Mon père est mort sans s’en apercevoir, un peu comme il a vécu.

Quoi de neuf, aujourd’hui ? Rien. Ah si, j’oubliais : mon père est mort.

J’aurais tellement préféré écrire que mon père est maure plutôt que mort.

Mon père est mort comme un chien, sur la tombe de son maître.

Philippe pressa les mains sur les accoudoirs pour bloquer une étrange oppression dans la poitrine et calmer une respiration qui s’emballait. Une seconde plus tard une vrille d’angoisse lui perfora l’estomac. Il porta une main à son front, se massa les tempes, il avait sans doute mal lu, son fils n’avait pas pu écrire ça, la plaisanterie était de mauvais goût, et Alex était trop… trop jeune, trop… trop ou pas assez, et puis c’était absurde, Alex n’était pas le genre de gosse à… Si nul en français d’habitude, il y avait erreur, Alex n’était pas…

Mon père est mort à deux pas de la maison, où la fatalité attendait, patiemment, son retour des îles Galápagos.

Mon père prenait la vie comme une corvée, il en est mort.

Mon père est mort sans se poser de questions sur la vie.

Mon père est mort trop jeune ; de là où il est, il est sûrement d’accord.

Alex… ? C’est toi, mon p’tit ? Dis-moi que ça n’est pas toi… Qu’est-ce que j’ai fait, Alex… ?

Mon père est mort sans éclat.

Mon père est mort, et dans le carnet noir du journal on a fait une faute à son nom.

Mon père est mort pour qu’on le pleure.

Mon père est mort sans mon consentement.

Mon père est mort et ça ne fait même pas une bonne contrepèterie.

Depuis que mon père est mort, il fait l’unanimité.

— Monsieur Massart… ? Nous avons atterri, monsieur Massart…

Et Philippe, sans même s’en rendre compte, suivit le mouvement vers le car qui conduisait les voyageurs jusqu’au bâtiment principal du Bangkok International Airport.

Mon père est mort sans entrevoir ce couloir de lumière blanche qui, paraît-il, vous fait passer de l’autre côté.

Mon père est mort sans jamais avoir rien fait d’interdit.

Mon père est mort comme il en rêvait : dans son sommeil.

Entraîné par la cohue jusqu’à la zone de transit, il se sentit chanceler et s’arrêta pour laisser le flux des voyageurs se disperser aux guichets des douanes.

Mon père est mort trop jeune pour avoir peur que je l’enterre un jour.

Mon père est mort cent fois, à deux ou trois près.

Mon père est mort et ça ne fera pas la une.

Mon père est mort, qui l’aime le suive.

À bout de forces, il s’assit sur un banc, le journal froissé dans ses poings qu’il desserra lentement pour plaquer les mains contre son visage et fondre en larmes. Des pleurs d’enfant firent trembler son corps entier.

Il se leva tout à coup, empoigna sa serviette, piétina le journal tombé à terre et parcourut la zone duty free de long en large à la recherche d’un téléphone. On lui indiqua une cabine bizarrement exotique surmontée d’un petit toit vert en forme de temple bouddhiste, et cet appareil-là devait lui permettre d’en joindre un autre, dont l’image mentale s’imposa parfaitement, un poste sans fil, bleu nuit, posé sur un guéridon, près d’une carafe d’eau et d’une photo de vacances où Sandrine, enceinte de Timothée, offrait son beau visage à la brise du soir.

Là-bas, chez lui, à Cholong, il n’était que 10 heures du matin.

— Allô… Chérie… C’est moi, chérie…

— … Allô… ? Qui est à l’appareil ?

— C’est moi, chérie ! Philippe !

— Philippe… ? Tu es où ?

— Je t’aime ! Je t’aime tellement, tu sais !

— … ?

— Tu m’entends ? Je t’aime ! Je vous aime tous les trois ! Tellement…

— Tu vas me faire peur, le voyage s’est mal passé ?

— Vous êtes ma seule raison d’être, vous êtes tout, et sans vous ma vie n’a plus de sens.

— …

— Je reprends le premier avion tout de suite, et je ne quitterai plus jamais la maison qu’avec vous trois.

— Et Perseil ?

— Il peut crever et toute la boîte avec. Est-ce que tu m’aimes encore ?

— Devine ?

Une nouvelle vague de larmes, de bonheur celles-là, lui vidèrent le cœur de toute son angoisse.

* * *

En provenance de Macao et en partance pour Los Angeles, un jeune Belge du nom de David Moëns s’ennuyait à mourir pendant son interminable transit par Bangkok. Il ne comprenait même plus les raisons de ce départ aux antipodes, comme ça, du jour au lendemain. Il s’agissait à coup sûr de se prouver quelque chose à lui-même et à la face du monde, mais il avait totalement oublié quoi. Partir… Partir… L’Asie… L’horizon… Loin… Partir… L’autre… Là-bas… Tous les voyageurs sont des poètes… Après tout, lui aussi avait droit à son bout d’ailleurs. Du moins, il lui fallait en avoir le cœur net. Et pour ça, un seul moyen. Partir, loin, seul, et sans un sou en poche. La vie, le hasard, le destin se chargeraient de la suite.

Bilan de l’opération : en moins d’une semaine, il avait perdu au jeu sans passion le peu qui lui restait, il avait fait des rencontres anecdotiques et déjà oubliées, il n’avait pas vécu le moindre moment fiévreux, et il lui tardait de quitter l’Asie pour l’Amérique, qui lui semblait moins obscure. De fait, il tentait sa dernière chance en Californie, où était censé l’héberger un vague couple rencontré à Bruxelles en août dernier — serments d’amitié après plusieurs Kriek, adresses échangées dans l’euphorie, le truc habituel. Une voix intérieure lui prédisait que personne ne l’attendrait à Los Angeles.

En outre, David aurait été incapable de déceler à quel point le dépit amoureux avait sa part dans ce départ précipité. Il avait quitté Bruxelles non pas à cause d’une femme, mais de toutes. Ses trois dernières années sans vie affective ni sexuelle avaient créé chez lui un réflexe de méfiance qui le poussait à considérer les femmes comme le clan adverse. Il les voyait toutes dans une, une dans toutes, dotées des mêmes travers et mues par les mêmes desseins, si contraires aux siens. Quitte à tomber dans les pires clichés misogynes, fussent-ils enrobés de littérature, il reprenait à son compte les sentences qui épinglaient la gent féminine et prétendaient pouvoir la définir en quelques adjectifs. Inconsciemment, en prenant ce billet d’avion, il avait voulu vérifier si les femmes du bout du monde obéissaient à la même logique. Il parvint à s’en persuader avant même d’en avoir croisé une.

Renseignement pris auprès de la seule représentante de sa compagnie sur le sol thaïlandais, son avion décollerait avec trois ou quatre heures de retard. Exaspéré, il retourna s’allonger dans un recoin de la zone de transit, la tête contre son sac. Si seulement il avait eu de quoi lire… Un roman, un magazine, un prospectus écrit en français, n’importe quoi susceptible de lui occuper l’esprit. En préparant son sac de globe-trotter, l’idée même de la lecture lui avait paru hors sujet. Pas question de lire mais de tenir un journal de voyage à raison d’un ou deux feuillets par jour, de quoi donner une forme à des souvenirs à peine vécus. Hélas, à mesure que s’effilochait sa quête d’exotisme, le jeu l’avait lassé. Quatre jours consignés, dont le dernier, mardi 17 juin, bradé en un paragraphe.

Réveil fatigué. Une énorme blatte court sur le sol, où je suis allongé, enveloppé dans un drap. On m’a conseillé de ne pas tuer les insectes, sinon je n’en finirais plus. Les ignorer, semble-t-il. Je ne laisse plus le ventilateur tourner, j’ai peur d’attraper froid, ce serait un comble par cette chaleur. La fille du linge passe dans le couloir, comme tous les mardis, paraît-il. Où serai-je mardi prochain ? Je devrais visiter la ville, sinon personne ne croira, là-bas, que je suis allé si loin.

Tout à coup, sous une rangée de sièges, il aperçut un bloc de feuilles froissées d’où émergeait un fragment de mosaïque noire et blanche qu’il reconnut au premier coup d’œil comme une grille de mots croisés. Il s’agissait d’une publication étrange, La Gazette de Jules-Vallès, abandonnée à terre on ne sait comment. Mais la question n’était plus là pour David Moëns, il s’agissait d’un journal écrit en français ! Une occasion de se réapproprier la langue et remettre en marche les rouages de son cortex laissés en souffrance. Des textes, des rébus, des dessins, plein de petites choses finalement dépaysantes, le morceau de choix étant ces mots croisés auxquels il s’attaqua sur-le-champ.

* * *

Au-dessus d’un océan dont il ne verrait jamais la couleur à cause de la nuit et d’un hublot inaccessible, David, rassuré sur son sort, se sentait bercé par la carlingue, en paix avec l’humanité. Tout lui semblait luxueux, le sourire des hôtesses, les boissons fraîches, les échantillons de vétiver, le système de ventilation, les bonbons acidulés. Enfin sécurisé, il pouvait rester concentré sur ces mots croisés qui ne lui posaient aucune difficulté.

Les jeunes créateurs de la grille n’avaient pas cherché à limiter le nombre de cases noires ni à sophistiquer les définitions, et pourtant ils s’étaient lancés dans un format de dix horizontales sur dix verticales, bizarrement complexe pour des amateurs. David se débarrassa facilement de tous les mots de trois et quatre lettres qui s’emboîtaient sans heurt : boa croisait pôle, pôle croisait clone, et clone, cure. Il dut réfléchir un bon moment avant de trouver un mot de sept lettres dont le u de cure arrivait en cinquième position. La plupart de ses voisins dormaient déjà, l’avion traversait la nuit dans un silence quasi parfait, il sirotait sa canette de Coca tiède à la paille. « Accusés de réceptions », en sept lettres ? Les petits morveux de ce lycée français commençaient à lui mettre des bâtons dans les roues. David dut le reconnaître, il était de ces cruciverbistes occasionnels qui n’apprécient rien tant que la facilité et se sentent vite humiliés par une définition à tiroirs. Ses victoires faciles de début de grille l’avaient mis en confiance, et sans doute un peu vite. En trouvant Noé, le second mot de la quatrième verticale (définition : « Abrita bien des couples ») qui croisait impeccablement le o de pôle, le mot noceurs lui sauta aux yeux pour « Accusés de réceptions ». Dans sa lancée, il dénicha un redoutable adultère qui répondait à : « Une moitié plus un tiers ». Décidément, ces gosses de Cholong-sur-Avre, un bled perdu Dieu sait où, avaient plus de ressources qu’il ne l’avait imaginé. David avait écrit mécaniquement le mot adultère sans s’interroger sur le sens qu’un enfant de douze ans pouvait lui donner. Que connaissait-on de l’adultère à cet âge-là, quand lui, David, du haut de ses vingt-quatre ans, s’apitoyait sur sa triste libido ? Un adultère ? Son rêve de jeune homme ! Se vivre comme l’amant d’une femme mariée était pour lui le sommet de l’esthétique en amour. Il imagina des après-midi de feu dans un petit hôtel pas très net du côté de la gare Bruxelles-Midi, une bouteille de vin blanc posée sur la table de chevet, et la belle bourgeoise de cinquante ans descendue des beaux quartiers de la chaussée d’Ixelles, les pommettes rosies par la honte et l’excitation de se retrouver nue dans un coin malfamé face à un voyou qui la ferait jouir en la traitant de pute : voilà le film qui se déclencha instantanément dans la pupille de David à l’évocation du mot adultère. Soit les gosses du lycée Jules-Vallès avaient emprunté une définition classique à un Favalelli ou un Scipion, soit un de leurs professeurs, amateur éclairé, s’était amusé à placer, à la barbe de ses collègues, des directeurs et des parents d’élèves, ses trouvailles un peu lestes. En aucun cas un élève de cet âge ne pouvait en être l’auteur. Pire encore, cet adultère lui paraissait si extravagant qu’il finissait par se demander s’il avait vraiment sa place dans cette grille, s’il n’était pas en fait une création pure de son esprit perturbé par les doubles lectures à tendance forcément sexuelle. Pour chasser le doute de son esprit il s’attaqua à la définition suivante, « Transports en commun », en cinq lettres, qui devait logiquement se terminer par un e pour coïncider avec le dernier e de adultère.

Orgie, dit une voix fluette, dans son dos.

— … ?

— Transports en commun : orgie, répéta-t-elle.

Debout, le menton posé sur l’appui-tête de David, une jeune femme de son âge lui souriait, mutine.

— C’est quoi, ce journal ? Ça a l’air épatant.

Ce choix du « épatant », surgi d’une autre époque, laissa David sans voix. Tout à sa surprise, il ne sut apprécier le sourire si délicat de la jeune femme, à peine esquissé, mais qui donnait au visage sa lumière, nuancée par le bleu de ses yeux, le léger rose de ses joues, le carmin de ses lèvres. En fait, David ne réalisait pas à quel point elle correspondait à son type de femme, menue, la peau mate, les cheveux mi-longs et lisses, d’un blond cendré. Une silhouette à l’épreuve du temps et des aléas de l’existence.

— Je ne sais pas, je l’ai trouvé dans l’aéroport, répondit-il par un réflexe de défense.

Orgie, répéta-t-elle, ça nous donne un r en deuxième lettre de « Premier jet », en neuf lettres.

— … Ça fait longtemps que vous lisez par-dessus mon épaule ?

* * *

Deux heures plus tard, ils avaient beau être assis sur des fauteuils mitoyens, se tutoyer, s’envoyer des piques, ils ne parvenaient pas à mettre de l’ordre dans cette grille.

— On s’est peut-être trompés sur « Premier jet ». Et si ça n’était pas brouillon, dit-il.

— Tu proposes quoi d’autre ?

Caravelle.

— Pardon ?

— C’était un peu l’ancêtre du jet, qu’il faut prononcer djette, comme l’avion, précisa-t-il. C’est le piège que nous tendent ces petits cons. J’y pense depuis qu’on traverse des trous d’air.

— N’oublie pas que cette grille a été conçue par des petits cons, mais des petits cons pervers. Ce jet n’est sûrement pas un avion. D’ailleurs, vu leur âge, ça doit précisément les travailler, ces premiers jets…

— Ils ne seraient pas allés jusqu’à…

— En neuf lettres, « Premier jet », toi qu’es un garçon…

— … Pollution ?

— Mais oui. « Premier jet » : pollution. On garde le o d’orgie mais ça nous prive du b de brouillon, qui nous donnait basaltes pour « Corps en fusion ».

— Avec le p de pollution, on aurait quoi, pour « Corps en fusion » ?

— En huit lettres, on avait l’embarras du choix : alliages, minerais, et même éruption.

— Qui commence par un p, on te dit.

— En huit lettres… « Corps en fusion », ça pourrait pas être…

— … Quoi ?

— …

— Vas-y, dis-le, au point où on en est.

Partouze ? proposa-t-elle à mi-voix.

— Il y aurait orgie ET partouze ?

— Bien sûr, ça ne peut être que partouze. J’aime mieux ça, parce que ta caravelle foutait en l’air mon câlin pour « Régime sensuel » en cinq lettres.

— « Régime sensuel » en cinq lettres, ça pourrait être n’importe quoi :… désirbaise… Et même amour !

— …

— …

— Admettons amour, mais ça élimine émotion pour « Touche au cœur » en sept lettres. Et tout le reste s’effondre…

— On ne va pas éliminer émotion comme ça. Remarque, passion aussi fait sept lettres.

— Impossible, ça remettrait en question le d, le r et le second s de détresse pour « Demande un bon coup de main » en huit lettres. Au lieu de ça, on aurait un o en initiale.

— … O en initiale de « Demande un bon coup de main », en huit lettres… Tu sais à quoi je pense ?

— J’en ai peur…

— C’est triste à dire, mais onanisme débloque ce « Tout feu tout flamme » en huit lettres, qui n’est plus brûlante mais embrasés.

— Pourquoi pas amoureux ?

— Oui, pourquoi pas ?

Leur avion allait bientôt atterrir à Los Angeles. David n’appellerait pas ce couple d’Américains qui, de toute façon, avait oublié son existence, et proposa à Delphine d’aller visiter la ville. Vingt minutes plus tard, le service de nettoyage de l’aéroport passa dans les allées de la classe économique et jeta en vrac dans des sacs-poubelle tout ce qu’avaient laissé les voyageurs, dont La Gazette de Jules-Vallès.

* * *

À l’aile nord de l’aérogare étaient entreposés de gigantesques containers où les services de voirie stockaient, brassaient et brûlaient plusieurs tonnes de déchets quotidiens provenant des neuf terminaux de l’aéroport international de Los Angeles. Certains containers destinés au recyclage attendaient, au lever du jour, d’être acheminés par des semi-remorques vers l’usine de retraitement de San Diego. Dans quatre d’entre eux, gros de six mètres cubes, étaient entassés des milliers de magazines, de journaux et de listings d’ordinateurs dont les compagnies aériennes se débarrassaient par palettes entières. Comme un insecte piégé dans une boîte d’allumettes, Donny crapahutait dans le moins rempli des quatre.

Orphelin de mère, Donny Ray passait le plus clair de son temps hors de chez lui afin d’éviter à un père dans la mouise un souci supplémentaire. À quinze ans, il ne demandait déjà plus à être nourri, ni vêtu, ni même conseillé sur la vie et les multiples pièges dans lesquels son père était déjà tombé. Il allait peu au cinéma, ne regardait jamais la télévision, et personne, dans son quartier, n’aurait pu servir de modèle masculin assez décent pour le guider vers l’âge d’homme. À moins que son père ne fût à sa façon un modèle absolu de ratage, le parfait exemple à ne pas suivre, une référence indiscutable en matière d’échec. Donny se débrouillait seul, et plutôt bien, piochant çà et là des règles de vie au rythme d’un parcours empirique, et cette adolescence en valait bien d’autres, plus préservées, et sûrement moins riches en événements. Il se sentait l’âme légère du poète qui sait regarder le monde en perspective, le vivre sans réelle gravité, s’amuser de ses beautés inattendues. Mais avant de se lancer à la découverte de ce monde, Donny avait eu besoin, dès ses treize ans, de gagner son autonomie financière pour s’affranchir des diktats de son père, voire l’aider à boucler les fins de mois. Après plusieurs jobs, dont la plupart frôlaient l’illégalité, il s’était spécialisé dans la récupération de vieux journaux comme d’autres dans la boîte de soda. Trois fois par semaine, il visitait les containers de l’aéroport et refourguait son butin à des soldeurs qui eux-mêmes prospectaient pour les collectionneurs de bandes dessinées, de magazines, de quotidiens, on trouvait preneurs pour tout. Donny maîtrisait désormais son art : fouille, redistribution aux contacts, recherche de nouvelles filières, et tant qu’il agissait seul et en toute discrétion, les services de voirie fermaient les yeux sur son business. Il n’avait pas son pareil pour plonger en immersion totale dans le container, s’enfoncer par paliers, brasser le moindre recoin, s’ouvrir une trouée, feuilleter, trier, tasser, puis remonter à la surface, la besace pleine d’une pêche souvent miraculeuse. L’aéroport de LAX était devenu son territoire exclusif, il s’y promenait comme une silhouette familière à laquelle plus personne ne prêtait attention.

Pourtant, ce matin-là, Donny regrettait de s’être déplacé pour si peu : une série de Vogue trop récente, des magazines de fitness sans intérêt, à peine de quoi tirer dix dollars, peut-être cinq de plus avec un Playboy de 1972 qu’un bouquiniste de Catilina lui prendrait à coup sûr. On trouvait toujours amateurs pour ces vieilleries, et pas seulement des pervers un peu nostalgiques, mais des gens bien sous tous rapports, et même des chercheurs, des types qui faisaient des études et des thèses sur cette presse d’un autre âge. Les titres les plus impensables faisaient parfois l’objet de collections, à commencer par Playboy, un mythe américain, le charme à la papa, fallait-il avoir de l’argent à perdre. Un journal avec des filles nues de 1972, quel intérêt ?

En 1972, son père et sa mère ne s’étaient pas encore rencontrés et rien n’annonçait l’existence d’un Donny Ray. Il ne naîtrait que quinze ans plus tard, quand le sens du caché aurait cédé à la toute-puissante marchandise, quand celui du profit aurait dynamité les derniers tabous. Pour lui qui n’en avait jamais encore touché un seul de ses mains, le corps des femmes était une sorte de matière première intarissable, à portée de regard, et dont les moindres recoins ne sauraient être cachés. Leur nudité était un fait acquis depuis la nuit des temps, comme l’eau courante ou le métro, un dû, un Droit de l’Homme. Sans avoir jamais ouvert les jambes d’une fille, il semblait tout connaître de leur intimité. Lors de ses fouilles, il laissait glisser son regard à la limite du blasé sur les pin-up des Hustler et autres Penthouse, où chaque silhouette en valait une autre et ne suscitait plus aucune curiosité. Donny Ray ne pouvait imaginer qu’en 1972 de très jolies femmes se déshabillaient déjà dans les magazines pour devenir reines d’un jour, et qu’un garçon de son âge aurait tué pour avoir entre les mains ce numéro de Playboy. Il se contenta de le feuilleter pour en vérifier le bon état, déplia la page centrale et découvrit la playmate du mois étalée sur trois volets. Miss Mai 1972 s’appelait Linda Mae Barker et posait dans un bain moussant, saisie de face et dans son entier par un plan aérien.

Accroupi dans son container, Donny resta un long moment, le journal en main, songeur. La photo centrale ne donnait pas beaucoup à voir, pas tout en tout cas. Pour la première fois de sa courte existence, on lui cachait des choses. Et cette fille ne ressemblait en rien à celles qui posaient dans les magazines d’aujourd’hui. À l’époque, le corps des femmes était-il si différent ? Intrigué par les photos de la jeune demoiselle Barker, désuètes, hors d’âge, délicieusement datées, à la limite du kitsch, Donny sortit de l’aérogare sans quitter le magazine des yeux. Avant de descendre du container, il avait agrippé une sorte de fanzine froissé en y jetant à peine un coup d’œil — La Gazette de Jules-Vallès, d’où venait cette connerie ? — , d’un format juste assez grand pour y cacher son Playboy sans éveiller la curiosité des passants. Un geste qui trahissait ses quinze ans.

Il prit le métro aérien à la station Aviation et se vautra sur une banquette au fond d’une rame déserte. Il se mit à détailler le corps de Linda Mae Barker des pieds à la tête en s’étonnant de tout, à commencer par ses cheveux châtain foncé aux racines bien noires qui tombaient sur ses épaules, reliés par un discret ruban rouge de collégienne. Une brune toute simple, comme on en rencontrait au coin de la rue, pas plus sophistiquée que la moyenne, un modèle courant, il en avait croisé mille dans la vraie vie, comme la prothésiste dentaire qui ne lève jamais le nez de son ouvrage dans sa petite échoppe de Placid Square, ou même cette assistante sociale qui le supplie de se rendre au rendez-vous du psychologue. Des playmates d’aujourd’hui, Donny ne connaissait que les longues crinières blondes dont elles pouvaient se vêtir tout entières. Au milieu d’elles, Linda Mae Barker aurait ressemblé à une biche perdue parmi les lionnes. Avec une patience infinie Donny détaillait chacun de ses traits tout en candeur, ses taches de rousseur qu’on devinait à peine, son sourire généreux, son adorable frimousse. Il se sentait attendri par tant d’innocence, sa façon de dire si peu en montrant beaucoup, d’avouer sa timidité en posant nue, une ombre de vulnérabilité dans les yeux, une ombre qu’il fallait deviner, invisible à celui qui ne sait pas regarder. Il connaissait cette ombre-là, celle des femmes de tous les jours, dépourvues d’arrogance, curieuses de tout, capables de s’étonner d’un rien. En toisant l’objectif comme elles le faisaient, les pin-up de l’ère moderne avaient tué le plus petit atome de naïveté au fond de leur rétine, et cherchaient, bien au-delà de celui du photographe, le regard de millions d’hommes qui, en fins connaisseurs, allaient estimer le potentiel de charme que pouvait dégager tant de chair nue. Sur le visage de Linda Mae Barker se lisait le défi qu’elle s’était lancé à elle-même et qu’elle allait relever, poser nue devant l’Amérique entière, et cette victoire apparaissait dans une lueur au fond de ses yeux.

Et le plus incroyable était que le reste du corps, à partir des épaules, reflétait cette modestie qui décidément provoquait chez Donny un trouble inédit. Ah, les seins de Linda Mae Barker ! Hauts sur le torse mais si peu insolents, presque fragiles malgré leur grâce, il chercha un mot pour les qualifier, et faute de mieux s’arrêta sur « imparfaits ». Oui, ils étaient imparfaits, leur forme n’évoquait rien de connu, un fruit entre pomme et poire, très éloigné du melon. Avant de découvrir ceux de Linda Mae, Donny s’était toujours imaginé que les seins ressemblaient à des sphères à géométrie pure et de taille unique, gonflés à quelque chose d’assez puissant pour sauter au visage du lecteur. Imparfaits, les seins de Linda Mae Barker donnaient envie de les remodeler de longues heures avec les mains jusqu’à les voir reprendre leur forme naturelle, finalement la plus émouvante. La poitrine de Linda Mae datait d’avant le bistouri et le silicone, une époque où le souci de perfection passait après la grâce. Comble de l’innocence, la blancheur des seins de Linda Mae tranchait avec le reste de sa peau bronzée et laissait apparaître clairement la marque du bikini. Donny n’en revenait pas. Des seins blancs ? Inimaginable ! À la limite de l’indécent. Pas d’UV, en 1972 ? Pas d’autobronzant, de gélules ? Pas de topless sur les plages ? Linda Mae Barker n’avait-elle donc jamais offert sa nudité à personne ? Il descendit à la station Long Beach, les mains toujours crispées sur La Gazette de Jules-Vallès qui cachait le corps de Linda Mae Barker. Plus il la mangeait des yeux, plus il avait besoin d’éviter les regards. Il grimpa dans un bus en direction de Lynwood, où vivait Stu, son copain d’enfance devenu recouvreur de dettes. Stu avait maintes fois essayé de l’initier à l’art de casser les pouces des mauvais payeurs, mais Donny, rebuté par la plupart des formes de violence, avait préféré se spécialiser dans le vieux papier ; il y voyait une variation moderne sur le thème de la chasse au trésor. Une preuve parmi tant d’autres ? Il avait découvert Linda Mae au fin fond d’un container. Une jeune fille qui s’était donnée au journal Playboy comme on se donne à un tout premier amant. Avec d’infinies précautions, il ouvrit le rabat inférieur du dépliant central pour voir ce qui se tramait sous ses hanches. Un bloc de mousse recouvrait presque entièrement son pubis et ne laissait apparaître que le liseré d’une toison à peine retaillée, qu’on devinait de la couleur exacte des cheveux ; une touche animale dans ce corps de nymphe. Donny allait de surprise en surprise. Des pubis, il en avait vu plusieurs milliers, de toutes les formes, cœur, carreau, pique, trèfle, teints en bleu et rose, ou, le plus banal, entièrement rasés ; il en savait plus sur la forme des lèvres que son propre père. Linda Mae Barker, la jambe gauche légèrement repliée vers l’intérieur, préservait le cœur de son intimité et cachait à jamais son entrejambe ; les hommes, et surtout Donny, n’avaient qu’à se faire une raison. Il prit cette pose pour une sentence à la fois injuste et parfaitement légitime. Hypnotisé, Donny descendit du bus et parcourut une centaine de mètres sur Josephine Street. Il entra dans un bâtiment de brique noire, fit un signe de tête au vieux Portoricain assis dans le hall, une sorte de concierge bénévole qu’il avait toujours connu là, et sonna chez Stu, au rez-de-chaussée. Le temps de le laisser arriver, il jeta un dernier coup d’œil à cette étonnante jeune femme âgée de vingt et un ans en 1972, à l’époque où plusieurs centaines de millions d’Américains avaient vu en elle un sommet de l’érotisme. Donny s’inquiéta de cet agacement qui agitait tout son être. Était-ce cela qu’on appelait l’excitation ?

— Tu tombes bien, Donny, j’ai besoin d’aide…

Dans l’appartement régnait un curieux contraste de pénombre et d’éclairage halogène. Pour des raisons toutes personnelles, Stu avait décidé d’obstruer par des volets opaques le peu de lumière qui parvenait jusqu’au rez-de-chaussée, réglant du même coup les risques de cambriolage. Donny y avait dormi maintes fois, devant la télé, le corps moulé dans les coussins du sofa. Comme par réflexe, il se dirigea vers le réfrigérateur, l’inspecta un instant sans rien y prendre. Stu retourna à son ouvrage, une affaire délicate qui, vue de loin, rappelait une époque que ces gosses n’avaient jamais connue : la prohibition.

— On peut savoir ce que tu fous ?

— Un colis pour mon oncle Erwan.

Une dizaine de grandes tasses de café noir, un paquet de sucre en poudre et six bouteilles d’alcool blanc recouvraient la table où Stu opérait.

— De l’alcool de café, c’est sa drogue, ça l’aide à digérer, il dit, ce con. Faut vraiment que je l’aime. Rien que pour me faire chier, il veut pas d’irish coffee, comme n’importe quel Irlandais, du tout fait dans le commerce, non, il veut un truc fait maison, ça doit être à force de fréquenter ces putains de Ritals que ça lui est venu. C’est d’un chiant, t’imagines pas. Faut de l’alcool éthylique à 90° que tu mélanges avec du sucre et du café, mais attention, pas celui que je fais moi, de café, faut de l’expresso, du vrai, cette espèce de boue que je vais faire faire chez Martino, en face. Pendant que je m’occupe du mélange dans les bouteilles, tu vas faire la navette, j’ai encore besoin d’une dizaine de tasses pleines comme ça, il a l’habitude, Martino. T’as pigé ?

— Je suis amoureux, Stu.

— Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Toi, amoureux ? De qui ?

— Linda Mae Barker.

— Connais pas.

— C’est une playmate.

— … ? Montre.

Donny tendit son magazine et regretta aussitôt son geste. Jalousie. Le regard d’un autre.

— Celle-là, là ? Tu te fous de ma gueule ? On dirait ma mère du temps de ses études. Prends le plateau avec six tasses, fais pas trop refroidir, vaut mieux mélanger quand c’est encore tiède.

— Je veux savoir comment elle s’en est sortie dans la vie.

— … ?

— …

— Elle doit être morte, c’est quelle année ?

— 72.

— … 72 ! T’es pas dingue ? On parle d’une vieille, là, c’est dégueulasse.

— C’est quoi, sa vie ? Qu’est-ce qu’elle est devenue, après ? Elle est mariée, elle a des mômes ? Est-ce qu’on continue à lui dire : « Je vous ai vue à poil dans Playboy, ça date pas d’hier » ? Est-ce que ces photos ont changé sa vie ? En mieux ? En pire ? Est-ce qu’elle regrette ? Est-ce qu’elle pense que c’était sa chance ? À quoi elle ressemble aujourd’hui ? Une femme qui, pendant un mois entier, a rendu fous la moitié des mecs de la planète vieillit-elle comme les autres ?

Stu cessa de s’agiter devant ses bouteilles, le regard inquiet.

— Tu dois traverser une période, c’est peut-être pas grave, faut en parler à quelqu’un. À ton âge, moi aussi, j’ai eu des lubies, mais là t’avoueras que c’est spécial.

— Je vais écrire à Hugh Hefner, lui il saura ce qu’elle est devenue.

— C’est qui ?

— L’homme qui a fondé Playboy et inventé la Bunny.

— Si j’étais toi, je ferais gaffe, avec tous ces dingues qui écrivent. C’est un coup à avoir les flics chez toi.

— Je peux essayer sur le Net, un site du genre « Que sont-elles devenues ? ».

— Au lieu, tu pourrais pas essayer de tomber amoureux de quelqu’un de ton âge ? Tiens, la petite chanteuse de Senz qu’on a vue à la fête du Studio A.

— Linda Mae a peut-être besoin de moi, à l’heure qu’il est.

— À l’heure qu’il est, c’est moi qui ai besoin de toi, alors va me chercher ces putains d’expressos, que je puisse expédier ce putain de colis, et on s’occupe de tes histoires après, ça va ?

Ainsi fut fait, et bientôt Stu pressa la capsule de la dernière bouteille puis sortit la caisse en bois dans laquelle son alcool de café allait traverser une quinzaine d’États d’ouest en est.

— Ton oncle Erwan, c’est bien le garagiste ?

— T’es pas un peu con, toi ? L’oncle Dylan pourrait toujours aller se brosser s’il me demandait quoi que ce soit. Erwan, il est à Rykers, chez les longues peines, le con, il risque pas d’en sortir ! Et il a pas de famille, ce con-là, juste moi, et moi je suis assez con pour lui faire sa liqueur de merde.

La préférence de Stu allait au plus vilain de ses deux oncles, l’aîné des frères Dougherty, qui avait quitté Los Angeles vers la fin des années soixante pour suivre la pasionaria d’un mouvement révolutionnaire qui avait fait long feu. Seul bras armé du mouvement, Erwan avait écopé d’une peine à perpétuité à Rykers Island, la prison de l’État de New York, pour avoir attenté à la vie du Président en personne, rien de moins. Sans l’avoir jamais vu que derrière des barreaux, Stu estimait son oncle, moins pour ses convictions politiques que pour cette peine exceptionnelle qui lui permettait de jouer les petits caïds dans son quartier.

— Je pensais que l’alcool était interdit en taule.

— Là où il est, la seule chose interdite, c’est payer à crédit. Et puis, il fait partie des murs, c’est tout juste si on le laisse pas sortir acheter son paquet de tabac. Il tape le carton avec les matons, il joue les médiateurs dans les grosses embrouilles, il a gardé une âme de porte-parole. Il me dit qu’il est pas un exemple à suivre.

Tout en parlant, Stu disposait les bouteilles dans la caisse en entourant chacune d’un cylindre en carton ondulé afin qu’elles ne s’entrechoquent pas. Faute de mieux, un magazine roulé autour de la bouteille faisait l’affaire. Machinalement, Stu saisit le Playboy de 1972 pour emmailloter la dernière des six, et fut arrêté net par le cri d’horreur de Donny.

— Linda Mae ! ! !

En pressant sa bien-aimée sur son cœur, il prit une décision terrible :

— Que tu m’aides ou non, je la retrouverai, Stu. Et je lui dirai combien elle compte pour moi.

— Techniquement, elle pourrait être ta grand-mère.

Stu s’empara de l’autre journal égaré sur sa table et tenta d’en déchiffrer le titre.

— La Gazette de… de quoi… ? C’est écrit dans quelle langue, cette connerie ?

— Va savoir, on trouve de tout dans ces containers.

Stu ne chercha pas à en savoir plus et enroula autour de la liqueur d’un noir profond La Gazette de Jules-Vallès, qui cala parfaitement la bouteille au milieu des cinq autres. Il scotcha l’adresse sur la caisse, James Thomas Center, 14 Hazen Street, Rykers Island, NY 11370, et confectionna deux poignées en ficelle pour faciliter le transport. Longue habitude.

— Et si tu la retrouves un jour, qu’est-ce que tu lui dis, à ta Miss Mai 1972 ?

Donny se tut un long moment avant de répondre :

— Que je crois toujours en elle.

* * *

Rykers Island, la prison au large de Manhattan, New York, comptait dix-sept mille pensionnaires, hommes et femmes, répartis dans dix bâtiments bien distincts. L’île ressemblait à un petit État dans l’État, située à moins de dix kilomètres de l’Empire State Building, et considérée comme la plus grosse structure pénitentiaire du monde. Dans un bâtiment nommé le James Thomas Center en hommage au premier gardien afro-américain, on trouvait, bien à l’écart des autres, le très préservé quartier des seniors. Séjournaient dans cette olympe de la racaille quelques légendes vivantes du grand banditisme, des figures majeures de la pègre, et les derniers hors-la-loi mythiques dont les foules ne s’étaient jamais lassées. Chacun d’eux cumulait des peines allant parfois jusqu’à quatre cents ans de réclusion, de sorte qu’ils pouvaient mourir derrière leurs barreaux, renaître, mourir à nouveau et ainsi de suite durant plusieurs générations. Pour entrer dans le club ultra-privé des longues peines, il fallait totaliser au minimum deux cent cinquante années incompressibles.

Dès lors, dans le quartier des seniors, la perception du temps n’était plus tout à fait la même que n’importe où ailleurs.

Cette vingtaine de prisonniers bénéficiaient de conditions de détention exceptionnelles ; leur célébrité, leur fortune personnelle pour la plupart, leur assistance juridique digne des plus gros trusts, leurs bons rapports avec la hiérarchie pénitentiaire avaient transformé leur statut de détenus en celui de résidents permanents, et leurs cellules en appartements n’ayant rien à envier à certains immeubles cossus du centre de Manhattan. Tous y mourraient un jour, mais aucun d’entre eux n’avait hâte de le voir arriver.

Cet après-midi-là, deux des pensionnaires, amis depuis bientôt quatre ans (sur leur échelle personnelle, à peine le temps d’une poignée de main), bavardaient dans des fauteuils en fumant le rituel cigare d’après déjeuner. Le plus jeune, pourtant le plus ancien dans les murs, le terroriste Erwan Dougherty, avait invité son voisin d’en face, de vingt ans son aîné, Don Mimino, le parrain de tous les parrains de la mafia italienne, incarcéré depuis près de six ans. Erwan, très méfiant face à toute forme de compagnie — il avait su garder le silence total pendant presque huit ans —, appréciait Don Mimino pour ses manières de vieil homme, sa philosophie d’une autre époque, la qualité de sa conversation qui égalait celle de son silence. Et, pour le vénérable Italien, le simple fait d’être le seul autre catholique du coin était la première qualité de l’Irlandais.

— J’ai décidé d’apprendre ma propre langue d’origine, dit Don Mimino.

— Comment ça ?

— Je parle une espèce de dialecte sicilien déjà incompréhensible pour le village voisin du mien. On ne le pratique plus que dans certains coins du New Jersey ! Ce que je veux apprendre, c’est la lingua madre, celle que l’on parle à Sienne. Je veux pouvoir lire tout Dante dans le texte. Il paraît que c’est costaud. J’ai calculé que si je suis une spécialité en italien médiéval, je peux venir à bout de la Divina Commedia d’ici cinq ou six ans.

Depuis toujours, dans le quartier des seniors, s’engager dans de longues études était souhaitable à plus d’un titre ; la plupart y voyaient un passetemps plus intéressant que la musculation ou la télévision. Mais pas uniquement.

— Ensuite, je passerai à l’anglais, poursuivit-il. Avoir vécu soixante ans ici et finir par parler une espèce de langage bâtard entre le patois des émigrés et l’argot des voyous, je ne suis pas fier du résultat. L’objectif serait de pouvoir lire Moby Dick sans avoir à consulter un dictionnaire à toutes les pages.

Il ne s’agissait pas seulement de tuer le temps mais de trouver un sens, et même plusieurs, à une peine qui défiait les lois de l’entendement. Comment imaginer les trois cents années à venir sans aucun but dans l’existence ?

— Je me suis mis à Melville sur le tard, dit Erwan. En arrivant ici, j’ai d’abord lu tout Conrad et tout Dickens, et puis tout Joyce, il était de Dublin, comme mes parents. Et puis, je me suis dirigé vers le droit pour un cursus qui a duré huit ans.

Le droit arrivait en premier choix, la psychologie en deuxième, la littérature bien après. Certains voulaient connaître les rouages du Code, en décrypter les sens cachés, les pièges, et comprendre le détail d’une procédure qui les avait contraints à finir sur cette île. Erwan, par exemple, avait passé son diplôme d’avocat afin de pouvoir rouvrir son dossier et se défendre lui-même. La psychologie et ses dérivés étaient fort prisés eux aussi, tout ce qui concernait les mécanismes de l’âme humaine, à commencer par la sienne — certains suivaient une psychanalyse en bonne et due forme — afin de se débarrasser au mieux des scories du passé pour envisager sereinement l’avenir. De plus, les études de psychologie servaient de tremplin à bien d’autres et permettaient de mieux comprendre les lois qui régissent les groupes et les rapports de hiérarchie. Dans le quartier des seniors, on pouvait s’attaquer à un domaine et espérer en faire le tour, l’épuiser jusqu’à ses plus invisibles subtilités, en veillant régulièrement à remettre à jour la somme des connaissances. Qui, au-dehors, pouvait prétendre à une telle exhaustivité ?

D’autres détenus étudiaient dans le seul but d’afficher leur bonne conduite et gagner ainsi une remise de peine pouvant aller jusqu’à dix ou quinze ans : les plus opiniâtres étaient ainsi passés de cent soixante à cent cinquante années de réclusion.

À l’inverse du reste de l’humanité, les seniors de Rykers ne voyaient pas en la mort l’échéance finale. L’échéance finale restait leur premier jour libérable. Il leur fallait se raccrocher à l’idée qu’un jour, dans les deux ou trois siècles à venir, ils se retrouveraient à l’air libre et partiraient à la découverte d’un monde nouveau. Alors, il serait bien temps de mourir.

— Et ensuite ? demanda Erwan en rallumant son Romeo y Julieta.

— Ensuite, je suis tenté par une ou deux langues asiatiques. J’ai passé tant d’années à combattre les mafias chinoise et japonaise que je me dis qu’il serait temps de comprendre comment ces gars-là fonctionnent, et parler leur langue donne déjà quelques clés.

— Après mon diplôme en médecine chinoise, j’ai suivi l’enseignement du tao et toutes ses techniques de longue vie, puis je suis allé naturellement vers le tai chi. Certaines légendes parlent de maîtres anciens qui auraient vécu entre neuf cents et mille ans.

— J’ai banni toute forme d’exercice physique dès le plus jeune âge.

— Vous y viendrez, Don Mimino. Pas tout de suite, mais vous y viendrez.

— On verra. Je vais d’abord étudier la médecine classique, puis me spécialiser en rhumatologie. Mes reins me tuent…

On frappa à la porte. À l’inverse de toutes les autres cellules, celles des seniors étaient isolées du couloir par porte et cloison, on ne trouvait de barreaux qu’aux fenêtres. « Chief » Morales, le chef d’équipe des gardiens de l’aile ouest, dont dépendait le quartier des seniors, entra, un paquet à la main.

— C’est le colis de mon crétin de neveu, fit Erwan en découpant l’emballage au couteau. Vous prendrez bien une petite goutte de liqueur avec nous, Chief.

— Pas le temps, ça chie dans le bloc B.

Pour la forme, le gardien jeta un œil à l’intérieur du paquet, soupesa quelques bouteilles et quitta la cellule. Chief Morales, malgré son jeune âge, était estimé par les détenus pour son sens des situations et sa bonne volonté à résoudre les problèmes.

— On le regrettera quand il partira à la retraite, dit Don Mimino.

Erwan décapsula une bouteille et sentit l’arôme encore intact du café.

— C’est un type originaire de Milan qui m’a fait découvrir ça lors de son séjour ici, dans les années soixante-dix. C’est moins crémeux que l’irish coffee, moins écœurant, et puis, je dois vous faire une confidence, je n’ai jamais aimé le whisky irlandais.

Don Mimino porta à sa bouche le petit verre noirâtre que son hôte venait de lui servir.

— Buono.

Erwan déballa les cinq autres bouteilles, les rangea dans son armoire et réunit les papiers d’emballage en un petit tas pour les jeter dans la corbeille. Son œil s’arrêta sur La Gazette de Jules-Vallès.

— C’est bien du français, ça, Don ?

Le vieil Italien mit ses lunettes et inspecta la couverture du journal.

— Je crois, oui.

— Je ne suis pas porté sur les langues, mais le français, ça m’aurait sûrement plu. Je vais y réfléchir.

— Beaucoup de verbes irréguliers, il paraît.

— Et si on s’y mettait ensemble, Don Mimino ? Voilà une idée ! En quatre ans, on parle la langue couramment, et je propose que nous instaurions le français comme langue officielle pendant l’heure du pousse-café. Ça peut être amusant !

— Vous êtes tous aussi dingues, vous, les Irlandais…

Ils trinquèrent et vidèrent leur verre cul sec. Par curiosité, Don Mimino emporta avec lui La Gazette de Jules-Vallès pour y jeter un œil au calme, dans sa cellule. L’idée d’apprendre le français le tentait pour une seule raison : voir les films diffusés sur la chaîne des classiques du cinéma sans avoir besoin de lire les sous-titres et, parmi eux, les films policiers des années cinquante, qu’il jugeait bien plus proches de la réalité que les modèles proposés par le cinéma américain de la même époque. Curieusement, il se sentait plus proche d’un Jean Gabin que d’un George Raft.

Il passa l’après-midi à apprendre par cœur l’accord du subjonctif des auxiliaires essere et avere. Puis il dîna seul dans sa cellule et s’assoupit devant une émission de variétés italienne de la RAI Due qui lui parvenait par satellite. Tard dans la nuit, il ouvrit l’œil et redouta trop l’insomnie pour qu’elle ne s’installât pas, puis saisit machinalement La Gazette de Jules-Vallès. Décidément, une langue bien trop compliquée… Mémoriser les idéogrammes chinois lui paraissait plus à sa portée. Mais dans cinquante ou soixante ans, qui sait ? Avant de refermer le journal pour tenter de plonger dans le sommeil, Don Mimino laissa ses yeux fatigués accrocher une petite ligne de texte d’une colonne de bas de page. Des mots, toujours des mots, mais dans une langue bien plus familière.

Boris Godounov ? If it’s good enough for you, it’s good enough for me !

Il se redressa sur son lit à en faire craquer ses vieilles vertèbres. L’article était signé d’un curieux Warren Blake.

If it’s good enough for you…

Ce jeu de mots était de lui, Maurizio Gallone, dit Don Mimino à travers plus de quarante États.

… it’s good enough for me !

Les rares fois où il avait croisé le fils de cette ordure de Manzoni, le gosse lui rappelait ce good enough, c’était devenu comme un rituel entre eux. Ils n’avaient d’ailleurs rien d’autre à se dire.

Ces trois cent quarante-cinq années qui lui restaient à passer sur cette île, il les devait à son père, Giovanni Manzoni.

Don n’avait aucun besoin d’apprendre le français pour comprendre d’où venait le journal : Écrit et mis en page par les élèves du lycée Jules-Vallès de Cholong-sur-Avre, Normandie.

Passer un coup de fil, toutes affaires cessantes.

Il hurla à travers le couloir afin de réveiller Chief Morales.

Загрузка...