San-Antonio Moi, vous me connaissez ?

PREMIÈRE PARTIE ET FINI… ÇA COMMENCE !

CHAPITRE PREMIER PIF !

Rebecca a voulu qu’on aille boire le dernier chez elle et c’est comme ça que tout est arrivé.

— C’est une môme pas ordinaire, Rebecca.

Et d’abord elle ne se prénomme pas Rebecca. J’ai vu sa carte d’identité, incidemment, tout à l’heure, quand elle a fait choir son sac. Marcelle, elle s’appelle. C’est une petite brune délurée qui ressemble à Zizi Jeanmaire. Quand elle marche, on dirait toujours qu’elle fonce sur quelqu’un pour le gifler. Elle a un petit fessier drolatique, rond et dur, que vous pourriez tenir dans vos deux mains, si elle vous le permettait ; ce qui m’étonnerait car y a pas plus sérieux que cette frangine.

Ce qu’elle trompe son trèpe ! Moi, dès le premier regard, je l’avais cataloguée escaladable fastoche. A mon sens (celui du rez-de-chaussée) ça représentait un dîner et un quart d’heure d’entretien à bâtons rompus, la renversade finale. Une pelle pleine d’autorité, une paluche investigatrice, et inscrivez la jolie mademoiselle au tableau de chasse de monseigneur San A. !

Va te faire lubrifier les soupapes, mon pote !

Vous parlez d’un os ! Devait être compagnonne de la Résistance, Rebecca ! Pourtant je me la suis emparée à la surprise. N’empêche qu’au moment de lui appliquer la galoche gloutonne, j’ai plus eu sous les lèvres que sa tempe avec les petits cheveux fous qui y moussent.

— Qu’est-ce qui vous prend ! elle a exclamé.

Ce qui me prenait ? Une tricotine monumentale, mes bien chers frères ! La vraie massue phénoménale, celle qui t’oblige à marcher au pas de l’oie. D’avoir brusquement son petit corps parfait, tout frétillant, dans mes bras, ça me filait le grand embrasement dans les pipe-lines. La seule différence existant entre la place de la Concorde et moi, c’est que, sur la place de la Concorde, l’Obélisque est absolument à la verticale.

Et voilà-t-il pas que cette bougresse m’échappe ! Me tance ! Me morigène ! Me dit que je suis un bouc en chaleur ; un tringleur pour fin de banquets ; un lapin en folie ; un portefaix hystérique ; un salace ; un libidineux ; un abject aux glandes dégoulinantes ; un vicieux ; un lubrique ; un démoniaque… Tout ça à cause d’une langue fourrée qui ne l’a seulement pas été !

— Mande pardon, mon immaculée ! je lui ai ronchonné. J’avais pas remarqué que je sortais la petite sœur Jésus de l’enfant Thérèse !

S’est ensuivie alors une conversation épique sur le rôle de la galoche princière dans la société moderne, et sur la dislocation des mœurs consécutive à un manque de retenue de plus en plus évident dans le sensoriel. Selon la philosophie de Rebecca, l’abus d’abandon, la spontanéité dans l’élan physique, l’aspect banal de la caresse trop impulsivement prodiguée privent l’individu de la sublimation de l’amour. Elle se réfère aux animaux pour me prouver que l’acte charnel est, dans la nature, une chose quasi sacramentelle. Moi, je l’écoute en matant ses roberts et en supputant la couleur de leurs bouchons de radiateurs.

Un zig en chaleur, vous pouvez lui déballer toutes les philosophies de la terre et du ciel : lui faire appel au sublime, à la conscience, à l’esprit. Godeur il est, godeur il demeure tant qu’on lui a pas déconnecté le trémulseur à ondes courtes. Dans ces cas-là, le blabla savant ne désomnubile pas un mec ; au contraire : il fait que lui renforcer l’impétueux qui gargouille dans ses fibres. Son bel esprit, sa chasteté, son sens de la pureté, la pureté de ses sens, elle peut verser tout ça dans une bouteille, Rebecca, et se coller icelle dans le rectum. Un mec affamé, c’est pas la lecture de Boileau, ni même celle de Boileau-Narcejac qui va lui colmater les brèches stomacales ou combler ses dents creuses.

— On est tous les vassaux de la matière, les disciples du solide, les chevaliers du concret. Tant mieux, ça rassure. Foutez mes viscères dans un canope et mes testicules dans du formol, embaumez le reste de mes restes et vous occupez pas de mon âme. Surtout pas. Never.

— J’en fais mon affaire ! J’expulserai avec mon dernier soupir ou mon ultime pet. L’ira vadrouiller dans les zéphirs, ma belle âme. Elle butinera le vent du large et caressera les pollens. La prenez pas en charge, surtout. Faut qu’elle circule à sa guise, avec ou sans moi. On ne peut rien pour elle, elle a l’habitude d’être orpheline !

Donc je reste avec ma tringle à rideau bien féroce, à écouter tartiner la ravissante môme. Elle est secrétaire de direction chez j‘sais plus quel directeur, Rebecca.

— Je l’ai rencontrée dans les couloirs méandreux de la Grande Cabane. Elle apportait un pli et elle en avait un autre au front parce qu’elle était complètement paumée dans la masure des établissements Pue-pieds. J’ai compris son embarras (de circulation), l’ai remise dans le droit chemin en la convoyant jusqu’au burlingue qu’elle cherchait. Un peu plus tard, je l’ai retrouvée, toujours errante dans nos délicats locaux. Elle avait du temps devant elle. Moi, vous me connaissez ? Lorsqu’une jolie môme a du temps devant elle, j’en ai également devant moi. Bref, le soir même je l’emmenais dîner au Coupe-Chou. Et c’est en retournant à ma chignole que l’élan me prend de l’embrasser et que cette bêcheuse me rebuffe.

* * *

Je pianote nerveusement mon volant tandis qu’elle me distille ses textes édifiants sur la manière d’agencer les rapports sexuels. Pendant qu’elle essaie d’évangéliser l’homme au chibrock dévastateur, ce dernier, dont l’occurrence n’est autre que moi-même (dirait mon Béru), se tient in petto le langage ci-dessous :

« Mon San-A., t’as commis une erreur d’estimation et, de ce fait, perdu ta soirée. Te reste plus qu’à vite parachuter cette conne dans un minimum de temps et avec un maximum d’égards et à courir chez une des potesses de ta « cuvée réservée » pour te faire oblitérer les glandes. »

Car, vous ne l’ignorez pas, mais mon organisation est de première bourre. Quand on demande au père Mao pourquoi il tolère ce furoncle occidental qu’est Hong Kong, il hausse les épaules et répond : « Pff, c’est un coup de téléphone à donner. » Pour bibi, sur le plan tendresse, c’est du kif. A Paname, la reluisance, c’est également « un coup de grelot à donner ».

A bout de respiration, la révérende pimbêche finit par se taire. J’en profite pour lui demander où elle crèche afin de la raccompagner.

— Dans l’île Saint-Louis, me répond-elle.

Ça m’adoucit la rogne car j’adore l’île Saint-Louis et j’apprécie toutes les occases qui s’offrent à moi d’y aller. C’est romantique et Louis XIII, beau et un peu nostalgique.

Elle habite quai d’Orléans, là où la Seine se divise encore pour séparer l’île Saint-Louis de l’île de la Cité. De nuit, c’est féerique. Par chance, je trouve une place sur le trottoir pour ma pompe et je m’apprête à prendre congé de ma donzelle lorsqu’elle me dit, après une courte hésitation :

— Montez donc prendre un verre.

Du coup, j’ai le trémulseur-à-injection-prompte qui tambourine à la cloison de mon kangourou. Qu’est-ce à dire ? M’zelle Chochotte se raviserait-elle ? Aurait-elle des remords ? Ça arrive. J’en ai connu, des sœurs, beaucoup ! Des tas ! Plus encore ! Elles mignardaient au départ, se réfugiaient la vertu derrière les boucliers de la morale, voire de la religion, et puis, dès l’instant que vous les laissiez quimper, elles se hâtaient de valdinguer leur slip ! P’t-être qu’elle appartient à cette catégorie d’hypocrites, Rebecca ? Pour la décider faut lui bousculer la vanité, appliquer le système du dédain.

Comme pour me détromper, elle ajoute :

— J’ai quelques copines ce soir à la maison, elles seront, je pense, ravies de voir un homme.

Voilà qui m’oriente les ardeurs sur un nouveau terrain de compagnes. Un troupeau de gonzesses, j’aime assez ! Encore que ces petites pestes, lorsqu’elles se sentent en nombre, face à un mec seulâbre, se comportent la plupart du temps comme des galopines. C’est à qui se paiera sa frime. A qui sortira des vannes bien cruelles. Une horde d’hyènes, je vous dis ! Tu parles que je connais la musique ! Mais enfin, moi, vous me connaissez ? San-A., c’est le gars qui raffole du risque.

Je suis donc ma petite camarade dans un immeuble majestueux sur la façade duquel une plaque de marbre indique que dans cette maison, un perruqué Grand Siècle a rencontré j‘sais plus qui.

L’escalier de pierre est de toute beauté. La rampe en fer forgé est tellement pur 17e qu’on se demande ce qu’elle fout dans le 4e arrondissement.

— J’espère que vous êtes en souffle ? gazouille ma jolie popotineuse dont chaque degré accentue le mouvement ondulatoire du bassin parisien. Car nous habitons un duplex tout en haut.

Je lui rétorque que je ne suis pas encore podagre. Pourtant l’escalier nécessite un effort qui provoque chez moi une opportune détumescence. Y a toujours une certaine nostalgie pour un homme à dérecter, néanmoins je préfère ne pas arriver chez ces demoiselles avec une hallebarde dans mon bénard, ça fait tout de suite négligé !

— Vous avez dit « nous habitons » ? reprends-je. Vous partagez votre appartement avec une amie ?

— Exactement.

Ça me botte. Y a toujours à gratter chez des souris qui crèchent ensemble. M’est arrivé parfois de grimper avec l’une et de finir la noye avec l’autre, quand ce n’était pas avec les deux à la fois. Dans ces cas-là, faut pas s’effrayer. Garder la tête froide et le cœur chaud et surtout se prodiguer à bon escient. Je connais des follingues qui savent pas doser leurs efforts et qui, de ce fait, créent des mécontentements outrageants. Des chiens fous de l’amour, qu’à peine en action, ils déjantent, les cons, sans se soucier des pauvrettes qui font la queue ! Ah ! les horribles goulus ! Leur esprit de jouissance détruit l’harmonie d’une soirée. Des lavedus sans la moindre retenue ! Egoïstes dans la foulée ! Crac zim boum ! Et plus personne, monsieur se croit dégagé de ses obligations ! Te termine même pas la frangine en cours ! La laisse en panne des sens, toute bramante ! Ayant déjà perdu la notion du langage articulé pour clamer ses frénésies en néanderthalien. Ces mecs, on devrait leur retirer leur permis de copuler. Les éburner comme des olives à farcir. Et le pire, c’est leur insuffisance, à ces loques-breloques. De s’être détergé le guignol, ça les rend vaniteux. Ils croient avoir accompli une rare prouesse. Les v’là qui flattent d’une main reconnaissante leur pénoche rabougri, comme on caresse l’encolure du bourrin venant de remporter le prix de l’Arc de Triomphe. N‘se soucient plus des malheureuses tordues par les affres. Soulagés, ils plastronnent honteusement, déambulent en prenant des attitudes de toréros et en se fouettant le haut des cuisses de leur zézouillard flasque. Insensibles aux petites sœurs dépâmées qui se démantèlent le trésor avec les contondances à leur portée. Minables, va ! Vous croyez qu’ils chercheraient à leur compenser ce vilain lâchage, les sinistres gueux ? Une petite tyrolienne vite fait, une gamme express ? Tiens, fume ! L’assouvissement les rend impitoyables. Tout juste s’ils rigolent pas des détresses fumantes qui les environnent. Qu’est-ce que je dis « tout juste » ! Y en a qui rigolent ! Je le jure sur votre pubis. Ils se gaussent de voir des filles en manque. Après ça, l’homme s’étonne d’être cocu ! La vérité, mes drôles, c’est que votre encornage vient de votre promptitude. Vous êtes des bâcleurs ! Des saboteurs ! mieux : vous vous voulez compétitifs quant à la brièveté de vos actes sexuels.

C’est à qui s’épongera le plus vite ! J’ai entendu un zig affirmer qu’il se dégageait l’intime en trente-huit secondes montre en main ! Sa propre expression : montre en main ! Trente-huit secondes !

— Et la dame ? qu’on lui a demandé.

Il a eu un geste insouciant, style : qu’elle aille se faire foutre !

Eh ben, je vais vous dire : elle y a sûrement été !

De songer à ça, tout en gravissant les marches, ça me fortifie dans de louables résolutions concernant les pépées de la soirée. J‘suis décidé à me prodiguer minutieusement. Je négligerai rien. Ni les solos de menteuse ni les véroniques. J’aiguillonnerai de part et d’autre. Je serai omniprésent. Touche-à-tout génial ; taste-mottes averti. Je butinerai de nichemards en chaglagattes ! Battrai la folle mesure de ce con-sert-tôt. Bref, me montrerai digne de la confiance que ces demoiselles me laisseront placer en elles !

Rien qu’à la lourde, déjà, on pressent du luxe hautement artistique : la manière qu’elle est moulurée, son heurtoir qui représente une main de femme en bronze dans un doux geste masturbateur. Rebecca toque.

De l’autre côté de l’huis on entend de la musique sérieuse, de celle qui met en transe les amateurs éclairés et qui fait bâiller les autres.

— La surpatte est commencée, on dirait ? fais-je à mon hôtesse.

Elle hoche la tête sans répondre. La porte s’ouvre et une solide quadragénaire taillée à coups de hache surgit devant nous, un cigare entre les lèvres. Elle porte un blue-jean délavé et une chemise d’homme dans les écossais rouges. Ses cheveux sont coupés court. La dame fait de la couperose. Elle n’a pas de poitrine mais un gros dargif carré. Ses manches sont retroussées. Une montre d’homme (et de plongée) accentue l’épaisseur anormale de son poignet.

Elle nous regarde d’un air maussade, moi surtout, comme si j’étais un ordonnateur de pompes funèbres qui se serait gouré d’étage et viendrait lui livrer un cercueil destiné au voisin d’en dessous.

— ’Soir, Nini ! lance Rebecca avec une désinvolture qui sonne un peu faux.

L’autre ne s’écarte pas pour autant.

— Qu’est-ce que tu ramènes là ? grommelle-t-elle en me désignant d’un hochement de tête qui fait s’écrouler la cendre de son havane.

Vous parlez d’un comité d’accueil ! Une vraie ogresse, cette madame ! Pour mézigue, toujours informé de l’humain, c’est un trait de lumière ! La brutale révélation ! Je pige la regimbe de la môme Rebecca, tout à l’heure, au moment où j’ai essayé de lui enseigner la première figure de mon patinage artistique !

Sa pruderie ? Une rigolade ! Passez-moi la jeune fille sérieuse ! Elle se nourrit de gigot à l’ail, m’zelle Nitouche ! Doit être en ménage avec la veuve Clito. Ces donzelles se dégustent nature !

Y a bectage de frifris à la maison. On travaille dans la muqueuse sur le quai d’Orléans. Le refuge des pourléchés-pour-compte. Ça se tricote des cache-nez en poil de triangles chez les bonnes mademoiselles ! D’un regard, je vous dis, ça m’évidence. Et l’autre vache au cigare qui renaude : « Qu’est-ce tu ramènes là ! » Non, mais sans blague ! Je me suis pas farci cinq étages à pincebroque pour me faire recevoir comme une fiente de pigeon sur un revers de veste.

— Excusez-la, cher monsieur, je rétorque à l’ogresse, cette bonne jeune fille m’a trouvé, grelottant de froid sous le porche de votre immeuble et, saisie de pitié, elle m’a fait monter pour me donner un quignon de pain.

Rebecca éclate de rire, ce qui n’est pas du goût de sa partenaire.

— Tu le trouves drôle ? demande-t-elle. Moi, l’humour de l’escalier, et c’est le cas de le dire, je t’en fais cadeau !

La moutarde continue de m’envahir le tarin.

— Il n’a pas l’air folichon, votre grand-père, dites donc, Rebecca, renchéris-je. Je comprends que vous soyez tentée d’amener des matous chez vous pour faire diversion. Enfin, comme je ne veux pas qu’on vous prive de dessert jusqu’à la fin du mois, je vous quitte. Bonsoir, m’sieur-dame !

Là-dessus, je décris un demi-tour à droite, droite ! impeccable et me mets à dévaler l’escalier.

J’atteins à peu près le troisième étage lorsqu’une voix tombe des hauteurs.

— Hé ! qu’est-ce qui vous prend ?

Je m’arrête et brandis vers le toit mon physique de théâtre. De la cendre de cigare me pleut dans l’œil. Tout là-haut, penchée par-dessus la rampe, j’aperçois la chemise écossaise de dame Nini.

— C’est à moi que vous parlez, mon colonel ? m’enquiers-je.

— Vous me faites un drôle de teigneux dans votre genre, déclare la voix des cimes. Allez, crâne de pioche, remontez qu’on fasse un peu mieux connaissance !

Là-dessus, le buste de la gougnasse disparaît. J’hésite un brin, très peu, mais étant d’un tempérament curieux, je me dis que je ne risque rien (et surtout pas d’être violé) à remonter.

Rebecca est seulâbre sur le palier. Elle me sourit triste, un peu gênée ; on le serait à moins !

— J’avais oublié de vous prévenir que Nini a un caractère de cochon. Mais elle a aussi un cœur d’or et il faut pas trop prendre garde à ses rebuffades.

— C’est votre mari, mon petit loup ? je questionne hardiment.

La môme rougit comme un portail de fer qui vient de recevoir sa première couche de minium[1].

— Je ne comprends pas vos insinuations ! proteste-t-elle.

— Bien sûr que si, dis-je, puisque, précisément vous les prenez pour des insinuations. Fallait le dire tout de suite que vous pratiquiez la retenue à la source, ma chérie, je ne vous aurais pas importunée de mes ardeurs de cerf-violent. Je comprends les choses, moi, vous savez ! Je sais que toutes les gousses sont dans la nature !

Elle hausse les épaules et me fait entrer.

L’appartement est comme je raffole. Avec des pierres apparentes, des poutres énormes et des décrochements un peu partout. On gravit cinq ou six marches et on déboule dans une vaste pièce où pêle-mêlent des meubles Haute Epoque, des sculptures de César et des toiles de Vasarely[2]. D’immenses canapés de huit mètres carrés de superficie constituent des îlots de langueur où des dames se prélassent, tendrement enlacées.

Elles sont une demi-douzaine, pour ne pas dire au moins six, jeunes, belles, bien faites, qui boivent des drinks en se tenant par la taille ou par le cou.

Votre San-A., mes bonnes grands-mères, de débouler au milieu de ce singulier cheptel, ça lui fait un peu comme à un pêcheur à la ligne qui voudrait rattraper du goujon dans la rivière de diamants de Mme Boussac. Il se sent démoralisé, sans espoir, à cligner des châsses.

La virago au cigare est en train de verser du scotch dans un grand verre en cristal taillé (entre parenthèses, j’aimerais bien me tailler également).

Elle me le présente en rigolant.

— Allez, sans rancune, fait-elle. Ben, tu nous présentes ta conquête, Rebecca ?

— Monsieur San-Antonio ! annonce à la ronde ma petite camarade.

La mémère au gros dargif mal équarri me serre la louche. Elle a une poignée de main de catcheur, c’t’ogresse ! C’est pas pour en remettre, mais elle est guère laubée. A se demander ce que la gentille petite môme trouve de raffolant dans cette anomalie ambulante. J’ose pas imaginer leurs z’étreintes, mes sœurs ! Mon cervelet poisse, rien que d’évoquer la chose. L’horrible mégère hermaphro qui te gloutonne ce joli petit sujet, ah, calamitas ! C’est quand même phénoménal, la reluisance, non ? L’absurdité monstrueuse des accouplements.

Notez que ça entretient l’optimisme. Tu peux devenir vieux con adipeux sans trop mouronner en sachant que tes chances d’annapurner une jouvencelle restent intactes. T’abordes le délabrement la tête haute et la zézette glorieuse.

J’accepte le verre. Je salue à la ronde. Les regards qui se posent sur moi sont aussi bienveillants que ceux qu’un marchand de porcelaine accorde à un monôme d’étudiants déboulant dans sa boutique. Quelques sourires torves accueillent mes paroles de courtoisie. J’entends des chuchotements. Une rouquine qui ressemble au Prince Charles, mais avec un peu plus de moustache, pouffe en me défrimant d’un œil cynique.

— Vous voulez voir la terrasse ? me propose Rebecca, sentant que nous baignons dans de l’extrait de malaise.

— Je n’aspire qu’à cela ! affirmé-je.

Disparue la godanche proverbiale du bonhomme ! Je me sens plus chaste que la photographie de sainte Blandine. Comme si j’avais une pelle à gâteau à la place du scoubidou verseur ! La peinardise absolue ! Un désert dans l’Eminence !

Nouvel escalier, plus étroit que les précédents. On atteint une chambrette capitonnée, toute blanche (avec des poufs au lieu de pafs). La bonbonnière luxueuse, propice aux batifolages délicats. Des gravures lascives sur les murs. Ça représente des nymphes entremêlées.

Dans le fond de cette deuxième pièce, un petit escadrin colimaçonne jusqu’au toit. On aperçoit le ciel de nuit à travers un dôme de plexiglas. Rebecca grimpe la première pour ouvrir. Suivre une dame sur une échelle ou un escalier de ce genre, ça devrait être du gâteau, non ? Seulement y a ces saloperies de collants que je ne sais quel horrible sadique maso, quel profanateur d’humanité, quel pédoque exacerbé nous a inventés un jour dans un moment de délire. Et la bêtise insensée de ces idiotes qui sautent là-dedans à pieds joints ! Pressées de se maquiller un sexe en celluloïd comme les poupées d’autrefois ! A une époque où, justement, on leur sculpte la moulasse ou le bitougnet aux poupons de plastique pour faire plus vrai, plus vivant ! Au début je me suis fait un bout de raison. « C’est une mode, donc ce sera bref ! je me réconfortais. On les reverra bien vite, les jolis bas, les mignons porte-jarretelles, les culottes affolantes ! ». Chez Plumeau, oui ! Elles se complaisent dans leur cangue, les sottes ! Se déguisent en statues. Y a plus que les vieillardes qui obstinent, vaille que vaille, à porter bas et slip, les chéries, qu’à force on va finir par loucher sur leurs chefs-d’œuvre en péril, s’exciter la rétine sur leurs soldes défraîchis, les regarder sortir de bagnole, même, nom de Dieu ! On prendra goût aux flasques Carabosses, je vous annonce, mes gourdes ! et ce sera tant pis pour vous !

Vous moisirez dans vos panties. Et à force de jouer les Jeanne d’Arc en armure vous finirez par rester pucelles !

Je vous disais que l’escalade tire-bouchonneuse sur les talons de Rebecca ça me rémoustille le compteur bleu. Elle a des jambes sublimes depuis leur source jusqu’à leur delta. Et toujours ce valseur dont le balancement m’a fasciné dès notre première rencontre. Chez les frangines, y a toujours un trac qui d’emblée t’accapare l’attention. Chez les unes c’est un strabisme, chez d’autres la bouche ou bien leur érudition, leur manière de cuisiner ou d’appartenir au jury du prix Fémina.

Ben, chez Rebecca, sans conteste, c’est son mignon dargiflet qui m’a branché. J’enrage à l’idée que c’est la grosse Nini qui en a l’usufruit. Filer ce bijou rare à ce mannequin de chez Olida, c’est une vraie agression contre la nature et les bons sens.

On déboule sur la terrasse. J’exclame d’admiration car le spectacle est presque aussi féerique que le baigneur à Rebecca. Notre-Dame illuminée, le Panthéon, la chapelle Sixteen, et puis les toits de Paname à l’infini. Ses cheminées en cortège pétrifié. Un vrai bonheur pour la rétine de l’artiste que je suis.

— N’est-ce pas que c’est beau ! renchérit la jeune fille (car mon silence est éloquent).

— On ne s’en lasse pas, admets-je…

Elles ont bien arrangé leur terrasse, ces dames de la broutaille ! Y a des rosiers grimpants, des géraniums en bac, et aussi des meubles de jardin qui vous donnent l’impression d’être en vacances. Les roses font tout ce qu’elles peuvent pour puer bon, mais l’odeur de Pantruche domine. Elle est tenace, la garce. Des vapeurs d’essence, des remugles de poubelles et de pissats de greffiers…

— Bon, je soupire après avoir reluqué le paysage et apprécié le clair de lune, en somme vous avez besoin de moi à quel sujet ?

Ma question, aussi abrupte que les falaises de Fécamp, fait blêmir mon aimable hôtesse. Malgré l’obscurité, je sens qu’elle blêmit car la blêmissure produit un léger bruit qui n’est pas sans rappeler celui d’une-enveloppe-décachetée-par-une-concierge-à-l’aide-d’un-rayon-habilement-glissé-dans-l’un-des-coins-supérieurs-roulé-en-direction-du-centre.

Elle reste immobile. Ses épaules se sont légèrement voûtées. Son mutisme ressemble à du Rouault : il est cerné d’un gros trait noir. Comme elle ne se décide pas, je passe en seconde :

— Car il est évident, chère Rebecca, que vous aviez ce qu’on appelle une idée de derrière la tête, en acceptant mon invitation d’abord, puis en m’amenant ici ensuite. Vous appartenez hélas, hélas, hélas, à cette catégorie de personnes qui préfèrent la compagnie et le contact des femmes à ceux des hommes et je suppose que le seul intérêt que vous pouvez trouver dans ma fréquentation est relatif à ma vie professionnelle. Ce dîner, ç’a été pour vous du temps perdu. J’ai eu l’impression, pendant que nous étions à table, que vous vouliez me dire quelque chose. Et puis ça n’est pas venu. Votre proposition de monter boire un verre, c’était une espèce « d’opération dernière chance ». On ne doit pas inviter chouchouille de julots dans ce harem. La preuve, ma présence sur votre paillasson a sidéré votre ogresse de charme. Mon petit doigt m’assure que si Nini m’a rappelé c’est grâce à votre intervention. Vous lui avez dit qui j’étais et ça l’a rebranchée sur la courtoisie. Tenez, ma poule : je suis rigoureusement certain que lorsque nous allons redescendre, vos greluses persifleuses seront tout miel et me feront patte de velours malgré leur répulsion. On parie ?

Elle ne moufte toujours pas.

— C’est si grave ? ajouté-je.

Elle a un début de soupir, rien de plus. M’est avis qu’elle n’est pas encore à point. Faut que je pousse les feux davantage.

— Voyons, gazouille San-Antonio en lui mettant fraternellement (puisqu’il n’y a pas moyen de faire mieux) la main sur l’épaule (puisqu’il n’y a pas moyen de la lui mettre ailleurs), voyons, petite tête, il faut vous décider ; ne m’avez-vous pas convié à grimper sur cette terrasse pour ça ? Tenez, autre chose encore… Ce matin, quand je vous ai rencontrée en train de tournicoter dans les couloirs de la Grande Taule, en réalité vous n’étiez pas perdue, non : vous hésitiez. Quelqu’un vous avait parlé de l’inspecteur-chef Martini et vous alliez le voir, non pas pour lui remettre un pli, mais pour lui raconter ce que vous n’osez pas me dire, Seulement vous ne lui avez pas cassé le morcif, à lui non plus. Je le connais, Martini : il a une gueule qui déclenche des crises d’urticaire chez les repris de justice les plus coriaces. On préférerait se confier à un mercenaire spécialisé dans le dépeçage des femmes enceintes plutôt qu’à ce gros vilain. Vous lui avez bredouillé une bourde quelconque (ça je le saurai demain) et vous êtes repartie. Le hasard m’a replacé sur votre route. J’ai joué les galantins, alors l’idée vous est venue de… de « m’essayer » comme confident. Mais ce que c’est dur à passer, votre truc, ma colombe ! Je suis cependant d’un abord facile, non ? Le genre de poulet de charme emballeur. Je connais un paquet de nanas qui commettraient des délits sauvages uniquement pour avoir le bonheur de me les susurrer dans le tuyau de l’oreille.

Rebecca se décide enfin à quitter son état semi-léthargique pour m’affronter. Son mignon visage triangulaire capte un rayon de lune que M’sieur Bon Dieu réservait initialement à l’éclairement des monuments de Paris.

— Vous êtes un policier très perspicace ! admet-elle.

— Et encore, tout ça n’est que broutille, ma chérie. Dans mes grands jours, vous me confiez le slip de votre cousine et je suis capable de vous dire sa date de naissance et son numéro de téléphone.

— Eh bien, puisque vous possédez de tels dons, monsieur le commissaire, cherchez ! fait-elle avec une brusque irritation. Vous occupez une position-clé. Quand vous aurez trouvé vous n’aurez qu’à m’appeler, je vais rejoindre mes amies.

Là-dessus elle reprend l’escadrin.

Je la laisse gerber. Question de standing. Ne jamais avoir l’air de s’accrocher, si peu que ce soit. D’ailleurs, il ne m’est pas désagréable d’étudier la situation à tête reposée.

Je me laisse tomber dans un fauteuil réalisé à partir de lames d’acier très flexibles.

Drôle d’aventure, non ? Le plus poilant, je peux bien vous le dire puisqu’on ne se cache rien, pas même l’heure qu’il est à nos montres respectives, c’est que cinq minutes avant de débouler sur la terrasse je ne pensais pas une broque de tout ce que je lui ai sorti. Faut croire que c’est stimulant, Paris-la-nuit. Pendant que je promenais mon petit travelinge circulaire au-dessus de la capitale, le déclic s’est fait dans ma tête altière. Parfois, un mari cocu depuis toujours a de ces réactions imprévisibles. Il saisit la bergère par le menton et lui dit, à brûle-pourpoint : « Tu me trompes. » Bien sûr, la dame répond que non et le mec la croit. N’empêche qu’il a eu son petit éclair. Rebecca serait montée au suif en m’écoutant, elle aurait réfuté mes dires, parole, j’insistais pas. Mais voilà, elle n’a rien objecté…

Il est de quel ordre, son vilain turbin, à cette friponne ? Elles ont débauché une petite fille de la maternelle, Nini et elle ? Ou bien écrasé un colleur d’affiches contre une colonne Morris ?

Elle est romantique, cette terrasse. Un bout d’évasion suspendu dans le ciel de Paris. Y a que l’odeur qui vous fait un peu dégoder le lyrisme. Plus on s’attarde, plus elle devient pernicieuse. Les roses ont beau se déballer la quintessence, ça fouette moche, faut convenir.

Pire que la poubelle et la pisse de chats conjuguées. Pire que le pétrole brûlé. Des bouffées ardentes vous agressent, par instants.

Pourquoi, avant de me mouler, Rebecca m’a-t-elle dit que j’occupais une position-clé pour trouver la raison de ses tourments ? Paroles sibyllines, non ? J’abandonne mon fauteuil pour vadrouiller sur la terrasse. On s’aperçoit vite que c’est en réalité une cage coincée dans la cascade de toits. On est pas « sur » la terrasse, mais « dedans » car elle est cernée d’un haut grillage. Décidément, cette ignoble odeur devient insoutenable.

« Un oiseau mort, songé-je. Sûr et certain qu’un pigeon s’est fait descendre en flammes par un matou de gouttière et qu’il achève de se décomposer derrière une cheminée. »

Mais je me dis ça, comme ça…

Je continue de fureter, de humer, de grimacer. Je tourne comme un ours en cage. Je suis un nounours, mes belles. Jetez-moi une carotte, je vous la rendrai ! Au carré ! Me faut pas dix minutes pour découvrir le pot aux roses (grimpantes).

Alors je fonce soulever le dôme de plexiglas.

— Rebeccaaaaa ! hélé-je gentiment.

Elle se tenait à portée de voix car elle apparaît presque immédiatement au pied du colimaceur.

— Oui ?

Elle a l’air anxieux et déjà malheureux d’une petite pensionnaire dont la dirlotte va sanctionner une bêtise.

— Venez donc un peu jusqu’à moi, miss Mystère, il me semble bien avoir trouvé la source de vos préoccupations.

La v’là qui se radine, craintive, le front bas, les yeux en plein strip-tease[3].

Elle pige que je ne bluffe pas en apercevant une chaise de jardin appuyée contre la palissade de bois peinte en vert qui délimite le fond de la terrasse, côté cour intérieure de l’immeuble.

— Ah ! bon, soupire-t-elle… Comment l’avez-vous trouvé ?

— Pas très frais, réponds-je.

CHAPITRE II PAF !

Quand je déclare qu’il n’est pas très frais, c’est parce que je suis bien éduqué. En réalité il est rance, que dis-je : faisandé !

Et moi, sombre truffe, qui vous racontais dans l’abominable et minable chapitre premier que c’était l’odeur de Paris !

Tu parles, Octave[4].

L’odeur d’un charnier, oui !

Y a des moments, je me demande si je devrais pas vous faire des dessins dans mes livres[5]. Ça irait plus vite. Cette économie de temps et de mots, mes fils ! Trois croquetons et c’est râpé, t’as campé ta scène. Tu leur dis : « Tiens, regarde ! » au lieu de te faire suer le vocabulaire et la sainte axe à leur expliquer des trucs qu’ils pigent pas ou mal. Où ça me gagnerait du temps, c’est dans les scènes frivoles. A la place de leur dire : « Je lui fais le Diable boiteux, le Bilboquet de la reine Henriette, et le Lézard rose des îles Aléoutiennes », zou : un dessin ! Au premier regard ils comprendraient ! Enfin !

Comme quoi vaut mieux être Sempé que San-Antonio et Rembrandt que Victor Hugo.

En ce moment, pour vous expliquer le topo, je vous échangerais volontiers la collection complète d’un schoïnopentaxophiliste[6] contre le coup de crayon d’Aidebert fils. Quand je pense qu’il me va falloir encore vous décrire ceci, cela, le topo, le reste, les bras m’en ballent. Ah ! je fais un métier difficile. Je comprends que la bande dessinée carbonise la littérature. On va de plus en plus vers une visualisation de la pensée. On se retrouve au point de départ : les fresques caverneuses, camarades ! Un jour je tracerai mon œuvre contre les tours de Saint-Sulpice. Déjà que je la griffonne, bientôt, je la graffitirai. Promis, juré !

Enfin, attelons-nous à la tâche d’un cœur léger et d’un geste péremptoire.

Causons d’abord de la terrasse. Elle est limitée à l’est par le mur de la maison contiguë, laquelle est plus haute que notre immeuble : au sud par le vide du quai, à l’ouest par le toit de la maison suivante et au nord par le vide d’une cour intérieure. Ce sera, si vous le voulez bien, mes chers petits, cette face que nous étudierons en détail. La terrasse est placée sur un méplat de la toiture. Ensuite celle-ci continue sa pente vers la cour, une pente très rapide, et qui décrit une ligne brisée.

L’ex-individu un tantisoit peu décomposé gît à l’angle du toit. Il occupe une position étonnante. Ma parole, vous verriez ça dans un film, vous diriez que le metteur en scène se martèle la colonne. L’homme a dévalé la première tranche du toit, mais un quéquechose impossible encore à déterminer a stoppé sa chute alors qu’il allait basculer sur la seconde pente (la plus rapide). Son buste est en équilibre au-dessus du vide. Ses bras sont tendus, en fourche, de part et d’autre de sa tête renversée. Le spectacle, surtout au clair de lune, est absolument terrible. Ajoutez-y l’odeur et vous trouverez que le cinoche d’épouvante ressemble en comparaison à l’art floral.

— Y a longtemps qu’il est là ? questionné-je à mi-voix.

Rebecca hausse les épaules.

— Je ne peux pas vous dire, je l’ai découvert avant-hier soir.

— Et vous n’avez pas prévenu la police ?

— Pas encore.

— Je peux vous demander la raison de votre silence, ma douce enfant ?

Elle prend une mine légèrement boudeuse, vous savez, comme ces petites filles perverses qu’on hésite à gifler ou à violer.

— J’avais peur.

— Pour qui ?

— Pour Nini.

— Parce que c’est elle qui ?…

Elle sursaute.

— Grand Dieu, non ! Elle ignore même qu’il est ici ! Alors là, je ne sais pas si vous êtes de mon avis, et d’ailleurs je m’en contrebranle, mais j’estime que cette souris dépasse la mesure.

— Vous voulez me faire croire que votre grosse bâfreuse d’entre-deux ne s’est rendu compte de rien ?

— Elle me l’aurait dit.

— Tandis que vous, vous lui taisez l’aimable découverte.

— Ça n’est pas pareil.

Ce qui tendrait à faire croire que Nini est franche, et que Rebecca ne l’est pas de l’aveu même de cette dernière. Je la contemple pensivement. Drôle de pastaga, mes chérubines. Il y a dans toute cette horreur une espèce de puérilité désarmante.

— Si vous me racontiez tout, dans l’ordre et le détail, vous ne croyez pas que ce serait une bonne chose, Rebecca ?

— Je veux bien ! déclare-t-elle avec une spontanéité qui balaie tous ses précédents atermoiements.

Les bonnes femmes, elles sont commak : l’innocence à portée de main. Elle leur vient aussi vite que la peau rougit lorsqu’on se gratte. Chez elles, la vertu est endémique.

— Alors, je vous écoute.

La gosse se recueille, ce qui est de bon ton lorsqu’on se trouve en compagnie d’un cadavre aussi incontestable.

— Avant-hier soir, je suis montée sur cette terrasse, comme je le fais presque tous les soirs avant d’aller au lit.

— Et alors ?

— Quelque chose brillait dans la pénombre. Là…

Elle désigne la palissade de bois vert.

— Je me suis approchée et j’ai constaté qu’il s’agissait d’un lambeau de poignet de chemise auquel était encore fixé un bouton de manchette en nacre. Vous ne pouvez pas savoir combien ce… cette chose était terrible. Mon premier mouvement a été pour appeler Nini.

— Et votre second ?

— Auparavant, j’ai préféré décrocher ce bout de manche. Pour cela, j’ai dû grimper sur une chaise et c’est alors que je « l’ai » aperçu.

— Vous le connaissez ?

— De vue…

— C’est-à-dire ?

— Je l’ai rencontré plusieurs fois dans le quartier.

— Que faisait-il ?

— Il peignait d’horribles croûtes, près du pont de la Tournelle généralement. Vous savez ? le chromo classique : Notre-Dame, les quais…

— Quel genre de type était-ce ?

Elle réfléchit et hoche la tête :

— Eh bien, à vrai dire…

— Oui ?

— Pas de genre bien défini. Il ne ressemblait pas à un rapin mais à un étudiant prolongé, du genre de ceux qu’on rencontre aux abords des Facultés et qu’on prendrait plutôt pour des professeurs.

— Vous lui avez parlé ?

— Jamais.

— Très bien, continuez…

Nos relations ont soudain pris un tour nouveau. Il est redevenu flic, le beau San-A. Adieu les madrigaux, les baisers rentrés, les tricotins perdus, les sarcasmes. Incisif, abrupt, tel me voici brusquement. L’œil pesant, le ton sec. Je maîtrise mal ma nervouze. Pour vous résumer mon sentiment : j’aime pas. La môme qui découvre un cadavre sur son toit et qui attend plus de vingt-quatre heures pour informer la volaille (et en prenant quel biais, grand Dieu !) voilà qui me déplaît.

— Vous jugez de ma terreur ! J’étais pétrifiée, glacée…

— Et tout, et tout ! complété-je cyniquement. Là-dessus vous avez jeté la manchette par-dessus la barrière et vous êtes allée vous coucher comme une grande fille bien sage sans souffler mot à quiconque. J’espère que vous avez bien dormi ?

Ses yeux s’emplissent de larmes.

— Ne soyez pas méchant, supplie-t-elle.

— Je ne suis pas méchant, mais dérouté, ma jolie. Votre conduite est du genre phénoménal. Faut une certaine santé pour taire une découverte de ce genre.

— Essayez de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— Mon état d’esprit. Ce mort… Tout de suite j’ai imaginé le scénario suivant, le seul qui me parût plausible : cet homme s’était introduit chez nous pour cambrioler pendant notre absence. Le brusque retour de Nini l’avait affolé. Il s’était caché sur la terrasse. Ensuite il avait tenté de fuir par les toits… Et puis, au moment où il escaladait la barrière, le poignet de sa chemise s’était accroché à une pointe de la palissade. Voulant se dégager il avait perdu l’équilibre. Seulement, à la réflexion, ça ne tenait pas. Pour fuir, il aurait choisi ce côté-ci où les autres toits sont faciles d’accès, et non pas le côté du vide ! En outre, s’il était tombé sur les tuiles en franchissant la barrière, il ne se serait pas tué et aurait appelé au secours. Je suppose qu’il était déjà mort lorsqu’il a quitté notre terrasse, car il a une grande tache de sang sur la poitrine et une plaie au cou. Bref, on l’a assassiné ici… Ensuite on a voulu le balancer dans la cour. Seulement il n’est pas tombé…

Je l’écoute avec intérêt. L’examinateur captivé par le brillant sujet !

— Bravo, vous êtes douée pour la déduction.

— N’importe quelle personne à peu près sensée serait parvenue à la même conclusion.

— En somme, vous pensez qu’on l’a tué ici et qu’on a voulu balancer sa carcasse par-dessus bord ?

— Voilà.

— Qui, Nini ?

Elle me toise hardiment.

— Vous êtes fou !

— Pourquoi ? Vous y avez bien pensé, vous !

— Moi ! suffoque-t-elle.

— Sinon quelle autre explication donner à votre période de silence ?

Vaincue, elle fait quelques pas en rond autour de moi.

— En vérité, dit-elle, je n’ai pas cru Nini coupable un instant, mais j’ai pensé qu’on allait tout de suite la suspecter, vu qu’elle ne quitte pratiquement pas la maison.

— Vous avez des domestiques ?

— Une femme de ménage, le matin ; une vieille pipelette du voisinage.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit à Nini si vous étiez convaincue de son innocence ?

— Oui, pourquoi ? murmure-t-elle, ce qui est, en soi, et vu les circonstances, le comble de l’habileté ; on dirait qu’elle ne s’est pas encore posé la question.

— Pourquoi ? reprend-elle. Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises…

Faut le faire, non ?

— Ce qui m’a retenue, je suppose, c’est la peur du scandale. Nini est un être entier, spontané, vous avez pu le constater. Elle aurait immédiatement prévenu la police… »

— Mon Dieu, n’était-ce pas la sagesse même ?

— Peut-être, pourtant j’ai senti confusément que cette chose était très délicate et qu’il valait mieux pour tout le monde, y compris pour les enquêteurs, s’en occuper avec précaution. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Je plonge à pieds joints dans son regard, et, croyez-moi ou allez vous faire sodomiser chez les lamas (pas ceux du Tibet, ceux des Andes) mais le plus fort, c’est que je trouve qu’elle a raison. Affaire biscornue, subtile, peu banale. Affaire à prendre avec des pincettes. A manœuvrer comme de la dynamite. Après tout, elle a bien fait d’agir ainsi, cette petite mère. Les gens ont toujours tendance à rameuter la garde dans ces cas-là. On enquête alors en fendant la foule des journalistes et des curieux, sous la loupe monstrueuse de l’opinion publique. Je ne déteste pas le calme. Prendre son temps est aussi important que prendre son panard. D’ailleurs ça se rejoint dans la volupté.

— Parce que vous l’imaginez de quelle manière, le déroulement des opérations, Rebecca ? demandé-je. On repêche votre barbouilleur au lasso et on le descend discrètement dans la poubelle sans réveiller les voisins ?

Ma boutade l’irrite.

— Je ne sais pas, mais il me semblait…

— Quoi donc ?

— Que les choses pouvaient… s’organiser dans le calme.

— Qui vous a donné une recommandation pour l’inspecteur-chef Martini ?

— Mon patron.

— Vous lui avez confié vos angoisses, à votre singe ?

— Bien sûr que non. J’ai inventé une histoire de neveu délinquant (qui existe d’ailleurs) au sujet duquel je voulais tenter une démarche…

— Et en fin de compte c’est de lui que vous avez parlé à cette gueule de raie de Martini ?

— Oui.

— Lequel vous a déclaré que le garnement méritait la guillotine ?

— A peu près…

Sur la gauche, la Tour d’Argent brille de tous ses feux et cristaux, j’aperçois même un maître d’hôtel en train de cuisiner pompeusement son canard au sang numéro 188965374301 derrière son rade druidique, ainsi que la silhouette nonchalante de Claude Térail en tournée de poignées de main parmi ses clients.

L’odeur de la mort, envahissante, effroyable, déshonore nos narines. Je contemple le pont de la Tournelle, là en bas… Le mort s’y installait pour barbouiller des toiles. Un gars bien mis, pas le genre rapin, plutôt le style prof de Faculté. Ce garçon, à la suite d’un coup fourré, est en train de pourrir sur un toit de l’Ile Saint-Louis. Comment est-il venu jusqu’à la terrasse de mes deux gougnes ? Qui l’a tué ? Qui a eu la force de le soulever pour le virguler par-dessus la palissade verte ?

— Dites, mon cœur, les gonzesses, là en bas, c’est quoi ? demandé-je d’un ton rêvasseur.

— Des amies à nous…

— Copines de boulot ou de partouzettes ?

Rebecca renonce à s’indigner. Vaincue par la fatalité, elle se soumet.

— De vacances. Nous faisons partie d’un club qui met au point des voyages en groupe, comprenez-vous ?… Une année, on loue une villa en Espagne, une autre année, c’est dans une île grecque…

— Lesbos ? lâché-je spontanément.

Doit être assez particulier, leur club, à ces dadames. Quelle dégustation de craqueluches, mes bichettes ! Tiens, goûte si elle est à point ! J’imagine les merveilleuses soirées au clair de l’une avec la mer qui roule (et qui amasse mousse).

— Vous vous réunissez souvent ?

— Pas tellement. Ce soir il y a séminaire pour décider des prochaines vacances.

— En ce cas, décidez vite et renvoyez les séminaristes dans leurs foyers, j’ai besoin d’avoir place nette car je déteste qu’on copie par-dessus mon épaule pendant que j’enquête ! Cela dit, puis-je téléphoner à tête reposée ?

— Il y a un poste dans notre chambre, juste au-dessous.

* * *

Vautré sur le lit de mes deux donzelles, j’écoute carillonner la sonnerie du Gros.

Un parfum de tubéreuse flotte dans la chambre. Le couvre-lit est en fourrure et renifle encore la chèvre. Son odeur lutte avec celle des fleurs, puis gagne.

Voilà huit fois que le bigophone de Sa Majesté stride dans un néant caoutchouteux. Il semblerait, braves gens, que le couple infâme soit de sortie, mais au moment où je vais raccrocher, un fracas me désagrège le tympan. Ça ressemble à l’écroulement d’une pile de casseroles, ponctué par le déferlement d’une immense vague. Fille d’ouragan, petite-fille de typhon, sœur cadette de tempête, cette vague m’apporte une voix.

Etant homme à prendre mes responsabilités, je décide qu’il s’agit d’un organe féminin.

— Alors, quoi, bordel de Dieu, y a plus moillien de dormir tranquille ! tonne cette voix. Ce qui est une traduction béruréenne du mot par trop laconique et conventionnel de « Allô ».

— Berthe ? fais-je en surveillant ma modulation de fréquence.

— Et après ? rétorque la réveillée.

Nullement rebuté, je m’extirpe des ficelles les inflexions les plus soyeuses afin d’amadouer la houri.

— Je suis navré de vous importuner, ma très chère Berthe. Je sais que je viens d’interrompre un bien délicat spectacle, mais il est indispensable que je parle d’urgence à votre époux. Voulez-vous avoir la bonté de me le passer, je vous le rendrai.

— Vous le passer ! ronchonne la Gravosse. Et comment t’est-ce que je pourrais vous le passer, puisqu’il est avec vous ?

« Ah bien, songé-je, déçu, ce soir Alexandre-Benoît trompe donc madame. »

— C’est vrai, conviens-je, il est avec moi et je n’y prenais pas garde, suis-je étourdi. Lorsqu’il m’aura quitté pour regagner le doux nid conjugal, voudrez-vous lui dire de venir me rejoindre quai d’Orléans, je vous prie ?

Je lui donne l’adresse et j’ajoute.

— N’oubliez surtout pas : ça urge. Et pardonnez-moi encore d’avoir interrompu un rêve voluptueux dans lequel j’aimerais pouvoir me glisser sur la pointe des pieds. Mes hommages nocturnes, ma belle Berthe. Je baise vos jolis doigts fuselés.

Je raccroche avant qu’elle ait eu le temps de réagir.

D’après mon estimation personnelle, Sa Majesté risque de connaître quelques tracasseries matrimoniales cette nuit. Si toutefois elle se couche avant que le soleil ne se lève !

Désappointé comme un employé en chômage[7] par l’absence de mon camarade, je décide de me rabattre sur Pinaud. N’en concluez pas trop hâtivement que je préfère le Gros à la Vieillasse ou que les qualités professionnelles du premier priment à mes yeux celles du second, il se trouve simplement que Béru me survolte alors que Pinuche aurait plutôt tendance à m’endormir.

Cette fois, on décroche dès le premier appel et une quinte de toux fait « Allô » en catarrheux. Bien que parlant imparfaitement cette langue, je lance un frémissant :

— Alors, vieille noix, on largue ses éponges ! qui stoppe net l’irritation respiratoire de mon correspondant.

— Qui demandez-vous ? s’inquiète alors une voix de femme au bord du mécontentement.

— Monsieur César Pinaud, réponds-je.

— Je suis madame Pinaud !

Mince, sa rombière ! C’est pas qu’elle soit désagréable, la mère Pinauderche, seulement je ne sais jamais quoi lui dire. La vie est bourrée de gens avec lesquels il m’est quasi impossible de communiquer. Lorsque je leur ai parlé du temps et de leur santé, je reste foncièrement en rade de sujets. J’ai beau me chatouiller la pensarde, inscrivez macache : ça ne vient pas.

Je dis à l’épouse du Déchet ma navrance de l’appeler si tard, et tout et tout, ensuite de quoi je lui réclame son fantôme.

Un silence suit. Et puis la chaisière du fossile déclare d’un ton qui ferait éclater les pneus d’une locomotive :

— Etes-vous sûr d’avoir bien regardé autour de vous, commissaire ?

— Pourquoi ? m’enroué-je, d’une voix tellement pâle que si vous l’aperceviez vous la gifleriez pour lui donner des couleurs.

— Parce que, reprend la dame, si je me fie à ce qu’il m’a dit, il devrait se trouver en votre compagnie ! Mais je crois que j’aurais tort de me fier davantage à ce qu’il m’a dit, n’est-ce pas ?

Mince ! ça n’a pas l’air de s’arranger, on dirait. Qu’est-ce qui leur prend à mes valeureux collaborateurs, de foiriner sous mon label cette nuit ?

— Effectivement, m’empressé-je, nous étions ensemble jusqu’à tout à l’heure pour une enquête délicate… Et qui hélas va m’obliger à le mobiliser de nouveau. Dès qu’il rentrera demandez-lui de venir me rejoindre 812[8], quai d’Orléans, au dernier étage. Avec mes regrets de vous avoir importunée, chère amie.

Je fais fissa pour raccrocher.

Ah ! les misérables ! Tous les deux ! Voulez-vous parier qu’ils sont ensemble ? Beurrés comme la Normandie ?

Je regarde le téléphone, indécis. Mon devoir est de prévenir mes collègues de la PJ. afin que « le système » entre en action, mais comme chaque fois, une force mystérieuse me retient. Moi, vous me connaissez ? Je suis un accapareur dans mon genre. Quand je déniche une belle affure ou une belle gonzesse, dard-dard je saute dessus.

Ma décision prise, je m’arrache à la fourrure tentaculaire de ces dames et je dévale l’escalier.

Le « séminaire » est en cours de dislocation. Les miss lichouilles se prennent congé l’une des autres en simagrant des rouscaillances. Je sais pas quel prétexte Rebecca a choisi pour congédier ses visiteuses, toujours est-il qu’il lui vaut un tollé de protestations. Nini, surtout, monte au renaud.

— Il nous fait chier, ton flic, déclare-t-elle, il pourrait arranger les bidons de ton salopard de neveu pendant les heures d’ouverture… ou ailleurs !

Bon, me v’là renseigné. La petite frangine continue d’user de son prétexte initial. On dirait qu’elle manque un brin d’imagination, non ?

Je déboule dans la volière les mains aux vagues.

— Navré d’avoir sur vous un tel effet laxatif, déclaré-je. La mère Tatezy se retourne. Son regard reste embrumé de contrariété.

— C’est vraiment nécessaire que nos amies se barrent, oui ? bougonne-t-elle.

— Rien n’est nécessaire, chère amie, réponds-je, mais tout peut être utile. Venez donc un instant avec moi sur la terrasse pendant que ces demoiselles passent leur manteau.

La gravosse se renfrogne de plus moche[9].

— Et qu’est-ce qu’on va y foutre sur la terrasse ? Compter les étoiles ?

— Oui, et respirer le grand air des cimes.

J’ai beau lui sonder l’expression, je ne lis sur sa trogne morose qu’une fureur contenue et une solide aversion pour ma personne. Un bref instant, nos yeux restent soudés. Puis elle cède et emprunte l’escalier.

— Asseyez-vous ! invité-je en lui désignant un fauteuil.

— En somme, je fais comme chez vous ? ricane-t-elle.

Je ne relève pas l’allusion.

— Nini, c’est pour les intimes, dis-je, mais supposons que vous passiez en cour d’assises, le président vous appellerait comment ?

Un peu sec comme démarrage, ne vous semble-t-il point ? J’aime assez surprendre les partenaires de son acabit car j’ai horreur des vaches qui se prennent pour des matamores.

— Je pige mal vos astuces, répond-elle après un court silence. Mais c’en est peut-être pas une, si ?

J’allume un cigarillo.

— Je voudrais connaître votre identité, ma bonne Nini.

— Pour quoi faire ?

— Un rapport. Je peux pas me permettre de laisser des blancs comme dans le feuilleton-concours de votre canard.

Elle rechigne :

— Un rapport ! Mais tonnerre de Dieu, qu’est-ce que j’ai à voir avec le neveu de Rebecca, moi ?

— Rien, je pense, admets-je, et moi non plus. Otez-moi d’un doute : grimper sur une chaise ne vous donne pas le vertige ?

Elle doit commencer à me trouver cinglé, car elle s’abstient de toute réaction.

— Faites-moi le plaisir de monter sur le siège appuyé à la palissade, ensuite de quoi, vous verrez qu’on aura des choses à se dire. Ce qui manque aux gens, la plupart du temps, c’est un sujet de conversation.

Elle ne bronche pas. Je l’encourage d’un sourire.

— Mais si, allez, Nini ! il ne s’agit pas d’une blague.

Elle se lève, va à la chaise. Nouveau regard indécis à San-A. Nouveau sourire engageant de ce dernier. Elle grimpe.

— Et maintenant ? demande-t-elle.

— Maintenant, regardez !

— Quoi ?

— Regardez !

Je ne perds pas le moindre de ses faits et gestes. Je la scrute comme un savant mate des bactéries en train de se filer une avoinée entre les lamelles de verre d’un microscope. Comprenez-moi bien, mes truffes,il y a deux manières d’apercevoir le cadavre. On peut le découvrir comme quelqu’un qui sait qu’il est là, ou bien comme quelqu’un qui ne le sait pas. Pas moyen de truquer. Au contraire : jouer la comédie est plus révélateur.

Nini regarde.

Nini aperçoit.

Nini tressaille !

Nini se retourne.

A présent, je sais. Il me fallait ces quelques secondes de confrontation. Cette poussière de vérité. Œil de lynx, San-A. ! Excusez la vantardise du bonhomme. Le courant passe ou pas. Avec bibi, il passe.

Mon siège est fait !

Que dis-je : mon trône !

Nini ignorait la présence du mort sur son toit. J’en donnerais toutes mes mains à couper.

Alors ? demandé-je.

Vous la verriez, la virago, juchée sur son perchoir, avec son gros dargeot, son pneu de Strader au-dessus du futal, comme une bouée ; sa bouille d’adjudant-chef, ses socquettes blanches, ses souliers plats, son gros cul carré, la chemise dégrafée, son ceinturon de gendarme, ses meules géométriques, son ignoble fessier, ses miches en caisse d’horloge, son bassin aquitain, son prose cubique. Vous la verriez, reprends-je, vous éclateriez de rire. Vous vous disperseriez menu en postillons. D’une cocasserie féroce, énorme, lugubre ! Abasourdie de surprise. Elle s’en démantèle la gamberge.

Je lui tends une main galante pour l’aider à descendre de son piédestal. Elle trouve un relent de réflexe féminin, l’emparé, saute sur la terrasse et s’assoit.

— La petite salope ! gronde-t-elle tout à coup. Elle le savait ?

— Vous parlez de Rebecca ?

— Pourquoi est-elle allée affranchir un poulet au lieu de me prévenir ?

— Je crois qu’elle redoutait vos réactions.

— Comment ça, redouter mes réactions ? Elle ne s’imagine tout de même pas que je suis concernée par… par ça !

— Que vous soyez concernée ou non, « ça » se trouve sur votre toit, ma chère. Et « ça » avait son poignet de chemise accroché à votre barrière, preuve certaine que « ça » a été balancé depuis cette terrasse. Votre identité, please ?

— Virginie Landeuil.

— Vous connaissez le voltigeur ? ajouté-je en désignant le toit.

— Non.

— Vous en êtes certaine ?

— Absolument certain !

Et elle ajoute, assez sottement me paraît-il :

— Pourquoi le connaîtrais-je ?

— Vous avez une explication à proposer concernant sa présence, ici ?

— Non, je vois pas… C’est peut-être un type qui fuyait par les toits.

— Il se serait transpercé la gorge et la poitrine sur votre terrasse avant d’escalader cette barrière pour sauter dans le vide ?

— Il était avec quelqu’un… Des malfaiteurs en fuite, non ?

Elle récupère d’un bloc et explose :

— Enfin, merde, c’est votre boulot ! En tout cas, j’exige qu’on enlève ce type d’ici ! Prévenez les pompiers, ou qui vous voudrez, mais déblayez mon toit ! Je parie qu’il est là depuis plusieurs jours ! Ça pue tout ce que ça peut ! Par moments, y avait de ces bouffées, dans la journée ! Je me demandais d’où elles provenaient, si j’avais pu me douter ! Et cette petite conne de Rebecca qui… Je vais lui dire deux mots, à celle-là. Je vous jure qu’elle me la copiera !

Elle s’élance déjà. Je la retiens d’une main d’acier non gantée de velours.

— Hé, pas si vite ! Voilà que vous me quittez au moment où on pourrait échanger des aperçus imprenables.

Nini essaie de se dégager avec brutalité.

— Que voulez-vous que je vous dise ! J’ignore tout de ce micmac insensé !

— Mais non, Nini. On croit ignorer des gens ou des choses, en réalité on les connaît sous des pseudonymes… Si vous appelez un chat un chien, faut attendre qu’il miaule pour revenir de votre erreur.

Et à brûle-pourpoint, j’enchaîne :

— Rebecca le connaît, elle !

— Sans blague !

— Elle l’a aperçu, dit-elle, à maintes reprises dans l’île. Il peignait sur le pont de la Tournelle ou sur les quais, ça ne vous rappelle rien ?

Elle hausse les épaules.

— Je sors très peu et je suis tellement distraite qu’il m’est arrivé de croiser ma propre sœur sans la reconnaître, alors les barbouilleurs en plein air, vous pensez…

— Il vous arrive tout de même de mettre le nez dehors ?

— Pour les courses, sur le coup de midi. Quelquefois nous allons au spectacle.

— A quoi occupez-vous vos journées ?

Elle écarquille ses beaux yeux pollués.

— Ben, je compose…

— Et vous composez quoi ?

— Mais, des chansons, mon vieux. La petite ne vous l’a pas dit ? Georges Campary, c’est moi ! J’ai plus de tubes à mon palmarès qu’une entreprise de plomberie. Le dernier casse la baraque, vous savez ? « T’es sain, Tessin, tes seins sont saints », c’est de moi ! Il dégueule de tous les juke-boxes.

J’opine en ponctuant d’une mimique complimenteuse.

— Pendant que vous faites vos courses, quelqu’un reste à l’appartement ?

— La mère Lataupe, notre femme de ménage.

— Et les soirs de sortie ?

— Naturellement il n’y a personne.

— Ces derniers jours, vous n’avez pas constaté quelque chose de particulier, voire de troublant, ici ?

— Rien de rien, mon vieux.

Voilà que je suis devenu son « vieux » à cette grosse bougresse. On est toujours le vieux de quelqu’un.

— Vous êtes allées au spectacle, récemment ?

Elle réfléchit, se fouille, sort de sa poche une boîte d’allumettes, en tire une du petit étui de carton et se met à fourgonner entre ses ratiches qu’elle a très espacées.

— Attendez, y a quatre jours, non, cinq, nous avons assisté à la générale de l’Olympia.

— Parlez-moi un peu de Rebecca, maintenant.

Elle fronce ses gros sourcils, crache des choses indéfinissables et grommelle :

— Que voulez-vous que j’en dise ? C’est une brave gosse. Elle pourrait ne pas travailler, vu que je gagne bien mon bœuf avec mes conneries, mais elle va au charbon tous les matins comme une grande. C’est un signe, ça, non ? Les filles qui grattent sans nécessité absolue, ça dénote de leur part une belle moralité.

— Il y a longtemps que vous êtes à la colle ?

J’ai eu tort de la braquer. Elle se met à pomper plus d’air qu’il ne lui en faut pour assurer la vitesse de croisière de ses soufflets. Ça l’oppresse, Nini. Son cou de taureau se gonfle et une violeur se répand sur son mufle.

— Dites donc, vous pourriez travailler un peu votre vocabulaire à vos moments perdus. Ah, merde, les poulets ont beau se fringuer chez Ted Lapidus, ça reste des poulets. Brutaux systématiquement ! Par plaisir !

— Hé, du calme, monsieur le baron ! avertis-je. Si vous avez un autre mot pour qualifier votre gentil ménage, je suis preneur.

— Nous cohabitons ! tonne la teigneuse.

— A votre santé, me marré-je. Y a longtemps que la petite Rebecca se fait cohabiter par vous ?

— Huit ans.

— Déjà ! Comme le temps passe ! Vous l’avez kidnappée devant le lycée, non ? Au lieu d’entrer en sixième, elle est entrée chez vous ! Qui fréquente-t-elle ?

— Personne.

— Je crois savoir qu’elle a de la famille plus ou moins délinquante ?

— Une sœur mariée à un bijoutier de banlieue.

— Et le neveu pique les montres de son papa ?

— Plutôt les bagnoles. Un petit trou de balle qui n’a pas reçu son content de torgnoles au moment où il fallait les lui donner ! Rebecca se fait un sang d’encre, l’idiote.

— Il est en taule, présentement, le chérubin ?

— Je suppose. Ça m’agace tellement de la voir se ronger les sangs pour ce vaurien qu’elle s’abstient de m’en parler.

J’arrête là mon questionnaire car une tronche bien connue émerge de la trappe. Une bouille rubiconde, dérasée par l’heure tardive.

Faut le voir de chef, Béru, pour mesurer l’ampleur de cette face anomalique. Ses oreilles en conques marines, ses tifs graisseux sous le bord du bitos effondré, son nez comme un projet de groin, son regard couleur de rubis, sa bouche en forme de sandwich, ses pommettes sous lesquelles on voit circuler le beaujolais… Une vision burlesque, effrayante de vérité. La gueule de l’humain, il résume ! Il est le prototype formel de l’homme en péril mais qui l’ignorera toujours. Le péché originel dégouline sur lui comme de l’huile sur une ardoise. Il est tranquille comme goret dans son auge, Alexandre-Benoît. D’une sérénité animale, quasi glorieuse. Sa sérénité organique jette le trouble et assène l’objection.

Je considère un moment cette hure plantureuse au ras du sol, posée à nos pieds tel un ballon de football sur le point de penalty, terrible dans sa solitude et ses conséquences en devenir (ainsi que l’écrirait un grand philosophe que je sais).

On le croirait décapité, mon Bérurier, tellement sa tête semble avoir oublié son corps. Mais voici que le faciès s’anime. Que ses yeux clignent et que les lèvres s’écartent.

— Toi, fait une voix basse, sombre et pathétique, toi, mon fumier, tu me la copyright !

Sur ce préambule, il achève de jaillir. Sa masse s’enfle hors de l’immeuble, comme une baudruche gonflée depuis l’intérieur. Qu’est-ce qu’une baudruche ? Un gros intestin de bœuf ! Béru est une baudruche d’origine porcine, lui. A grand-peine il s’arrache au gouffre pour prendre pied sur la terrasse.

— Ça consiste en quoi, ce truc ? me demande Nini en me le désignant.

— Mon adjoint, fais-je, l’inspecteur principal Bérurier.

— Si vos adjoints vous traitent de fumier, je me demande quels noms vous donnent vos supérieurs, glousse la vachasse.

Le Mastar s’avance en titubant, comme s’il arpentait le pont d’un navire par gros temps. Ce soir, il ne semble pas avoir le pied très marin.

Il vient à nous comme une vache va à l’abreuvoir. Parvenu devant Nini, il la gratifie d’un salut qui serait militaire si le Gros portait un uniforme.

Me désignant à Nini, il déclame d’un ton difficile et qui sent la vinasse :

— Des peaux de zob comme cézigue, j’en ai encore jamais rencontré. J’en ai pourtant fréquenté, des ordures, le long de ma vie. Des grandes, des petites, des bossues, des en noir et des z’en couleur ! Si je devrais dresser la liste des salopes, des charognards, des fumarots, des salingues, des pourris, des carnes, des lopes, des vaches, des enfoirés, des puants, des pots-à-merde, des va-de-la-gueule, des endoffés, des gueules-de-raie, des têtes-à-claque, des fesses-de-rat, des sombres cons, des brasse-gadoue, des jésuitards, des punaises, des crabes, des zimondes, des tronches de gaye, des têtes de nœuds et des salauds que j’ai eu l’occasion de leur causer, si je voudrais dresser une telle liste, ça représenterait le Bottin ! Mais des plus pires que ce mec, on peut pas en espérer. C’est pas possible ! L’infection il est allé jusqu’au fin fond ! La dégueulasserie, il lui a franchi les bornes ! Une vipère lubrifiée ! Imaginez un pauvre Biafrais qu’aurait bouffé de la merde de rat malade du choléra et qui péterait ! Eh ben, ce pet, ce serait une odeur d’églantine comparé à ce bonhomme. La trahison, à ce degré, c’est plus vivable. On se sent dépassé ! Les bras vous tombent. La zézette se flétrit. On voudrait s’arracher les burnes et les poser sur sa table de nuit, près de son râtelier.

« Ecoutez, monsieur, poursuit Sa Majesté en cramponnant le bras de Nini, vous qu’êtes un homme, vous allez me comprendre. C’t aprême, je mets un mot sur le burlingue de l’individu qu’est à vot’droite. « Gaffe, mec, j’écrivais en subsistance, ce soir, je sors une nana et je vais dire à Berthe que tu m’as mobilisé pour une enquête. » Là-dessus, me voilà en java avec ma déesse, une crémière nouvelle de notre quartier, bien sous tous les rapports : la reine Juliénas des Pays Basques, si vous voyez le genre ? En plus jeune, en moins dodu, moins moustachu aussi. Bref, de la personne qu’a de quoi s’asseoir sur une marche d’escalier comme si ça serait un fauteuil-club. Des nichemards pareils à deux fois le ballon d’Alsace. Et puis un tempérament de lampe à souder. Pas du tout le genre de gonzesse qu’attend que ça se passe en matant le plafond. Non : de la gueuse qui contribue. Avec des frivolités espéciales, une technique que même la reine des putes sait pas que ça peut exister. Pas la pointure pour garçonnet ! T’as pas le module hercule, et tu l’entreprends avec un chibroque de comptable, elle croit juste que t’y fais de la cuponcture. Notez que c’est une femme réservée, malgré tout. La classe est là ou elle y est pas. Une dame peut te bramer des « Foumlatoute, mon goret » sans perdre un poil de sa dignité. Tout est dans l’intonation. »

Il essuie son front, humecte ses lèvres sèches au moyen d’une langue moins nette que des bottes d’égoutier-ayant-achevé-son-service et termine :

— Me jugeant paré, j’ai batifolé sans arrière-pensée. Belote et rebelote ! Dix de derche ! Ensuite de quoi t’est-ce je raccompagne ma crémière et je rentre chez moi ! Vous savez ce qu’il avait fait, pendant ce temps, l’affreux que voilà ? Un coup de turlu à ma légitime en lui disant comme quoi fallait que je vinsse le rejoindre ici ! Vous jugez de mon arrivée à tome ? Moi qu’étais censé turbiner avec lui !

Il ôte son chapeau pour nous produire une bosse agrémentée d’une estafilade sinueuse.

— Mordez les résultats, monsieur ! Et je vous cause pas des retombées à venir ! Berthe, un coup pareil, me faudra des semaines pour l’éponger, lui engourdir les rancunes. Cet abject-là, que j’ose même pas appeler mon chef, est un brise-ménage ! Un maniaque ! Je serais pichiâtre, je le picanalyserais avec des pincettes et un masque à gaz !

Comme, épuisé, il se tait, je juge opportun de me manifester.

— Je ne suis pas allé au burlingue cet après-midi, Gros. J’ignorais donc que je devais te servir d’alibi. Ceci posé, arrête tes confidences libidineuses et procure-toi une corde suffisamment longue et résistante pour qu’on puisse récupérer le mort gisant au bord du toit.

Béru, faut admettre, chez lui le sentiment du devoir prime tout.

— Le mort ? Quel mort ?

— Monte là-dessus et tu le verras, en même temps que Montmartre ! fais-je en désignant la chaise dévolue à la contemplation du défunt.

Il obéit.

— Mince ! s’écrie-t-il peu après. Mais c’est Vladimir !

Je bondis.

— Comment, tu le connais ?

— C’est un ancien client à moi !

Au moment où je vais le submerger de questions, une voix m’interpelle les talons :

— Vous avez besoin de moi, monsieur le commissaire ?

Ai-je bien dit « une voix » ? Oui ? Alors ce fut un lapsus (la moi et t’auras vingt balles). Peut-on qualifier de « voix » ce murmure glouglouteur, cette bêlerie d’enrhumé, ce solo de monocorde vocal ? Honnêtement je ne le pense pas, aussi vous prié-je de me pardonner cette exagération démesurée dans le choix des termes. J’extravagante facilement. A travers moi, la ficelle devient corde et la source murmurante torrent. Certaines femmes ont la main grossissante. Chez moi, c’est le verbe. On m’a surnommé le Riquet-à-la-Loupe de la littérature. D’aucuns, les minusculophiles, détestent mes outrances. Je suis ainsi bardé d’ennemis connus et inconnus. Il n’importe, j’ai confiance en nœuds. Qui m’hait me suivre ! Les imprécations stimulent alors que les louanges amollissent. Et puis les baisers sont souvent plus riches en microbes que les crachats.

Bien, passons. Surpassons ! Je vous disais, ce murmure, ce bêlement miteux, cette voix rouillée posée à ras de plancher…

Celle de Pinuche, nature.

Il est là, le fluet, l’anémiaque, le détergé, le fossile. Elle est là, la guenille, la friperie, l’amère loque. Là, un peu, pas trop, tout juste, à peine, à grand-peine. C’est un souffle ! Un microcoque ! Un rien ! De la barbe à papa ! Ses yeux ? Deux plissures dont la suppuration vient tout juste de cesser. Sa bouche ? Un anus démantelé que surmonte une humble broussaille d’altitude ! Ses joues ? Deux cactus concaves ! De menton, il n’y a plus guère. C’est un talon éculé, ravagé, quasi disparu, un moignon, un trognon de talon ! Sur le front plissé une mèche déjà grise s’obstine, aussi minable que la moustache. Les oreilles sont blafardes. Mais le chef-d’œuvre de cette frime de catastrophe oubliée, le donjon en ruine de ces ruines, c’est le nez. Il plonge, il sinue, il se pince, il n’en finit pas. Un tronçon de reptile ! Un bout de surplus équivoque, qui ne fut jamais quelque chose et ne sera jamais rien ! Un mystère imbécile de la nature ! Une stalactite de chair morte et de cartilage flasque ! C’est vert, c’est blanc, avec pourtant une roseur à son extrémité. En cherchant de près, on y découvrirait du jaune et, qui sait ? peut-être du bleu aussi ! Ça écœure, ça fait de la peine ! C’est suintant ! On devine que c’est froid ! On ne peut plus rien pour lui.

Comme j’observe la chose-Pinaud, elle répète en me balayant d’un regard qui, pour être à peine visible, n’en est pas moins glacial :

— Vous m’avez fait demander, monsieur le commissaire ?

— Qu’est-ce qui te prend de me vouvoyer ? demandé-je d’un ton rogue à la Vieillasse.

Celle-ci se hasarde laborieusement hors de la trappe.

— Après le tour que vous venez de me jouer, monsieur le commissaire, j’entends ne plus avoir avec vous que des relations purement professionnelles, déclare l’Evanescent.

Ah, non ! Classe à la fin ! Ma mèche de patience achevant de se consumer, j’explose ! comme l’écrivait il y a un certain naguère un membre fané de l’Institut.

— C’est de ma faute si tu vas courir le guilledou en assurant à ta légitime que tu es avec moi, dis, Baderne !

Pinaud époussette son pantalon car il a dû s’agenouiller pour se dégager de l’escadrin sans risquer de perdre l’équilibre.

— Permettez-moi de rectifier, bavoche le fantoche. Je n’aime pas être taxé d’immoralité devant des tiers.

Il désigne Nini.

— Monsieur pourrait se faire de moi une idée peu reluisante.

Comme la grosse gougne le regarde hébétée, il prend la curiosité d’icelle pour de la compassion et se confie à l’hébergeuse de cadavre sans plus tarder.

— Il se trouve, cher monsieur, lui dit-il, que j’ai été comédien, autrefois. Amateur, certes, mais de talent. J’ai eu l’honneur de jouer en compagnie de gens devenus fort célèbres par la suite, tels que César Pion, Geneviève Desbois, Octave Hodessus, Jean Passe, etc. J’ai conservé de cette période artistique un culte pour la profession d’acteur, aussi ai-je à cœur d’encourager les débutants en les aidant à dégager leur personnalité. Ainsi, présentement, me consacré-je à la fille de notre concierge, ravissante adolescente de trente-deux ans qui fera bientôt merveille dans des rôles d’ingénue libertine. Ma digne épouse prenant ombrage de la chose, force m’est de ruser pour préserver la paix de notre ménage. Voilà pourquoi, ce soir, j’ai téléphoné à la mère du commissaire San-Antonio pour la prier de dire à ce dernier…

— Je ne suis pas rentré chez moi, hé, Banane ! l’interromps-je.

Il n’en faut pas davantage pour le mettre en déroute.

— Pas rentré ? Ah, bon… Je me disais aussi… Franchement, ça m’étonnait de toi. Tu ne te prives pas de nous houspiller, de nous brimer, de nous humilier même, à tes heures, néanmoins la perfidie n’est pas ton genre. Il n’en reste pas moins que la stabilité de mon foyer se trouve gravement compromise.

Il se penche sur Nini.

— Je ne sais pas si vous êtes marié, cher monsieur, et, le cas échéant, j’ignore tout du caractère de votre épouse, laissez-moi vous dire que la mienne en possède un du genre difficile. A sa décharge, je dois convenir que la chère femme souffre d’asthme et d’une ulcération de l’estomac. Rien ne porte plus au moral qu’une gastrite.

Je lui frappe l’épaule.

— Va téléphoner à Mathias, Pénible ! coupé-je. Et dis-lui de radiner ici à toute pompe. Tu trouveras un appareil téléphonique dans la chambre du dessous.

Il sourit aux anges. Seul un bébé de moins de six mois peut exprimer cette béatitude comateuse.

— C’est plein de jeunes personnes ravissantes, en bas, souligne Baderne-Baderne, et je gage que certaines d’entre elles sont comédiennes ou le deviendront !

Tiens, elles ne se sont donc pas encore cassées, les greluses ? Qu’attendent-elles pour dégager la piste ?

Tout émoustillé, Pinuche entreprend une périlleuse redescente. Vieille pantoufle égrillarde ! Peloteur timoré ! Taste-croupe sournois, le Débris ! Encore un asphyxié matrimonial qui cherche à voler des goulées d’oxygène… Ah, ces pauvres attelages pour rois fainéants qui déambulent dans les ornières du quotidien ! Haridelles du mariage exténuées par la fuite des ans !

Pendant cet impromptu, Bérurier a commencé de démonter la barrière et une large brèche s’ouvre déjà sur le vide inquiétant de la cour obscure.

— Tu connais donc ce bougre, Gros ? reprends-je en montrant le cadavre.

— Je l’ai sauté y a quèques années !

— Belle mentalité ! exclame Nini ! Et vous viendriez railler nos mœurs !

— Ma chère amie, dis-je, dans notre jargon de flic, sauter quelqu’un signifie l’arrêter.

Béru a eu un sursaut.

Il abandonne sa barrière démantelée pour nous faire face.

— Quoi, « ma chère amie » ? fait-il en matant la pingouine. Tu voudrais entendre par là que ce monsieur est une dame ?

— Pour l’état civil et la sécurité sociale, oui ! confirmé-je ; mais dans la pratique, le doute subsiste.

— C’est marrant, ronchonne Sa Majesté, je me disais aussi… Pour un homme il a les cheveux coupés drôlement court !

CHAPITRE III POUF !

Alexandre-Benoît cause !

Car il ne parle jamais vraiment. Parler, c’est communiquer ; lui se répand. Il atteint ses interlocuteurs par un phénomène d’inondation. Il me cause de Vladimir — le nom de famille de la victime lui échappe. Un truc en « ski » selon lui. Polak ! Ou Ruskoff… Il ne sait plus… Il a eu affaire à l’homme[10] incidemment. Un coup de main qu’il a donné, pendant les vacances d’il y a trois ans, à nos potes de la brigade sauvage. Il s’agissait d’appréhender une bande de faux mornifleurs. Vladimir figurait au tableau de chasse, section artistique. On avait retrouvé à son domicile certaines planches reproduisant des biftons de cinq cents pions. Vladimir put prouver qu’un régisseur de cinéma lui avait demandé d’exécuter ce boulot pour les besoins d’un film et son coup s’était écrasé au bénéfice du doute.

— J’ai hâte de récupérer ce garçon, fais-je. Cours chercher un lasso !

Il disparaît.

Nous revoici de nouveau en tête à tête, Nini et moi. Elle a perdu son côté agressif. La réaction se fait et ce brave grenadier vadrouille dans des songeries moroses.

— Dans quelle branche travaille votre chère Rebecca ? demandé-je.

— Publicité. Elle est à « Néo-Promo ».

— Elle sort beaucoup ?

— Pas plus que moi. On ne se quitte jamais…

— Attendu que vous êtes toutes deux natives d’Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais ? chantonné-je. Cependant elle a accepté mon invitation à dîner sans trop se faire prier.

— Elle avait ses raisons…

— Elle vous les a fait valoir ?

— Elle m’a dit qu’elle devait voir quelqu’un d’important en compagnie de sa sœur et de son beau-frère au sujet de leur garnement.

— Car vous êtes jalouse ?

Nini sort de la poche de sa chemise un cigare logé dans un étui de métal et l’allume rudement, sans souscrire au rituel ordinaire.

— En quoi notre vie privée vous concerne-t-elle ? riposte le compagne de Rebecca.

— Quand on a une carcasse de bonhomme assassiné sur sa terrasse, votre vie privée devient publique à une vitesse grand « V », mon pauvre madame, c’est désastreux, mais c’est ainsi, le monde est féroce : les ennuis enfantent des ennuis. Ce qui m’intéresse, entre autres choses, c’est de bien connaître votre mode de vie à toutes les deux. Avant de chercher à savoir qui a tué le prénommé Vladimir, je dois comprendre la raison de sa présence chez vous ! C’est primordial. D’après vos premières déclarations, à l’une et à l’autre, vous, vous ne l’aviez jamais aperçu et Rebecca le connaissait seulement de vue. Rien d’anormal ne semble s’être produit ici. Pourtant, avant-hier soir, votre amie découvre un mort au-dessus de votre chambrette. L’attitude de la douce Rebecca est alors pour le moins étrange. Au lieu d’appeler au secours, elle garde pour elle sa macabre trouvaille comme l’écriront avant l’aube les journalistes. Elle laisse se faisander Vladimir avant de tenter quelque chose de timide et prévient la police par la bande, en faisant le grand tour. A croire qu’elle n’est pas consciente de la gravité de la chose et qu’elle espère l’arranger, comme on se fait sauter une contredanse par un copain de la Préfecture. Vous trouvez son comportement satisfaisant, vous ?

— Non, assure violemment l’ogresse, aussi allons-nous en avoir le cœur net ; venez avec moi !

Je la suis, plein d’espoir, en me disant que son autorité maritale obtiendra peut-être des résultats supérieurs à ceux que me vaudrait mon autorité policière.

Nous déboulons au pas de charge sur un spectacle qui mérite d’être apprécié des amateurs.

Effectivement, contrairement à ce que j’escomptais, les six copines de vacances du couple ne sont pas parties. Mieux : elles se sont mises à l’aise, entendez par là que l’une d’entre elles s’est dévêtue et drapée dans un rideau de fenêtre en velours de soie bleu. Elle fait face à Pinaud, lequel est également enchitonné dans le second rideau. La Vieillasse a posé son chapeau. La misérable végétation qui désole son chef s’y trouve collée par la sueur comme des algues vénéneuses sur un récif. Son nez est plus tordu que jamais, que dis-je : que toujours ! Les yeux clos, il déclame d’une voix pareille au coup de frein d’un funiculaire dont le câble vient de péter :

Et si tu peux calmer le courage d’Aegée,

Qui voit par notre choix son ardeur négligée,

Fais état que demain nous assure à jamais

Et dedans et dehors une profonde paix.

A quoi sa partenaire rétorque, comme il sied en pareil cas lorsqu’on entend interpréter le rôle de Créuse :

Je ne crois pas, Seigneur que ce vieux roi d’Athènes,

Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,

Mêle tant de faiblesse à son ressentiment…

— Non, mais je rêve, bordel de Dieu ! tonne Nini. Qu’est-ce que c’est que ce circus ? Où vous croyez-vous ? Au Français ? J’ai un cadavre à demi décomposé sur ma terrasse, les flics sur le paletot et le scandale au cul, et pendant ce temps ces connards décrochent mes rideaux pour jouer Médée !

Le spectacle s’arrête comme à l’opéra lorsque la basse noble, au lieu d’entonner son grand air, se met à gueuler au feu. Pinaud, pantelant sous sa charge de velours, a l’air aussi con qu’une valise sans poignée. Quant à l’héroïque Béru, il tente l’impossible, à savoir une justification de cette scène burlesque.

— Les rideaux décrochés, c’était pour récupérer les cordons, assure Sa Proéminence.

— Et comme je le supposais, j’ai appris qu’une de ces personnes suivait des cours d’art dramatique, bêloche Pinauche. Je n’ai pu résister au plaisir de l’auditionner !

Nini s’étrangle avec la fumée de son havane.

— Montrez-moi votre carte de matuche, mon vieux ! m’ordonne-t-elle, car j’ai des doutes, c’est pas possible que vous soyez réellement commissaire en ayant pour sbires des gugus de cet acabit.

Un grand désarroi emplit l’appartement. Ça ressemble à ces soirées joyeuses au cours desquelles un invité se brise les vertèbres cervicales en faisant le pitre. Le drame éteint mal les rires. La joie est un incendie tenace qu’il faut entièrement noyer pour en venir à bout. Il fléchit ici, pour reprendre là. Les flammes meurent pour mieux renaître dans leurs cendres. Moi, j’ai beau me dire qu’on baigne dans le macabre, dans le mystère, dans le lugubre, une énorme rifouille me taraude l’entraille à la vue de la frite impossible de Nini courroucée, son cigare battant la mesure entre ses dents grelottantes de fureur ! De Pinaud en vieux roi mage pour crèche d’asile de nuit ! De Béru, veste tombée, cravate dénouée, et dont les mains avides pétrissent à la volée un bras ou une épaule inattentifs à ses hardiesses ! Une harmonie prodigieuse dans le plus pur burlesque !

— Un cadavre sur la terrasse ! s’égosille l’une des donzelles. Tu plaisantes, ma Nini ! Un cadavre de quoi ? De chat, de pigeon, de piaf ?

— Un cadavre de gangster ! répond l’interpellée. Où est Rebecca ?

Je sursaute. C’est vrai, ça, la gosse n’est plus là.

— Elle a passé un manteau et dit qu’elle avait une course urgente à faire ! répond une rouquine.

Oh, que je déteste ça ! Brusquement, ces demoiselles pérorent, jacassent, tohu-bohutent en chœur et en cadence. Elles assaillent Nini de questions sans lui laisser le temps de donner des réponses ! Elles exclament leur stupeur, font le siège de Béru et de la Vieillasse pour savoir. M’interpellent ! M’interpolent ! M’interviouvent ! M’interceptent ! Six femelles curieuses, croyez-moi, ça équivaut à deux typhons, quatre ouragans ou huit tornades, au choix. On est pris à partie, aux parties, prêt à partir. On nous miaule des avidités. Ça jaillit à gauche, à droite, par en dessus, par en dessous. J’essaie de refouler le flot impétueux, de me tirer de la vague houleuse. Faut que j’avise, que je dispositionne. Rebecca a gerbé ! Où est-elle allée ? Quelle nouvelle lubie l’a saisie, cette bizarre souris brouteuse ? A-t-elle eu peur ? S’est-elle sauvée ? Alerte à toutes les voitures de police ! Verrouillez les gares, les aérogares, les péages, les ports salut, les bases de lancement ! Faut qu’on la retrouve, Rebecca… Y a urgence !

— Ecoutez, les filles, écoutez-moi ! je tente.

Mais elles n’écoutent pas parce qu’elles ont soif d’apprendre, ce qui peut sembler paradoxal ! Un trop curieux n’attend pas des réponses ; il pose des questions.

Va falloir échapper de leur gloutonnerie à coups de lattes et de tartes sur le museau ! Annihiler leurs questions en leur appliquant LA question.

Agir coûte que coûte avant que nos tympans se craquellent et que nos nerfs patinent.

Je me débats comme un beau diable ; comme un très beau diable. J’en catapulte une particulièrement fougueuse sur Béru. Elle le déséquilibre, cet être surchoix choit. Il tombe en entraînant Pinaud dans sa chute ! Le vieux gentleman cherche à se raccrocher à sa partenaire de naguère. Quatre culbutes ! Ça criaille, ça piaille, ça braille, ça morse ! Ça s’amorce ! Les uns veulent se relever au détriment des autres. Le frotti, c’est encore pire que le frotta ! Béru, côté sensualité, un rien le survolte ! Ces corps de femmes trémulsant sur sa bedaine lui chanstiquent la dignité policière ! Il devient dingue d’affolement glandulaire. Ses soupapes de sécurité se coincent. Le v’là qui pâme, qu’attrape des chevilles, qui tire sur des jupes. Deux autres dadames s’abattent ! Un enchevêtrement qu’arrive plus à extriquer, mes lieux. ! Six personnages en quête de hauteur ! Plus moyen de se relever ! Nini rameute la garde ! Elle crie « assez ! ». Mais ça ne cesse pas. Elle traite mes coéquipiers de gorets scrofuleux, de saloperies de mâles en chaleur ! Le Gravos embrasse de-ci, de-là ce qui lui tombe sous la bouche ! A la volée ! A l’avalée ! Au hasard ! Dans sa folie sexuelle, il roule une pelle à Pinuche ! Il mange un morceau de sweater (heureusement c’est du cachemire et ça glisse tout seul). La dinguerie du zobinoche l’empogne à bras-le-corps, à branle-encore ! Vite, un seau d’eau ! Les pompiers ? Non, trop risqué ! Il aimerait !

Je suis sur le point de perdre mon self-control lorsqu’une voix formidable retentit. Une voix toute pareille à un coup de canon tiré dans le défilé de Roncevaux. Une voix qui enniaise le tonnerre, qui foudroie les appareils acoustiques, rend vains les bels, les décibels de nuit, les Annabel de jour. Une voix qui répand la terreur, voix que le ciel, en sa fureur, inventa pour punir les crèmes de la Tire :

— J’en étais sûre ! Quécej’vouzavaidit !

Berthe Bérurier et Mme César Pinaud se tiennent dans l’encadrement de la porte. Implacables comme le destin ! C’est « Ce soir à Samarcande » ! C’est le vilain génie de la lampe Aladine qui fait philippine ! Ah, vision effroyable ! Cauchemar vivant ! Réalité en délire ! Elles ne s’impriment pas dans les rétines, ces vouivres : elles les sculptent ! Leur apparition sera d’emblée homologuée par Rome. Sa date restera à jamais dans la mémoire des hommes. Il y a, pour donner son impulsion et ses pulsations à la ronronnante vie quotidienne, des faits, des événements ! Ils servent de repères à l’humanité rampante. Ils la tirent du gris, ils animent son coma. Que signifierait le Vésuve si Pompéi n’avait été détruite ? Que voudrait dire la navigation si le Titanic n’avait coulé ? Qui comprendrait le mazout, sans la marée noire ? Elles sont terribles, les deux mémégères. A la fois catastrophe et sauvage salut ! Infernales et pourtant sublimes !

Il y a je ne sais quoi d’héroïque dans leur présence ici, à ces méménagères. L’on dirait des louves venues chercher leurs loups déguisés en garou (verewolf). Elles fascinent comme une exécution capitale, ces hardies déméménageuses. Ce qui trouble avant tout, c’est qu’elles soient deux ! Ensuite qu’elles soient si dissemblables ! Et puis aussi qu’elles soient endimanchées ! Elles se sont mises sur leur cent trente et un pour donner l’assaut, ces saint-cyriennes, ces sincères hyènes. Leur démarche revêt dès lors un caractère sacré ! Le courage en gants blancs, c’est deux fois du courage. La mère Pinaud surtout force le respect. Vous souvenez-vous de Mme Yvonne, jadis, quand elle allait chez Fauchon faire le marché ? Eh ben y a un peu de ça. Du sombre, du sobre, de la dignité blafarde ! Du deuil préalable ! De la sévérité mansuète. Elle porte un tailleur gris anthracite, dame Pinuche. Un chapeau à aigrette. Elle a de longs gants gris. Des souliers plats. Des bas de coton, un parapluie, un sac à main, l’air de suivre un corbillard, l’agonie au fond de la prunelle, des silices partout, des maux endurés, des mots en réserve, des arrière-pensées en berne ; du chagrin exposé pendant toute la durée de la Foire. Une certaine façon d’exprimer : son mépris, son catholicisme, ses ordonnances médicales, ce que fut sa vie matrimoniale, ce que sera son veuvage, la température extérieure, le style de sa salle à manger, sa stérilité foncière, la maladresse de son dentiste et la brutale hausse de l’entrecôte.

Berthe ?

Elle, c’est autre chose !

Une philosophie, ou plutôt une certaine manière d’exister autrement en faisant comme tout le monde.

Le seul reproche (combien léger !) qu’on pourrait lui adresser, à B.B., c’est d’avoir un certain retard sur la mode, un peu comme dans ces petits patelins où l’on écoute toujours du Tino Rossi et pas encore du Charles Trénet.

Ainsi, ce soir, la Gravosse est fringuée d’une minijupe qui lui arrive au ras de la babasse et d’une veste en cuir à fermeture-Eclair qui ne fermé-claire plus vu que le petit bitougnot pernicieux a disparu dans une gestée trop brutale. Détail saugrenu : elle s’est coiffée d’un bitos comme je n’en ai jamais vu autre part que sur la tête ci-devant couronnée de Madame veuve George Six. C’est tortillé, en soie verte, volumineux, à festons, bringuebalant, brimbalant et cela sert de coupe à un monceau de fleurs, de fruits, de légumes, de feuilles et d’animaux jetés en un amoncellement des plus gracieux. Des tulipes veineuses, des pivoines écarlates, des bananes jaunes Van Gogh, des grappes de raisins verts, des poireaux en bottes, des feuilles de chêne en général, des mésanges effarouchées, des perroquets hypnotisés, d’humbles pâquerettes, des pois de senteur, des poils de centaure s’entre-escaladent harmonieusement. Ça pourrait être britannique ; cependant ça reste français. Est-ce à cause de la tête de coq fichée tout là-haut, au sommet ? Ou bien du petit drapeau tricolore que tient un écureuil dans ses pattes jointes ? Long ne c’est.

La colère de sa propriétaire met l’édifice en grand péril. La pièce montée risque de se démonter. La tiare a la diarrhée. Le bada funambule. Bien qu’ayant sévi à Brides-les-Bains, Berthe n’en a cure[11]. Pourtant, ce chapeau, elle doit y tenir, fatalement. On ne coiffe pas une voiturée des quat’saisons, les massifs de Bagatelle et la ménagerie du Cirque Amar négligemment. Faut s’y consacrer ! Y croire ! S’entraîner ! L’homme-orchestre ne considère pas son harnachement comme une simple paire de bretelles. Il en est constamment conscient ! De même, Berthe ne saurait oublier la construction qui la surmonte. Pourtant devant la gravité de l’instant, elle en abdique la majesté.

— Je sentais que ces trois fumiers manigançaient une orgie, proclame la vaillante compagne d’Alexandre-Benoît. Leurs sales combines, à ces pourceaux, comment je les renifle ! Au bordel, nom de Dieu ! Comme des collégiens ou des anciens combattants de 14–18 ! Regardez-moi ça, maâme Pinaud, non mais regardez bien, y a fringant du lit, vous me servirez de témouine ! Au bordel ! Des hommes de cet âge et de cette profession ! Et dans quelles postures, sainte mère ! Par terre ! Des individus qu’ont pourtant tout ce qu’y faut chez eux : des lits, des femmes, des bouquins cochons et du permanganate de soude ! Se cogner des radasses que je voudrais même pas qu’elles fassent ma vaisselle, qu’après j’aurais trop peur de choper la chetouille ! Vous témoignerez, maâme Pinaud ! De tout ! La partouze ! La vraie, à épisodes ! Quatre hommes et six filles ! Ecrivez-le ! Si, si, faut noter, qu’ensuite on confusionnera. Quatre hommes, six putes ! Et sous la conduite de leur supérieur, encore ! Une honte ! J’en rougis d’être française ! Et dire qu’on traîne ces saligauds derrière nous depuis des années ; qu’on leur a consacré le meilleur de nous-mêmes. Le mien, pour vous dire, il a presque eu mon pucelage ! Je l’ai jamais trompé ; enfin rarement, en tout cas j’ai jamais eu plusieurs amants en même temps. Et le remerciement c’est quoi donc ? Ça !

Elle se rue sur l’époux indigne et se met à lui piétiner la face.

Oh, naturliche, il proteste, le Mastar. Il exclame qu’y a méprise, confusion odieuse, malentendu effroyable. Il fait appel à moi, à ces dames, au peuple de France tout entier. Il sermente à une cadence folle. Jure sur la tête de Marie-Marie, sur sa carrière d’honnête policier, sur la mémoire de feu le Général de l’Etoile. Il est victime des apparences ! La fatalité vient de lui faire un croque-en-jambe. Il plaide non coupable, énergiquement. Mais la furie n’écoute pas, ne veut pas entendre. Au contraire, on dirait que les lamentations de son pauvre homme la dopent. Elle lui écrase le nez, les pommettes, les lèvres. Lui composte les paupières. Lui estampille le front. Le bosselle, le rosse, le roue, le rompt ! Sa jupette froufroute, découvrant de monstrueux jambeaux auxquels la cellulite donne une apparence de sol lunaire, elle a le dargif immense, Berthe. Grand comme un parasol ouvert. Son cul est formidable. Voilà. J’ai cherché un terme plus sûr, mieux apte à cerner l’impression qu’on retire de cette vue et n’en ai point trouvé de meilleur. For-mi-da-ble ! Je répète, j’acharne. Il impressionne, il confond, il en impose. Les aciéries Krupp, dans son genre… Il y a de la puissance transmutatrice dans ces fesses, une impétuosité de volcan contrôlé. Seul un monstrueux essaim de hauts-fourneaux en action peut traduire un peu de cette force abrupte. C’est le cul des culs, le cul suprême. Le négus des culs ! Le cul roi ! Le cul pape ! Le fait cul ! Le cul régnant ! Le siège du cul ! Son fondement véritable ! La digue du cul ! Le cul impérator ! L’apothéose du cul ! Le cul astral ! Le cul soleil ; bref : le cul ab-so-lu !

Moi, comme de juste, comme un juste, je veux intervenir. Soustraire à la vindicte de la Baleine son lamentable cachalot. Je renonce aux mots, le temps du verbe n’étant point encore arrivé. L’acte est la manifestation la plus spontanée face au péril. Aussi tenté-je de ceinturer la Grosse. Mais peut-on prendre la Conciergerie dans ses bras ? Etreint-on une locomotive roulant à cent cinquante de moyenne ? Contient-on, en s’arc-boutant, une avalanche ? Pauvres humains, force nous est de laisser couler la montagne et passer le train.

Force m’est abandonner B.B. à son vertige maricide. Bientôt, Béru reste immobile, groggy, sanguinolent ! K.-O. !

Oui, lui, le roc, le mammouth, l’invincible. Lui dont le lard est mieux trempé que l’acier de Durandal, le voilà qui gît sur la moquette de Nini.

Vous croyez pour le coup Berthe calmée ? Ah, nenni, mes bons apôtres !

Depuis lulure déjà son chapeau s’est écroulé au milieu de la mêlée dans un fracas de paroxysme d’incendie. Depuis lurette il a été piétiné, profané, démantelé. Et maintenant, ses décombres dispersés hurlent leur tragédie dans l’appartement. La vue du chef-d’œuvre perdu donne de sombres regains à la bermégère du Gros. Le compte du fautif étant réglé, elle s’attaque aux bacchantes lascives qui détournèrent l’époux de ses devoirs. Alors c’est la panique ! Plusieurs d’entre elles, déjà tuméfiées par la « frange » de la correction, rampent pour se mettre hors de portée. Fougueuse, Berthy les rattrape. Elle les agresse sauvagement, sans sommation. C’est son Pearl Harbor, à la démente bougresse. Homicide par imprudence ! Faut qu’elle détériore complètement ! Elles hurlent en chœur, les chéries. Celles qui le peuvent se sauvent en courant. Nini a la mauvaise idée d’intervenir ; elle est impitoyablement fauchée d’un revers de bras sur la nuque. Nous allons à l’hécatombe ! A la tombe ! Au drame atroce ! D’ici un peu moins de pas longtemps on sera ruisselant de scandale. Honteux, compromis, perdus ! La situation devient intenable. Des filles sont déjà inanimées, couvertes de sang. D’autres, touchées à l’estom’, vomissent. J’ai une idée. Je cours au commutateur et j’éteins la lumière. Convenez que l’initiative était valable. L’obscurité douche les ardeurs aussi bien, et parfois mieux, que l’eau froide. Eh ben, mes frères, je l’ai dans le Laos ! Elle s’en aperçoit même pas, qu’il fait noir, Bertaga. La nuit l’indiffère. Ne la déconcerte pas. On pourrait croire qu’elle la stimule plutôt. Qu’elle couvre sa voix, ses faits, ses voies de fait ! Qu’elle la libère des ultimes retenues humaines. Son carnage devient aveugle, donc total. Il ameute l’immeuble. On entend des portes claquer, des galopades dans la cage d’escalier. Ça s’interroge, ça se renseigne. « C’est chez les gougnotes du haut. » « Il faut prévenir Police Secours ! » « C’est déjà fait ! » « Mais qu’est-ce qu’elles se font ? Elles se bouffent et parviennent pas à se digérer ? » Et d’autres trucs encore, plus confus, moins convenables, cruels. Que j’oserais jamais répéter dans ce chef-d’œuvre, tellement ils sont effrayants de cynisme, stupéfiants de la part de gens habitant Saint-Louis Island.

Je ferme les yeux. J’autruchise à outrance. Y a des moments, à force de trop de périls et d’impuissance conjugués, c’est tout ce que tu peux faire. Se carrer la pipe sous une aile, c’est le suprême recours. L’abdication totale. L’antichambre de la prière. Le geste de l’acte de contrition.

J’attends, verrouillé en moi-même. Bien hermétique, bien étanche.

A la fin, le brait cesse. Seul subsiste le remue-ménages[12] de l’escalier. Je redonne la lumière. Je relève mes chères petites paupières. Je cille ! Vacille !

Quelle horreur ! C’est plus terrible que ce que je redoutais. Plus complet dans l’épouvantable. Ne reste debout, en dehors de moi, que la mère Pinuche. Son Détritus, Béru, Nini, quatre filles jonchent le plancher. Berthe a le souffle détruit par l’intensité de l’effort.

Elle se laisse tomber dans un fauteuil, les jambes allongées, les bras pendants.

Sa veste de cuir a éclaté. Son affreux collant idem. On lui découvre des étendues de viandasse rose. Des touffes indéfinissables, des bouts de fesse, des capsules de loloches. On dirait une vache achevant de vêler.

Son fruit, son enfant, son œuvre, son produit, c’est cette destruction générale, ces pantins disloqués étendus à ses pieds en un pêle-mêle tragique.

Elle tourne vers nous un regard globuleux, saillant, atone, sanglant. Se pourlèche les lèvres poisseuses de rouge à lèvres et en haletant nous dit ce mot singulier, mais qui couronne admirablement son action :

— Fallait !

Vous avez bien lu ? « fallait. »

Donc, elle vient de souscrire à une nécessité, Berthe Bérurier. Aux exigences impérieuses de sa morale. Bref, elle a fait son devoir !

Chère femme, va !

La dame Pinaud se hasarde alors. Elle sent que l’orage s’est calmé. Le séisme est passé, la foudre s’est éloignée, le raz de marée s’est remis au fourreau. Désormais, on peut approcher la Vachasse. Rétablir les communications avec elle.

La digne personne se penche sur Pinaud non sans une confuse répugnance. Un doute monumental la hante. Elle sait qu’un époux mort n’est plus un mari. Qu’il n’est même plus un souvenir de mari, mais une chose répugnante dont il convient de se débarrasser d’urgence. Elle examine le sien. S’enhardit à le tâter.

— Je ne pense pas qu’il soit décédé, se dit-elle à soi-même avec un très confus regret. Non, il vit nettement.

Puis, à Berthe, parce qu’elle doit nécessairement prendre position :

— Ma chère, vous n’y êtes pas allée de main morte.

Berthe a une mimique modeste. Elle fait sobre. C’est la femme qui sait surmonter une victoire. Son triomphe est là, évident, et il lui suffit qu’il soit. Tout épilogue ne saurait que l’altérer.

Quelque chose d’imprévisible se produit brusquement. Nini a retrouvé ses esprits. Brisée mais consciente, elle se traîne comme une otarie blessée jusqu’au fauteuil de la Baleine.

Elle lui prend alors la main, doucement. Porte celle-ci à sa joue et balbutie d’un ton noyé :

— Oh, ma chérie, ma chérie, vous avez été sublime !

CHAPITRE IV BING ?

Et puis c’est la horde.

En vrac, en nombre, en foule. Les voisins, Police Secours, Mathias, les ambulanciers, des passants, des chiens errants, un curé. Une ruée insensée. Des femmes en chemise de nuit, d’autres en robe du soir. Des messieurs en pantoufles, des chauffeurs de taxi, des étrangers de Paris, des Français d’ailleurs, une concierge sans balai, une ballerine sans concierge, un violoniste tuberculeux, trois gardiens de la paix du Cantal, un égoutier de nuit fonctionnant à l’acétylène, une souris de Pigalle, deux tapettes de la rue Budé, une bouquetière, un boutiquier ; un unijambiste ferme la marche !

Pour lors je réagis. Si je nous laisse investir, c’est la fin de tout ! Je sollicite les matuches, me fais connaître d’eux et les mobilise. Mission : dissiper la populace. Je charge les ambulanciers d’ambulancer les plus blessés (on ne peut panser à tout). L’abeille laborieuse, mes gamines ! Je suis omniprésent. Me dépense sans attendre la mornifle ! Assignant des postes ! Précisant des fonctions et la manière de les exercer. Votre San-Antonio vient de trouver son deuxième souffle, de becter ses spinachs, de décréter l’état de siège. Les gougnettes les plus tuméfiées sont évacuées. Je déclare aux archers de la maison pébroque que je me chargerai du rapport. Tu parles ! Il va être coquet, le rapport ! Mathias soigne Béni à la fine Champagne. Berthe, touchée par la grâce (et par la grosse) bassine les tempes de Nini en lui demandant pardon de l’avoir un tout petit peu massacrée. Dites, est-ce que la Baleine verserait dans l’aïoli en vieillissant ? Quant à Mme Pinuche, elle s’occupe de son époux avec onction, componction, attention et noblesse de cœur.

— Monsieur Finaud, lui dit-elle, je vous soigne parce qu’il est de mon devoir d’épouse d’agir ainsi, mais vous n’êtes qu’un scélérat méprisable et je vous préviens que tout est terminé entre nous. Ma religion m’interdisant de réclamer le divorce, je continuerai donc de partager votre misérable existence, à cela près toutefois que je ne vous accorderai jamais plus la moindre faveur. Vous irez donc assouvir vos bas instincts dans ces antres spécialisés, en compagnie de créatures auxquelles on ne peut souhaiter que la miséricorde de Dieu et la prophylaxie des hommes.

Il se décloaque doucettement, le Débris. Il défloconne de la pensarde par petites poussées en entendant sa bermégère.

— Mais je n’ai rien fait, balbutie-t-il. Tu te méprends, ma Douceur. San-Antonio te confirmera que…

La dame se signe en me toisant.

— Il ne me confirmera rien, déclare-t-elle sèchement, car je ne prêterai plus l’oreille aux louches paroles du démon. Un chef se doit de donner l’exemple, non d’entraîner ses collaborateurs dans les temples du vice.

Vieille tarte, va ! Ah, ces sales foireuses blettes ! Ces maussades de la vie qui s’ablutionnent le trésor à l’eau bénite pasteurisée ! Ah, les guenuches infectes aux sentences toujours prêtes ! Tu voudrais leur faire déferler sur la carcasse un régiment de Mongols en rat !

Je me détourne de la chaisière. J’aimerais me servir du porte-cierges de la Trinité comme d’un barbecue pour lui faire frire les rancœurs à cette carne qui sent la crypte mal aérée.

— Mathias, dis-je au rouquin, laisse tomber ce goret et monte sur la terrasse en compagnie d’un des agents. Par une brèche pratiquée dans la barrière tu découvriras au clair de lune le cadavre d’un homme. Essayez de le récupérer sans vous payer un valdingue dans la cour. Lorsqu’il sera à disposition, examine-le et fouille-le. Je veux connaître la date approximative de sa mort, comment on l’a assassiné, son identité, etc. Fais-toi apporter de la lumière et contrôle toute la terrasse pour t’assurer s’il y subsiste ou non des taches de sang. Je veux savoir à quel endroit précis on l’a buté.

— Je ferai de mon mieux, monsieur le commissaire, promet Mathias.

Ce qu’il y a de chouette avec lui, c’est qu’il fournit toujours un maximum de réponses en posant un minimum de questions. Il s’étonne de rien, le Rouillé. Il regarde la vie à travers son microscope, si bien que les plans généraux lui échappent. Le temps de compter jusqu’à un, il a disparu par l’escalier en pas de vis (ici il serait plutôt en pas de vice).

Je fais signe à Nini.

— Venez un peu par ici qu’on cause : votre petite femme a mis les bouts de bois et il est urgent qu’on la retrouve.

J’aimerais que vous matiez la mère Nini, dans quel pitoyable état elle se trouve après le coup de sang de Berthy ! Un coquard vert foncé sur l’œil. Une pommette en coquelicot. La lèvre supérieure grosse comme un pneu de mobylette. L’oreille droite décollée du bas. Une manche de sa chemise arrachée découvre le tatouage qu’elle porte au bras. Ça représente bien classiquement un cœur percé d’une flèche. Au-dessus du dessin, on avait initialement écrit : A x… pour la vie. Mais postérieurement, on a rayé le prénom pour le surmonter d’un autre qui fut raturé également par la suite. Si bien que le Rebecca qui éclate en caractères flamboyants au-dessus de l’édifice semble être souligné deux fois.

— Vous avez servi dans la marine, je parie ? soupire Berthe en découvrant ces graffitis.

Nini a un sourire mystérieux. La goulue a servi dans bien d’autres corps.

Sans entrain et en claudiquant bas elle me rejoint.

— Vous avez une idée de l’endroit où Rebecca est allée ? lui demandé-je.

— Aucune, répond la tuméfiée.

— J’ai besoin de savoir.

— Moi aussi, riposte l’hermafreuse.

Elle avise une blonde abandonnée au creux d’un canapé.

— Jacky, appelle-t-elle. Elle est partie de quelle façon, Rebecca ?

L’autre se désole parce qu’elle saigne du nez. Elle se bourre du Kleenex roulé en tampon dans les éteignoirs afin de stopper l’hémorragie, mais ça raisine mochement sur son chemisier.

— Brusquement, répond-elle à travers des bouts de sanglots. Elle est allée écouter le vieux rat pourri, là (elle montre Pinuche) qui téléphonait. Alors elle nous a déclaré, tout de go : « Il faut que je file, ça se gâte. Vous direz à Nini que je suis désolée pour elle, mais que ça n’est pas ma faute. Amusez ces bonshommes pour qu’ils ne s’aperçoivent pas tout de suite de mon départ. » On n’a pas eu le temps de la questionner, elle avait déjà filé. Nous, on se demandait ce qui se passait… D’ailleurs, je me le demande toujours. Tu parles d’une réunion de prévacances !

Un silence succède, entrecoupé de gémissements divers.

— Où habite le beau-frère bijoutier de la môme ? demandé-je au compositeur.

— Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle, à Saint-Franc-la-Père, répond Nini qui est déjà retournée s’asseoir au côté de Berthe.

Elle ajoute distraitement, car après un état de crise aiguë on se laisse volontiers aller à des considérations superflues : « Avant il habitait Avenue du Général-de-Gaulle, mais à la mort de ce dernier on a rebaptisé l’unique rue du pays, qui portait déjà le nom du héros. »

Nanti de ce précieux renseignement, je retourne sur la terrasse.

Mathias et l’agent qu’il a mobilisé ont mené à bien l’opération « pêche à l’asticot ». Le sieur Vladimir X… est maintenant étalé au bord de la trappe, prêt à quitter l’immeuble.

C’est un type blond roux, au visage lombaire. Il a le nez large ; des grains de beauté parsèment ses joues. Il porte un costar dans les tons feuille-morte (elles aussi), bien coupé, très mode. Sa chemise s’orne, si je puis dire (et le pouvant, je ne m’en prive pas) d’une auréole carmin. Sa plaie au cou ressemble à une seconde bouche qu’on lui aurait pratiquée à la va vite.

Je désigne le cadavre à Mathias, lequel s’active dans la lumière blême et insuffisante d’une torche électrique.

— Alors, que t’a-t-il déjà raconté ? demandé-je au Rouquin.

Mathias loche la tête.

— Il a été tué d’un coup de hallebarde dans la poitrine, annonce-t-il.

Je sourcille.

— Qu’appelles-tu une hallebarde, fiston ?

Le Rouillé panique de la coiffe. Son regard de chat me jette des éclats éplorés semblables à ceux d’un faux brillant.

— Mais j’appelle une hallebarde, une hallebarde, patron !

— Une vraie, comme en avaient les archers du roy ?

— Bien sûr. Certes, l’arme est peu commune, mais aucune erreur n’est possible. La plaie parle. Cela commence par une pointe effilée, puis qui devient carrée avant de s’élargir et de se denteler. La victime a eu le cœur déchiqueté car le meurtrier n’y est pas allé avec le dos de la cuiller. Par contre, l’entaille au cou est due à un couteau. Le décès remonte, à vue de nez, à cinq ou six jours…

A vue de nez est bien de circonstance. Ce qu’il peut fouetter, Vladimir ! Maintenant qu’il est à mes pieds, son odeur devient insoutenable. L’assistant provisoire du Rouquin est un jeune agent tout livide. Peut-être connaît-il cette nuit son baptême du feu ?

— Voici son portefeuille, ajoute mon précieux collaborateur en prenant une pochette de box noir sur la table de jardin, je vous laisse le plaisir d’en faire l’inventaire.

— Merci. Il ne te reste plus pour ce soir qu’à essayer de déterminer l’endroit où on l’a hallebardé.

— C’est déjà fait. A vrai dire, j’ai pu établir la chose avant de rattraper le corps.

— Où a-t-il été buté ?

— Dans l’escalier, affirme l’Incendie.

— Quel escalier ?

— Celui qui donne accès à la terrasse.

J’en reste comme les deux ronds de flan que vous n’avez pas bouffés le jour de votre crise de foie.

— Tu prétends qu’on l’a tué dans la chambre du dessous ?

— C’est évident. Venez que je vous montre.

Nous redescendons d’un niveau. Mathias passe le second, non pas sur mes talons, mais sur mes phalangettes.

Il s’arrête à mi-hauteur de l’échelle de meunier.

— Ici ! me dit-il. La victime gravissait ou descendait les degrés. Quelqu’un qui se tenait dans la pièce, à peu près devant la commode, avec la hallebarde, lui a décoché un coup terrible à travers l’échelle. Regardez, il y a des traces d’éclaboussures contre le mur à ce niveau et, bien qu’on ait nettoyé l’escalier, du sang est resté dans les interstices de ce barreau.

J’opine. L’affaire prend un tour nouveau. Jusqu’alors je pensais que le drame était resté extérieur à l’appartement, et puis non…

Pour lors, me voici plus décontenancé qu’un bidon de lait sans fond.

— Dis donc, Mathias, si le camarade du haut a morflé un coup de hallebarde dans le poitrail, ça a dû souiller la moquette, non ? Et ça, c’est pas avec de l’enzyme glouton que tu peux rectifier la situation.

Il me désigne le plancher.

— Sous l’escalier il y avait un tapis. On aperçoit très nettement sa délimitation. Regardez comme justement cette partie de la moquette est plus petite que l’autre, plus neuve…

— On l’aurait retiré ?

— C’est certain.

— Parfait. Tu viens grandement de déblayer le terrain, mon canard. Je vais te charger d’un dernier petit turbin, ensuite de quoi tu pourras retourner chez toi faire un gosse. Les bébés conçus de nuit sont de loin les meilleurs.

Il a un petit sourire confus, Mathias. Des gosses, il s’en paie un par an, en moyenne, et même davantage, car il a des jumeaux dans sa collection.

— Que désirez-vous, monsieur le commissaire ?

— La hallebarde, mon chéri. On ne trimbale pas ce genre d’outil avec soi, sauf lorsqu’on est suisse d’église ou qu’on joue « Marie Stuart et son hommelette de François II » à la Comédie-Française. L’arme du crime a été « improvisée », si je puis m’exprimer ainsi. Elle se trouvait donc dans l’appartement. Déniche-la-moi, elle ou sa trace si on l’a fait disparaître.

Ayant donné mes directives, je m’assieds sur le plumard des donzelles pour explorer le portefeuille. En réalité, il s’agit d’une simple pochette ouverte sur deux côtés, à l’intérieur de quoi se trouvent une carte d’identité et un permis de conduire au nom de Vladimir Kelloustik, né à Lodz, Pologne voici une trentaine d’années et domicilié à Paris rue des Francs.

— Bourgeois. Je déniche en outre un reçu de lettre recommandée et la photographie d’une jeune femme blonde et triste tenant un bébé sur ses genoux.

Me voici plus tracassé qu’un montreur de marionnettes qui aurait des morpions. Un vrai seau de goudron, mes enfants. Bien chaud, bien noir, bien fumant !

On se paie le petit résumé d’usage pour tenter d’y voir un peu plus clair et d’un peu plus près ?

Deux braves gougnes vivaient en paix.

Fable ! Elles vivent confortablement dans un luxueux duplex de l’île Saint-Louis.

L’une (qui est le l’un du couple) est un personnage connu, gagnant largement sa vie avec sa musique. L’autre une jeune fille intéressante et travailleuse.

Un soir, en prenant l’air sur sa terrasse, cette dernière, (selon ses dires), découvre sur le toit le cadavre d’un homme qu’elle connaît de vue.

La victime ? Un Polonais de Paris qui fut plus ou moins compromis dans une histoire de faux talbins et qui hante l’île, avec un chevalet comme paravent.

Au lieu d’appeler au secours, que fait la brave jeune fille ? Rien.

Vous avez bien lu ? Attendez, ne cherchez pas vos besicles, on va vous l’écrire en majuscules. RIEN !

Elle garde pour elle cet étrange secret. Et elle attendra 48 plombes sans rien faire ni rien dire. Insensé, hein ?

Mais le mort commençant d’empester le quartier, elle se décide et tente de timides démarches du côté de la maison Pébroque.

Extrêmement timides, ces démarches, puisque la frite de mon collègue Martini ne lui revenant point, elle ne lui parle de rien. Si elle me met sur la voie, moi, c’est vraiment en rechignant, en minaudant presque !

De plus en plus saugrenu, dites, mes fils !

Bon, le tohu et le bohu policier se mettent en branle et le roi du Labo découvre en un temps record :

— que Vladimir Kelloustik a été trucidé avec une hallebarde.

— qu’on l’a buté dans la maison.

— qu’on a nettoyé les lieux après le meurtre et fait disparaître un tapis vraisemblablement très ensanglanté.

Notons que les deux occupantes de l’appartement prétendent tout ignorer du drame.

Malgré tout, Rebecca déclare que ça se gâte lorsqu’elle entend Pinaud alerter le labo et se sauve en pleine nuit, après avoir recommandé à ses copines d’amuser les roussins pendant qu’elle les met.

Vous avez quelque remarque pertinente à faire ? Des suggestions à proposer ? Non ?

Le contraire m’aurait surpris. Votre passivité est un monument au pied duquel je m’obstine à déposer les fleurs de mon imagination. Mais les fleurs se fanent et pourrissent tandis que le monument reste de marbre. Enfin, on s’aime bien quand même, non ? Ça vient de la parcimonie de nos relations. On fait pas cul et chemise, vous avez remarqué ? Je suis une chemise de fantôme, moi. Je ne fais que des apparitions. Voyez-vous, drôlesses, drôlets, pour pouvoir aimer les gens de façon durable, il ne faut pas cesser de les voir pendant trop longtemps, et surtout ne pas les voir beaucoup.

Question de dosage.

La vie appartient à ceux qui savent doser.

J’en suis là de mes réflexions (et j’en suis las) lorsque deux personnages font leur entrée. Il s’agit de dame Pinaude et de la femme Bérurier.

Vous connaissez la fameuse scène des bourgeois de Calais ? Pour illustrer la soumission, on a jamais trouvé plus expressif. En limouille, la corde au cou, pieds nus, avec la clé des cagoinsses à la main.

La mère Pinuche, c’est le sosie d’Eustache de Saint-Pierre. Mézigue, j’interprète Edouard III, Berthy joue les cinq autres bourgeois à elle toute seule. Ces dadames viennent faire amende honorable. Pantelantes de confusion. Liquéfiées par le remords. Trébuchant dans leur honte.

Ce revirement est dû à Nini qui s’est fait reconnaître. Prendre pour un bordelier un compositeur célèbre ! Georges Campary, l’unique ! Le magicien de l’oreille ! L’auteur admirable de ce cantique en faveur dans toutes les manécanteries de France, de Wallonie, de Romandie, et du Québec et que je cite pour mémoire :

Les saints et les anges

Comme le voisin du dessus

Quand ça les démange

Se grattent le trou duc…

Avé Avé

Avé le petit doigt

Avé Avé

Avé le petit doigt[13].

Il leur a tout expliqué en détail, Nini ! Le mort sur la terrasse ! Mon enquête ! Le branle-bas de combat ! La fuite de sa petite chérie !

Et les deux compères Béru-Pinuchet se sont empressés de renchérir. Je les ai mobilisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les pauvres lapins. Plus une vie, ce métier ! A peine que rentrés at home voilà que je les sollicite à nouveau, bourreau de poulet que je suis.

Ils ont pris Mathias à témoin.

Mathias, bonne âme, a renchéri !

On a échangé des paroles d’honneur à l’étage au-dessous.

On s’est juré des fidélités !

On s’est demandé des pardons ! On s’en est accordé.

Du coup, la situation s’est retournée comme une peau de lapin mise à sécher. Berthe a soudain fait figure de folie sanguinaire ! On lui a démontré qu’il y aurait peut-être des plaintes déposées pour voies de fait sur ces braves filles innocentes, injustement molestées et injuriées.

Accablée, elle se repent.

Se répand !

Demande pardon, de-ci, de-là, à eux, à moi, à tous. Et madame du Pinaud la harcèle sournoisement, lui détricote le moral, lui fiche des perfidies dans la détresse. « Il est regrettable, ma chère, que vous ne puissiez vous contrôler. Vous vous livrez à des extrémités affligeantes. Vous devriez consulter pour vos nerfs… »

Berthy chiale une peine de vache laitière en essayant de plaider les circonstances atténuantes. La jalousie qui l’a égarée. Elle a été abusée par l’équivoque de la situation. Faire ça chez un monsieur aussi gentil que Georges Campary. Un homme de ce talent, de ce renom. Si plein d’égards. Et qui pousse la mansuétude, la simplicité jusqu’à la consoler de ses forfaits. Elle tramera sa honte jusqu’à la tombe.

— Je veux réparer, déclare-t-il enfin. On va vous aider, monsieur le commissaire.

— A quoi faire, ma bonne amie ? demandé-je en lui celant son importunance.

— A enquêter ! déclare la gaillarde.

— Pardon ?

— On vient de décider ça, moi et Mme Pinaud. Nos deux bonshommes tombaient de fatigue. Et puis, avec la rouste que je leur ai foutue, ils sont plus bons à nibe pour un temps. Mon Gros sucrait les fraises. Pinaud se rappelait même plus de son prénom. Alors on les a renvoyés se pieuter et c’est nous qu’on les remplacera. D’ailleurs, en ce dont qui me concerne, cher ami, j’ai toujours souhaité mener une enquête. La femme a des dons que l’homme possédera jamais. Un surtout : le flair ! C’est dans sa nature : elle sent les choses ! Bref, on saura vous montrer nos capacités. Par quoi on commence ?

« Par me foutre la paix », suis-je sur le point de tonner. Mais moi, vous me connaissez ? Tout bipède qui ne trimbale pas une paire de testicules en ordre de marche a droit à ma galanterie empressée.

Au lieu de rebuffer, j’ergote. J’assure que je ferai-bien-tout-seul. Que notre job n’est pas exerçable par ces êtres tout de fragilité et de délicatesse que sont les dames. A preuve : il y a des femmes juges, des femmes chauffeurs de taxi, mais pas de femme policier. Pour la circulation, un peu, si, à la rigueur, mais seulement dans les quartiers tranquilles, aux carrefours bourgeois, à l’orée des écoles maternelles.

Berthe me coupe le sifflet.

— Pas de chichis entre nous, San-Antonio. On a décidé de remplacer nos hommes, on les remplacera, un point c’est tout !

Oubliant déjà son humilité, elle ajoute, les poings aux hanches, la minijupe retroussée, les sacs à laitance surgonflés :

— Bon, il est où est-ce, ce macchabée, qu’on commence ?

Tandis que mes adjointes examinent la dépouille du sieur Kelloustik, Mathias fait retour nanti d’une hallebarde damasquinée de la lame et passementée du manche.

— Triomphe sur toute la ligne, fils, tu as déjà trouvé l’arme du crime ! applaudis-je.

— Non, soupire-t-il. C’est bien une hallebarde, mais pas la bonne.

— Tu es sûr ?

— Tout à fait. La lame ne correspond pas à la blessure et, depuis trois cents ans au moins, n’a jamais été souillée de la plus petite goutte de sang. Je viens, par acquit de conscience, de lui appliquer le test de Bougnazal ; il est formel.

— Où as-tu dégauchi cette rapière, Gars ?

— Dans la petite loggia située entre les deux étages. Elle trônait parmi d’autres armes d’époque.

— On l’aurait mise là pour remplacer l’autre, selon toi ?

— Il semblerait !

Je promène un index rêveur (ce sont les plus délicats) sur les arabesques incrustées dans l’arme. Jadis on s’étripait de manière artistique. On avait le souci d’embellir la mort. Ou alors, les aïeux prévoyants marnaient pour les antiquaires d’aujourd’hui.

— Ça va, Mathias, je n’ai plus besoin de toi.

— Je dois faire déblayer le client ? questionne l’Ensoleillé de la touffe en montrant le plafond.

J’hésite.

— Oui, tu peux : profitons de la nuit pour agir discrètement.

Il me serre une poignée de viande avec os et se casse. Je descends rejoindre Nini. Elle tète un havane plus mastar que les autres. Le Béru du cigare ! Son module lunaire ! La fumée en est ferroviaire et plus odorante que toute La Havane. Ses copines se sont barrées et l’ogresse médite sur ce qu’Alexandre-Benoît appelle les « aliénas » de l’existence. Rien de folichon. L’heure blafarde augmente les angoisses. La nuit les chats sont gris et les pensées idem. C’est d’ailleurs à cause de ces pensées grises que tant de gens se noircissent.

En me voyant rabouler avec sa hallebarde, elle plisse son front génial.

— Tiens, ricane-t-elle, parodiant Fernand Raynaud, voilà l’hallebardier !

Je dirige la pointe de l’arme vers le compositeur à succès.

— Il y a longtemps que vous possédez ce cure-dent, Nini ?

— Pff, des années… Et même davantage, c’était un bijou de famille. Mon vieux collectionnait ce genre de truc.

D’un geste tellement sec qu’il conviendrait de l’humidifier, j’arrache le fer de son manche. L’opération est fantoche car le premier n’était pas très bien arrimé au second.

— Hé ! cassez pas le matériel, mon vieux, rouscaille Nini. J’ai eu assez de bris de meubles comme ça, ce soir !

Je fais miroiter la partie tranchante de l’arme sous les yeux de mon interlocutrice.

— Vous m’avez prévenu que vous étiez miro, camarade, aussi je vous supplie d’avoir l’obligeance de regarder attentivement, très attentivement ce bout de ferraille.

Elle obtempère. La voici qui tripote la lame en se la collant à bout portant des vaistas.

— Mais ! Mais ! exclame-t-elle…

— Plus la même, hein ? Seul le manche est pareil. On a changé la broche à faire reluire les intestins.

— Exact, convient le fameux auteur de « Si tu t’en vas, ne te trompe pas de brosse à dents ». Je me demande bien qui a opéré cette substitution et pourquoi.

— Je dois pouvoir fournir des réponses valables à ces deux questions, assuré-je. A présent, parlons du tapis qui se trouvait dans votre chambre et qui n’y est plus.

Sa stupeur va croissant, comme disent les pâtissiers turcs.

— Comment diantre savez-vous qu’il y avait un tapis dans notre piaule ?

— Mon infernal petit doigt de flic…

— Effectivement, nous avons un tapis.

— Qui se trouve où ?

— Chez le teinturier. Il y a trois ou quatre jours cette idiote de Rebecca a renversé un encrier dessus. Tiens donc !

En voilà une, mes amis, je donnerais la vertu de votre grande fille, plus le soutien-gorge de votre belle-mère, pour la récupérer d’urgence. Dire que je l’avais sous la main et que je l’ai laissée s’envoler comme une perruche dont on nettoie la cage ! Pas fiérot, le San-A. En matière de police, des couenneries pareilles sont inexcusables. Généralement, ceux qui les commettent se retrouvent dans la filature privée avant l’âge de la retraite. Elle m’a mochement chambré, la friponne, avec ses simagrées de donzelle effarouchée. Pendant que je me posais des questions à son sujet, elle, elle me posait un lapin.

Enfin, on se retrouvera !

Je lève la main droite et je le jure sur la tête chercheuse de ma fusée opérationnelle Terre-Lune.

— Ainsi donc, soliloqué-je, la lame de votre hallebarde familiale a disparu, le tapis de votre chambre a disparu et Rebecca a disparu. Ça fait beaucoup, vous ne trouvez pas ?

— Parlons net, grommelle celle qui ne prend pas les chats pour des cons, vous estimez que mon amie est mêlée à cette sale histoire ?

— Pour répondre net, oui ! lui dis-je. Je ne prétends pas qu’elle ait bousillé ce type, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’elle a aidé l’assassin.

Mon entrecutrice ne répond pas.

Confondue. Chagrine… Elle va nous composer un de ces requiems à côté duquel celui de Mozart ressemblera à la « Petite Tonkinoise ». Les grands tourments intérieurs facilitent la création artistique. Le malheur est à l’art ce que le fumier est à la culture maraîchère.

La redescente de mes deux « extra » ramène un semblant de vie dans le regard exténué de Mme Ecartefigue. Visiblement, Berthe Bérurier la commotionne. Elle est sensible à la puissance de cet être d’exception. Faut admettre qu’il émane de la Baleine une sensualité animale. Elle est fumante comme un frais labour, Berthaga. Son insolence hardie, ses volumes tonitruants forcent l’admiration.

La voilà qui s’approche de Nini et lui donne une caresse voyouse sur la nuque.

— Inquiétez-vous pas, mon gars, déclare la Bérurière, on est sur la bonne voie et on te va vous arranger vos gamelles. Faites pas c’te triste bouille, Garnement, ajoute la chaleureuse, qu’après vous allez nous composer des marches funéraires.

Elle hésite, puis roule une galoche vorace à Nini.

— Quand un homme désempare, fait-elle ensuite sur un ton d’excuse, je voudrais pouvoir le réchauffer dans mon sein comme un oiseau tombé du nid.

La Terrifie chasse sa délicate métaphore d’un geste de bouchère débitant l’escalope.

La réalité commande. Elle sait bien, la vaillante Guerrière, que l’attendrissement est un frein.

— C’est pas le tout, soupire-t-elle en laissant filer du regard moite dans son intonation, Mâme Pinaud, vous avez fait part de notre découverte au commissaire ?

— Pas encore ! grince la vieille girouette.

Déjà professionnelle, la suppléante m’attire à l’écart.

— Voilà ce que nous avons trouvé dans la bouche de cet affreux cadavre, dit-elle.

Elle ouvre sa main gantée de fil gris et me propose un bouton de blazer cousu de fil blanc. Le bouton est en métal argenté orné d’une ancre marine en relief. Je considère l’objet d’un œil incrédule.

— Dans sa bouche ! hébété-je.

— Ça brillait sur le côté, on aurait dit une dent de métal…

M’est avis qu’il a un peu bâclé le turbin, Mathias. Probable qu’il était mal réveillé ou déjà rendormi. Faut reconnaître que sur cette terrasse obscure, il n’était pas équipé de première.

Dites, elles sont pas si locdues que ça, mes nouvelles coéquipières, après tout.

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