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Combien vaut un homme ? Quel est le prix d’une vie humaine ? Savoir ce qu’on vaut, c’est comme connaître le jour de sa mort. Je vaux vingt millions de dollars. C’est énorme. Et bien moins que ce que je croyais. Je suis peut-être un des hommes les plus chers du monde. Valoir aussi cher et vivre une vie aussi merdique que la mienne, c’est le comble de la misère. Si je les avais, moi, ces $ 20 M, je sais bien ce que j’en ferais : je les donnerais en totalité en échange de ma vie d’avant, d’avant que je coûte ce prix-là. Qu’est-ce que fera d’une somme pareille celui qui m’aura fait exploser la tête ? Il placera le tout dans l’immobilier et ira se la couler douce à la Barbade pour le reste de ses jours. Ils font tous ça.

Le plus ironique, c’est que, pendant ma vie d’avant, il m’est arrivé d’avoir à prendre soin d’un type dont la tête était mise à prix, comme la mienne aujourd’hui (“prendre soin”, chez nous, ça veut dire empêcher le type en question de continuer à nuire). La liquidation de témoin n’étant pas ma spécialité, je servais d’assistant à un hitman (un tueur à gages, comme disent les caves) que mes patrons d’alors avaient chargé de rectifier cette balance de Harvey Tucci, pour un contrat de deux cent mille dollars, du jamais-vu. Il avait fallu se creuser la tête pendant des semaines pour l’empêcher d’aller témoigner devant le Grand Jury, et je vous parle d’une époque où le FBI n’avait pas encore fait le tour de tous les scénarios en matière de garde rapprochée des repentis (on leur en a fait voir, à ces cons de fédéraux, mais ça, c’est une longue histoire). Mon contrat à moi représente cent fois plus d’argent que celui de cette lope de Tucci. Essayez de vous imaginer un seul instant exposé à la fine fleur du crime organisé, aux tueurs les plus déterminés, aux plus grands professionnels, prêts à vous tomber dessus au moindre coin de rue. Ça devrait me foutre la trouille. À vrai dire, bien au fond de moi, je me sens flatté.

— Maggie, fais-moi du thé !

Dans sa véranda, Fred avait crié assez fort pour réveiller Malavita, qui poussa un grognement et se rendormit aussitôt. Maggie avait entendu, elle aussi, sans ressentir aucune urgence, et resta plantée devant l’écran de télévision de leur chambre. Vexé qu’elle ne réponde pas, Fred quitta sa machine à écrire au risque de laisser échapper son inspiration.

— Tu m’as pas entendu ?

Alanguie sur le lit, contrariée par l’intrusion de son mari en plein dénouement d’un mélo, Maggie mit la cassette sur pause.

— Fais pas ton Rital avec moi, tu veux ?

— Mais… Je travaille, sweetie…

Au mot « travail », Maggie dut contenir un agacement qu’elle sentait monter depuis leur installation à Cholong, un mois plus tôt.

— On peut savoir ce que tu fabriques avec cette machine à écrire ?

— J’écris.

— Ne te fous pas de moi, Giovanni.

Elle ne l’appelait par son vrai prénom que dans des situations extrêmes, très tendres ou très tendues. Il allait devoir avouer ce qu’il fabriquait dans la véranda dès 10 heures du matin, penché sur une vieillerie en bakélite, et rendre compte aux siens de cette urgence de travail qui lui donnait une énergie rare et le plongeait dans un délicieux désarroi.

— Prends les voisins pour des cons si le cœur t’en dit, mais épargne-nous, tes gosses et moi.

— Puisque je te dis que J’ÉCRIS, nom de Dieu !

— Tu sais à peine lire ! Tu serais incapable d’écrire la moindre phrase que tu prononces ! C’est le voisin du 5 qui m’a appris que tu nous pondais un truc sur le Débarquement ! J’ai dû acquiescer, là, comme une idiote… Le Débarquement ? Tu ne sais pas qui était Eisenhower !

— Je me fous de cette connerie de Débarquement, Maggie. C’est un prétexte. J’écris autre chose.

— On peut savoir quoi ?

— Mes Mémoires.

À cette phrase, Maggie comprit que le mal avait gagné. Elle connaissait son homme depuis toujours et quelque chose lui dit que son homme n’était peut-être plus celui qu’elle devinait, il y a un mois encore, à la moindre intonation, au plus discret de ses gestes.

Pourtant, Fred ne mentait pas. Sans souci de chronologie, il revenait, au gré de son humeur, sur la période de sa vie la plus heureuse, ses trente années passées au sein de la mafia new-yorkaise, et sur la plus douloureuse, son repentir. Au bout de quatre années de traque, le capitaine Thomas Quintiliani, du FBI, était parvenu à coincer Giovanni Manzoni, chef de clan, et l’avait contraint à témoigner dans un procès qui avait fait tomber les trois plus gros caïds, les capi, qui contrôlaient la côte Est. Parmi eux, on comptait Don Mimino, capo di tutti capi, chef suprême des « cinq familles » de New York.

Suivait toute la période dite de Protection Witness Program, le Witsec, ce fichu dispositif de protection des témoins, censé mettre les repentis du crime organisé à l’abri des représailles. Revenir sur les heures les plus pitoyables de son existence était sans doute le prix à payer pour qui se lance dans l’écriture de ses Mémoires. Fred allait frapper chaque lettre de chaque mot interdit : balancer, moucharder, vendre ses amis, condamner les plus anciens à des peines de dix fois leur grand âge et mille fois leur espérance de vie (Don Mimino avait pris trois cent cinquante et un ans, nombre mystérieux pour tous, y compris Quintiliani). Fred ne contournerait pas la difficulté, il irait jusqu’au bout de la confession, on pouvait compter sur lui pour ne jamais faire les choses à moitié. À l’époque où on le chargeait d’éliminer des gêneurs, il faisait en sorte de ne laisser aucun morceau identifiable et, quand il décidait de protéger un territoire, il n’exonérait aucun commerçant de sa dîme, pas même le vendeur de parapluies à la sauvette. Dans son récit, le plus dur serait de revivre mentalement les deux années d’instruction du procès, époque de paranoïa absolue où il changeait d’hôtel tous les quatre jours, entouré d’agents, et où on ne l’autorisait à voir ses enfants qu’une fois par mois. Jusqu’à ce fameux matin où, la main droite levée face à l’Amérique entière, il avait prêté serment.

Avant d’en arriver là, il allait faire remonter en lui de délicats souvenirs, retrouver le meilleur de sa vie, le temps bienheureux de sa jeunesse, de ses premières armes, de sa montée au feu, et de son entrée officielle dans la confrérie de la Cosa Nostra. L’époque bénie où tout restait à faire, et où il aurait tué à mains nues quiconque lui aurait prédit qu’un jour il trahirait.

— Quintiliani trouve que c’est une bonne idée, écrivain.

Tom Quintiliani, l’ennemi de toujours et néanmoins responsable depuis six ans de la sécurité des Blake, avait donné son feu vert. Tout individu en résidence surveillée attirait à un moment ou un autre la curiosité des voisins, on le savait d’expérience. Fred devait pouvoir justifier d’une activité sédentaire vis-à-vis des riverains.

— Moi aussi, je trouvais l’idée bonne, jusqu’à ce que tu te mettes à faire l’écrivain, merde !

Le fait est que tout le quartier savait désormais qu’un écrivain américain venait de s’installer pour travailler à une grande fresque sur le Débarquement. Qu’on la regarde comme la femme de l’écrivain n’apportait à Maggie aucune gratification, bien au contraire, elle sentait que la supercherie de Fred n’allait pas tarder à lui retomber sur le dos. Sans parler de Belle et de Warren qui, sur leurs fiches de présentation aux professeurs, avaient laissé en blanc la rubrique Profession des parents. Ils auraient de loin préféré dire à leurs camarades et à tout le personnel enseignant que leur père était maquettiste, ou correspondant européen pour un magazine de pêche américain, rien qui suscitât de réelle curiosité. À n’en pas douter, la soudaine vocation littéraire de leur père allait devenir une source de complications.

— Tu aurais pu trouver quelque chose de plus discret, reprit Maggie.

— Architecte ? Comme à Cagnes ? C’est toi qui avais eu cette brillante idée. Les gens venaient me demander comment on fabrique des piscines et des fours à pizzas.

Mille fois, ils s’étaient imposé cette conversation, mille fois ils avaient failli s’étriper. Elle rendait Fred responsable, à juste titre, de ces déménagements à répétition, de leur incapacité à s’enraciner quelque part. Non content de les avoir exilés jusqu’en Europe, Fred avait trouvé le moyen de se faire remarquer dès leur arrivée à Paris. Habitué depuis toujours à avoir des liasses de billets dans ses poches pour ses menues dépenses, il avait décrété que le plan Witsec ne lui fournissait pas de quoi vivre décemment. Lui, un témoin de luxe qui avait fait tomber les plus gros, on lui imposait le train de vie d’un porte-flingue de troisième catégorie ? Qu’à cela ne tienne. Quintiliani n’ayant pas voulu améliorer l’ordinaire, Fred avait acheté à crédit un gigantesque congélateur et l’avait bourré de denrées luxueuses payées à grand renfort de chèques en bois et revendues aux voisins (il avait réussi à se faire passer dans l’immeuble pour un grossiste en surgelés susceptible de fournir des homards au détail à des prix défiant toute concurrence). Son petit commerce était si imprévisible, si invraisemblable, et pourtant si discret, que les agents du FBI n’en prirent connaissance qu’à la première réclamation de la banque. Tom Quintiliani, grand professionnel de la protection de témoin, avait su parer à toutes les menaces, anticiper toutes les connexions possibles avec les milieux mafieux, maintenir secrète la relocation des Blake, même à certains pontes de son service. Il avait tout prévu. Tout sauf les allées et venues de crustacés dans la résidence Saint-Fiacre, 97 rue Saint-Fiacre, Paris deuxième.

Tom s’était senti blessé par un détournement aussi odieux du statut Witsec. Prendre de tels risques quand on fait l’objet de mesures exceptionnelles, jusqu’à devenir le premier témoin relogé en Europe, révélait à la fois l’inconscience et l’ingratitude de Fred. Il avait fallu quitter Paris pour une petite ville de la Côte d’Azur. Fred avait senti le vent du boulet et avait fini par se calmer.

Trois ans plus tard, les Blake avaient réussi à se fondre dans le décor. À Cagnes, les enfants avaient retrouvé leur niveau scolaire, Maggie suivait une formation par correspondance, et Fred passait ses après-midi à la plage, pour se baigner l’été et se promener l’hiver, seul, hormis la présence lointaine d’un agent de Quintiliani. Durant ces longues heures de solitude, il avait ruminé toutes les étapes qui l’avaient mené jusque-là, toutes ces bizarres bifurcations du destin qui auraient mérité, pensait-il, d’être racontées. Le soir, il lui arrivait de rejoindre des copains de bistrot pour taper le carton en buvant un pastis.

Jusqu’au jour où survint cette partie de belote de sinistre mémoire.

Ce soir-là, ses partenaires s’étaient mis à raconter leur vie, leurs petites misères mais aussi leurs petites victoires professionnelles, une augmentation, une croisière offerte par la boîte, une promotion. Un peu éméchés, ils s’étaient amusés du silence de Fred, l’architecte américain, et l’avaient gentiment taquiné sur son apparente oisiveté — les seules constructions qu’on lui connaissait étaient ses châteaux de cartes et ses châteaux de sable. Fred avait encaissé sans broncher et son silence avait encouragé les sarcasmes. Tard dans la nuit, poussé à bout, il avait fini par craquer. Lui, Fred, n’avait jamais attendu ni les bons points ni les coups de règle de ses chefs ! Il avait bâti un royaume de ses mains pour y régner en maître absolu ! Il avait levé des armées ! Il avait fait trembler des puissants ! Et il avait aimé sa vie, une vie dont personne ne pouvait comprendre la logique, et surtout pas les trous du cul de ce bistrot minable !

Après son départ précipité pour la Normandie, le bruit avait couru, dans ce petit quartier de Cagnes-sur-Mer, que l’Américain était reparti chez lui pour soigner ses nerfs.

— Ici, on me foutra la paix, Maggie. On fout la paix aux écrivains.

À cette phrase, elle quitta la pièce en claquant la porte, avec la ferme intention de lui foutre la paix jusqu’à ce que mort s’ensuive.

* * *

Mme Lacarrière, professeur de musique, avait vu l’arrivée tardive de Mlle Blake dans son cours comme une bénédiction. À l’inverse de tous ceux qui profitaient de cette heure-là pour terminer un exercice de maths ou relire une dissertation, Belle prenait le cours très au sérieux et participait au nom de tous. Elle était la seule à différencier un la d’un , à situer Bach avant Beethoven, et à chanter juste, tout simplement. Le grand drame de Mme Lacarrière, depuis ses douze années d’exercice, était de n’avoir jamais trouvé l’élève. Celui qu’elle aurait révélé à la musique, celui qui aurait poursuivi son enseignement, qui aurait joué ou composé lui-même, celui qui, pour le moins, aurait justifié son rôle d’enseignante au lieu de le remettre en question.

— Dites, mademoiselle Blake…

Tous les professeurs, déconcertés par le prénom Belle, avaient opté pour ce « mademoiselle Blake ».

— Le lycée organise pour la fin d’année un spectacle où seront conviés les parents et les élus. Je m’occupe de la chorale, qui chantera le Stabat Mater de Haydn. J’aimerais beaucoup que vous puissiez vous joindre à nous.

— Hors de question.

— … Pardon ?

— Ce sera sans moi !

Elle avait fourni la même réponse au professeur de français, qui mettait en scène une pochade écrite par les élèves. Elle avait répondu non avec la même fermeté à Mme Barbet, qui montait un tableau de danse contemporaine.

— Mais… Réfléchissez… Il y aura sans doute vos parents… Et le maire de Cholong, la presse locale…

— C’est tout réfléchi.

Belle se leva, quitta le cours sans autorisation sous le regard éberlué de la classe, et décida d’aller passer ses nerfs dans la cour. La presse locale… Rien qu’en imaginant le refus catégorique de Quintiliani, Belle poussa un grognement qui ne lui ressemblait pas. Le programme Witsec interdisait toute photo, toute prestation publique aux membres d’une famille protégée. Belle finissait par en vouloir à tous ceux qui lui proposaient de jouer un rôle dans ce satané spectacle de fin d’année.

— Vous êtes timide, Belle. Apparaître en public peut vous aider ! Beaucoup de gens ont soigné leur timidité en faisant du théâtre.

Timide, elle ? L’aplomb d’une star ! L’audace d’une chanteuse de saloon ! À tous ceux qui l’incitaient à se produire sur scène, elle cachait la vraie raison : Je ne suis pas une petite bécasse qui cherche à se faire prier. Je ne peux apparaître nulle part, ce sont les États-Unis d’Amérique qui me l’interdisent. Apparaître, c’est risquer ma vie et celle des miens, et ce sera ainsi tant que je vivrai.

Plus que dix minutes avant la sonnerie de midi. Belle s’impatientait, besoin de voir Warren. Le seul à qui elle puisse se plaindre, lui qui ne se plaignait plus depuis longtemps de leur exception, cette malédiction. Elle retourna dans le bâtiment principal et s’assit à même le sol, en face de la salle où son frère assistait au cours d’histoire.

Depuis l’enfance, Warren avait une fâcheuse tendance à se bricoler une scolarité à la carte. À force de se projeter dans l’âge adulte, il avait opéré un certain nombre de choix dans son éducation afin, selon lui, de se consacrer à l’essentiel. Les deux seules matières qui méritaient un peu de sa concentration étaient l’histoire et la géographie. La première par respect pour ses origines, la seconde pour la défense de son territoire. Depuis toujours il ressentait le besoin de comprendre l’organisation du monde, la manière dont il s’était construit bien avant sa naissance. À Newark, déjà, il était curieux de son ascendance, son avent, l’histoire de son Histoire. D’où sa famille venait-elle et pourquoi avait-elle quitté l’Europe ? Comment l’Amérique était-elle devenue les États-Unis ? Pourquoi ses cousins australiens avaient-ils cet accent bizarre ? Comment les Chinois ont-ils fait pour implanter des Chinatowns partout dans le monde ? Pourquoi les Russes ont-ils désormais leur propre mafia ? Plus il aurait de réponses, mieux il serait préparé à gérer l’empire qu’il allait reconquérir. Et les autres matières ? Quelles autres matières ? La grammaire était l’affaire des avocats, les chiffres, celle des comptables, et la gym celle des gardes du corps.

Le programme de l’année comprenait, entre autres, un bref survol des relations internationales avant la Seconde Guerre mondiale, puis les grandes lignes de la guerre elle-même à travers l’Europe. Ce matin-là, leur professeur évoquait la montée du fascisme italien et la façon dont Mussolini avait pris le pouvoir.

— La marche sur Rome a lieu en 22, Mussolini s’installe au gouvernement. En 24, après l’assassinat du socialiste Matteotti, il fonde une dictature. Il instaure en Italie un État totalitaire et rêve d’un Empire colonial fondé sur le modèle de la Rome antique et lance ses troupes à la conquête de l’Éthiopie. Il se rapproche du Führer lorsque la Grande-Bretagne et la France condamnent ses annexions africaines. Il apporte son soutien aux troupes franquistes pendant la guerre civile en Espagne. Il ne rencontrera plus aucune résistance, jusqu’à la fin de la guerre. À la même époque, en France…

L’Histoire continuait sa marche sous le regard absent d’une vingtaine d’élèves impatients d’aller s’attabler devant les poissons panés du vendredi. La journée semblait plus douce encore que la veille, une de celles où l’été s’impose déjà. Soucieux de vérité historique, Warren leva la main.

— Et que faites-vous de l’opération Strip-tease ?

Le mot « strip-tease » réveilla la classe entière au moment le plus inattendu. Tous l’entendirent comme une provocation en bonne et due forme — on n’en attendait pas moins du petit nouveau qui avait su mettre au pas des types de trois fois son poids.

— … Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Vous avez dit, à propos de Mussolini : « Il ne rencontrera plus aucune résistance jusqu’à la fin de la guerre », c’est compter sans l’opération Strip-tease.

La sonnerie de midi retentit mais chacun resta miraculeusement à sa place. M. Morvan n’avait rien contre l’idée d’en apprendre sur son domaine grâce à un élève, et demanda à Warren de poursuivre.

— Je ne crois pas me tromper en disant que les Américains, dès 43, avaient cherché à débarquer en Sicile. La CIA de l’époque savait que la mafia était la seule force antifasciste du pays. À sa tête, on trouve Don Calogero Vizzini, qui avait juré d’avoir la peau du Duce. C’était lui que les Américains voulaient charger d’organiser le débarquement, mais pour parvenir jusqu’à lui il fallait s’attirer les bonnes grâces de Lucky Luciano, qui venait de prendre cinquante ans ferme pour fraude fiscale dans la prison la plus dure des États-Unis.

Warren connaissait bien la suite mais fit semblant de fouiller dans sa mémoire. M. Morvan l’encouragea, intrigué et amusé à la fois. Warren se demanda s’il n’était pas allé trop loin.

— On l’a fait sortir de prison, on lui a fait porter l’uniforme de lieutenant de l’armée US, et il a rejoint la Sicile en sous-marin avec des types des Services secrets. Là-bas, ils se sont entretenus avec Don Calo, qui a consenti à leur préparer le terrain pour qu’ils puissent débarquer trois mois plus tard.

À peine eut-il terminé que quelques-uns se ruèrent vers la sortie, d’autres posèrent des questions, épatés à l’idée qu’un gangster ait pu jouer un rôle aux côtés des Alliés. Warren prétendit ne pas en savoir plus ; s’il éprouvait un intérêt particulier pour les recoins obscurs de l’histoire américaine, il préférait passer certains détails sous silence. Quand les gosses lui demandèrent ce qu’était devenu Luciano, Warren entendit une autre question : un truand peut-il finir dans les livres d’histoire ?

— Si ça vous intéresse, y a plein de sites Internet qui racontent tout ça, dit-il en se dirigeant vers la sortie.

M. Morvan le retint un instant et attendit que la salle fût déserte.

— … C’est ton père ?

— Quoi, mon père ?

Warren avait presque crié. Quel besoin de raconter les faits d’armes de Luciano en personne, son idole après Capone ? Combien de fois Quintiliani les avait-il exhortés, quelles que soient les circonstances, à éviter les sujets sensibles : interdiction formelle d’évoquer la mafia ou sa filière américaine issue de Sicile, la Cosa Nostra. Pour avoir voulu frimer en classe, Warren venait peut-être de condamner sa famille à reprendre la route un mois après avoir posé ses valises.

— Il paraît que ton père est écrivain et qu’il s’est installé à Cholong pour travailler à un livre sur la Seconde Guerre mondiale. C’est lui qui t’a raconté ça ?

Le gosse se précipita sur la perche qu’on lui tendait : son père lui sauvait la mise. Un père incapable de dater quoi que ce soit, ni la Seconde Guerre mondiale ni la naissance de ses enfants, un père incapable de dessiner les contours de la Sicile ou même de dire pourquoi Luciano avait été surnommé le Chanceux. Le statut d’écrivain autoproclamé avait tiré son fils d’un mauvais pas.

— Il m’explique certains trucs mais je ne retiens pas tout.

— Qu’est-ce que Luciano est devenu par la suite ?

Warren comprit qu’il n’y échapperait pas.

— Il fut à l’origine du gigantesque pipe-line d’héroïne qui arrose aujourd’hui les États-Unis.

* * *

Au début de l’après-midi, Maggie trouva le courage de s’atteler aux préparatifs du barbecue auquel Fred avait invité tout le quartier. Quel meilleur moyen de faire connaissance, Maggie ? De s’intégrer, de se faire accepter ? Elle dut le reconnaître, aller au-devant du voisinage, c’était s’épargner beaucoup de méfiance et créer un climat bienveillant. Malgré tout, elle soupçonnait son mari de vouloir vivre, en public, son nouveau fantasme : faire l’écrivain.

— Maggie ! hurla-t-il à nouveau, du fond de la véranda, tu me le fais, ce thé, oui ou non ?

Les coudes posés de part et d’autre de sa Brother 900, le menton sur ses doigts croisés, Fred s’interrogeait sur les mystères du point-virgule. Le point, il savait, la virgule, il savait, mais le point-virgule ? Comment une phrase pouvait-elle à la fois se terminer et se poursuivre ? Quelque chose bloquait mentalement, la représentation d’une fin continue, ou d’une continuité qui s’interrompt, ou l’inverse, ou quelque chose entre les deux, allez savoir. Qu’est-ce qui, dans la vie, pouvait correspondre à ce schéma ? Une sourde angoisse de la mort mêlée à la tentation métaphysique ? Quoi d’autre ? Une bonne tasse de thé lui aurait laissé le temps de la réflexion. Contre toute attente, Maggie décida de lui passer son caprice dans le seul but de jeter un œil à la dérobée sur les pages qu’il noircissait la journée durant. En général, les lubies de Fred ne duraient jamais longtemps et disparaissaient comme elles étaient venues, rien de comparable avec cette comédie qu’il se jouait à lui-même. Fred se décida à frapper ce point-virgule, pour essayer.

Voir crever un ennemi est bien plus doux que se faire un nouvel ami ; qui a besoin de nouveaux amis ?

À la réflexion, il trouva le point-virgule si peu clair, si hypocrite, qu’il essaya de recouvrir la virgule au Tipp-Ex sans toucher le point.

Quand il entendit le cri épouvantable de Maggie.

Il se leva en renversant sa chaise, se rua dans la cuisine, et vit sa femme, stupéfaite, la bouilloire à la main, devant le jet dru du robinet : une eau marronnasse, vaseuse, répandait dans l’évier une odeur d’outre-tombe.

* * *

Sur le coup de 17 heures, Maggie pointait sa liste de salades et accompagnements prévus pour le barbecue. Ne manquaient plus que le coleslaw et la soupière de zitis sans lesquels, du côté de Newark, on ne concevait pas une BBQ party digne de ce nom. Elle s’arrêta un moment, visitée par la mauvaise conscience, regarda l’heure à sa montre, puis jeta un œil vers le pavillon sis au 9, exactement en vis-à-vis du leur. Derrière la fenêtre du premier étage, une silhouette immobile ressemblait à un trompe-l’œil en carton-pâte. Elle saisit une barquette en aluminium pour la remplir de poivrons marinés, fit tenir deux boules de mozzarella dans une autre, rangea le tout dans un panier, sans oublier une bouteille de vin rouge et une miche de pain de campagne, des serviettes en papier et des couverts. Elle sortit de la maison, traversa la rue, fit un discret signe de la main en direction de la silhouette, entra et se dirigea vers l’entrée côté jardin. Le rez-de-chaussée, inhabité, sentait encore le renfermé faute d’avoir été correctement aéré depuis l’emménagement des trois nouveaux locataires, le même jour que celui des Blake. L’étage comprenait une chambre pour chaque membre de l’équipe, une salle de bains avec cabine de douche, une indispensable buanderie avec machine à laver et séchoir, et un très grand salon, théâtre des opérations.

— Vous devez avoir faim, les garçons, dit-elle.

Les lieutenants Richard Di Cicco et Vincent Caputo l’accueillirent avec un sourire mêlé de reconnaissance. Impeccables dans leurs costumes gris et chemises bleues, ils n’avaient pas prononcé la moindre parole depuis maintenant deux heures. Le salon, entièrement conçu pour surveiller le pavillon des Blake, était équipé d’une table d’écoute, de deux paires de jumelles 80/20 montées sur trépied, d’un standard téléphonique indépendant pour communiquer avec les États-Unis, de plusieurs micros paraboliques de différentes portées. On trouvait aussi deux fauteuils, un lit de camp, et une caisse toujours fermée au cadenas, qui contenait un fusil-mitrailleur, un fusil à lunette et deux armes de poing. Réveillé par l’arrivée de Maggie, Richard avait siroté son thé froid l’après-midi durant, sans penser à rien, sinon à sa fiancée qui, compte tenu du décalage horaire, devait, à cette minute précise, arriver à son bureau de contrôle de fret aérien, à l’aéroport de Seattle. Vincent, lui, avait trituré son jeu vidéo jusqu’à en avoir la pulpe des doigts engourdie. Et pour donner raison à leur visiteuse, eh bien oui, ils avaient faim.

— Qu’est-ce qu’il y a de bon dans votre panier, Maggie ?

Elle dépiauta la barquette de poivrons posée sur ses genoux. Les garçons se turent sous le coup d’une émotion idiote. Ces poivrons à l’odeur d’huile mêlée d’ail les ramenaient vers le sol natal. Le geste de Maggie leur rappelait celui d’une mère. Di Cicco et Caputo se raccrochaient à ces attentions-là pour ne pas se sentir entièrement orphelins depuis qu’ils avaient accepté cette mission hors territoire. Depuis maintenant cinq ans, on leur octroyait trois semaines de récupération tous les deux mois et, plus la relève se faisait attendre, plus la nostalgie des exilés se lisait dans leur regard. Di Cicco et Caputo n’avaient commis aucune faute, rien à expier qui aurait pu justifier un déracinement sans espoir de retour. Maggie voyait en eux des victimes et non des espions chargés de fouiner dans sa vie quotidienne. Elle se devait d’aller au-devant d’eux comme seule une femme savait le faire.

— Des poivrons marinés comme vous les aimez, avec beaucoup d’ail.

Maggie les soignait comme des proches, car ils l’étaient, proches, dans le vrai sens du terme ; ils ne s’éloignaient jamais de l’entrée de la maison à plus de trente pas et prenaient le quart, la nuit, pour veiller sur eux. Ils connaissaient la famille Blake mieux que la famille Blake elle-même. Un Blake pouvait avoir des secrets pour un autre Blake, mais pas pour Di Cicco et Caputo, encore moins pour Quintiliani, leur chef.

Ils partagèrent le plat et mangèrent en silence.

— Quintiliani vous a prévenus, pour le barbecue de tout à l’heure ?

— Il a bien aimé l’idée, il passera peut-être, en fin de soirée.

À l’inverse de ses agents, Quintiliani restait mobile en toutes circonstances. Des allers-retours fréquents à Paris, des séjours réguliers à Quantico, siège du FBI, et parfois des visites éclairs en Sicile pour coordonner des opérations anti-mafia. Les Blake ne savaient jamais rien de ses déplacements et le voyaient apparaître et disparaître au moment où ils s’y attendaient le moins.

— On aurait dû faire ce barbecue à Cagnes, réunir tous les curieux d’un coup et s’en débarrasser une bonne fois pour toutes, dit Di Cicco.

— Essayez de venir aussi, fit Maggie, j’ai fait des zitis, et Fred s’occupera des steaks et de la salsiccia.

— Tout le quartier est au courant, vous allez avoir du monde.

— Il en restera toujours pour vous deux, comptez sur moi.

— L’huile, c’est la même que d’habitude ? On en trouve, ici ? demanda Vincent en sauçant la barquette de poivrons.

— J’en avais gardé un bidon du petit Italien d’Antibes.

Court silence à l’évocation du magasin La Rotonda, dans la vieille ville.

— Si on m’avait dit un jour que je vivrais dans le pays de la crème fraîche, dit Richard.

— C’est pas que c’est pas bon, j’ai rien contre, mais notre estomac n’est pas habitué, reprit son collègue.

— Hier, au restaurant, ils en ont mis dans la soupe, et puis sur l’escalope, et pour finir sur la tarte aux pommes.

— Sans parler du beurre.

— Le beurre ! Mannaggia la miseria ! s’exclama Vincent.

— Le beurre, c’est pas naturel, Maggie.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— L’organisme humain n’a pas été conçu pour affronter un corps gras de ce calibre. Rien que d’imaginer ça sur les parois de mon estomac, j’en ai des suées.

— Goûtez à cette mozzarella, au lieu de dire des bêtises.

Vincent ne se fit pas prier mais continua sur sa lancée.

— Le beurre imprègne les tissus, il bouche, il durcit, il sédimente, ça vous fait l’aorte comme une crosse de hockey. L’huile d’olive vous effleure l’intérieur et file, en ne laissant derrière elle que son parfum.

— L’huile, c’est dans la Bible.

— Ne vous en faites pas, dit Maggie, je vais continuer à vous soigner avec la cuisine de chez nous, nous allons faire acte de résistance au beurre et à la crème.

Selon un petit rituel mis au point deux ou trois années auparavant, Maggie aborda la question des voisins. Pour des raisons de sécurité, le FBI possédait la fiche signalétique de presque tous les résidents de la rue des Favorites et alentour. Maggie ne pouvait s’empêcher de poser des questions à propos de l’un ou de l’autre, curieuse de la vie de ceux qu’elle croisait chaque jour et qu’elle aurait voulu connaître sans avoir à les fréquenter. Curiosité de commère ? Le fait est qu’aucune commère au monde n’avait à sa portée tant de moyens techniques.

— La famille du 12, ils sont comment ? demanda-t-elle en pointant une paire de jumelles vers leur pavillon.

— La mère a des crises de kleptomanie, fit Di Cicco, on l’a interdite d’accès au centre commercial d’Évreux. Le père en est à son troisième pontage. Les enfants, rien à signaler, à part que le petit va redoubler.

— La vie ne les épargne pas, dit-elle avec une pointe de tristesse.

Du fond de la cave, par le soupirail donnant sur la rue, Fred devinait la scène qui se jouait en vis-à-vis. Voir sa femme faire des civilités à ces deux fouille-merde, a fortiori les nourrir, le rendait fou. Malgré les années de proximité, ces deux-là ne seraient jamais du même bord que lui et, aussi longtemps qu’il serait en vie, il saurait le leur rappeler, et les maintenir à distance.

— Envoie-les se faire foutre, Maggie…

Dans ses oreillers, Malavita, tout juste réveillée, semblait se demander pourquoi son maître s’agitait ainsi dans la cave. Une clé à molette en main, Fred vivait une de ces situations où tout homme sent sa virilité mise à l’épreuve. Il arborait la moue gênée de celui qui se force à regarder sous un capot de voiture, ou qui fait semblant de s’y retrouver devant un tableau électrique. Il fouinait du côté des tuyauteries et du compteur d’eau pour tenter de fournir à sa femme un début d’explication sur cette eau croupie qui avait coulé dans l’évier de la cuisine. Il avait espéré, comme tant d’autres, régler le problème seul, petit miracle ménager qui aurait forcé le respect des siens. Comme on donne un coup de pied dans un pneu, il fit tinter sa clé à molette sur la tuyauterie, gratta un peu de rouille, essaya de trouver un sens à cette entropie de tuyaux qui se perdaient dans la pierre recouverte de mousse. Il considérait comme bien moins dégradant de faire la cuisine que de bricoler, même s’il lui était arrivé de fréquenter les magasins d’outillage à des fins détournées, perceuse, scie et marteau pouvant connaître des applications bien plus efficaces sur le plan de la destruction que de la construction. Il remonta dans la cuisine, où Maggie avait repris son ouvrage, prononça la phrase qu’il redoutait (« On a le numéro d’un plombier ? ») et se servit une platée de poivrons rouges, qu’il alla manger dans sa véranda.

Maggie mit les enfants à contribution dès qu’ils furent rentrés du lycée, le petit à la découpe des légumes, la grande à la préparation du jardin, couverts et décoration. Plus d’une trentaine de personnes étaient attendues, autant dire un tiers des habitués des barbecues qu’ils donnaient, dans le temps, à Newark. Un par mois, d’avril à septembre, et personne ne s’avisait d’y couper. Au contraire, ils découvraient toujours de nouvelles têtes qui voyaient là une occasion de forcer délicatement leur porte.

— Qu’est-ce que les Normands mettent sur leur gril ? demanda Warren.

— Je dirais des côtelettes d’agneau, répondit sa mère, et, en accompagnement, cette salade à base de radis, de pommes et de fromage blanc.

— Ma préférée ! dit Belle, de passage dans la cuisine.

— Si on leur avait servi ça, on courait à la catastrophe, fit Warren. On va leur préparer le BBQ qu’ils s’attendent à trouver.

— C’est-à-dire ?

— De la bouffe américaine. De la grosse et grasse bouffe de Yankees. On ne doit pas les décevoir.

— Très appétissant, mon fils. Ça donne envie de faire des efforts.

— Ce qu’ils veulent, c’est de la nourriture pornographique.

Maggie cessa net de gratter son parmesan et, faute d’une repartie, lui interdit de prononcer ce mot.

— Maman, fit Belle, ton fils n’utilise peut-être pas « pornographie » dans le sens où tu l’imagines.

— Les Français en ont marre du raffinement et de la diététique, reprit Warren, on ne leur parle que de ça toute la journée. Vapeur, légumes bouillis, poisson grillé, eau gazeuse. On va les déculpabiliser, Mom, on va leur en donner, du gras, du sucré, c’est ce qu’ils attendent de nous. Ils vont venir bouffer chez nous comme on va au bordel.

— Attention à ce que tu dis, petit homme ! Tu ne t’y risquerais pas devant ton père.

— Papa est d’accord avec moi. À Cagnes, je l’ai surpris à jouer l’Américain de base, les gens en redemandaient, ils se sentaient si brillants face à lui.

Tout en écoutant les élucubrations de son fils, Maggie mettait la dernière main à sa tex-mex potato salad, elle tourna sa Caesar salad, égoutta les zitis avant de les plonger dans la sauce tomate. Warren en goûta un, encore brûlant, à même l’énorme saladier en plastique transparent.

— La pasta est parfaite, mais elle va nous trahir, Mom.

— … ?

— Ils vont s’apercevoir qu’avant d’être américains on était des Ritals.

L’air absorbé, Fred déboula dans la cuisine, Warren et Maggie se turent. Avec le même geste que son fils, il happa une pâte, la mâcha posément, adressa un petit signe de tête à sa femme et demanda où était la viande qu’il aurait à faire cuire plus tard. Faute de l’avoir choisie lui-même, il inspecta la marchandise d’un œil absent, soupesa quelques steaks, détailla la viande hachée. En fait, il avait quitté son bureau pour se laisser le temps de la réflexion devant un passage qui lui résistait.

Le mot que je déteste le plus au monde, c’est “repenti”. On me traite de repenti : je tire à vue. Le jour où j’ai prêté serment et que j’ai balancé, tous ces magistrats avaient envie de me voir baisser la tête et implorer le pardon. Pires que des curés, tous ces petits juges. Me repentir de ma vie, moi ? Si c’était à refaire, je referais tout, vraiment TOUT, en évitant juste deux ou trois pièges sur la fin. Il paraît que pour les Français, le repentir c’est quand un peintre décide de repeindre par-dessus sa toile. Bon, disons que j’ai fait ça, j’ai recouvert un chef-d’œuvre avec une croûte, et mon repentir s’arrête là. Un repenti, c’est pire qu’un immigré qui ne se sentira pas plus chez lui sur la terre qu’il a quittée que sur celle qui l’accueille. Moi, je ne serai plus jamais chez moi parmi les truands, mes frères, et les honnêtes gens ne me feront de place nulle part. Croyez-moi, repenti, c’est pire que tout.

Fred butait sur la définition du « repentir » et reconnaissait toute la lourdeur de sa tournure sans pouvoir y changer grand-chose. Il sentait pourtant le parallèle avec sa vie si juste, si net.

— Je me mettrai au gril vers 6 heures, dit-il, j’ai mon chapitre à finir.

Il retourna le plus sérieusement du monde dans sa véranda qui, ce soir, ne serait pas ouverte au public.

— Son chapitre ? Il veut dire quoi, exactement ? demanda Warren.

— Je ne sais pas, répondit Maggie, mais pour la survie de l’espèce il vaut mieux que le monde ne soit jamais mis au courant.

* * *

Trois heures plus tard, le jardin parvenait tout juste à contenir un voisinage qui n’aurait raté ça pour rien au monde. On s’apprêtait à veiller et à profiter au mieux d’une soirée exceptionnellement douce pour la saison, un temps idéal pour une garden-party. Pour l’occasion, on avait même fait des efforts vestimentaires, les femmes étrennaient leur robe d’été, des choses blanches ou bigarrées, les hommes avaient opté pour le lin et la chemise à manches courtes. Le buffet, couvert de saladiers et de sauces diverses, était disposé au fond du jardin, avec deux petits fûts de vin blanc et rouge à chaque extrémité. À quelques mètres de là, le gril encore froid attirait des curieux qui s’impatientaient de le voir transformé en fournaise. Maggie accueillait ses hôtes à bras ouverts, les dirigeait vers une pile d’assiettes, fournissait des réponses toutes faites aux questions attendues et exprima tout son bonheur de vivre en cette Normandie si chère à la génération de ses parents. Elle fit visiter la maison, présenta chaque nouvel arrivant à ses deux enfants, qui avaient pour consigne de se les partager de façon équitable et de les amuser autant que possible. Elle accepta toutes les propositions d’invitations, y compris celle d’une association de quartier chargée de lutter contre une menace de lotissement, et nota quantité de coordonnées. Comment les invités auraient-ils pu se douter que leur vie privée n’aurait bientôt plus de secret pour Maggie ?

Belle attirait plus que son frère. Belle attirait toujours, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, même ceux qui se méfiaient de la beauté comme s’ils en avaient souffert. Elle savait inverser les rôles et jouer à l’invitée, se laisser servir, répondre aux questions. Belle n’avait qu’à se contenter d’être elle-même et imaginer qu’elle s’adressait à son public. Warren, en revanche, coincé par un petit groupe d’adultes, subissait déjà leur conversation. Depuis son arrivée en France, on lui avait posé mille questions sur la culture et le mode de vie américains, à tel point qu’il avait pu recenser les plus courantes : qu’est-ce qu’un home run ? Un quaterback ? Fait-on vraiment griller les shamallows à la flamme ? Les éviers sont-ils équipés de broyeurs ? Qu’entend-on par trick or treat ? etc. Certaines le surprenaient, d’autres non, et il lui arrivait selon l’humeur de combattre certains clichés ou d’en renforcer d’autres. Ce soir, contre toute attente, personne ne lui demandait de jouer ce rôle et, à l’inverse, il se forçait à écouter les interminables récits de ceux qui avaient fait le voyage là-bas. À commencer par ce voisin qui revenait du marathon de New York.

— Après la course, je suis allé dîner au Old Homestead Steak House, à l’angle de la 56e et de la 9e avenue, tu connais ?

Entre zéro et six ans, Warren était allé à New York moins d’une dizaine de fois, à la patinoire ou dans des boutiques de jouets, sans oublier cette visite à l’hôpital pour consulter un spécialiste de l’asthme, mais sûrement pas dans un restaurant, a fortiori un restaurant de viande grillée dont il n’avait même jamais entendu le nom. Il se tut donc, l’homme n’attendait pas de réponse.

— À la carte, il n’y avait que deux plats : le steak less than a pound et le steak more than a pound. On me demandait de choisir entre une pièce de viande de moins de cinq cents grammes ou de plus de cinq cents grammes. J’avais beau avoir l’estomac creusé par les quarante-deux kilomètres que j’avais dans les pattes, j’ai pris le less than a pound, et j’en ai laissé la moitié.

Un autre rebondit sur l’anecdote pour placer la sienne, souvenir d’un déjeuner à Orlando.

— J’arrivais de l’aéroport, j’étais seul, j’entre dans une pizzeria et, sur la carte, je comprends qu’il y a trois tailles de pizzas, la large, la small, et la medium. J’ai tellement faim que je commande la large. Le serveur me demande combien on est, je réponds que je suis seul. Et là, il éclate de rire. Prenez une small, mais vous ne la finirez pas, il me dit. Et c’était vrai : une roue de camion !

Warren souriait, complaisant, exaspéré de ne pouvoir faire de mauvais esprit. La taille des plats, c’est tout ce qu’on retenait de son pays. Histoire de confirmer, un troisième les fit revenir à New York, dans la gare de Grand Central.

— On m’avait dit que les fruits de mer étaient incomparables. Je suis allé au John Fancy’s, qu’on m’avait conseillé comme le meilleur restaurant de poisson de la ville. Déception terrible, rien que du banal, on trouve des produits de la mer bien meilleurs à La Taverne d’Évreux. Je me rends à la gare afin de prendre un express pour Boston, où je devais rencontrer le directeur commercial de la boîte. Il est 13 heures, mon train ne part qu’une heure plus tard. Je me promène dans les sous-sols de cette gare gigantesque et je tombe sur l’Oyster Bar. Des huîtres grosses comme des steaks ! Les coquilles, on aurait dit des cendriers ! Du jamais-vu ! À l’échelle de la gare ! Warren, tu connais l’Oyster Bar ?

Warren faillit répondre ce qu’il avait sur le cœur : J’avais huit ans quand ma famille a été chassée des cinquante États d’Amérique. Il supportait de plus en plus mal qu’on voie en lui un futur obèse au QI inférieur à celui d’une huître de l’Oyster Bar, prêt à tout sacrifier à son dieu dollar, un être inculte qui se pensait autorisé à régner sur le reste du monde. Il avait envie de dire combien lui manquaient la maison de son enfance et son voisinage, les copains de son quartier, et combien lui manquait la bannière étoilée que son père avait piétinée tant d’années durant. Warren se trouvait pris dans un paradoxe incompréhensible : il était capable de pleurer en écoutant l’hymne américain, et en même temps, il se voyait créer un État mafieux dans l’État, régler certains problèmes qui échappaient aux politiques et, pourquoi pas, avoir son rond de serviette à la Maison-Blanche.

Afin d’échapper à cette conversation, Warren en était réduit à attendre, comme les autres, le seul événement susceptible de créer diversion, l’arrivée de son père. Mais le grand homme se faisait désirer, reclus dans sa véranda, tous stores baissés. Maggie sentait la colère monter : Fred lui avait laissé faire tout le boulot et le barbecue n’était toujours pas allumé. Seuls les invités comprenaient cette absence, persuadés qu’un écrivain, américain ou pas, avait pour habitude de soigner ses entrées.

Tout le monde avait tort.

Fred Blake, dans l’attitude du Penseur, relisait, ému, un paragraphe qui lui avait résisté plusieurs heures. Il se sentait si proche de ses souvenirs que l’urgence à les raconter lui faisait oublier que quarante-cinq personnes s’impatientaient à l’idée de le rencontrer.

Mon grand-père, en 1931, avait conduit une des deux cents Cadillac affrétées par le légendaire Vito Genovese pour suivre l’enterrement de sa femme. En 1957, mon père, Cesare Manzoni, avait été convoqué parmi les cent sept capi venus de tout le pays pour le congrès d’Apalachin, qui s’était terminé en chasse à l’homme. Est-ce que, franchement, j’étais destiné à jouer de la guitare avec des hippies ? Est-ce que vous m’imaginez devant la pointeuse d’une usine de cartonnage ? Est-ce que j’allais conserver mes points de retraite dans une boîte à chaussures ? Est-ce que j’allais me révolter et renier la tradition, devenir honnête rien que pour faire enrager mon père ? Non, j’ai repris l’entreprise familiale, et de mon plein gré qui plus est, personne ne m’y a forcé, j’étais trop fier. “On n’a qu’une vie”, m’avait dit mon oncle Paulie en m’offrant mon premier calibre. Je sais aujourd’hui qu’il avait tort : on peut en avoir une seconde. J’espère que, de là où il est, il ne voit pas ce triste ringard que je suis devenu.

À cet instant précis, il ne tenait plus à jouer à l’écrivain pour épater la galerie, il se sentait franchir la toute première étape d’un travail qui allait peut-être donner un sens à tout ce qu’il avait vécu, subi, et fait subir.

— Va voir ce que fabrique ton putain de père !

Belle fila dans la véranda, où elle trouva Fred immobile, voûté sur sa machine, silencieux. Un instant, elle le crut mort.

— On t’attend, papa. Tu viens le faire, ce feu ?

Il sortit de son hébétude, attira sa fille à lui et la serra fort dans ses bras. L’écriture de ce dernier feuillet l’avait vidé, la confession l’avait rendu vulnérable, et pour la première fois depuis longtemps il ressentit un terrible réconfort en étreignant tant d’innocence. Ils réapparurent, lui, rayonnant, Belle sous son épaule, fière de son papa, et les têtes se tournèrent. Il salua ses invités, s’excusa pour son retard, trouva quelques bons mots pour mettre ses voisins à l’aise. Il s’approcha du barbecue où on lui servit un verre de bordeaux, qu’il dégusta à fines lampées tout en préparant le feu, entouré d’une poignée d’hommes venus lui prêter main-forte. Dans trois quarts d’heure, toutes les viandes seraient cuites et ce serait la curée.

Les pique-assiettes ne cessaient d’arriver, des voisins de voisins s’étaient passé le mot, et le tout prenait des allures de kermesse. Surpris par la tournure des événements et la soudaine popularité des Blake, les lieutenants Di Cicco et Caputo joignirent Tom Quintiliani sur son téléphone mobile avant de prendre une initiative personnelle. Le boss filait sur l’autoroute venant de Paris et promit d’arriver dans la demi-heure ; en attendant, il les encouragea à se rendre sur place et à se mêler aux convives. Ils quittèrent donc leur poste d’observation et s’immiscèrent dans la fête sans que personne ne fasse attention à eux. Richard, pour se donner une contenance, se servit un plat qu’il se mit à picorer sans aucune gêne.

— On a le droit de faire ça ?

— Si tu restes là comme un con, les bras ballants, tu vas finir par te faire repérer.

L’argument porta et Vincent joua des coudes pour atteindre les zitis.

Malavita fut tentée, elle aussi, de faire une apparition, curieuse de tout le bruit qui lui parvenait par le soupirail. Elle sembla réfléchir un instant, dressée, l’œil grand ouvert, la langue pendante. Tout compte fait, elle préféra se rendormir car seules de mauvaises raisons pouvaient expliquer ce brouhaha.

Le reste de la soirée aurait pu se dérouler dans la même ambiance de paisible gaieté que rien ne venait contrarier, si Fred ne s’était mis brutalement à regretter. À tout regretter.

Cinq individus, tous mâles, se tenaient en demi-cercle autour du barbecue, les yeux fixés sur la braise qui refusait de prendre, malgré le temps sec, malgré le matériel sophistiqué et les efforts du maître de maison, un vieux briscard en matière de gril.

— C’est pas comme ça qu’il faut faire… Faut plus de petit bois, monsieur Blake, vous avez mis le charbon trop vite.

Celui qui parlait avait un bob sur la tête et une bière à la main, habitait à deux maisons de là, sa femme avait apporté un cake aux olives, et ses enfants couraient autour du buffet en poussant des cris. Fred le gratifia d’un sourire à peine aimable. À ses côtés, un célibataire qui tenait l’agence de voyages du centre-ville reprit la balle au bond :

— C’est pas comme ça qu’il faut faire. Moi, je ne mets pas de charbon de bois, je procède comme dans une cheminée, c’est plus long mais la braise est de bien meilleure qualité.

— C’est pas comme ça qu’il faut faire, ajouta un notable qui siégeait au conseil municipal. Vous utilisez des allume-feu, c’est toxique, et c’est pas du jeu. D’ailleurs, ce n’est même pas efficace, la preuve.

Sans le savoir, Fred vérifiait un théorème universel, qu’il se formula en ces termes : dès qu’un con essaie d’allumer un feu quelque part, il y en a quatre autres pour lui expliquer comment s’y prendre.

— C’est pas demain qu’on va goûter à cette saucisse de foie, rit le dernier, qui ne put s’empêcher d’ajouter : vous arriverez à rien avec votre soufflet, moi j’utilise un vieux séchoir à cheveux.

Fred prit un temps de répit, se massa les paupières, en proie à une formidable montée de violence. Au moment le plus inattendu, Giovanni Manzoni, le pire homme qu’il eût jamais été, reprenait le pouvoir sur Fred Blake, artiste et curiosité locale. Quand un des cinq types tassés autour du feu crut bon de préciser que seul un peu de white-spirit pourrait arranger les choses, Fred le vit implorer le pardon à genoux. Plus que le pardon, il implorait la délivrance et demandait qu’on l’achève. Giovanni avait connu la situation plusieurs fois dans sa vie et ne pourrait jamais oublier le gémissement très particulier de l’homme qui réclame la mort ; une sorte de long râle proche de celui des pleureuses de Sicile, un chant dont il reconnaissait la note entre mille. Il ne lui aurait pas fallu plus de cinq minutes pour le faire chanter à ce grand type nonchalant qui croisait les bras à vingt centimètres de lui. Le conseiller municipal, lui, connaissait une agonie sans fin, accroupi dans un congélateur, en maillot de corps, comme jadis l’Irlandais Cassidy, patron du Syndicat des mareyeurs de New York. Le conseiller municipal s’en tirait moins bien que Cassidy qui, la tête écrasée contre un tas de blancs de poulets, avait cogné deux bonnes heures contre la paroi avant de rendre l’âme et donc de délivrer de leur attente Corrado Motta et Giovanni, occupés à jouer aux cartes sur le couvercle du congélateur en attendant que ça se passe.

L’homme au bob, incapable d’imaginer dans quelles tortures inouïes Fred le projetait, dit :

— Ça prendra jamais, il doit y avoir des restes de cendres.

Fred remonta loin dans sa mémoire ; il avait vingt-deux ans quand son boss lui avait donné l’ordre de faire un exemple en la personne de Lou Pedone, un des médiateurs des « cinq familles », qui avait permis à une triade chinoise de s’implanter sur Canal Street contre un bon paquet de narcodollars. En guise de vendetta, et pour l’exemple, Giovanni avait fait preuve d’une imagination sans pareille : on avait retrouvé la tête de Lou flottant dans un aquarium du restaurant La Pagode d’Argent, à l’angle de Mott et Canal Street. Le plus étonnant ? Les clients mirent plusieurs heures avant de remarquer que l’aquarium les dévisageait d’un regard vitreux. Fred, qui maintenant perdait ses moyens et grattait mille allumettes sous des boulettes de papier, vit la tête de l’homme dans l’aquarium, et son bob ridicule flotter en surface. Mais l’épreuve ne s’arrêtait pas là ; un autre type, jusque-là silencieux, saisit le soufflet et, d’autorité, se mit en tête de redresser la situation sans en référer à Fred. Lequel avait déjà, au cours de la journée, senti sa virilité remise en cause. Cette fois, il dut se faire violence pour ne pas saisir le malheureux par les cheveux, presser son visage à même le gril et lui enfiler une brochette dans l’oreille afin de la voir ressortir par l’autre.

— Ah, ça ! monsieur Blake, on est sûrement plus doué pour faire des phrases que du feu. On peut pas avoir tous les talents.

À quelques pas de là, Warren, toujours otage de la même conversation sur la cuisine américaine, s’entendit poser une question à laquelle il n’avait jamais songé.

— C’est quoi, le vrai hamburger ?

— … Le vrai hamburger ? C’est-à-dire ?

— Il doit bien y avoir une recette d’origine. Faut-il du ketchup ? Des cornichons ? De la salade ? Des oignons ? La viande est-elle toujours grillée ? Est-ce qu’on mord dedans ou on le mange avec des couverts, ouvert en deux ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Warren n’en pensait pas grand-chose mais répondit ce qui lui vint à l’esprit.

— Le vrai hamburger américain est gras si on le veut gras, il est énorme quand on veut faire un excès, il est plein de ketchup quand on se fout de son diabète, on y met des oignons si on se fout de puer de la gueule après, et de la moutarde qu’on mélange au ketchup parce qu’on aime la couleur que ça fait, une feuille de salade quand on aime l’ironie, et si le cœur vous en dit vous pouvez ajouter du fromage, du bacon grillé, des pinces de homard et des shamallows, ce sera un vrai hamburger américain, parce qu’on est comme ça, nous, les Américains.

De son côté, Maggie jouait admirablement son rôle ; ce barbecue n’était rien comparé à certaines réunions au sommet qu’elle avait dû organiser sur ordre de Fred. Tout se passait alors par l’intermédiaire des épouses, qui transmettaient l’invitation à leur mari et se chargeaient de la faire circuler auprès des personnes concernées. Un barbecue chez les Manzoni n’était rien moins qu’un symposium de mafieux agrémenté de quelques côtelettes. On y prenait des décisions que Maggie préférait ne pas connaître. Elle avait même reçu par deux fois Don Mimino en personne, capo di tutti capi, qui ne se déplaçait qu’en cas de guerre entre les familles. Ces après-midi-là, il fallait que rien ne pose problème, que tout se déroule selon un rituel tranquille dans un climat de franche camaraderie. Plus que de diplomatie il fallait faire preuve d’un sixième sens, garder un œil sur tout et veiller à ce que les hommes puissent traiter leurs affaires en toute discrétion, et parfois sceller le sort d’un des leurs dans un bloc de béton. Maggie était rompue à cet exercice. Qu’avait-elle à craindre, tant d’années plus tard, au milieu de leurs invités français, amusés par ses fautes de goût ?

Entre-temps, la braise avait fini par prendre, ce qui avait mis fin aux sarcasmes. Les steaks cuisaient près des saucisses en dégageant une odeur à réveiller l’appétit des convives qui, assiette en main, se firent de plus en plus nombreux autour du feu. Fred se détendait peu à peu, rassuré d’avoir su démarrer son barbecue malgré la mauvaise foi environnante. L’homme au bob l’avait échappé belle ; sans le savoir il venait de frôler une mort atroce qui aurait rendu célèbre la paisible ville de Cholong. Il fut même l’un des premiers à goûter à la viande et ne put s’empêcher de donner un avis :

— Elle est bonne, monsieur Blake, mais vous auriez peut-être dû attendre un peu que la braise soit bien prise avant de mettre les steaks.

Fred n’avait plus le choix, l’homme au chapeau ridicule devait mourir séance tenante et devant tous.

Dans le New Jersey, l’homme au chapeau ridicule n’aurait pas survécu deux semaines, on lui aurait appris dès l’enfance à tenir sa langue, ou on la lui aurait coupée avec un cran d’arrêt aiguisé comme un rasoir, l’opération n’aurait pas duré une minute. Dans le New Jersey, face à de vrais méchants de la trempe de Giovanni Manzoni, l’homme au chapeau ridicule aurait ravalé toute sa sournoiserie, il aurait cessé de regarder par-dessus l’épaule du voisin dans le seul but de faire des commentaires. Dans le New Jersey, ceux qui avaient réponse à tout devaient le prouver sur-le-champ, les donneurs de leçons se faisaient rares. Giovanni Manzoni empoigna un tisonnier posé contre le gril, le serra fort dans la main, et attendit que l’homme au chapeau ridicule se retourne pour le frapper de face afin qu’il voie la mort lui arriver de plein fouet.

Et tant pis si Fred foutait tout par terre, s’il mettait la vie des siens en péril en tuant cet homme, tant pis s’il retournait en prison pour de bon. Tant pis si, dans cette prison, son anonymat ne tenait pas quarante-huit heures et si Don Mimino donnait l’ordre de le liquider. Tant pis si toute l’histoire des Manzoni faisait à nouveau les gros titres et si Maggie, Belle et Warren ne survivaient pas à tant de honte et d’acharnement. La mort et la ruine d’une famille n’étaient rien en comparaison de cette irrésistible envie de faire taire à jamais l’homme au chapeau ridicule.

Ce fut à ce moment précis qu’une main vint se poser en douceur sur l’épaule de Fred, qui se retourna, prêt à frapper celui qui l’empêcherait de frapper.

Quintiliani venait d’arriver. Droit, fort, rassurant, un regard de prêtre. Il avait senti monter la violence de Fred que personne, hormis lui-même, ne pouvait contrôler. Il savait comment réagir à cette violence-là, il la connaissait par cœur, certains de ses collègues du FBI y voyaient un don. En fait de don, Tomaso Quintiliani ne faisait que refouler de vieux démons. À l’époque où il traînait sur Mulberry Street avec sa bande de copains, la vie d’un homme se réduisait à la somme qu’on trouvait dans ses poches. Sans la prise de conscience qui l’avait vu rejoindre les rangs du FBI, il aurait grossi ceux de la Cosa Nostra avec la même détermination.

— Offrez-moi un verre, Fred.

Fred poussa un soupir de soulagement. Le spectre de Giovanni Manzoni s’estompa comme au sortir d’un mauvais rêve, et Frederick Blake, écrivain américain installé en Normandie, réapparut.

— Venez goûter la sangria, Tom, dit-il en lâchant le tisonnier.

* * *

La réception avait duré et Maggie bâillait, dans ses draps, prête à s’écrouler de sommeil au premier battement de cils. Fred passa son pyjama posé sur le rebord d’une chaise, s’allongea auprès de sa femme, l’embrassa sur le front et éteignit la lampe de chevet. Après un moment de silence, il dit, les yeux en l’air :

— Merci, Livia.

Il ne l’appelait par son vrai prénom que quand il se sentait redevable. Dans son merci, il y avait une longue phrase qui commençait par : Merci de ne pas me quitter, malgré tout ce que tu as subi, parce que tu sais que sans toi je ne tiendrais pas le coup longtemps, et merci aussi pour… plein d’autres choses qu’il préférait ne pas énoncer — dire merci en général était au-dessus de ses forces. Il la sentit glisser dans le sommeil, attendit un instant, quitta le lit, passa une robe de chambre, et descendit, comme un voleur, dans la véranda. Toute la fatigue de la journée s’était estompée. Il s’assit devant sa machine, alluma une lampe, et relut les toutes dernières lignes de son chapitre.

Comme je regrette la ville où je suis né et où je ne mourrai pas. Tout me manque, ses rues, ses nuits, ma liberté de tous les instants, les amis qui pouvaient un soir vous embrasser comme du bon pain et vous tirer une balle dans l’œil le lendemain. Eh oui, je n’arrive pas à comprendre pourquoi même eux me manquent. Je n’avais qu’à me servir et tout m’appartenait. Nous étions des seigneurs, Newark était notre royaume.

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