DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER BANG !

On ne peut pas se gourer : y a qu’un seul bijoutier à Saint-Franc-la-Père.

Et il tient effectivement boutique Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle.

Pour aller à Saint-Franc-la-Père, vous ne pouvez pas vous tromper : c’est tout droit pour commencer, ensuite vous tournerez quatre fois à droite et vous recontinuez tout droit jusqu’à ce que vous obliquiez sur la gauche. D’ailleurs c’est indiqué sur la Nationale.

Saint-Franc-la-Père est une charmante localité vieillotte alanguie autour de son église romane de toute beauté. Sur les guides elle est signalée par une tête de mort, l’église, c’est vous dire[14] !

La montre-bracelet de deux mètres servant d’enseigne à la bijouterie indique qu’il est une heure moins dix lorsque j’arrête ma calèche devant le magasin.

Chemin faisant, j’ai expliqué à mes deux participatrices l’objet de ce voyage nocturne, et elles discutaillent de l’affaire en termes vigoureux, ces dadames. Construisent une version des événements qui, mon Dieu, en vaudrait une autre, si j’en avais une autre. Selon elles, Rebecca doublait son mari (car elles continuent de considérer Nini comme un homme et moi, histoire de m’amuser, je les laisse se confiner dans leur berlue). Vladimir Kelloustik a voulu la faire chanter et elle l’a tué d’un coup de hallebarde. Après quoi, elle a tenté de faire basculer le cadavre dans la cour pour s’en débarrasser ; malheureusement, un crochet de gouttière a stoppé la culbute du vilain. La gosse a attendu, se demandant comment s’en tirer. Elle a évacué le tapis sanglant et remplacé la lame meurtrière par une autre à peu près semblable trouvée chez un antiquaire… Et puis, comprenant qu’il fallait à tout prix « faire quelque chose », elle s’est décidée à me mettre tout doucettement au parfum.

Leurs élucubrations offrent le mérite de m’aider à réfléchir. Elles servent de support à ma propre gamberge. C’est une toile nantie d’une couche de fond sur laquelle il fait bon peindre.

Ainsi, lorsqu’elles décident ingénument que Rebecca a tué Vladimir et l’a jeté par-dessus la barrière, le San-A. démarre illico sur ce canevas et vagabonde du ciboulot. Il se dit qu’il y aurait au moins deux personnes sur les lieux du meurtre puisque le Polak a été cigogné dans l’appartement et non sur la terrasse. Un homme seul, même très fort, n’aurait pu le hisser sur cette dernière, car l’échelle de meunier est abrupte et la trappe assez étroite. Il était donc nécessaire qu’une personne tire et qu’une autre soutienne le mort. Vous pigez, bande de sclérosés ?

Ah ! fasse le ciel (et ma perspicacité) que je retrouve la petite conne ! Je me charge, comme disait Lamartine, de lui tirer les vers du nez.

Il s’appelle Jean Naidisse, le bijoutier de Saint-Franc-la-Père. Son blaze est écrit en anglaise dorée sur la vitre de sa boutique. On le voit scintiller à travers la grille noire. N’apercevant pas de sonnette, je décide de le héler. Seulement, histoire de ne pas le paniquer, c’est Berthe que je charge de cet exercice vocal, une voix de femme étant plus rassurante qu’un organe masculin.

La Gravosse descend de chignole et se campe sur l’étroit trottoir pour bramer des « M’sieur Naidisse ! » qui illuminent rapidement toute la rue.

Mme Pinaud contemple sa « collègue » dans la lumière dorée de mes phares.

— On se demande ce qui lui passe par la tête pour s’habiller ainsi, chichigne la Vioque. Ma parole, elle se prend pour une jeune fille !

— Elle l’est de cœur, ma chère amie, soupiré-je. L’innocence est une jouvence.

C’est vrai qu’elle a une drôle de dégaine, Berthy, dans son accoutrement. Avec sa minijupe, ses cuissots monstrueux, sa poitrine à la débandade, sa chevelure décoiffée, sa trogne constellée de verrues angora, elle ressemble à du Gus Bofa.

Une croisée s’illumine, puis s’ouvre au-dessus de la bijouterie et un bonhomme effaré joue au baromètre suisse au risque de se défenestrer. Il a une tronche à annoncer la pluie, Jean Naidisse à Saint-Franc-la-Père. Un instant plus tard, lorsque sur mon injonction (de coordination) il délourde la petite porte jouxtant celle de son magasin, le plan américain que j’ai de lui me confirme la chose. C’est la navrance vivante ! La cruauté du sort faite homme ! Le ratage déguisé en bijoutier de banlieue. Imaginez un quadragénaire déplumé et grisâtre, avec du mou dans la maigreur et de l’abandon sur les livres. C’est une espèce de brouillon de vieillard ! Un projet de cadavre ! Son œil gauche, écarquillé par l’usage prolongé de sa loupe d’horloger, a l’air non seulement artificiel, mais de surcroît mal imité. Des plaques d’origine plus ou moins eczémateuse le marbrent. On dirait qu’il n’a jamais été enfant. Qu’il est né comme ça, qu’il n’a pas pu le devenir.

— Monsieur, oui ? On me demande ? Que me veut-on ? C’est à quel propos ? Il y a un malheur ? J’ai fait quelque chose ? bavoche le pauvre bonhomme dans une langue qui est plus du moribond ancien que du français moderne.

Je l’achève.

Faut achever les agoniques, par tous les moyens. L’euthanasie, ça aide à vivre.

— Police !

Alors il perd pied. Il en perd un… Se balance sur l’autre. L’horloger est devenu pendule. Son regard est blanc comme un cadran, ses yeux menus indiquent huit heures vingt.

— Vous l’avez retrouvé ? demande-t-il dans un zéphyr.

— Qui ça ?

— Eh bien, mais… Charles, mon fils ?

Il éternue.

— Entrons, dis-je, vous allez prendre froid.

Je le refoule avec une douce autorité. Il recule dans un vestibule jaunâtre, encombré de plantes vertes dont les cache-pot s’étagent sur des rayons disposés à des niveaux différents. Pour suivre ce couloir botanique, faut avancer de profil. On gagne ainsi un salon médiocre, aux murs moins joyeux que ceux d’une pissotière. Des sièges cannés et des meubles infâmes encombrent la pièce.

— Pourquoi me demandez-vous si l’on a retrouvé votre garnement ? demandé-je en m’asseyant.

— Mais, parce que… enfin, étant donné les circonstances, je me demandais…

Je devrais éprouver quelque compassion pour ce père meurtri. Au contraire, il m’énerve. Son affliction écœure. Certaines peines ressemblent à des cancrelats. On a envie de les écraser.

— Quelles circonstances ?

— Ben, Charles s’est évadé, n’est-ce pas ?

— Quand ?

Il ne pige plus. Ma qualité de poulardin l’a branché sur une fausse piste.

— La semaine dernière… Il s’est sauvé du tribunal…

Tiens, je me rappelle confusément avoir lu ça dans la presse. Quelques lignes à la trois. Un dévoyé qui passait en correctionnelle…

— Je pensais que vous l’aviez arrêté, conclut le bijoutier.

— Je ne viens pas pour Charles.

Un peu de bonheur détend sa bouille dévastée.

— Vraiment ?

— C’est votre belle-sœur qui m’amène.

— Marcelle ?

J’ai une fraction d’hésitation, puis je me souviens que Rebecca se prénomme Marcelle et j’acquiesce.

— Oui, Marcelle. Je veux la voir d’urgence.

— Comment ça, la voir ? Elle n’habite pas ici !

On lit clairement sur sa cerise qu’il dit vrai. Je me suis payé des illuses en espérant que la fugitive est venue chercher asile à Saint-Franc-la-Père.

— Elle habite l’île Saint-Louis, reprend le navré, avec…

— Georges Campary, je sais. Mais elle en est partie pour venir vous voir, du moins je le suppose.

Il secoue la tête.

— Non ! Non !

— On va s’en assurer ! dit la voix péremptoire de B.B.

Elle m’a suivi, l’Ogresse. Campée dans le couloir, elle assiste à la scène d’un œil critique.

— Mais puisque je vous affirme ne pas l’avoir vue ! éplore l’horloger.

Sur quoi, dame Berthoche s’avance sur lui comme un chasse-neige dans la tourmente.

— Les affirmances d’un type que son fils est un évadé de prison, je m’en torche ! déclare-t-elle sèchement. Sans rire, on irait où est-ce si on prêterait attention aux mensonges des éleveurs de gibier de poterne !

L’autre blêmit de plus en plus sous l’insulte.

— Mais, madame !.. bredouille-t-il.

Une mornifle administrée comme un revers de raquette lui fige ses protestations dans le râtelier.

— La boucle, je vous prie, hé, vieille tarte ! Sans blague, ça se permettrait de protester avec un garnement en cavale ! Ça pousse son môme au crime et ça plastronne comme un pou dans la chevelure d’une Suédoise !

— Calmez-vous, ma chère Berthe, interviens-je vivement, soucieux d’éviter une nouvelle hécatombe.

— Oh, n’ayez crainte, s’empresse la Baleine, je suis très calme, seulement je déteste les bonshommes qui jouent les affranchis. Que ce gredin roule les mécaniques devant nous, en ayant un fils bandit et une belle-sœur assassine, qu’est-ce vous voulez : ça me révolte !

— Ma sœur, un assassin ! balbutie une voix semblable au bruit que ferait un moulin à poivre empli de plombs de chasse.

La bijoutière vient de surgir. C’est pas un bijou. Pas même un cadeau ! Elle est décharnée, anguleuse, sous sa robe de chambre de pilou rouge. Ses cheveux ternes pendent le long de sa figure comme les tentacules d’une pieuvre morte. Ses dents supérieures avancent considérablement au-dessus de son menton crochu et elle ne possède pas suffisamment de lèvre pour les recouvrir.

La pauvre femme doit souffrir d’une laryngite, si j’en juge à son timbre caverneux.

Elle nous enveloppe d’un regard désastré qui ressemble aux regards de certains clowns dont le maquillage est très épais.

— Tiens, v’là aut’chose ! gronde Berthe en l’apercevant. La maman du petit gredin, je suppose ? Quelle famille ! Surveillez-moi ce joli monde, San-Antonio, du temps que je vais fouiller leur repaire. Des bijoutiers mon cul, si vous voudrez le fond de ma pensée. Ça sent le receleur dans cette taule !

La bijoutière s’indigne.

— Vous n’avez pas le droit de nous insulter ! Pas le droit de perquisitionner chez nous sans mandat ! Pas le droit de…

— Ah, mouais ? la toise Berthe. Continuez, vous m’intéressez ! Si, si, continuez qu’on se marre un grand coup ! Pas le droit ! La police ! Pas le droit ! Chez des ganstères ! Pas le droit ! Et si on les arrêtait, commissaire ? Dites ! Ce serait pas pain bénit ? Tous les deux, comme otages, en attendant qu’on retrouve leur gamin et la frangine ! Ça nous ferait quèque chose à guillotiner en cas de besoin ! Passez-leur-z’y donc les menottes ! Tout de suite, je vous conjure. Ne serait-ce que pour m’être agréable ! Des loustics de c’t acabit, qui te vous narguent et te viennent vous causer de leurs droits, faut pas leur avoir la moindre compassion. M’étonne pas que leur môme soye devenu une graine pareille. Tel père, tel fils, comme on dit dans la Bible. C’est comme bijoutier, je vous demande un peu… Vous parlez d’un exemple pour un enfant ! Toujours à lui faire miroiter des ors et des pierreries sous le nez depuis qu’il est au monde ! La loi devrait interdire ! Exciter les penchants d’un gamin de la sorte, y a de l’abus ! Ça a un nom, hein ? Incitation au débauchage si je me trompe pas ? Les menottes, je vous prie !

J’ai grand mal à apprivoiser la mégère. Les fonctions qu’elle s’est octroyée pour la nuit lui montent au ciboulot. De sauvages instincts qui macéraient dans sa graisse se dégagent brusquement et s’épanouissent. Aussi dois-je monter le ton et montrer mes gros yeux pour lui juguler les outrances. D’un pas ulcéré, Berthe s’évacue dans l’appartement des bijoutiers pour s’assurer qu’il est parfaitement vide.

Ouf ! Enfin seul avec le triste couple. Ça se voit comme la tour Eiffel qu’ils sont victimes d’un sort mauvais, les pauvres diables. Le malheur leur perle aux pores de la peau comme de la sueur. Ils marinent dans les afflictions depuis longtemps, toujours peut-être ? Des paumés originels, des pas-de-bol à vie ! La pétoche s’est collée à eux une fois pour toutes, les parasites, pompe leurs dernières énergies, ronge leurs ultimes espoirs.

— Pardonnez le numéro de l’Ogresse, leur dis-je en souriant, sa présence ici serait trop longue à vous expliquer. Elle est gueularde mais pas méchante.

— Qu’est-il encore arrivé ? soupire la dame à la voix sépulcrale.

Son « encore » résume la persévérance de leurs déboires. Deux navigateurs de la merde, ils sont ! Cap sur la pommade ! En avant toute ! Bon vent, les gars ! Au cassoulet…

— On a trouvé le cadavre d’un homme sur la terrasse de votre sœur…

J’ai de la peine à dire « votre sœur ». Elles se ressemblent si peu. L’une est jeune, appétissante. L’autre déjà vieillotte et pas regardable. Elles ont autant de points communs qu’une pêche non cueillie et la couenne de lard jaune fiché dans les dents d’une scie.

— Car Marcelle est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Ma demi-sœur…

Ah bon, c’est déjà ça de récupéré.

— Je l’ai pour ainsi dire élevée, explique la bijoutière. Vous dites, un cadavre d’homme sur leur terrasse ? C’est affreux.

— Pendant nos investigations, tout à l’heure, votre sœurette s’est sauvée.

— Comment, sauvée ?…

— Elle a dit à des amies que « ça se gâtait », ce sont ses paroles. Puis elle a décroché son manteau et elle est partie précipitamment.

« En pleine nuit, j’ai pensé qu’elle viendrait chercher refuge chez vous. »

— Non, non, glapouille le bijoutier. On ne l’a pas vue, n’est-ce pas, trésor ?

Trésor ! Je vous jure, y a que des gus pareils qui peuvent se permettre de tels sobriquets. Il est dans une vieille chaussette, le trésor.

— Vous n’avez reçu aucun coup de fil d’elle ? insisté-je.

— Absolument pas !

Je les regarde, très maître d’école cherchant à percer le mensonge dans sa classe. Ils semblent éperdument sincères.

C’est alors qu’il se produit quelque chose, mes fieux. Dans la fliquerie, ce qui nous aide beaucoup, c’est le hasard, la complicité des événements. Combien de fois, lors d’une enquête, ai-je rencontré, oui, bêtement rencontré, l’individu que je coursais. Seulement allez donc bonnir ça dans un livre… Vos lecteurs vous le fileraient à la frime en vous traitant d’imposteur, de dégénéré, de constipé du bulbe, de truqueur anémié et autres… Ce qu’il leur faut, c’est du Légo bien assemblé. De la pièce montée très hardie. Des rebondissements ! Surtout des rebondissements. Un cadavre à la fin de chaque chapitre. Que ça chancelle dans leur comprenette. Ils aiment se faire embrouiller la pensarde. Alors tu parles, si tu leur déclares que tu cherches Césarin pour une question de vie ou de mort et que tu leur annonces qu’il est assis au café de l’Univers, en bas, devant un diabolo grenadine, ils crient au méchant scandale. A l’abus d’incrédulité ! Ils te répudient.

En vertu de ce grand principe, moi, dans ma conjoncture ci-dessus, je devrais m’écraser. Pas moufter à propos de l’incident. Faire comme si de rien n’était. Mentir par omission, c’est pas du vrai mensonge, mais de « l’aménagement ».

Seulement moi, vous me connaissez ? Brèmes sur table, toujours ! Les yeux dans les yeux avec mon lecteur. Entre lui et moi, c’est une question de confiance. La vérité pleine et entière ! Il sait que je ne lui filerais pas un morceau de bout de détail qui ne soit rigoureusement exact, contrôlable. Je n’ai pas le droit de biaiser. Les galoups, je les laisse aux petits besogneux chétifs. Aux faux martes qui, croyant vendre du vent (et s’en vantant) ne vendent en fait que des pets.

Au moment même où le marchand de grigris m’affirme que sa belle-sœur n’a pas téléphoné, le biniou carillonne dans l’appartement. Il a une drôle de voix, leur bigophone aux joncailleux. Une voix qui va avec les leurs.

Grelottante, fêlée, exténuée. Ça fait sonnerie de petite gare perdue le long d’une voie très secondaire dont la suppression n’est qu’une question de jours.

Ils sursautent.

Je les estimais au bout de la blêmissure. Complètement décolorés.

Eh ben non : ils réussissent à pâlir encore un peu plus. Des morts. Des sujets de cire représentant des morts ! Nuance ! Tout est dans la nuance ! S’exprimer, c’est préciser. Même dans Picasso le poil de cul est présent. Il n’est pas omis, mais interprété : et il continue de friser.

Les marchands de montres n’osent se dévisager.

Un coup de turlu à une heure du matin, chez beaucoup de gens ça ressemble à un début de catastrophe.

Je cherche l’appareil et le découvre sur une console de faux bois représentant du faux marbre. J’hésite. Mais juste pour dire. Puis je décroche et je fais « allô » d’une voix aphone, creuse, basse, profonde.

A l’autre bout, une femme demande précipitamment :

— Je suis chez monsieur et madame Naidisse ?

— C’est elle-même, répond l’impudent San-Antonio.

— Ici Thérèse. Dites, vous avez des nouvelles ?

— Non ! réponds-je…

Il me semblait percevoir un bruit de crécelle, en arrière-plan sonore. Un bruit haché, maladroit.

— Moi non plus, fait Thérèse. Oh, ce que je suis ennuyée, si vous saviez…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous rappellerai demain, ça urge. Excusez-moi.

Ma correspondante raccroche. Je l’imite. Le couple me défrime avec des airs simultanément apeurés et interrogateurs.

— Qui est Thérèse ? questionné-je.

Je m’adresse tout particulièrement au marchand de bagouzes. Un homme, en général, c’est plus spontané qu’une gerce.

Il secoue la tête.

— Je ne sais pas.

Puis à sa femme :

— Tu connais une Thérèse, toi, trésor ?

— Non.

Sans blague, mais ils me berlurent, ces crêpes ! Dites, la Grosse n’aurait pas raison, mine de rien ? Ce bon ménage d’effondrés ne nous empaillerait pas sur les bords ?

Je me laisse chuter dans un fauteuil qui crie au secours. Je croise mes mains sur mon estomac et considère paisiblement mes hôtes.

— Peut-être n’êtes-vous pas ce que vous avez l’air d’être, après tout, murmuré-je. En ce cas, je vais devoir vous montrer qui je suis, ainsi nous serons quittes. Une femme vient d’appeler. Elle a réclamé Mme Naidisse. Je me suis permis de contrefaire votre voix pour répondre affirmativement. Elle a déclaré alors qu’elle était Thérèse, comme l’aurait lancé un familier et elle a demandé si vous aviez des nouvelles. Vous ne croyez toujours pas ?

Les bijouteux secouent la tête.

— Mais non, c’est à n’y rien comprendre, renchérit la femelle, Thérèse ?

Elle réfléchit (ou fait semblant).

— Non… Je ne vois pas. Thérèse… Ça ne me dit rien. J’ai connu une Marie-Thérèse, à l’école, mais je ne l’ai jamais revue depuis le brevet. Elle n’a rien dit d’autre, cette personne ?

— Si : qu’elle était très ennuyée et que ça urgeait.

— Qu’est-ce qui urge ?

— Je vous le demande.

La bijoutière semble vouloir conclure une alliance avec moi (si je puis dire).

— Ecoutez, graillonne-t-elle après s’être raclé le gosier à plusieurs reprises pour tenter de se décamoter les muqueuses et les ficelles, écoutez, monsieur le commissaire, je vois bien que vous nous soupçonnez de je ne sais quoi. Que vous nous prenez pour des menteurs… Il ne faut pas. Nous avons un malheureux enfant qui a mal tourné. Tout petit il avait des instincts pervers et ne se comportait pas comme les autres. On l’a montré à des docteurs, des neurologues… Aucun résultat. C’est pas notre faute. Oh, que non. Une année je l’ai même emmené à Lourdes, pour voir… Nous sommes d’honnêtes gens, monsieur le commissaire, tout le monde vous le dira dans le pays. Nous portons notre croix le plus vaillamment que nous pouvons. Si nous vous affirmons que ma sœur n’est pas venue ce soir et n’a pas téléphoné, c’est parce que c’est vrai. Si nous vous jurons nos grands dieux ne pas connaître cette Thérèse, c’est encore parce que c’est la vérité. J’ignore ce qui a pu se produire chez ma sœur et ce que vous cherchez, toujours est-il que nous ne savons rien et que vous perdez votre temps ici !

— Pas sûr ! déclame la célèbre Berthagoche en réapparaissant avec un maximum d’effets théâtraux.

— Vous avez trouvé quelqu’un dans l’appartement, ma chère amie ? m’empressé-je.

— Pas quéqu’un, quéque chose ! affirme la mystérieuse.

Son regard vorace flamboie au-dessus de ses bouffissures. Une bride de son monte-charge a dû flancher car une de ses pastèques pend sur la jupette frivole. Ah, la noble guerrière que cette houri ! Moi, y a des moments, je me demande si Jeanne d’Arc ressemblait pas à Berthe dans le fond. Vous ne croyez pas ?

La frêle mômasse de Donrémy, j’ai jamais mordu à bloc. Je la vois plutôt solide truande, miss d’Arc. Mafflue, fessue, nichonnante et altière, forte en gueule, généreuse du derche et franche-buveuse. Jeanne d’Arc, la vérité vraie, c’est qu’elle n’était pas un personnage de Péguy mais de Rabelais. Berthe, je vous affirme ! Terrible, volumineuse, gueuleuse. Crevant hommes et chevaux ! Couchant son adversaire d’une torgnole, passant à la casserole douze mâles ardents et hardant les soirs de bivouac. Une nature ! Son imagerie aurait mieux convenu aux fresques de salles de garde qu’aux vitraux de cathédrales. Un certain aspect de la France, somme toute. Plus vivant, plus généreux que celui qu’on nous a fignolé dans les manuels scolaires supervisés par notre sainte mère l’Eglise. Elle a pas obéi à ses voix, Jeannette, mais à sa nature bouillonnante. Elle était pas mythowoman, elle était seulement pétardière, c’est-à-dire bien française. Plus tard, quand je serai très schnock, au soir, à la chandelle, je me l’écrirai, ma Jeanne d’Arc, comme tout le monde. En trois actes et un tombé. Je la ferai représenter au « Palais des Sports » avec Yvan Rebroff dans le rôle principal. Vous pouvez déjà retenir vos places, la location est open. Mais tout ça, je vous l’ai déjà bonni dans des ailleurs que je me rappelle seulement plus la référence du catalogue. Pardonnez-moi, on a tous ses dadas. Jeanne d’Arc aussi avait le sien !


Donc Berthe, je vous y reviens…

Elle ramène sa main droite de ses fesses à sa face. Un geste de prestidigitateur. Les francforts de la grosse tiennent une photographie.

— Regardez ! barrit la Dubarry du Béru[15].

— C’est la photo de notre pauvre Charles ! lamente dame Naidisse et tendant la main pour reprendre son bien.

Notre Bérurière a une esquive.

— Pas touche ! mugit la moujik amusante[16]. Ce document est à verser au dossier !

Je chope l’image. C’est vrai qu’il est marqué par le destin, le fils Naidisse. Une bouille pareille, c’est un label ; elle annonce la couleur. Y a écrit « Prenez garde à la vermine » sur sa frite de gouape. Vicieux, pernicieux à bloc. On le devine nuisible jusqu’à l’os. Et visiblement, il ne peut être autrement, c’est plus fort que lui, que tout ! Pas guérissable.

Sur la photo Charles Naidisse monte un solex comme un cow-boy de rodéo grimpe un alezan sauvage. On dirait qu’il vient de le dompter.

Je m’explique mal la jubilation de la Baleine. Elle se pourléche les paupières, guettant mes réactions, s’étonnant qu’elles tardassent.

— Hein ? Hmmm ? Eh bien ?… gémit-elle de la narine.

Pour elle, c’est une espèce de prise de guerre. Elle a le triomphe du soldat allemand de 40 qui ramenait un régiment français au bout de sa mitraillette, après avoir recommandé aux autres (régiments) de faire la vaisselle en attendant son retour.

Je me perplexe la nénette. Certes il n’est pas inintéressant de contempler cette frime de malfrat dont le cynisme constitue la force de (petite) frappe. Mais de là à pavoiser, à glousser, à se mettre la queue en trompette, à geindre de plaisir, y a un pas, un détroit, un golfe !

— Enfin quoi, nom d’Dieu, vous voyez donc pas ! s’emporte Berthe aux grands pieds[17].

— Mille regrets, ma charmante, mais il s’agit d’une devinette : je donne ma langue au chat.

— SA veste !

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Enfin quoi, nom d’Dieu, vous avez besoin de porter des lunettes ! Quand je pense que mon gros lard d’Alexandre-Benoît ne tarif pas d’horloge sur votre paire pire qu’à citer, causons-z’en ! C’est pas encore demain que vous surplanterez Chermokolès ! Moi, à vot’place, je rendrais une petite visite aux frères Lissac.

Fouaillé par les durs sarcasmes de la Monstrueuse, je bigloche le cliché à m’en faire pleurer les glandes salivaires.

Et brusquement mon irritation se mue en confusion. Je sens poindre en moi une certaine admiration pour Berthe. Confuse et mal acceptée au début, celle-ci croit et s’épanouit. Bientôt elle rayonne comme un miroir soleil sur un mur tendu de velours noir.

— Impeccable ! soupiré-je.

— N’est-ce pas !

— Vous êtes douée, Berthe.

— Je le savais ! répond l’immodeste femme.

Je me tourne vers la bijoutière. Ce que je vais lui demander est grave, très grave. Si elle répond à ma question par l’affirmative, il sera à peu près établi que son fils est devenu un assassin. N’est-ce point effrayant d’attendre d’une mère ce genre de preuve ? D’user de son innocence ? Et cependant le métier commande.

— Votre fils portait-il cette veste au moment de son arrestation ?

Son instinct la met en garde. Elle hésite. Elle fait une moue dubitative, presque négative. Mais les bonshommes, vous savez comme ils sont glands ? Gaffeurs, cornards, fougueux, prêts à débloquer dès qu’une occasion s’offre.

Jean Naidisse a regardé l’image brandie.

— Oui, il égosille ! Son blazer… Oui, trésor, souviens-toi… Son blazer bleu avec les boutons de marine…

CHAPITRE II PLAOFF !

La guerre des boutons, somme toute !

J’ai réclamé une loupe à l’horloger et, accoudé au marbre de sa cheminée qui ressemble à une entrecôte crue, je compare les boutons du blazer avec celui que ces dames policières ont déniché dans le bec de l’hallebarde.

Aucune erreur n’est possible ! Celui que j’ai en main provient bel et bien du blazer de Charles Naidisse.

Conclusion formelle : le jeune dévoyé se trouvait chez sa jeune tante au moment du meurtre. Intéressant, non ?

Si Berthe était rasée de frais, je l’embrasserais pour sa trouvaille.

— Y a quelque chose ? demande la bijoutière d’un ton angoissé.

— Ma pauvre dame, soupiré-je en empochant la photographie, je crois que vous n’êtes pas au bout de vos malheurs.

Elle se tasse un peu. Ses cheveux ternes pendent devant son désespoir comme un rideau d’algues séchées.

— Il a fait d’autres bêtises ?

— Je le crains. Si vous avez des nouvelles de votre sœur, téléphonez-moi, voici mon numéro.

Je m’en vais, confusément accablé par l’atmosphère de détresse qui règne chez les Naidisse. Berthe a déjà filé pour raconter ses exploits à la mère Pinuche. Pourtant elle est seule quand, à mon tour, je déboule de la maison.

Les poings aux hanches, la ballerine de la Villette sonde la rue déserte avec une perplexité préoccupante.

— La mère Tatezy a disparu ! m’annonce-t-elle.

Mon incrédulité doit produire de la fumée.

— Que me dites-vous là, Berthe !

— La stridente vérité, commissaire. Voiliez plutôt : la bagnole est vide et l’horizon de même, tante à gauche que tante à droite…

— Se serait-elle impatientée ?

— Foutraise ! proclame l’éléphantasque. Si elle se serait impatientée, elle nous eusse relancés. Où voudriez-vous qu’elle allasse, dans ce bled, en pleine nuit ?

— Un petit besoin à satisfaire, peut-être ? hasardé-je encore, sans grande conviction.

— Petit besoin, mes fesses ! récrie (fort judicieusement) l’orange-outange. Le casier chéant, elle se fusse soulagée sur le trottoir, vu que la rue est vide, ou bien étant de nature chichiteuse, elle eusse demandé le petit endroit chez les gens qu’on était ! Tous les cafés sont fermés et les chiottes publiques ne doivent pas abonner ! Si je vous causais que j’ai un mauvais pressentiment, San-Antonio ?

Comme pour donner de la substance à ces sinistres paroles, une voix (y a toujours plein de voix dans mes livres, comme dans Jeanne d’Arc story. Seulement, elle, c’étaient les voix de la Providence, tandis qu’ici c’est la voix au chapitre) tombe d’un premier étage pas très haut.

Nous levons nos chefs accablés et découvrons un fantôme dans un entrebâillement de volets. Une figure de vieillarde toute blanche, avec des yeux velus, pareils à deux mouches à merde sur une meringue.

— C’est la dame qu’était restée dehors que vous cherchez ?

Je vous parie une rage de dents contre un dentiste hydrophobe que cette taupe vétusté doit passer ses nuits à épier la Nouvelle Avenue du Général-de-Gaulle. Elle sait tout ce qui s’y passe, connaît par cœur les allées et venues des amants, les titubances des pochards, les algarades des couples harassés, les maladies des enfants, les agonies des vieillards, les promenades nocturnes des chiens, les polissonneries des jeunes gens du samedi. C’est la gazette du patelin, sa vigie, son vigile. Son œil !

— En effet, conviens-je, où est-elle passée ?

Au lieu de répondre d’une manière franche et directe à ma question, la chouette embusquée biaise.

Donnant-donnant un tuyau contre un autre… C’est toujours pareil avec les commères de village. On en revient au système élémentaire du troc. Une indiscrétion contre un cancan, une confidence contre un ragot, un sous-entendu contre une allusion. Passe-moi un peu de ta bile, je te refilerai un brin de mon pus. Tape dans mes miasmes et je goûterai à tes cancrelats. On s’entraide les bas instincts. On s’assiste, on se compatit mutuellement. C’est du boulot de collectionneur, seulement, au lieu de philatéler, de copoclépher, de numismater, on bave. On sécrète du secret. Tiens, fume : c’est du perfide ! Et des comme celle-là, tu la savais ?

— Y a du grabuge, chez les Naidisse ? interroge la vioque. Leur gamin qui a encore fait des siennes, je parie ?

— Plus ou moins, évasifié-je, conscient de devoir lâcher du lest. Vous disiez donc, notre amie ?

— Elle est partie. Qu’est-ce qu’il a fait le petit salopard ? Une attaque à main armée, au moins, non ?

— Pas tout à fait, mais y a de ça. Avec qui est-elle partie ?

— Avec deux messieurs dans une auto ! Il est toujours en fuite, le Charles, ou on l’a arrêté ?

Cette fois je ne songe plus à composer.

— Il faut que je vous parle ! lancé-je vivement.

— Parlez ! invite placidement la meringue mouchetée.

— Ouvrez-moi !

— Sûrement pas. J’ouvre jamais la nuit, à personne.

— Je suis de la police !

— A personne ! réitère la voix. Hein, vous l’avez arrêté, ce voyou ?

— Pas encore !

— C’est ce que je pensais, parce qu’y me semb’bien l’avoir vu au volant de l’auto tout à l’heure.

— Une auto comment ?

— Noire, m’a-t-il semblé.

— Quelle marque ?

— Je connais pas les marques.

— Que s’est-il passé ?

— C’est allé très vite…

— Mais encore ?

— La dame était descendue de votre auto. Elle se tenait à l’entrée du couloir de chez les Naidisse. Je suppose qu’elle écoutait ce que vous causiez.

— Ensuite ?

— La voiture en question est survenue et s’est arrêtée à la hauteur de la bijouterie. Les deux hommes qui se trouvaient à l’intérieur sont restés un moment sans bouger. On aurait dit qu’ils observaient.

— Et alors ?

— Au bout d’un moment, çui qui conduisait pas est descendu sans bruit et il a couru sur la pointe des pieds jusqu’à la maison de ces pauvres Naidisse. Il a posé une question à la bonne femme. J’ai pas entendu quoi. Il causait bas. Elle, elle a riposté un truc que j’ai pas très bien compris non plus, dans le genre : « Non mais dites donc, qu’est-ce qui vous prend ? » Alors le type a sorti quelque chose de sa poche.

— Quoi donc ?

— J’ai pas vu : il me tournait le dos. La dame a regardé. Ils se sont mis à chuchoter, après quoi elle l’a suivi jusqu’à l’auto. Ils sont montés tous les deux derrière et la voiture a démarré.

— Dans quelle direction ?

— Ben, elle est allée jusqu’à la place Joseph-Staline pour tourner et elle a repris la route de Paris.

— Il y a combien de temps de ça ?

— Une dizaine de minutes.

J’hésite un court moment. Le temps d’alerter les archers de la routière et le temps qu’ils mettent leur dispositif en place, les kidnappeurs de la mère Pinaud auront regagné la capitale.

— Vous savez, reprend la vieille morille blanche, plus j’y pense, plus je suis sûre que le fils d’en face conduisait l’auto.

Berthe n’a pas encore moufté, ce qui est un présage inquiétant. Des femmes comme elle, vaut mieux que leur débit soit régulier. Trop de retenue engendre des catastrophes. C’est Malpasset lorsque se rompt le mur de leur silence. Une inondation prodigieuse. Des cataractes sauvages, à n’en plus finir…

Effectivement, la v’là qui démarre. Elle a mis le grand braquet. Elle a du mal à enrouler au début. Mais la vitesse augmente peu à peu, ça tourne de plus en plus fort, et alors c’est le plongeon étourdissant sur la piste ! Le sprint échevelé, fou, superbe.

La mère Pinaud kidnappée, à mon nez et à ma barbe ! Elle s’y refuse ! Pas admissible ! Et d’abord, pourquoi ? Hein ? Cette vieille peau tannée ! Cette punaise stratifiée ? Cette prune séchée ! Ce batracien de baptistère ! Cette guenon dévote ! Ce mannequin à hardes ! Cette dame qui pue la cave ! Cette tarte moisie ! Cette chose ! Ce machin ! Ce vieux truc ! Cette personne ! Pourquoi l’aurait-on enlevée, dites ? En-le-vée, comme une petite fille de riche, comme une belle héritière ! C’est pas de jeu ! C’est injuste ! Elle n’est pas faite pour un tel emploi, la nana à Pinaud. Y a abus de rôle ! La Gravosse n’est pas d’accord ! Elle concordera jamais avec pareil événement. Elle le niera. Le décidera nul et non advenu. Elle en est jalouse ! Horriblement, furieusement jalouse ! Alors quoi, demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, la France entière se passionnera pour ce fait divers ? Il y aurait la frite blette de la belette pinulcienne à la une de France-Soir et confrères ? La sombre confiseuse de foyer se mettrait à exister pour cinquante millions de Français, elle, la furtive, l’ignorée, la presque finie. De Lille à Menton, de Strasbourg à Biarritz on saurait Geneviève Pinaud ! On aurait connaissance d’elle ! Ses traits obscurs, sa physionomie indécise s’imposeraient à l’actualité ? Et Berthe passerait sous silence ! Ne serait qu’une chose en marge, la cédille d’un petit « c », une humble citation dans le torrent d’un article de tête ! Ah non ! Ah, ouichtre ! Ah, foutre ! Ah, merde ! Jamais ! Never ! Nunca ! Une figurante devenue vedette par hasard ! Inconcevable ! Refusé ! Elle s’oppose !

— Mais retrouvez-la donc, au lieu de rester piqué là comme un manche, espèce de manche ! hurle la donzelle dans le silence nocturne de Saint-Franc-la-Père. Agissez ! C’est de votre faute ! On n’emmène pas une vieille peau faisandée « en enquête ». C’est plus de son âge ! C’est immoral ! Vous serez convoqué ! Révoqué ! Emprisonné !

Elle en débite ! Elle fait du foin ! Du raffut !

Elle rameute les meutes ! A la fin je n’y tiens plus.

Pour la toute première fois de ma carrière, je manque de respect à la femme d’un de mes subordonnés.

— Ta gueule, grosse vache ! explosé-je.

Elle en reste baba. D’une bourrade, je la propulse vers ma bagnole.

* * *

Je roule à tombeau écarquillé.

Qu’espéré-je ?

Je ne sais.

Où vais-je ?

Je l’ignore.

Simplement j’agis vite ! La sarabande de mes idées folles heurte les parois de ma tronche, y déposant une couche crémeuse qui, progressivement, en amortit le sac, le ressac et l’havresac.

Un mort sur une terrasse… Marcelle-Rebecca affolée… Elle sait que son neveu a trempé dans cette histoire, alors elle ne prévient pas la police tout de suite… Un bouton du blazer est resté dans la bouche du cadavre. Ce bouton : on l’y a mis ! En effet, Vladimir a été défoncé d’un coup de hallebarde. Mort sur-le-champ ! Il n’a pu mordre le veston de son antagoniste car il n’y a pas eu antagonisme puisqu’il a été assassiné en descendant l’escalier. Rebecca-Marcelle se sauve… Je vais chez sa sœur. L’instinct ! Les bijoutiers semblent être des bougres dépassés par leur famille, par l’événement, par tout ce qui les cerne et les concerne. Là-dessus, l’appel téléphonique d’une Thérèse qu’ils prétendent ne pas connaître et qui, elle, prétend que ÇA urge. Pendant ce temps, le fils prodigue se la radine avec un pote et ces deux gouapes nous fauchent la mère Pinaud !

Et maintenant ?

Hein, San-A. ?

Maintenant, que vas-tu fiche, mon grand ? Gros malin ! T’embarquer dans ce patacaisse insensé alors que rien ne t’y forçait. T’avais juste un petit coup de grelot à donner. Deux mots à dire à tes collègues et en ce moment tu en écraserais peinardement dans la crèche de Saint-Cloud où la vieille horloge de Félicie fait des tics et des tacs majestueux, comme jadis, quand les hommes prenaient le temps de vivre leur vie…

Une main boudinée se pose sur mon genou droit.

— Commissaire… chuchote l’organe un tantisoit peu enroué de Berthy.

Je m’arrache à mon tumulte interne. Un regard à la Baleine. Elle est fondante, sirupeuse. Ses joues-fesses pendent de chaque côté de sa bouche-anus. Son regard représente deux mouettes s’éloignant dans le crépuscule.

— Commissaire, rappelle-t-elle doucement.

— Oui ?

— Je le savais !

— Que saviez-vous, Berthe ?

— Je savais que vous m’aimiez. Je le savais depuis longtemps. Depuis toujours. Il y a dans vos yeux, lorsqu’ils se posent sur moi, une lueur qui ne trompe pas.

Ma peau se met à chairdepouler pire qu’un mur crépi d’une tyrolienne.

— Mais, heu… Ma bonne amie, je crois qu’il y a maldonne, m’affolé-je.

— Tsst, tssst, tssst ! fait la mutine. Vous vous êtes trahi il y a un instant.

— Moi !

— Oui, chéri : toi !

Ma pomme d’Adam devient grosse comme un gant de boxe.

Avouez que cette nuit est maudite ! Je les verrai toutes, depuis A jusqu’à Zob ! La truie Béru qui me chambre, à c’t’heure, qui veut, qui va me violer ! Je lis dans son regard que c’est du peu au jus. De l’imminent ! Qu’elle va joindre le geste à la parole.

— Mais que racontez-vous ! Berthe, voyons ! Vous êtes la femme de mon ami ! paniqué-je.

— Ce n’en sera que meilleur, grand fou ! gourmande-t-elle. Et tu le sais bien, polisson.

— Je n’éprouve pour vous qu’une solide amitié !

— Que tu crois ! Tu as laissé échapper ton doux aveu, Antoine. Je serai tienne. Arrête qu’on s’aime ! Dans la nature, sur ta banquette, n’importe où ! Je suis prête !

— Mais je vous ai traitée de grosse vache ! éploré-je. C’est cela que vous appelez un aveu ?

— Auparavant ne m’as-tu pas dit « ta gueule » ?

— Mais si, justement, vous vous rendez compte !

— Ta gueule, roucoule l’Annapurna. ta gueule. Tu m’as tutoyée ! Spontanément, dans un élan. Tu n’as pas pu te contenir. TA gueule ! Eh ben, tu vas l’avoir, ta gosse ! Pour toi tout seul ! Arrête tout de suite ta saloperie de bagnole, chéri ! J’te veux ! J’y tiens plus !

Et de couper le contact d’un geste décisif, la fumière ! Moi, vous me connaissez ? M’en est arrivé déjà des trucs pas banals et des moulins peu banaux. J’en ai essuyé des dangers ! J’ai vu la mort comme je vous vois : face et profil… D’autres bougresses m’ont convoité, voulu, eu ! Hue cocottes ! J’ai été maintes fois empêtré dans des situations délicates, périlleuses, angoissantes, compromises… Mais jamais, z’entendez-vous, au grand jamais ! Jamais j’ai coulé à pic dans un tel ridicule. Au moment que des transes professionnelles me poignent, me voilà noyé dans le grotesque à l’état pur. La garcerie ambulante du Mastar qui me gloutonne tout cru ! Misère ! Que faire ? J‘peux pourtant pas crier maman. Me caler les deux mains devant zézette. M’enfuir. Cloquer une plaque de blindage en iridium dans la vitrine de mon kangourou. Je peux pas la supplier de m’épargner. Lui jurer que j‘suis impuissant. Je peux pas prier mon saint patron. La révolvériser ? Tout de même. Assassiner Berthe serait malgré tout un meurtre. Quoi ? « On achève bien les chevaux, vous dites ? Alors pourquoi pas les truies en rut ? » Tout de même… Et la S.P.D.A., alors, c’est quoi donc, et vous en faites quoi t’est-ce ?

Le moteur s’est tu.

Mais fort heureusement, le geste de Bertoche a des conséquences salvatrices. Il crée un accident qui engendre mon salut. Je possède ce genre de chignole à la con dont la direction se bloque lorsque le jus est stoppé.

Roulant encore sur la vitesse acquise et malgré mon coup de patin exprès, v’là que j’embugne un vieux végétal dont le nom latin est platanus. Ma tire se rétrécit de dix centimètres dans le sens de la largeur. C’est la Gravosse qui a effacé l’impact. L’aubergine qui lui escalade la coupole ne tiendrait pas dans un sac tyrolien. Le dôme de l’observatoire au Pic du Midi, mes fils ! Sonnée, ses ardeurs jugulées, ses esprits flottants, ses sens en portefeuille, la gueuse Bérurière dodeline et prend une attitude comateuse à mon côté. Sa hure s’abattant contre moi, je la refoule d’un coup d’épaule dépourvu de galanterie. La rogne me tord tripes et cervelle. Ma fureur est tellement noire qu’un rat de cave aurait besoin d’une lampe électrique pour s’y déplacer.

— Bougre de vieille radasse ! aboyé-je. Gorette en chaleur ! Chienne pâmée ! Chaussette fumante ! Bedaine ! Mochetée ! Excroissance ! Dodue ! Dondaine ! Lessiveuse ! Chaudron percé ! Charretée d’immondices ! Purulence ! Tas ! Monceau ! Coulée de suif ! Bitophage ! Merderie ! Nymphette obèse ! Avalanche ! Taste-slip ! Fourre-tout ! Enfourneuse ! Viandophile ! Dévorante ! Pétrolière ! Boudin ! Ringard ! Superpute ! Oléagineuse ! Bonbonne ! Casse-quenouille !

J’en débiterais encore au moment que je vous narre si, m’étant aperçu que mon moulin n’est pas atteint ni ma direction faussée, je n’avais repris celle de Pantruche.

* * *

Un long temps de mutisme nous désendolore l’âme. Le mutisme est un adjudant-chef. Se taire cicatrise la pensée.

Ma colère bien tamisée est réduite en poudre lorsque nous pénétrons dans les lumières jaunes précédant la banlieue.

Berthy le sent.

— J’ai eu un coup de folie, s’excuse-t-elle.

Le ton est menu. Elle a déniché je ne sais dans quel coin de ses soufflets de forge un reliquat de gazouillis de fillette.

J’émets un grognement pour auberge espagnole[18].

La Gravosse reprend, de sa voix pénitente :

— Les sens, c’est les sens. J’ai un tempérament d’amoureuse ! C’est plus fort que moi, lorsqu’un homme m’ensorcelle, faut que je lui fasse la grande connaissance.

L’expression est savoureuse.

Aussi la savouré-je, comme île ce doigt.

— Vous êtes bien assuré, j’espère ? continue Mâme Jambonnette, sinon j’ai quèquzéconomies dont je ferais un devoir de participer pour les réparations.

— N’ayez pas d’inquiétude sur ce point. Je suis tous risques, en effet.

Soulagée, elle évanesce un soupir susceptible de propulser une goélette.

— Ah bon. Surtout, causez pas de mon bas de laine à Bérurier, ce salaud me secouerait la tirelire. C’t un jouisseur, Alexandre-Benoît. Avec lui, c’est tout pour la gueule. La bâfre au-dessus de tout ! Y s‘rend pas compte que si on mettait pas d’argent de côté on en aurait jamais devant soi[19]. Moi, j‘suis d’un naturel prévoyant. Et si je vous dirais, commissaire, que je ne pourrais pas sortir sans avoir du flouze planqué dans la doublure de mon sac. Crainte d’être prise à l’improviste ; ça s’est déjà produit. Tenez, un jour, dans le métro, un gamin de vingt ans, beau comme l’amour, s’excitait après moi. Il me caressait les fesses mieux qu’un ange : comme un masseur ! Je lui ai causé. Il demandait qu’à ce qu’on s’isole les désirs. Seulement il avait pas un rouble sur lui, le chéri. On peut triquer et être pauvre, c’est pas un con patible ! Imaginez un instant, San-Antonio, que je n’eusse pointu mon pécule avec moi, qu’est-ce qu’allait payer la chambre d’hôtel et la bouteille de mousseux qui vous enclenche si bien les estases ? Hein ? Non, mais répondez-moi…

Je ne réponds pas, beaucoup trop enfoncé que je suis dans mes méditations.

Je viens de passer la plaque bleue annonçant « Paris ». Ça m’attendrit toujours de voir indiquer Paname par un simple panneau, comme « Trou-les-Bains » ou « Boufzy-le-Petit ».

« Paris », commako, tout bêtement. Avec une fausse humilité qui confine à la grandeur sublime.

J’ai l’impression idiote de rentrer d’un grand voyage. Me voilà dopé par ces cinq lettres, remis à neuf. A un square, une pendule indique deux plombes. Je n’ai pas sommeil.

La Baleine me moule avec ses confidences oreillères pour demander :

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?

— Du zèle, dis-je.

Elle n’ose pas insister.

Je prends la voie des berges, aussi dégagée à cette heure qu’une route albanaise. La Seine a l’air immobile. Sur la droite, la tour Eiffel balance son pinceau lumineux dans le ciel de nuit. Je fonce… Le souterrain du Trocadéro et celui de la Concorde… Celui du Louvre…

— On retourne dans l’île Saint-Louis ?

— Non.

Elle prend mon laconisme pour de l’hostilité.

— Vous m’en voulez toujours ?

— Pas le moins du monde.

— Alors à quoi que vous songez, beau ténébreux ?

— A un bruit, réponds-je.

— Un bruit de quoi ?

Justement, c’est la nature de ce bruit qui me tarabuste les méninges. Je l’ai encore dans l’oreille. Il lève en moi une succession d’images.

Je quitte les berges au niveau de l’île Saint-Louis précisément, mais au lieu de passer le pont, je vire à gauche, dans le Marais. J’aime bien le Marais. Il est beau, pauvre, triste et chaud. Sincère.

Je prends la direction de la place des Vosges[20] et parviens promptement dans la rue des Francs-Bourgeois. Il habitait le 412, Vladimir Kelloustik. La porte cochère (et phacochère, car elle est dégueulasse) est restée entrebâillée.

— On va chez qui est-ce ? demande Berthe.

L’envie me taraude de l’envoyer au bain turc, mais l’ayant copieusement abreuvée d’injures, un instant plus tôt, je traîne un chapelet de remords derrière moi.

— Chez le mort de la terrasse, chère amie.

D’autor, elle m’emboîte le pas. Le porche est une porcherie. Pavé de pierres rondes, il subit un amoncellement invraisemblable de cageots et de détritus consécutifs au marchand de primeurs voisin. Ça pue le chou pourri et la banane écrasée. Je m’approche d’une porte vitrée derrière laquelle est fixé un carton indiquant les blazes des locataires et leur position géographique dans l’immeuble. C’est rédigé en caractères tremblés sur un couvercle de boîte à chaussures.

Kelloustik pioge au troisième droite.

Nous montons, Berthe souffle fort, comme un qu’est en train de chercher des truffes dans le Périgord. Sa respiration bruyante se répercute dans la cage d’escadrin. M’est avis qu’elle va réveiller tout l’immeuble.

Troisième. Droite.

Sur un bristol, on s’est complu à écrire « Vladimir Kelloustik » en gothique bicolore-à-poils-longs. Un gus qu’avait le temps. Un calligraphe. La vie est pleine de minus qui se prennent pour des artistes parce qu’ils savent écrire un titre en ronde.

Vous allez prétendre que je charge, mais ce petit rectangle de carton blanc m’en apprend plus sur la personnalité de feu Kelloustik que ne le ferait le rapport d’un psychiatre.

Je sonne trois petits coups brefs, manière de créer une ambiance. Quand on réveille quelqu’un, faut essayer de le faire avec un maximum de tact.

En l’occurrence, je ne réveille personne. Le silence épais de la vieille baraque ventrue reste total. Je carillonne derechef, en pure perte.

— On a grimpé tout ça pour la peau ! soupire la baleine.

— Voire ! laconé-je.

Et de tirer mon fameux sésame[21] pour m’expliquer avec la serrure. De la bricole. Quelques coffïots plus bardés d’astuces que les mots croisés de Max Favalelli mis à part, peu de lourdes résistent longtemps aux guiliguili de cet appareil qui est au métier de super-flic ce que la couleur bleue est aux toiles de Vlaminck.

J’ouvre.

— Pardonnez-moi de ne pas vous prier d’entrer, Berthe, dis-je à la mangeuse d’hommes, mais quand on pénètre quelque part avec effraction, la politesse consiste précisément à passer le premier, tout comme au Pont de Lodi.

Sur ce charmant avertissement, j’entre dans le logement du regretté Vladimir. Il y fait chaud. Une odeur de bouillie Guigoz à quoi se mêlent des remugles de vomissure me pince le pique-bise. Délibérément j’actionne le commutateur. Une misérable entrée me saute à la frime. C’est tout petit, tout triste, tout tragique à force de médiocrité. Trois portes prennent sur ce chétif quadrilatère : une porte de gogues, entrouverte, avec vue imprenable sur une cuvette jaune foie. Une porte vitrée, donnant sur une cuisine dont le compteur à gaz obèse occupe les deux tiers du volume : enfin une troisième porte, fermée celle-là, mais qui, sous l’impulsion de ma curiosité, ne le reste pas longtemps.

Et je pénètre dans une chambre-studio. Assez vaste.

J‘sais pas si vous l’avez déjà constaté, mais la médiocrité rend ingénieux. L’appartement d’un mec sans moyens ressemble à un couteau suisse, lequel remplace avantageusement un atelier de mécanique et une batterie de cuisine au complet (t cv n c b erdS, k hgu, qè)[22].

Chez Kelloustik, je découvre : un canapé-lit, une table-machine à coudre, un tabouret-escabeau, une commode-salle de bains, un tampon-buvard faisant pendule et poste de radio, et un bébé endormi dans un berceau qui aboie peut-être lorsqu’il est réveillé.

Je sors la photographie découverte dans le larfouillet de Kelloustik. C’est bien le bébé figurant sur le cliché. Sans doute a-t-il un ou deux mois de plus qu’au moment où l’on a tiré cet instantané, mais je le reconnais. Un chouette blondinet, rose et dodu, avec des fossettes partout. Il dort à poings crispés, son souffle est calme et la lumière tombant de l’entrée fait scintiller ses mèches d’or.

— Un chérubin ! susurre le bovidé en m’écrasant dix kilos de nichons contre la hanche.

Je la sens émue, Berthy. Je le suis également, en songeant au cadavre du papa dans un tiroir de l’Institut médico-légal. A peine au monde il est déjà orphelin de père. Tu parles d’un départ foireux. Notez qu’avec un father pareil il n’était pas sorti de l’auberge…

— Il est seul dans l’appartement ! gronde la houri, comment se peut-ce, un bébé de cet âge ! Et si le feu prendrait ? Et s’il aurait des convulsions ?

Mon haussement d’épaules, pour fataliste qu’il soit, ne calme pas pour autant l’indignation de la vachasse : en termes soignés, elle continue de déclamer son opprobre. Pendant qu’elle récite un beau chapitre de puériculture parlée, je soulève l’édredon du mignonnet. Ce que je suis venu chercher ici s’y trouve. Un hochet, mes jolies. Un beau hochet rouge et jaune. Je l’empare et vais l’essayer dans le vestibule. Il a une sonorité particulière. Au lieu de faire « dreling dreling », comme la plupart des hochets, il produit un bruit plus cassant, un peu crachoteur.

« Un bruit de crécelle », you see ? Ou plutôt you hear ? Bravo, San-Antonio. Quelle subtilité dans l’évolution de la pensée ! Quelle sûreté dans sa trajectoire ! Quelle perfection dans l’analyse ! Ah ! si je n’étais pas moi-même, comme je m’admirerais !

— Vous faites joujou, commissaire ? questionne le Gravosse.

Je cesse de cigogner le hochet.

— La maman de ce petit ange doit se prénommer Thérèse, assuré-je à la vorace interloquée.

Là-dessus, je continue d’explorer la cambuse pour tenter d’y dégauchir un appareil téléphonique. Il n’y en a pas.

Donc, Mme Kelloustik est allée téléphoner ailleurs aux Naidisse. En emmenant son bébé qui ne dormait pas. Après quoi elle est revenue ici, l’a couché et s’est tirée de nouveau.

Pour aller où ? Téléphoner encore ? En ce cas, elle ne va pas tarder.

Dame Berthe aux grands panards, au grand prose et à l’immense chaglaglate n’est pas si melone que je trouve qu’elle en a l’air puisque aussi bien elle demande :

— On attend la mère ?

— Bien vu, ma chère. En effet, je voudrais avoir une conversation avec la maman, déclaré-je.

Je me laisse tomber sur le canapé. La nuit commence à se faire longue.

— J’échangerais volontiers mon droit d’aînesse de fils unique contre une bonne tasse de café, avoué-je.

— Casse la tienne, s’empresse la Bérurière, je peux nous en préparer. Doit bien y en avoir dans c’t appartement !

J’imagine la frime de Thérèse lorsqu’elle va revenir. Trouver une Berthe en minijupe et à aubergine dans sa kitchenette, en pleine noye, ça doit commotionner le circuit nerveux. Il est vrai que la pauvre fille va avoir bien d’autres surprises plus désagréables.

— Si vous mettez la main sur un paquet de moka, préparez-moi un jus aussi épais que du miel, recommandé-je. Je veux pouvoir le boire en tartines.

— Faites-moi confiance, mon cher Antoine, flûtise mon module d’étable, le café, c’est ma spécialité.

Elle s’efface dans un froufrou de jupette.

Votre bon camarade San-A. ferme ses jolis yeux enjôleurs, histoire de récupérer un chouïe. Il suffit souvent de quelques secondes de totale relaxation pour se refaire une santé. Si tu parviens à t’abstraire un instant, ta fatigue met les adjas.

Notez que c’est délicat à réussir, une abstraction San-Antoniaise.

Il est si tellement présent, le bonhomme ! Pour l’effacer, faut beaucoup plus qu’une gomme à crayon.

J’espère pourtant y parvenir, lorsque Mme Alexandre-Benoît Bérurier, dite Berthy, dite Berthaga, dite la Gravosse, pousse une exclamation dont j’aurais honte qu’elle la proférât lors d’une réception à l’Elysée, en présence d’une once apostolique :

— Bordel de Dieu ! exclame la personne ci-dessus nommée…

Puis un silence succède, lequel contient en énergie la suite de l’imprécation.

« Cette énormité de la nature, cette excroissance de dame a dû renverser le paquet de café ou se prendre une pointe de sein dans l’engrenage du moulin », décidé-je.

Le bruit de sa présence (car Berthe fait du bruit en existant, fût-ce au ralenti) m’oblige à remonter les volets de sécurité de ma vitrine.

La molosse est là, livide, moustache en détresse, œil en verre dépoli, poitrine répandue, tifs défrisés, nez désamorcé, langue dardée, oreilles épagneulées.

On dirait qu’elle vient : soit de recevoir une décharge électrique d’au moins 1000 volts dans le rectum, soit de faire l’amour avec un marteau-pilon ! Une bave blanchâtre lui débadine de la gouttière.

— Santonio, chuchote-t-elle, j’aimerais que vous vinssiez voir.

Je vinsse.

Elle m’indique d’un geste récamiesque la petite cuisine qu’elle vient de quitter. Je m’y hasarde.

Les portes des placards béent. Mais mon regard infaillible va droit au minuscule frigidaire mural peint en faux bois.

Outre quelques biberons emplis de bouillie et un reste de ragoût, il contient une tête humaine décollée au ras du menton.

CHAPITRE III FLOC !

— Vous ne dites rien ? remarque doucettement Berthe au bout d’un silence qui, vu de l’extérieur, doit sembler interminable.

— J’entre en moi-même, réponds-je.

— Pour quoi faire ? demande la chérie.

C’est quelqu’un, Berthy. Une nature ! Un tempérament ! Une santé !

En pareil cas, n’importe quelle femme aurait paré au plus pressé et se serait évanouie.

Pas elle.

Sa pâleur lui suffit et son horreur s’exprime par un léger tremblement. Elle est forte ! Gaillarde !

Connaître un être humain, c’est un voyage. Mieux qu’un voyage. On n’en revient pas. Moi, tant qu’il restera un autre individu sur la planète, je serai certain de ne pas m’emmerder. Y aura du spectacle : assez pour m’intéresser à la fuite du temps. Les gus, quand on veut les étudier, faut s’occuper comme pour la pêche à la ligne. Se munir d’un pliant. Choisir un coin à l’ombre. Un endroit du cours de vie où ça ne galope pas trop, où le courant fait une trêve. Et puis s’installer et attendre.

Moi, des tronches sectionnées, j’en ai déjà trouvé quèques z‘unes sur ma route. Tenez, je me rappelle d’un matin, aux Halles, quand elles étaient encore au ventre de Paris… Parmi des têtes de veaux, une tête d’homme[23]. Et d’autres encore, dans je sais plus quelles circonstances. Mais c’est la première fois que je déniche une bouille dans un frigo, parmi des biberons.

Je fixe cet effroyable débris exsangue. Le plus cocasse, faut que je vous le bonnisse, manière de vous faire poiler : il est posé sur une assiette.

Servez froid ! Avec une vinaigrette de préférence. Vous vous rendez compte ? Une tête coupée, dans un réfrigérateur… Avec un bébé doré qui pionce dans la pièce voisine.

Je vous ai dit que c’était une tête d’homme ? Non ? Ben, je vous le dis, in extenso pour que ça fasse plus exotique.

— Vous connaissez ce monsieur ? demande la Bérurière.

— Je n’ai pas cet honneur, ma bonne, je lui rétorque, comme je le ferais si je marnais dans un truc de la comtesse of Ségur.

— Vous ne pouvez pas savoir l’effet que cela m’a fait, reprend la donzelle : je ne savais pas que ce placard était un frigo. Déjà là j’ai été surprise. Et puis quand j’ai vu ! Je me médusais de regarder cette horreur. Je me disais : c’est pas possible… Il eût été blond j’aurais cru a une tête de veau. Mais brun pareil ! Selon vous, y n‘serait pas comme qui dirait plus ou moins nègre de l’antécédent ?

Je considère le trophée.

— A quoi vous pensez ? insiste ma brillante collaboratrice.

— A la mort de Louis XVI, affirmé-je.

Elle ne se goure pas en supposant que la victime était négroïde. Les cheveux drus crêpent. Les lèvres sont très charnues. La peau est bistre foncé et le regard agonique jaune-cheval-malade.

— Selon vous, s’agirait d’un meurtre ? s’enquiert la pertinente.

— Ou peut-être d’un suicide, dis-je en lourdant la porte du réfrigérateur pour ne plus voir l’atroce chose.

La baleine en jupe courte me sermonne d’un doigt mutin de rosière taquinée, style « M’sieur Raymond, si vous continuez d’ouvrir grande votre braguette j’appelle maman ! ». Sans doute va-t-elle déballer une tirade flamboyante comme du gothique, mais un bruit sur le palier mobilise mon attention.

— Chut ! dis-je, à l’impératif.

Je prend la mégère par un brandillon et l’attire dans la cuisine. Après quoi j’éteins la loupiote de l’entrée.

La Gravosse profite de l’obscurité pour se plaquer à moi, salace. En v’là une qu’abuse des situations critiques. Je veux pas vous paraître grossier, mes canardes, mais je vous jure qu’elle pratique un frotti-frotta si savant que je suis à deux doigts de la prise d’arme, toute Berthe qu’elle soit. Y a une chose aussi, faut dire : la fatigue affûte le sensoriel comme une lame de rasoir. Une nuit blanche, et t’as le monstre tricotin. Le goumi bien féroce, renforcé tige d’acier. Si tu t’effaces pas deux gertrudes dans la journée t’es obligé de te promener avec une brouette pour te charrier le surplus d’émoi.

Un cric-crac maladroit dans la lourde. Celle-ci s’ouvre. Je me dis que la maman du petit trésor est de retour, comme les cigognes alsacos.

On éclaire. On tousse. Toux de femme. Puis on se rend dans la chambre du bébé.

Vous remarquerez, pour parler à un mouflet, les adultes se croient tous obligés de prendre une voix de chat. Ils lui miaulent des conneries, lui inventent des onomatopées.

L’arrivante souscrit à la tradition. Faut l’entendre réveiller le loupiot d’un petit ton pointu qui agacerait un pinson :

— C’était le pitit petit mignon joli ahrrre, ahrre ! Le babounet troufigni gouzi ! Le bouli goulou gligli gogo ! Une tite pitite merveille, ça madame ! Oh, oui, ça n’ouvait ses gands zieux bleus ! Bonzou, cousou ! Dites ahrrre !

La pression de Berthe s’affirmant, sa dextre investigant dans ces régions de moi-même que je réserve de préférence à des personnes méritantes, je décide d’intervenir. J’ouvre la lourde sans trop de brait et m’avance dans l’encadrement de la pièce voisine.

Je croyais y trouver la jeune femme blonde de la photo. Maldonne, mes brutos, c’est une vieillarde qui s’active au-dessus du berceau. Et quelle vioque ! Une pocharde, bel et bien. En hardes ! Elle a un fichu troué sur les épaules. Un jupon déchiqueté du bout, comme celui de la fée Carabosse dans les livres pour enfants. Ses cheveux gris sont probablement des cheveux blancs qu’on n’a jamais lavés. Ils tire-bouchonnent sur ses épaules. Déjà, et bien que je sois à deux mètres d’elle, sa forte odeur de vinasse me saute au gésier, m’agresse les muqueuses, porte atteinte à l’estime que j’éprouve pour le bon vin.

— Vous êtes la nurse, peut-être ? demandé-je.

La vioque ne sursaute pas. Elle a les réflexes cisaillés par l’alcoolisme. En entendant ma voix délectable, elle se retourne péniblement.

T’out compte fait, je crois que la tête sectionnée du frigo est plus ragoûtante que celle de ce monstre. Imaginez une morille pourrie, peinte en violet. Y a plus que des pores à sa peau. D’énormes pores lie-de-vin reliés entre eux par un réseau de veines bleues.

Le regard est pareil à deux vilains boutons qu’on viendrait de presser. Sa bouche tordue s’ouvre sur un trou ténébreux qui ne se rappelle plus avoir hébergé des dents.

Elle grommelle un truc dans le genre de : « Cake sec ça ? » que je traduis illico, bien que je n’aie pas mes écouteurs par : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

— Quoi ? demandé-je.

Elle me braque d’un doigt noir et luisant, comme celui d’un marchand de journaux.

— Ça, répète-t-elle.

Et je réalise que par « ça » elle entend le gars « moi-même », produit surchoix de Félicie.

— Un ami de la famille ! réponds-je. Et vous, chère madame, qui êtes-vous ?

Au lieu de se nommer, elle me pose une question abrupte et assez déroutante.

— T’as jamais vu mon cul ? demande l’étrange visiteuse.

Je récupère tant mal que bien.

— Je n’ai pas eu cet honneur, madame, et ne le sollicite pas, bien qu’un tel spectacle doive valoir le déplacement.

Mon parler cérémonieux ne l’impressionne pas.

— Fais pas le marle, tronche de con ! murmure la monstrueuse créature.

Berthe me pousse d’une main profiteuse.

— Je vais pas vous laisser insulter par ce suppositoire de Satan ! annonce-t-elle. Sans blague, une pourriture pareille qu’ose abroger d’injure un commissaire ! Qu’est-ce vous attendez pour y passer les menottes, San-A ? Si ! Si ! Là, j’exige, j‘sus témouine. Les menottes et au gnouf !

Le mot de « commissaire » a atteint l’entendement de la clocharde.

— Merde, un poultock ! Et moi je te croyais le père de ce p’tit chou, mon gars ! D’après ce que m’a dit sa mère, j’en aurais mis ma main au feu ! Mais alors, c’te grosse carne qui gesticule des miches, c’est quoi ?

Les pleurs du bébé rompent soudain le dangereux crescendo de la scène. Il a un grand chagrin innocent, le pauvre chérubin. Des cris de mouflet, je défie n’importe qui de leur résister. Voilà que tous trois, on se penche sur le berceau, quasiment affolés par les brailleries du mignon moutard. Pauvre biquet ! Çui qui lui a beurré la tartine, là-haut, s’est trompé de pot, moi je vous le dis. Il a pris le pot à merde au lieu du pot de confiture. Et il a pas plaint la marchandise.

Double couche ! Recto verso ! Le papa, trucidé, la maman en plein circus. Une clodote à son berceau. Une tête humaine au milieu de ses biberons… Le rêve, quoi ! J’aimerais bien lire son horoscope, pour voir…

— Mignon, zouli gouzi la la ! entonnent en chœur Berthe et la poissarde.

Le bébé hurle de plus belle, ce que je conçois fort bien. Moi, à sa place, j’en ferais autant.

— Comment qu’y s’appelle, voyons, marmonne la clocharde. Sa mère me l’a dit pourtant. Armand… Non, c’est pas ça… J‘sais que ça commence par un « a »… Ah, oui ! Antoine…

Pourquoi me sens-je pris d’une nostalgie organique, tout à coup ? Pourquoi l’onde lasse des éternels regrets me submerge-t-elle un court instant ?

Antoine… Sacré Antoine ! Petit couillon d’Antoine perdu dans un univers frelaté et sanguinolent.

— Dites donc, la mère, fais-je à la radeuse, mettez-moi un peu au courant de ce qui se passe. Mais d’abord soyons net, voici ma carte, vous savez lire ?

Elle file un œil coagulé sur mon bristol officiel. Puis elle crache.

— Pas besoin de savoir lire, dit-elle, un flic, on le reconnaît toujours à l’odeur.

Les vagissements suraigus d’Antoine, seuls, empêchent Berthe de laver dans la tarte béruréenne un tel affront (qui n’est pas le premier dont ma race ait vu souiller son front, croyez-le).

— Les menottes, bordel ! clame-t-elle en prenant le petit braillard.

Coincé dans le coude phénoménal de Berthe, le bébé ressemble à un enfant de chœur qui serait monté en chaire.

Moi, j’ai toujours secrètement envié les clochards. A se laisser couler au bas de la pente, ils ont fini par se mettre hors de portée, comprenez-vous ? Plus grand-chose ne les atteint parce que plus rien ne les concerne. L’étalon « kil de rouge » est le dernier lien entre eux et le reste, parce que c’est « le reste » qui vinicole, embouteille et nicolase.

Au lieu de regimber sous les outrages de la sorcière je lui vote un sourire éblouissant[24].

— Si on essayait de se dégauchir un petit remontant dans cette cambuse, ma chère dame ? suggéré-je, et qu’on cause à bâton machin et à cœur chose ?

Visiblement, ma propose la séduit car son visage se défroisse comme du papier chiotte après usage lorsqu’il entre en contact avec l’eau.

J’ouvre deux ou trois placards, en me demandant si je vais y découvrir une main ou une paire de baloches. En fait, au lieu d’autres reliefs humains, je déniche une bouteille de vodka à moitié pleine. Je verse un godet de raide à Chère-rasade et elle le siffle comme siffle un titi en voyant une pin-up s’extraire d’une voiture sport. Car, je crois vous l’avoir fait observer quelque part autre part ailleurs, mais de nos jours, on ne « descend » plus de voiture, on s’en arrache. On s’en dégage, comme on se dégage de ses décombres lorsqu’elle est sortie des rails.

— Vous disiez donc ? reprends-je en lui balançant langoureusement sous la fraise gâtée le reliquat de gnole.

Elle tend son verre.

— Après, dis-je avec fermeté. Racontez d’abord !

— C’est bien des manières d’enviandé de flic, soupire-t-elle.

Pourtant, elle plonge.

— Je dormais peinardement sous le Pont Marie quand j’ai été réveillée par une galopade. Je me dresse et je vois rappliquer une fille qui courait au bord de l’eau tout ce que ça pouvait. En m’apercevant, la v’là qui me plonge dessus et qui s’entortille dans ma couverture. « Je vous en supplie ! qu’elle disait. Je vous en supplie. » Là-dessus, deux bonshommes se ramènent. A leurs imperméables, je les ai pris pour des fumiers de poulets.

« Ils cavalaient en regardant soigneusement autour d’eux. « V’s avez-t-y vu une femme ? » que m’a demandé l’un d’eux. « Elle a filé par là, je leur réponds en leur montrant la direction de Bercy[25]. »

La poivrote me présente son glass avec de la suppliance dans le regard et je me fends d’une giclette.

— Passionnant, fais-je. Ce que vous narrez bien, ma chère !

Elle hausse les épaules.

— Garde tes salades, pauvre pomme ! rebuffe la vieille. T’aurais pas une cousue ? Quand je me coupe la dorme j’ai le bec qui cotonne.

Je lui tends mon paquet de cigarettes.

— Prenez tout, comtesse !

Ma générosité l’impressionne.

— T’es sûrement aussi fumier que les autres, mais t’es moins radin, assure-t-elle. Bon, je t’annonce la suite, fiston. Sitôt les deux bougres partis, la femme me pleure contre en me disant des merci gros comme les cuisses de l’énorme vache qu’est là. Et puis elle me conjure de l’aider. Elle est dans une situation affreuse, que j’ai pas pigée des mieux. Son mari pourchassé ; y m‘semble… Faut qu’elle récupère son bébé rue des Francs-Bourgeois. M’annonce qu’elle me refilera du fric plus tard, si j’accepte d’aller récupérer le chieur. Elle me dégoise comme quoi il s’appelle Antoine, le bougret. Et où que sont ses fringues. Dans un meuble peint en blanc. Là !

Elle désigne un coffre bas, dont le couvercle s’orne du canard Donald.

— Y a ses lainages dedans. Une combinaison bleue en tissu imperméable doublé. Bien le vêtir, qu’il fait un brin de rhino…

Elle a fini d’écosser une cigarette. Elle roule le tabac dans le creux de sa paume et se l’enfourme dans le trou de balle désaffecté qui lui tient lieu de bouche. La v’là qui mastique voluptueusement. Ah dis donc, l’haleine de la chérie, elle est pas mentholée ! Comment qu’elle doit fouetter de l’orifice, la baronne du Pont Marie à son réveil !

— En somme, conclus-je, elle attend sous le pont que vous lui rameniez son môme ?

La tarderie virgule du jus de chique sur le plancher.

— Exagueteli, milorde ! Tu sais que t’es futé, toi, pour un bourdille ? J’en ai vu des plus cons mais ils couraient plus vite.

* * *

Les berges de la Seine, au niveau de l’île Saint-Louis, y a pas plus romantique, nulle part au monde. Toutes les cartes postales consacrées à Paris vous le confirmeront.

On compose un étrange cortège tous les quatre. Y a quelque chose de vaudou dans notre déambulation.

Berthe avance en tête, portant le bébé emmitouflé entre ses seins. Le v’là entre le bœuf et l’âne, ce Jésus. C’est une crèche à elle toute seule, Mme Béru.

La poivrote suit d’une allure dandinante. Elle marche comme un canard qui aurait mis des sabots. Je ferme la marche à double tour en contemplant l’eau grise frissonnant à la lumière des lampadaires. Est-ce bien la même Seine qu’à l’époque de la tour de Nesle ?

Depuis le temps qu’elle se fait des lavages d’estom, la Seine, elle a dû devenir autre chose, non ? Il a pas conservé toujours le même cru, le plateau de Langres. Ni les mêmes crues. Et en route de cours (pour ne pas dire en cours de route) avec les véroleries tant et plus déversées, avec ces ignominieux résidus dont on lui confie l’ébouage, polluée jusqu’à l’agonie du dernier goujon, vous pensez bien qu’elle a changé son âme et son sirop, la Seine ! Ses berges, elles-mêmes, déguisées en circuit automobile… Reste plus que les monuments de Paris qui s’y mirent, s’y admirent encore… Et pour combien de temps ? Deux, trois générations, vous croyez ? Après, plus d’histoire : Buildinges ! Gratte-chiasses et consorts. Tour de ceci, de cela. Tour de cons ! Super-super-clapiers ! Les pyramides humaines ! Elle fera tarter tout le monde, la Seine ; on la recouvrira pour ne plus la voir. On en fera officiellement un égout ! Un collecteur à pourritures. Une chasse d’eau ! Le mode d’évacuation le plus rapide (malgré ses méandres) pour les scories cataracteuses de Paname. Le trait d’union entre nos merdes et l’Océan.

L’arche du Pont Marie…

En avant arche !

J’ai beau sonder l’obscurité, je ne vois personne.

— Ben, é yé plus ! bougonne la chiquerenaude.

Je suppose que les tourmenteurs de Thérèse Kelloustik sont revenus sur leurs pas. Elle a dû fuir encore. Effectivement, on ne trouve sous le pont que le maigre bivouac de la pionarde : des sacs, des boîtes de conserve vides, un paquet de hardes informes et infâmes.

— La salope ! fulmine la Marquise du Pont d’Enamouré, elle a calté en laissant ma boutique à l’abandon.

— Elle reviendra, promets-je. Puisqu’elle sait que vous allez lui ramener son bébé.

— En attendant, continue l’hargneuse, on aurait pu me cambrioler !

— Qu’est-ce on fait ? interroge Berthe. C’est plein de courants d’air, le petit chouminet va s’enrhumer ! Sans compter qu’on reçoit de la flotte sur la figure, ici, ajoute-t-elle en se torchant la joue d’un revers du coude.

Je la regarde. Une traînée pourpre s’étale sur son visage.

On dirait du sang !

J’actionne ma loupiote de fouille.

C’est du sang !

CHAPITRE IV VLAN !

— Qu’est-ce vous me regardez comme ça ? roucoule la Bérurière, toujours prête à se laisser escalader le mont de Vénus et à accorder ses faveurs au premier de cordée.

Une seconde goutte s’abat sur son front pur purin. On dirait qu’elle vient d’effacer une bastos dans le promontoire. Un effet saisissant, mes tendresses. Comme précédemment, le cétacé essuie sa vitrine. Pour le coup, le gars bibi lève sa loupiote afin d’inspecter les « zenlairs ». Le faisceau fureteur et blême capte soudain une vision fugitive qui ferait se dresser les cheveux d’une statue de marbre représentant Yul Brynner dans le rôle d’une boule d’escalier de verre.

Entre l’arche et la culée du pont il y a un espace triangulaire, noir comme la nuit où les spéléologues oublièrent leurs mazda au vestiaire de la grotte. Sortant de l’ombre, mes chères chéries, un bras !

De femme !

Blanc nacré. Inerte. Un ruisselet de sang s’y tortille comme un serpent rouge. Parvenu à l’extrémité des doigts, il goutte.

Je prends du recul pour mieux voir. Ma lumière flageolante tire des ténèbres une mince silhouette. Je découvre une robe bleue, une veste en lapin ennobli, une chevelure blonde.

Qu’est-ce que vous pariez qu’il est désormais orphelin, le petit Antoine ?

Ses vieux sont cannés drôlement.

Pour l’instant il ne moufte pas. Faut croire qu’il se sent confortable entre les brandillons de Berthe. Il est vrai que sur des traversins pareils on peut se prélasser à loisir.

— Elle est morte ? bredouille la femme Bérurier.

Je file ma loupiote à la clocharde.

— Faites-moi clair, la mère, je vais aux renseignements.

Là-dessus je pose le pied sur la saillie de pierre de la culée d’arc-boutant. Sans effort je me coule dans la sombre niche. Les pieds de Mme Kelloustik sont appuyés contre la tête proéminente d’un énorme rivet. Elle a quitté ses chaussures pour avoir plus d’adhérence. D’où je me tiens, j’en avise une sous le pont. Cette godasse me permet de reconstituer le drame.

La pauvre fille était pourchassée par deux vilains et la clocharde lui a sauvé la mise. Les deux gars ont continué leur chemin (de halage). Seulement la berge cesse à la pointe de l’île. Ils ont dû explorer soigneusement le coin, puis ils sont revenus sur leurs pas. Mme Kelloustik les a vus réapparaître. Alors elle s’est cachée entre le pied de l’arche et la culée de pierre. Son tort est d’avoir voulu se hisser le plus haut possible. Elle a eu du mal à se cramponner. Un de ses souliers est tombé, révélant sa présence. Ses tourmenteurs se sont fait la courte échelle et celui du haut n’a eu qu’à vider un chargeur presque à bout portant sur la malheureuse (ou sur la bienheureuse, dans l’hypothèse où le Seigneur l’aurait accueillie illico dans son paradis, sans lui imposer d’examen de passage).

— La lampe ! réclamé-je.

L’édentée me refile l’objet. Tu parles d’un gâchis, Prosper ! Ils te l’ont ravagée de première, la petite maman ! Huit pralines au moins sur une surface de quelques centimètres carrés ! La nuque n’existe plus. Le cou est déchiqueté et j’avise un énorme trou rouge sous l’aisselle gauche. Par acquit de conscience, je palpe la mère d’Antoine.

Gestes superflus. Le moteur est naze. Fort contrarié, je saute de mon perchoir, aux pieds de Berthy.

— Ils l’ont eue ? demande-t-elle.

— Recta. Ces gars-là étaient mieux équipés que la Villette nouvelle formule.

— Moi, tout ça me fait chier, déclare soudain la poivrote. Où qu’il faut aller se remiser la carcasse, bon Dieu, si on n’est plus tranquille sous les ponts ! Y m’ont rien pris, au moins, ces salopards !

Et la voici qui se met à inventorier ses misères.

— Dites voir, Mémère, je soupire en m’accroupissant auprès de son bivouac. Il va falloir me parler en détail des deux zèbres en question.

Elle fulmine.

— Je t’ai tout dit, blanc-bec, fous-moi la paix !

— Vous m’avez dit qu’ils étaient deux et qu’ils portaient des imperméables, si je ne possède que ces précisions-là pour les retrouver, ils seront morts de vieillesse avant. Allez, aboulez la description, sinon je vous flanque tout votre barda au sirop !

La carabosse prend Berthe à témoin.

— Il le ferait ! fait-elle. Vous pariez qu’il le ferait, gueux de flic comme il est !

— Non, moi ! riposte la Gravosse. Moi je vais le faire, car je le trouve trop coulant. S’il brusquerait un peu le mouvement, on gagnerait du temps. Tenez-moi le bébé que je mette cette vieille bourrique au trot attelé, San-Antonio !

— Pas la peine, elle va parler. Elle n’a pas envie d’avoir maille à partir avec la rousse, n’est-ce pas, chère madame ? Bon, vous disiez qu’ils étaient deux. Deux, comment ?

Mémère se convulse. Vous materiez sa frime… La princesse Margaret sur sa dernière photo couleurs ! Celle où on la voit faire semblant de sourire à Tony. J’exagère un peu ; ma clocharde, elle, ne ressemble pas à la reine Victoria ! Je me rappelle mon copain Marcel. Y a une quinzaine d’années, son tourment c’était de s’embourber la demoiselle Windsor. Il en rêvait la nuit. Le jour, il se perdait dans des langueurs. Chez lui, c’était tapissé de photos représentant Margaret à pied, à cheval, à la revue, en carrosse, en short et à Venise. Une vraie pâmoison, ça lui provoquait, cette princesse britiche. Il s’excitait pas sur la frangine, vu que c’est un farouche conservateur, Marcel et que du moment qu’une femme est reine, il la poursuit jamais de ses assiduités. Préférerait se cogner le pape (qu’est-ce qu’il risque : il est protestant !) plutôt que de commettre un crime de baise-majesté ! Mais la Margaret, ce qu’il a pu m’en rebattre les tympans ! La façon qu’il la fourrerait maison ! Des manières hussardes, il prévoyait. Des positions rarissimes, qu’ont encore jamais franchi le Channel (comme disait la pauvre Coco, qu’aurait tant voulu la loquer, justement, cette Margaret, histoire de faire une bonne action). Il lui ferait le coup du sonneur de trompe, plus celui de Mme Glinglin. Et d’autres vachetées de combines à vous en faire ruisseler le douerrière des douairières. Des trucs géants, parole ! Avec concours de fouet, de gants cloutés, de griffe de tigre. On l’aurait laissé opérer, Marcel, la loi sadique revenait en Angleterre.

Aussi sec !

Il était prêt à se faire naturaliser Rosbif, mon pote, pour parvenir à ses fins, et pourtant il est suisse, donc nationaliste !

Il se voyait titrer par la Cour. Comte of Catbray. L’ordre de la jarretelle et toutim. Le château de To Fornick à disposition. Les fringants équipages. Chasse à courre en Ecosse. Tayau au au ! Tayau au au ! Sautant de cheval pour culbuter sa princesse dans les taillis bourrés de cerfs. Lui trifouillant le blason avec fureur et respect. Des années qu’il m’en a causé.

Il espérait sincèrement. Imaginait un concours de circonstances heureuses qui lui permettraient de lâcher son charme sur la créature de rêve. Il échafaudait la rencontre incognito. Seuls dans un train. Lui et elle embusquée derrière des lunettes noires. Il la reconnaît. N’en laisse rien paraître. Et se met au boulot. L’air de la séduction. Le tunnel propice. La galoche fantôme ! Un beurre ! Et après, quand elle a les cannes Louis XV, les yeux fanés, le muscle en torche, lorsqu’elle est redevenue Hanovre-Saxe-Cobourg-Gotha, il chique les surpris, les abasourdis, les désespérés ! « Et quoi, Princesse, ce fut vousse que j’étreignisse ! Moi, humble vermifuge amoureux d’une damneuse étoile ! Que faire pour cacher ma honte ! Comment réparer l’outrage ! Ma vie ? Elle est à vous ! Mon vit ? Vous l’avez z’eu !

Ma fortune ? Une dérision que je glisse dans votre escarcelle à toutes fins utiles. Une seule solution : le mariage dites-vous ? Soit ! Je vous apporterai la Suisse en dot ! Je serai humble. Je m’assiérai au côté du chauffeur dans la Rolls. Je déboucherai les lavabos. Je vous préparerai des röstis. »

Tel que, il délirait, Marcel. Je jure. S’il en perdait pas le boire et le manger c’est parce qu’il a toujours eu le coup de fourchette du siècle.

Et puis l’autre jour, on buvait un pot dans un troquet. Un vieil hebdomadaire traînait à portée d’œil. Sur la couvrante, justement, l’objet de ses convoitises passées : Mrs Armstrong-Machin, bien dodue. Bourgeoise replète.

« T’as vu ? je lui demande, en désignant l’exemplaire de Jour de Match.

— Qui est-ce ? demande distraitement mon pote, Pauline Carton ou Mme Gold Amer ?

— Vise la légende ! »

Il lit et fait la moue. « Vachement toupie, mémère, hein ? me dit l’impudent.

— Je croyais que c’était tes amours ? » objecté-je. Le v’là qui me braque avec des lotos furax. « J’sais pas où tu es allé chercher ça, il ronchonne, mes amours, c’est la princesse Anne ! » Comme quoi la roue tourne, faut bien chers frères ! Et de plus en plus vite. Au point que j’en perds le fil de mes conneries.

Pour vous revenir… La clochetouille, après bêcheries et simagrées, devant la gravité des événements, devient bon gré mal gré coopérative, c’est fatal. Toujours entre deux picrates, d’accord, mais exercée à fonctionner dans l’ivresse, pour donc ! Ce bras blanc embracelé de sang, là-haut, la rappelle à des réalités sinistres.

— Y z’étaient nu-tête. Y en avait un très blond, presque blanc, genre albinos. Les lumières d’en face éclairent bien là où que vous êtes. Il avait les yeux pâles, quasiment blancs idem. Et il causait pas français.

— Comment vous en êtes-vous rendu compte ?

— Il a baragouiné à son copain pour savoir ce que je disais.

— Dans quelle langue ?

— Alors là, tu deviens goulu, gamin. J‘sus pas interprétre à l’ONU !

— Et l’autre parlait bien français ?

— Comme toi z‘et moi !

— Il ressemblait à quoi ?

La vieille garcerie me file un regard pareil à deux filets de vinaigre sur un jaune d’œuf.

— J’te l’ai déjà dit : à un flic. Il était plus petit que l’autre, plus vieux. Brun, trapu. Il avait une moustache. Une grosse moustache av’c des reflets rouquins. J’insiste, mais elle n’a plus rien à casser de valable. On se perd dans la coupe des imperméables. Le temps presse.

Je balance un moment, puis je murmure :

— Vous ne quittez surtout pas votre domicile, la mère ! Des confrères à moi viendront enlever le cadavre et enregistrer vos déclarations, tout à l’heure.

— La chiasse, quoi ! grogne la cloche.

— Vous vous seriez installée sous le pont Alexandre III, personne ne vous aurait dérangée. Que voulez-vous, c’est ça le destin !

La poissarde hausse les épaules.

— Le Pont Alexandre III ! J’aime trop mon île Saint-Louis !

* * *

— Passez-moi l’outil, Berthe ! je propose, il doit commencer à peser lourd, le petit bougre !

— Il est mignon, fait la grosse en me virgulant le dénommé Antoine. Alors le voilà orphelin, positivement ?

— Il semblerait.

— Qu’est-ce qu’il va devenir, ce pauvre trognon ?

— Un pensionnaire de l’Assistance Publique, ma chère amie, à moins qu’il n’ait quelque part entre France et Pologne une vieille grand-mère susceptible de le recueillir.

La Gravosse se met à chialer.

— Cette histoire est effrayante. Mais qu’est-ce qui se passe donc ?

— Des trucs pas ordinaires. Rarement vu un écheveau pareillement embrouillé.

— Qu’est-ce qu’on fiche ?

— Je vais vous mettre dans un taxi avec le môme et vous allez rentrer chez vous. Demain, quelqu’un ira récupérer le lardon.

La suggestion du chef n’a pas les faveurs de la Dondon dodue. Elle pousse un barrissement qui va réveiller certains pensionnaires du Cirque d’Hiver à quelque quinze cents mètres d’ici et, me devançant d’une formidable enjambée, se plante devant moi, les mains aux hanches.

— Est-ce que vous vous foutez de ma gueule, commissaire ?

— Quelle idée, Berthe !

— J’ai positivement dirigé c’t’enquête depuis le début ! aboie le Dragon, j’ai découvert le bouton dans la bouche du Polak ; j’ai découvert la photo du blazer chez les bijoutiers, j’ai découvert la tête coupée rue des Francs-Bourgeois, j’ai reçu le sang de la maman d’Antoine sur le portrait y a un instant t’encore et maintenant qu’on a accumoncelé des indices, vous venez me dire : « Rentrez chez vous pour pouponner, je me charge du reste ! » Non, sans blague ! De qui se fout-on ?

— Mais, ma bonne amie, on ne peut pas se baguenauder dans Paris à la recherche d’une équipe de tueurs avec un bébé ! A cette heure on ne trouverait personne à qui le confier, il est trois heures moins le quart !

La Sauvagesse me nettoie l’objection d’une main tranchante.

— Notre mouflard, dans sa combinaison, il ne peut pas choper froid et il a un sommeil de plomb, le salaud ! Ce sidi, étant donné qu’on enquête sur la mort de ses parents, il peut participer. Plus tard, quand on lui racontera, il sera content d’avoir fait son devoir. Alors moulez-moi avec vos taxis, compris ?

Mon silence ressemble tellement à un consentement que ça doit en être un.

— Bon, allons-y ! décide la cheftaine.

— Où ? demandé-je.

On déambule sur le quai, le long des immeubles vénérables. La lumière romantique d’un lampadaire me dévoile l’embarras de Berthe.

— C’est vrai, où qu’on va ? s’inquiète la chère personne.

Je souris.

— Rue des Francs-Bourgeois ! réponds-je.

— On retourne chez le môme ?

— Jusqu’à son immeuble seulement.

— Pour quoi faire ?

— Partant de là, nous chercherons dans le quartier un bistrot ouvert la nuit.

— Vous avez soif ?

— J’ai surtout soif de savoir, Berthe. Mme Kelloustik est allée téléphoner non loin de son domicile ; dans un endroit qu’elle devait connaître. Je veux retrouver cet endroit. Ses allées et venues, au cours de ces deux dernières heures, sont singulières. En pleine nuit, elle part avec son bébé pour appeler les bijoutiers de Saint-Franc-la-Père. Elle leur dit que « ça urge ». Puis elle retourne chez elle et couche son enfant qui s’endort. Après quoi elle repart… Où allait-elle, alors ? Une fois dehors, elle s’aperçoit qu’elle est suivie. Elle court. Elle va jusqu’à la Seine. Cherche refuge auprès d’une clocharde pouilleuse. Croyant le danger écarté, elle supplie la bonne femme d’aller récupérer son gosse.

Je marche de plus en plus vite en direction de ma bagnole.

— Savait-elle qu’il y avait une tête coupée dans son réfrigérateur ? demandé-je à la nuit.

La nuit reste silencieuse, mais c’est la voix de Berthe qui me répond.

— Naturellement qu’elle le savait, puisque les biberons s’y trouvaient aussi, dans le frigo !

— Supposons…

— Quoi donc ?

— Qu’on ait mis cette tête-là pendant qu’elle allait téléphoner. C’est au retour qu’elle la trouve. Elle s’affole et s’enfuit !

La Baleine dubitative de la hure.

— Si qu’elle se fusse affolée, elle aurait emmené son bébé cette fois z’encore ! Une femme qui s’enfuit n’abandonne pas sa progéniture…

Aurait-elle l’instinct maternel, l’Improductive ?

* * *

Place des Vosges.

Merveilles ! Je me suis toujours demandé pourquoi Victor Hugo n’y habita que cinq ans.

Est-ce son amour de la gloire qui le poussa à aller mourir avenue… Victor-Hugo ?

Ah, que j’aime ces maisons de briques roses, ces arcades basses qui font la ronde et ce demi-silence de cour d’honneur. Le jour, on n’y entend que le ramage des mômes et des oiseaux. Mais la nuit, les siècles accumulés soupirent.

— En v’là un ! clame dame Berthine.

Effectivement, les lumières d’un café, non loin de la place, défoncent l’ombre croupie. Il faut descendre quelques marches. On pénètre dans du tiède, dans de l’accueillant. Des produits d’Auvergne sont accrochés au plafond. Ça sent le vin honnête, le pain bis, la sciure. Les tables brillent. Le bois rutile. Le bar ressemble à un buffet champêtre. Il y a même un tonnelet ventru sur le comptoir. Seul anachronisme : un juke-box pétaradant de lumières. Pour l’instant, il broie du raisonnable, un truc guitareux, qui sanglote dans la torpeur. Malgré l’heure tardive, y a du monde. Deux tablées de jeunes gens. Les garçons sont barbus et fument la pipe. Les filles montrent leurs cuisses encollées de saloperies de collants[26]. Tous discutent, l’air grave, de choses dont ils croient qu’elles le sont aussi. Un type indécis d’âge et de position sociale boit seul au rade. Une femme au visage marqué par l’alcoolisme rêvasse devant son verre vide.

Le patron est à la caisse, l’œil encloaqué de sommeil. Il est rond, chauve, sérieux. Sa cravate usée pend comme une queue de vache : son garçon, un grand blafard aux manches de chemise roulées haut, fourbit son percolateur à la peau de chamois. Avec son tablier bleu, il ressemble plus à un jardinier qu’à un louf.

Berthe s’installe dans une stalle avec Antoine dans les bras.

— En tout état de cause, je prendrais bien un sandwich rillettes et un grand blanc ! me dit-elle catégoriquement.

Je m’approche du rade pour transmettre sa commande. J’y ajoute la mienne, à savoir un double expresso. Le barman continue de frotter son alambic. La fermeture n’est plus loin. Il tient à être paré pour l’heure « H », Prosper. Ne veut pas louper une seconde de liberté.

De voir toute la sainte journée des mignards se lécher les muqueuses, à force, ça lui stimule la nervouze. Il a hâte de rentrer chez lui pour ruer un petit coup dans son brancard avant de s’endormir.

— Dites donc, amigo !

Il s’arrête de briquer sa machine chromée. Son regard sombre est fatigué. Il a du bleu au menton et sur les joues. La barbe de l’avant-aurore accentue sa maigreur.

— C’t à moi qu’vous causez ?

— Penchez-vous un brin par-dessus le bastingage, vous apercevez le bébé, là-bas ?

« Vous ne le reconnaissez pas ? »

— Comment ça, le reconnaître ?

— J’ai l’impression qu’il est déjà venu dans votre établissement, il y aura bientôt deux heures. Il était dans les bras d’une jeune femme blonde qui a dû demander la permission de téléphoner par le 11, exact ?

Vous avez déjà vu, vous autres qu’avez de la religion avec la manière de s’en servir, ces gravures pieuses représentant les deux petits bergers de La Salette s’exorbitant sur l’apparition de la très Sainte Vierge Marie en 1846 (si mes souvenirs sont justes) ? Cette ferveur éblouie, Madame ! Les petits enfants de La Salette, ce qui les pétrifiait, c’était pas l’apparition en elle-même, en ce temps-là, on était conditionné pour, non, c’était de voir une « dame » si propre, si bien mise, si radieuse, si irradieuse.

Mon loufiat, il donne dans la miraculade, lui itou. Je lui éclabousse la rétine ! Lui embrase lentement. Je le bouscule de sa société de consommation. Je dois sentir le « merveilleux » à cette heure tardive. Je le déviole de sa routine. En cet âge véreux, on dérange les gens en leur donnant envie de produits dont ils n’ont pas besoin. On les tarabuste, d’une publicité à l’autre. On les agresse. On les envoûte. Et moi, je viens demander un sandwich-rillettes, un verre de blanc, un double expresso à un homme dont l’ambition majeure est de pouvoir contempler sa pauvre gueule dans un percolateur, et puis, dans la foulée, je lui raconte des choses de sa vie professionnelle. Une dame est venue, ce soir avec un bébé, pour téléphoner en utilisant le 11… C’est un commencement de début de conte de fées.

Comme les bons contes font les bons amis, il se fendille d’un sourire.

— Ben oui, fait-il… C’est juste. Comment vous savez ça ?

Je n’appuie pas sur mon triomphe.

— Vous la reconnaissez ? demandé-je en montrant la photo trouvée dans le larfeuille de Vladimir.

— Oui.

— Elle a tubophoné à Saint-Franc-la-Père ?

— Oui.

— Vous l’aviez déjà vue ?

— Quelquefois, elle est du quartier.

— Personne d’autre que le bébé ne l’accompagnait ?

— Non.

Je vous ai signalé un buveur solitaire, au rade, pas vrai ? Si, si. Reprenez un peu plus haut, vous trouverez : un « type indécis d’âge et de position sociale », me suis-je complu à préciser.

Il avait probablement une manette qui traînait car le v’là qui s’approche de moi. Il porte un manteau trop ample. On lui en a fait cadeau ou bien il a beaucoup maigri.

Il a les cheveux gris, le teint pâle avec des marbrures bleutées sur les joues.

— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-il.

Bien que sa voix soit sans timbre, je sens qu’il va m’affranchir de quelque chose.

— J’essaie, ricané-je.

— Je vous reconnais, je faisais partie de la maison, moi aussi, jadis.

Il baisse le ton et jette, d’un air dégoûté, comme si l’énoncé de son nom constituait une atteinte à la paix ambiante du troquet :

— Paul Manigance !

Le blaze me rappelle vaguement une moche affaire interne. Un collègue de la brigade des jeux qui rançonnait certains clubs de la capitale. Y a longtemps : dix ans au moins…

Je regarde l’homme. Il fait songer à un curé défroqué. Il y a, chez les anciens poulets, ce quelque chose d’indélébile qu’on trouve chez les religieux en rupture de sacerdoce. Une manière de ne plus être comme tout le monde. Un embarras à terminer une vie initialement promise à un ordre ou à un état.

— Oh ! oui, je murmure en lui tendant la main.

Il hésite, surpris par la spontanéité de mon geste, cherchant à lire sur mon visage si je ne le regrette pas déjà. Puis il presse ma main. Ces dix années de bannissement ne l’ont pas arrangé, Manigance. Il est devenu veuf de la maison Pébroque. Mou et imbibé.

— Vous me permettez de jeter un œil à cette photo ? Je crois pouvoir vous être utile.

Je pousse l’image vers lui. Il regarde et opine.

— C’est bien elle.

— Vous la connaissez ?

— Tout à l’heure j’ai assisté à une scène curieuse. Cela remonte à une heure environ. Je venais boire un verre ici avant de monter me coucher : j’habite l’immeuble. Une fille m’a pratiquement bousculé. Au moment où elle coupait l’angle de la place, en diagonale, une voiture est arrivée à sa hauteur. Bagnole américaine immatriculée dans la Seine. Deux hommes se tenaient dans le véhicule en question. J’en ai distingué un seul… A cause de ses cheveux…

— Ils étaient blonds presque blancs ?

— Je vois que vous êtes sur la voie. En effet, on aurait dit un albinos. Ils ont ouvert la portière du côté de la femme. Le blond est à demi sorti. Mais la fille a rebroussé chemin et s’est sauvée en courant. Elle a disparu par la rue de Birague.

— Et les deux types ?

— Un instant j’ai cru que le blond allait la courser, mais peut-être à cause de ma présence, il s’est abstenu. Il a ri jaune, comme l’aurait fait un noctambule cherchant à lever une nana et ratant son coup. Puis ils sont repartis.

— Très intéressant, collègue, approuvé-je. C’est tout ce que vous pouvez me dire ?

— Hélas. Le numéro de l’auto m’a échappé. Un vieux réflexe : j’avais jeté un œil dessus. Mais trop tard, je n’ai pu lire que le 75.

Il sourit mélancoliquement.

— On se rouille avec le temps.

— Vous êtes dans quoi, maintenant ?

Il hausse les épaules.

— Dans la dèche. Bricoles et re-bricoles. J’aime mieux parler d’autre chose.

— Vous venez prendre un verre avec nous ?

— Si vous ne craignez pas de vous compromettre…

Je hausse les épaules. En plein complexe de culpabilité, lui aussi. Comme tant d’autres…


Le gars Antoine est réveillé, et le v’là qui rameute le bistrot. Les barbus révolutionnaires cessent de révolutionner, vu que le mougingue a pris le relais. Ils nous lancent des œillades irritées.

Berthe, en termes exquis, nous donne les raisons des protestations d’Antoine.

— Ce petit dégueulasse a ch… plein son froc ! annonce-t-elle. Faudrait le changer.

Elle va à l’abordage du taulier pour lui réclamer une serviette-éponge, mais l’autre rétorque que son troquet n’est pas une maternité, qu’il est pas le dirlo du « Belvédère » et qu’il faut être de la graine de pas grand-chose pour traîner un bébé dans un café à trois heures du matin. S’ensuit immédiatement de sévères fulminances de Berthy !

Pendant ce temps, le môme gigote dans ses langes abondamment souillés. L’ex-inspecteur-chef Manigance le maintient en gazouillant des « Bouzou. vizou maïoue » qui feraient chialer un anthropophage au régime.

— Donc elle revenait ici, murmuré-je.

Etait-ce pour donner un nouveau coup de fil ? A moins que…

— Un instant, fais-je en m’éloignant, vous surveillez le mouflet, collègue ?

Il aime que je l’appelle collègue, Manigance. Ça lui remouille la compresse. Le plonge dans les félicités englouties. Son regard s’anime en entendant ce mot béni.

Je gagne le sous-sol où voisinent gogues et cabine téléphonique. Je m’engouffre dans cette dernière, ou plutôt m’y insinue, car elle est pourvue d’une porte à deux battants montés sur va-et-vient qui vous oblige à y pénétrer en faisant plusieurs voyages. La lumière s’éclaire dès qu’on pèse sur le plancher de la guitoune. Me faut pas deux regards pour retapisser le porte-cartes en cuir vert coincé entre deux piles d’annuaires. C’est bath, l’intuition poulardière, non ? Illico il a renouché le topo, mon génial cervicot. Thérèse Kelloustik est revenue ici parce qu‘elle avait oublié son portefeuille.

Je me saisis de la pochette de box. C’est un article de bas art, comme on en trouve dans les bazars marocains. D’ailleurs c’est pas du maroquin. Des incrustations en fil de cuivre arabesquent sur le volet principal.

J’imagine la jeune femme affolée, avec le petit voyou dans les bras en train de faire drelin-drelin avec son hochet. Elle a plus songé au larfouillet. Seulement comment se fait-il qu’elle n’ait pas constaté son oubli au moment de payer la communication ?

A vérifier.

J’explore l’étui de cuir. Un billet de dix raides, trois pièces de cinq pions, de la mornifle fluette… Plus une carte d’identité à son nom : Thérèse Kelloustik, née Ramulaux : 30 ans.

Presque la fleur de l’âge.

Celle, en tout cas, de l’âge adulte.

Une lettre ! Pliée menue, souvent lue, patinée par une manipulation frénétique. Les caractères sont d’un bleu incertain. Devait être au bout de son réservoir, le Bic de l’expéditeur. Y a des manques, des pâleurs… L’écriture est hâtive, pointue, convulsée.

Vous souhaitez avoir connaissance du texte, je parie ? Comment dites-vous ? C’est compris dans le prix du bouquin ? Vous avez acheté toute l’histoire au forfait ? Vous qui le dites, mes drôles ! Qui vous vend ce polard ? Mon néditeur, non ? Mézigue je m’ai engagé à rien, après tout. Je batifole un peu dans ces pages, je reste libre. Un jour, pour vous le prouver, je m’interromprai en pleine action. P’t-être pour cause d’embolie ; mais p’t-être aussi par fantaisie pure. Au moment crucial, juste comme la vérité va vous être déballée, lumineuse et totale. Boing ! Qu’est-ce qu’il découvre, le lecteur chéri en tournant sa page d’un index haletant (comme dit Claudel) ? La photo de mes fesses. Bien cadrées. Avec le mot « Fin » qui sortira de l’anus, dans un ballon, comme sur les bandes dessinées. « Fin ! » Pareil à une flatulence. San-Antonio aura enfin signé son œuvre. Mis son paraphe solennel. Donné son bon à retirer de la vente. « Ffffffin ! » Le pet, c’est le soupir du romancier. Alors que le soupir, c’est le pet du poète.

Bon, v’là que je dérape. Vite : la bafouille pour faire diversion ! Rouscailleur, mais généreux, je vous la livre donc.

Que les mirauds chaussent leurs besicles car on va vous l’imprimer en italiques.

Ma chérie,

Je me doute de ce que tu dois éprouver. Mais tiens bon. Il faut coûte que coûte que je m’en sorte. Dès que ce sera réglé je te préviendrai. Si par hasard tu n‘avais pas de nouvelles à la date prévue, tu peux soit téléphoner chez qui tu sais (son téléphone personnel est dans le carnet noir) soit, au cas où il ne serait pas de retour, appeler chez Naidisse au 132-24 à Saint-Franc-la-Père. Avec ce dernier : prudence. Appelle dans la nuit pour plus de sûreté et sois brève.

Fais des caresses à notre Tony. Ah ! comme j’ai hâte de lui mordre les fesses. Ça le fait tellement rire, le petit ange !

Je t’aime.

Ton Vladimir qui te demande pardon pour tout.

Je me livre à une cascade de déductions en chaîne. Mécanisme mental sûr et rapide, du genre de celui qui, en quatre flashes, vous permet de conclure que le duc de Bordeaux ressemble à votre postérieur comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau.

Il se dit quoi donc, le valeureux San-A. dans sa guérite à déconner ? Que Vladimir Kelloustik jouait délibérément un gros coup afin de se sortir d’un merdier profond comme un tombeau. (Et il a perdu.) Qu’il était en cheville avec Naidisse fils, le crapulard. (Ça, je m’en gaffais chouïette.) Que c’est à Charles Naidisse et non au bijoutier que Thérèse était censée tubophoner. (Elle devait tout ignorer de cette famille.) Si Vladimir recommandait d’appeler le petit tricard de nuit, c’est parce qu’il savait que celui-ci irait se placarder chez ses vieux (chose qu’il a failli faire tout à l’heure). Enfin, et surtout, qu’il existe un certain « qui tu sais » que je veux connaître au plus tôt. Ce « qui tu sais » n’a pu affranchir Thérèse puisqu’elle s’est rabattue sur les Naidisse. Peut-être est-il absent ? Peut-être est-ce sa tronche qui réfrige dans le frigo des Kelloustik ? Mystère.

Provisoire j’espère.

Et vous aussi, vous l’espérez, mes tantes !


Une effervescence (de la super) me dégouline de l’étage au-dessus. J’empoche mes trouvailles et je regrimpe quatre à quatre et à un l’escalier (il ne comporte que neuf marches).

Nature-liche Mistress Berthaguche fait encore des siennes. Tous les révolutionnaires angoras la cernent et l’abreuvent de quolibets. On se croirait revenu à ce merveilleux mois de mai 68. Imaginez une bande de manifestants de l’époque cernant une pissotière où se serait réfugié un C.R.S. !

Faut dire qu’elle prête le flanc à la boutade, dame Béruche.

Le flanc et autre chose aussi, que j’ose dire.

Ses nichemards, les gars ! Ses mamelons d’Espagne ! Ses pastèques ! Ses outres ! Ses bonbonnes ! Ses citernes à ma zoute ! Ses boutanches de Butagaz ! Ses flotteurs de pédalo ! Ses extrémités de Bœing ! Sa société fermière ! Ses french Caen-Caen à la mode de tripes ! Sa raffinerie de Feyzin ! Ses ballons d’Alsace ! Son tournoi des cinq nations ! Ses bathyscaphes ! Ses hauts-reliefs ! Son temple d’Encore ! Ses minarets ! Ses énormités ! Ses vacheries !

Berthe torse nu, mes pauvres poules. Vous me lisez bien la prose ? Torse nu ! Lui subsiste que sa miculjupe, à la Baleine. Le reste s’étale, en chair et en noces, en graisse, en cellulite, en entier. Ça protubère, ça dilate partout, ça cascade, dévale, monumente. Une agression généralisée ! Une atteinte à l’épingle de sûreté de l’étal ! Une basculée de bidoche où moutonnent des vagues. Elle en jette, elle en perd. Y a des surplus effrayants ! Des déferlements impétueux. Devant ce flot on reste à distance. On évalue le sinistre en puissance. On imagine ses conséquences les plus funestes.

— Un mec qui serait pris là-dessous ! déclare un grand frisé, on pourrait jamais lui porter secours à temps. Faudrait trop de matériel. Des palans, des crics, de la main-d’œuvre. L’asphyxie serait trop rapide ! Et puis rien que le poids, déjà ! Il aurait les reins brisés !

— Ouais, renchérit un petit aux narines décapotées, le plan Or sec serait débordé une fois de plus. Messieurs, je dénonce l’incurie des Ponts et Chaussées qui n’a pas pris les mesures qui s’imposaient. Il fallait tendre des grillages. Placer des panneaux de signalisation. Y a-t-il seulement un poste de la Croix-Rouge dans le secteur ?

— Je les reconnais parfaitement, continue un moyen qui ressemble à un moyen, ils se situent dans la chaîne de l’Himalaya, à gauche de l’Everest quand vous sortez de la gare ! Je crois que c’est le Bhong et le Tchou ! Leur altitude exacte, je ne saurais vous la préciser, mais elle avoisine les sept mille mètres !

La Gravosse reste indifférente à ce flot d’éloquence. Elle est trop accaparée par sa noble besogne, laquelle consiste à langer l’enfant !

A le culotter, plus justement.

Et savez-vous comment elle opère, la digne femme, que trop avons critiquée et si trop souvent ?

Au moyen de son soutien-loloches, mes minets ! C’est pas de l’héroïsme, ça ? C’est pas de la puériculture poussée au sublime ? Elle a déchiqueté son monte-charge. Chacune des poches percées de deux trous à l’aide du couteau tartineur constitue désormais une ample culotte dans quoi Antoine se drape majestueusement. Il ressemble à un petit Iranien. Le futal cosmonaute, si vous entrevoyez ce que je sous-entends ? Avec un tel grimpant, tu peux accomplir la virée Terre-Mars et retour sans te préoccuper où sont les cagoinsses.

Il chiale plus, Tony.

La misère de sa condition, ce sera pour plus tard. Quand il pigera le topo. Pour l’instant il suçote un biscuit, s’en barbouille la frime, le racle de ses deux premières dents.

— Berthe, voyons ! sermonné-je.

Elle hausse les Cro-Magnon qui lui servent d’épaules.

— Et quoi donc ! A la guerre comme à la guerre ! rebuffe la harpie en charpie ! Si ce bougre de pingre de taulier aurait accepté de me donner un bout de misère de serviette-éponge, je n’eusse pointu recours à cet expéditeur, commissaire ! La nécessité rend ingénieur, comme disait M. Hippolyte, mon dernier patron.

Pris à partie, le propriétaire de l’estaminet proteste en termes hachés par la troublance. Il a moulé son tiroir-caisse pour venir assister à la séance. Il est aux first loges. Il pantèle de la rétine à loucher sur les rotondes à Berthe.

— Je croyais que c’était une plaisanterie, chère madame. Si je puis vous être utile…

— Trop tard ! coupe la Mahousse. Vous n’avez pas de soutien-gorge de rechange, non ? Alors, bon, dites plus rien. Les pompiers qui se pointent après le feu, j’en ai rien à branler.

— Attendez-moi là, je reviens, fais-je à la noble femme.

Je sors du troquet. La place est plus déserte que la conscience d’un huissier. D’une beauté irréfutable, comme dirait un critique d’art.

Pourtant j’entends un pas derrière moi. C’est l’ex-inspecteur Manigance.

— Monsieur le commissaire, bredouille-t-il, vous me permettez de vous accompagner ? Cette nuit me rappelle le bon temps… J’ai l’impression de…

Sa voix s’enraye. Il toussote. Il voudrait s’expliquer, renonce et marche à mon côté, le dos rond. Il a l’air vieux et lent.

Je lui mets la main sur l’épaule.

— Venez, collègue, venez. Je vais tout vous raconter et peut-être saurez-vous me conseiller ? Lorsqu’on voit les choses à plat et avec du recul, on est meilleur juge…

Il me presse le bras en signe de reconnaissance. Je veux pas le regarder, mais je vous parie qu’il chiale !

CHAPITRE V RRRRRAN !

Les Chinois, je vais vous dire… Leur seul point faible, c’est l’alphabet : y seront coincés par là. Je pressens. J’ai des visions de prophète, parfois. Et ça me colle des vapeurs ardentes. Comme me le disait récemment le père Bruckberger : « Tous les prophètes ont la trouille. Ils annoncent les catastrophes aux foules ahuries, après quoi ils courent se mettre à l’abri. » Il a raison, le cher grand Brack. C’est à l’intensité de sa frousse qu’on retapisse un vrai prophète, le différencie d’un prophète de banquets. Pour les Chinois, je vous y reviens, je les joue gagnants because la loi du nombre, des grands nombres, seulement c’est après qu’ils seront marron, les Jaunes. Pour se maintenir faut qu’y ait échange intellectuel. Or eux, y z’ont pas suffisamment de petites pagodes et de poils-de-cul-à-virgule dans les casses de leurs imprimeries pour établir une continuité de langage. Avant de se fignoler une bombe « H », ils auraient dû stabiliser leur langue.

Pourquoi je songe à eux ? Parce qu’après le résumé des chapitres précédents que je viens de dresser pour Manigance, ce dernier ne cesse de murmurer : « C’est du chinois, c’est du chinois. » Et qu’il suffit de pas grand-chose pour m’aiguiller la gamberge sur des voies de garage imprévues.

— Du chinois ! redit-il pour la énième fois plus une… Une tête coupée chez cette jeune mère… et puis l’assassinat de cette dernière… Pourquoi, selon vous, l’a-t-on tuée, monsieur le commissaire ?

Il reprend nettement du poil de l’ablette, le ci-devant poulet. Chassez le surnaturel, il revient au galop, comme disent les Lourdais. Flic pourri, il fut, mais flic authentique il demeura malgré tout.

— Elle a été tuée parce qu’elle devait savoir quelque chose de terriblement compromettant pour quelqu‘un, mon bon.

« Et le plus étrange c’est qu’elle n’avait peut-être pas conscience de ce « quelque chose ». »

— Nous allons chez elle, n’est-ce pas ? demande Paul Manigance.

— En effet.

— A la recherche du carnet noir où se trouve consigné le numéro de téléphone de non-nommé « qui-tu-sais » ?

— Bravo, collègue. Je vois que votre matière grise ne s’est pas encrassée, elle fonctionne toujours comme aux jours PJ. !

Il soupire.

— Ne me remuez pas le couteau dans la plaie, monsieur le commissaire. Quand je pense que je serais à deux doigts de la retraite maintenant !

Les hommes sont incohérents, non ? En v’là un qui regrette la rousse parce que s’il ne s’en était pas fait éjecter, il serait sur le point de la quitter ! Ça boitille de la gamberge, ici-bas. Les mecs trébuchent en pensant. On se farcit l’escalier de l’immeuble aux Kelloustik, ouvrir leur porte ne me pose pas de problo. Je retrouve, non sans angoisse, l’appartement qui sent le bébé et la bouillie brûlée.

— Elle est dans le réfrigérateur, dites-vous ? murmure Manigance.

— Ouais, si vous avez envie de sensations fortes, ne vous gênez pas pour moi.

Tandis qu’il va se régaler, je commence à explorer le livinge. Je n’y dégauchis rien qui ressemble à un carnet noir. J’ai beau fouiller, mater sérieusement dans le linge le plus intime, sortir les tiroirs et palper le matelas du canapé-lit après l’avoir développé, je reste sur ma faim.

Là-dessus, Manigance revient, la figure plus blanche qu’un voile de mariée.

— Pas jojo, hé ? lui lancé-je.

Il secoue la tête.

— Mais, monsieur le commissaire… Mais…

Son regard m’affranchit. Il me mate comme s’il redoutait que je fasse jobré. C’est éloquent, vous savez.

On ne regarde pas un dingue comme on regarde la mer de glace ou une exposition des maîtres hollandais et flamands du xve.

Je l’écarté d’une bourrade peu amène (et pourquoi amènerait-elle puisqu’elle est destinée à repousser ?). La porte du frigo est ouverte. Vous l’avez déjà deviné car il n’est besoin ni d’être sorcier ni d’avoir lu toute la Série Noire pour le comprendre : la tête a disparu. C’est là un coup de théâtre facile, du tout premier degré, assez indigent même, je me repais à l’admettre, et qui, déjà au xviiie siècle, faisait ricaner Mme Agatha Christie, alors à ses débuts. Si j’en use, croyez-le bien, ce n’est pas par faiblesse intellectuelle, non plus que par relâchement professionnel, mais tout bonnement, mes très chers frères humains, parce que c’est l’expression de la vérité la plus vraie. Alors ne croyez pas à un expédient facile. Ne me soupçonnez pas de bâclage (ou de débâclage) et avalez sans barguigner la petite pilule ci-dessus. Il faut beaucoup de courage à un homme de ma trempe pour abonder dans le sens de la réalité lorsqu’elle adopte des péripéties aussi sommaires. Qu’on se le dise et qu’on ne me fasse pas tarter.

Plus de tronche ! Plus de trace de tronche ! Je ne trouve même plus l’assiette sur laquelle reposait le chef du décapité. Fini, envolé ! Le coup de baguette magique ! En somme, dans ce trac insensé que j’ai l’honneur et le désavantage de vous narrer, tout se déroule à contretemps. Après moult chichiteries, la môme Rebecca se casse au moment où je vais lui poser des questions intéressantes. Le fils Naidisse se pointe chez ses vieux alors que je m’y trouve et s’enfuit en emmenant la mère Pinuche ! Je tombe chez les Kelloustik après le départ de Thérèse. La poissarde me conduit à elle après qu’on l’ait dessoudée. Et quand je rejoins l’appartement du Polonais pour mettre la paluche sur son carnet d’adresses, non seulement ce dernier reste introuvable, mais, de plus, la tête coupée du réfrigérateur s’est absentée. A croire qu’un esprit malin se plaît à foutre la merde en décalant simplement mes investigations d’une poignée de minutes par rapport aux mouvements des criminels. Du Feydeau ! Qu’on réajuste nos actions communes et y a plus d’intrigue ! Une porte se ferme, une autre s’ouvre. Il est passé par ici, il s’en est allé par là ! A toi, à moi ! Je rentre, tu sors. Ça fait du ressort ! Tandis que je fonçais au pont Marie, les gus sont venus fouiller la crèche de leur victime. Ils ont emporté la trombine sectionnée.

Perche ? Généralement on cherche à se débarrasser par tous les moyens de ce genre de gadget. On le flanque à la poubelle, on le colle à la consigne, on l’adresse par la poste aux petites sœurs des pauvres, mais en aucun cas on ne s’emmène promener avec.

— Rassurez-vous, Manigance, je ne suis pas fou, assuré-je à mon collaborateur d’une nuit. Seulement des gens sont venus prendre (ou reprendre) la tête.

— Les deux types de l’auto ?

— Je le présume excessivement.

— Dans quel but ?

— Là, vous m’en demandez trop. Lorsque je serai en mesure de vous répondre, l’affaire sera résolue. En attendant, j’aimerais bien dénicher cette saloperie de carnet noir.

— Et vous ne l’avez pas trouvé ?

— C’est pourtant pas que j’aie bâclé le turbin, dis-je en montrant le studio mis à sac et à sec (sic).

— La femme l’avait peut-être pris avec elle pour aller téléphoner ? suggère l’ancien policier.

— Probablement.

Ça répond même à une question que je me posais. Je me demandais comment elle avait pu oublier son portefeuille puisqu’elle devait payer sa communication. Réponse : elle avait de l’argent dans le carnet noir. Conclusion : le carnet noir est sans doute encore sur elle, dans une poche de sa veste. Décision normale : retourner au pont Marie pour fouiller le cadavre. J’ai bien fait de ne pas encore affranchir police secours.

* * *

Lorsque vous passez une nuit blanche (en l’occurrence ce serait plutôt une nuit rouge), il arrive un moment où toute fatigue vous abandonne. Vous trouvez un second souffle et vous voilà en pleine bourre.

C’est ce qui s’opère en moi quand je retrouve l’air frais de la rue. Une grande légèreté intérieure, plus une agilité d’esprit surprenante.

Par contre, Manigance traîne la grolle. Il marche mou, somme s’il arpentait un trottoir en Dunlopillo.

— Vous semblez fatigué, collègue ?

— Je le suis. J’ai le cœur patraque et ces étages m’ont coupé les pattes. Je crois bien que je vais aller me pieuter…

— Vous devriez, en effet.

Je m’arrête parce que je viens d’aviser de la porcelaine brisée, au beau milieu de la street. Il y a des morcifs sur plusieurs mètres. Un petit rectangle blanc orné d’une fleurette sommairement peinte gît devant la pointe de mon soulier. Je shoote dedans et il va ricocher loin, le long des façades grises.

Rrrrran ! Une pensée me survole l’entendement. Inondée de lumière. Une pensée boréale, mes chéries.

Une pensée qui ne saurait ni vous venir, ni vous convenir, ni vous circonvenir, vous autres dont le cerveau se situe dans la catégorie poids plume[27].

J’en suis tellement joyce que j’en allume un cigare. Me reste un Upmann, par miracle. Je le dégage de son étui d’aluminium. Quand je dévisse le contner d’un Upmann, maintenant, j’ai l’impression de fracturer la tirelire à M. Charière.

J’allume et tète.

— J’ai été heureux de vous voir, commissaire, murmure le bon Manigance, lorsque nous sommes revenus devant le bistrot. Une bonne bouffée d’autrefois… J’espère que vous mènerez à bien cette sombre affaire.

— Espérons-le, Manigance. Merci de votre précieuse participation. Dormez bien et ne pleurez pas trop le passé, ça ne le fertiliserait pas.

On s’en pétrit un paquet et je le moule pour rejoindre Berthe.


Elle s’est refringué l’hémisphère nord et les demi-sphères, la Vachasse. Les révolutionnaires l’ont adoptée. Ils trinquent à qui mieux mieux sous l’œil songeur du taulier chauve. Antoine en écrase sur une banquette. Le juke-box a beau ronfler et débiter de l’Armstrong soufflé en cuivre argenté, ça le laisse de marbre.

— Je lui ai filé un petit biberon, annonce la monstrueuse. Juste avec un doigt de rhum dedans pour lui juguler les froideurs du pont. C’est un vrai petit homme que ce chiare. Il a gobé ça comme du Nestlé pur fruit ! Mais qu’avez-vous, mon cher Antonio, vous me paraissez mot rose ?

— Berthe ! Arrivez, le temps presse !

Elle va récupérer le bébé, pendant que je douille les consos.

Nous partons, d’un pas pressé.

— Vous ne prenez pas la voiture ?

— Inutile, je retourne rue des Francs-Bourgeois. Je marche vite. La Dodue s’époumone à me suivre. Comme je débouche dans la rue de Kelloustik, une ombre se coule hors de son immeuble. Merde, il a fait vite ! Je m’élance. La silhouette détale dans le sens opposé. C’est vrai qu’il a le palpitant foireux, Manigance. Le quinze cents mètres, c’est plus pour ses pieds. Je gagne sur lui. Faut dire aussi que sa course est gênée par le baluchon qu’il tient sous le bras.

Il ne tarde pas à piger que tout espoir est vain. Alors le v’là qui stoppe dans la rue. Au beau mitan. Il dégaine un pétard et se met à nous praliner, la vache !

Ah, mince, je m’attendais pas à une pareille réaction ! Une bastos ricoche sur les pavetons. Puis une autre fait dégueuler la vitrine d’un teinturier. Il est devenu complètement azimuté, l’ancien royco ! Qu’est-ce qu’il espère ? Nous étaler dans le ruisseau et partir en vacances ?

Le bébé se met à hurler.

— Il a touché le petit ! barrit Berthe. Assassin ! Enfantrucide !

« Touché le petit ! »

L’exclamation me sort des torpeurs. Je vois pourpre ! Je vois grenat ! Je vois violet !

Ma pétoire est déjà dans ma main. Pas de sommations ! Je défourre. Une seule prune. A la volée. En voltige. Bras tendu. Sans viser ! D’instinct ! Pan !

Manigance fait « hou ».

Ou un truc de ce goût-là.

Et il s’enroule sur le pavé gras.

Je m’approche de Berthe.

— Le petit ?

Elle l’a déposé sur le bord du trottoir pour mieux l’examiner. Soudain elle rit et sanglote. Les deux à la fois.

— Non, non, regardez… Sa combinaison est trouée à l’épaule mais il n’a rien… Une trace rouge, comme une brûlure légère… Il s’en est fallu d’un rien… Ah, mon trésor, mon zigouzizi, ma guenille ! Ah, ma praline ! Ah ! chérinouchou ! Ah, salaud ! Ah, petite fleur ! Mfoua, mfoua ! Grelegrele ! Rien ! Il est indemnisé ! Jésus l’a protégé ! J’ai senti passer la balle ! Entre mon sein et mon bras. Sauvé ! Un miracle ! Merci, Seigneur !

La réaction s’opère chez la Gravosse. Elle hoquette une prière : « Notre paire qu’êtes soucieux… Je vous marie, salut !.. Je croise en deux !.. » Elle entremêle, déforme, contorsionne les litanies, en fait des lithinés.

Le mignonnet se calme, intéressé par la démonstration de la Bérurière. M’est avis qu’il a déjà le sens du pittoresque, Antoine. Il commence à se faire une certaine idée de l’existence.

Rassuré sur son sort, je fonce vers Manigance. Je ne sais pas où il a effacé ma balle, en tout cas elle lui met un terme, à ce saligaud. Il râlotte faiblement. Des geigneries lui nébulent du pif. Ses mains raclent la chaussée.

Je vous passe sur les charognards qui accourent. Sur les fenêtres qui s’illuminent. Toujours pareil, quand on algarade en ville ! Les badauds pullulent comme des cellules en tumeur. Faudrait toujours pouvoir abattre les crapules en rase cambrousse.

Je m’agenouille près de Manigance. Son baluchon gît entre ses jambes. Je commence par le cramponner. La tête coupée, il l’a simplement enveloppée de son loden râpé. Elle doit être un peu cabossée à c’t’heure. Vous pensez, il l’a virgulée du troisième étage, dans la cour… tandis que je fouillais le studio des Kelloustik à la recherche du carnet noir.

Son tort, ç’a été de vouloir se débarrasser aussi de l’assiette sanglante. Il a joué au discobole, l’ancien poulardin. La bouille, ça faisait un bruit mat indiscernable depuis le troisième étage, mais la porcelaine, en éclatant, aurait attiré mon attention. Alors il l’a lancée depuis la fenêtre de la cuisine, par-dessus le toit, et elle est allée se fracasser dans la rue, loin de mes tympans.

Dès que nous nous sommes quittés, après qu’il eut vu que je pénétrais bien dans le bistrot, il a couru récupérer le monstrueux trophée.

— Vous m’entendez, Manigance ?

Ma question marque son envolée. Il ouvre tout grand le clappoir et reste immobile, le regard braqué sur son manteau roulé.

Mort !

La sirène acide du car de « Police Secours » retentit déjà. Ils n’ont pas perdu de temps, les réveillés de la rue.

D’un geste expert, je fouille les poches de l’ancien flic. Je sucre un vieux portefeuille ravagé, presque vide, mais dans la poche arrière du futal je trouve une liasse de billets de banque. Des gros, des verdâtres ! A vue de blair, une bonne briquette ancienne. On dirait que ses affaires étaient prospères à mon « collègue » !

Est-ce tout ?

Nonobstant un couteau de poche, un mouchoir sale, un paquet de cigarettes fripé et une pochette d’allumettes réclame, oui.

— Qu’est-ce que c’est, qui êtes-vous ?

Les chevaliers de la pèlerine roulée fendent la foule à coups de derrière, d’épaule, de genou, de pied et de coude.

Le brigadier commandant l’escouade me prend au collet. Je lève la tête, il me reconnaît.

— Oh ! pardon, monsieur le commissaire !

Je n’ai pas envie de lui gazouiller des « y-a-pas-de-mal-mon-brave-vous-ne-faites-que-votre-devoir ».

— Embarquez-moi ce gus à la morgue, et faites attention de ne pas égarer son arme.

— Parfaitement, monsieur le commissaire. Vous n’avez pas de mal ?

— Non.

Je me tire en plein laconisme.

— Berthe ! Où êtes-vous ?

— Par ici ! lance la Musculeuse.

Au milieu d’un groupe avide, elle parle à plein, la Dubaril. Raconte le comment du pourquoi de l’à-cause. Ce gredin, ce bandit, cet assassin qui ose défourailler sur un bébé de sept mois ! On n’avait encore jamais vu ça depuis les procès des parâtres et le règne des nazis. La mort est trop douce pour cet être sans cœur ! Faudrait des sévices longs et tortueux. L’Aubagne à père pète huis thé[28] !

Je l’embarque, elle et son lardon, vers des régions plus tranquilles. Moi, vous me connaissez ? Dès que ça cacate de la populace, je m’esbigne. J’ai horreur du badaud ! Me faut la paix urbi et orbi. Surtout pas qu’on me concasse les noix avec des salves connesques ! Des questions, des considérations, des interjections et toutim.

On se rapatrie sur ma bagnole meurtrie et on fait coucouche-banquette à Antoine. Vous voulez que je vous dise un truc gonflant, au passage ? J’ai toujours mon cigare au bec. Il est un peu mâchouillé et il s’est éteint, mais il est là, planté dans mon portrait. Il commence à puer le barreau de chaise froid. J’ai bien envie de le jeter.

J’attire votre attention, les mecs. Car c’est là que va s’opérer le tournant de l’enquête. A ce point précis que le destin va foutre son grain de sel dans ma béchamel. La pichenette du hasard. Si je jette mon Upmann, rien ne se passera d’important. Si je le rallume, tout se déclenche. L’affaire est en équilibre instable au bout de mes lèvres. Il suffit d’un rien… D’un goût dans ma bouche. D’un détail si petitement menu qu’on n’ose plus respirer de peur de le balayer comme de la poussière.

Déjà je saisis l’énorme mégot entre le pouce et l’index. Déjà je baisse la vitre pour le flécher au caniveau. Le sort est-il joué ?

Presque… Mais mes glandes salivaires interviennent. Mes papilles gustatives réclament. Elles en veulent encore. Bon je renfourne l’Upmann. Dès lors, les choses vont prendre un tout autre aspect. C’est aussi con qu’une tyrolienne, mes fieux.

Etudions bien mes faits et gestes. Décomposons mes mouvements. Un peu de minutie, que diable ! Freinons les instants échevelés pour les rendre plus compréhensifs. Le ralenti est une forme de grossissement.

Je viens d’emboucher le moignon de cigare. Berthe me parle. J’oublie ses paroles. Ne veux considérer de ce moment d’exception que l’essentiel. J’enfonce la touche noire de l’allume-cigare au tableau de bord. Quelques secondes suffisent à porter ses filaments à l’incandescence. Mais le laps de temps habituel s’écoule sans que l’engin fasse entendre son déclic. Probable que le chetar qu’on s’est payé dans l’arbre, tout à l’heure, a détraqué le bidule.

Je mets alors la main à ma poche pour me rabattre sur des alloufs. Et je sors la pochette prélevée sur Manigance. Je gratte une bûchette. La flamme s’épanouit au bout de sa branche, fleur merveilleuse et éphémère.

L’espace d’une seconde, que dis-je ! d’un poil de cul de seconde, je mate le texte réclame écrit sur la pochette d’allumettes. Il ne me bondit pas à pieds joints dans le caberlot. J’avoue : me faut un brin d’instant pour réaliser. Puis je tressaille, ainsi qu’il sied. Je donne le plafonnier. Je lis à œil reposé les lignes imprimées en or sur fond noir.

Quelque chose de chaud, de suave, d’harmonieux, de velouté, d’odorant me pénètre. C’est beau comme du Mozart sur fond de crépuscule au bord d’un lac.

Et puis, comme un bonheur ne vient jamais seul, je déniche un numéro de téléphone écrit à la main sur le volet intérieur de la pochette.

C’est plus fort que moi : j’embrasse Berthe !

Y a des moments, parole, on n’a pas le temps d’être pudique. La pudeur est une manifestation de l’oisiveté. Bien attendu, la Vorace s’y méprend.

— Ah, chéri, bagouille-t-elle[29], je savais bien que tu y viendrais !

— Je n’y viens pas : je vais y aller, rétorqué-je. Elle continue d’abonder dans le quiproquo.

— On va à l’hôtel ?

— Non, ma belle Hélène à poire majuscule, il ne s’agit pas de polissonneries mais de boulot !

— Encore ! navrance la Dodue.

— Et toujours, terminé-je avec feu, flamme et fougue. Si l’homme met tout son cœur à sa tâche, c’est parce que sa tâche lui tient à cœur, Berthe. Pour un homme, se reposer, c’est faire l’amour, tandis que pour une femme, se reposer c’est ne plus le faire. Là est la différence, ô tendre compagne d’équipée. L’objet de mon exaltation ? Imaginez, ma chère et valeureuse amie, que je viens de découvrir fortuitement la tringle sur laquelle coulissent tous les anneaux du rideau.

Elle n’a pas lu Esope, la Bérurière. Elle fabule mal. Ça se coince dans l’engrenage de son vidéo personnel.

— Qu’entendez-vous par là, Antoine ?

— Brève récapitulation pour les nécessités de l’enchaînement, annoncé-je. Qui fait démarrer toute l’histoire ? Réponse : Rebecca ! A son domicile gît Kelloustik. Elle est la tante du garnement qui a enlevé Mme Pinuche et dont un bouton de blazer servait d’hostie au défunt Polak. Et à l’instant, madame Bérurier, à l’instant je viens de découvrir un lien — ténu sans doute, mais réel — entre elle et le triste Manigance.

— Pas possible ?

— Si. Ça !

— Ceci ?

— C’est ça !

On fait un bruit de scieurs de long dans la forêt viennoise avec nos exclamations.

La Belle de Tabour empare la pochette d’allumettes.

Elle ligote le texte laborieusement. Car les cons ne savent jamais lire vraiment couramment lorsqu’ils sont vraiment cons. Les mots sont des sillons dans lesquels trébuche leur sottise.

— Si vous voulez aller de l’avant, laissez faire Néo.

— Promo, ânonne la nonne bien honnête, 813, avenue Kléber, Paris.

Berthe hoche la tête (son chef étant trop surmené pour être branlé).

— Je pige pas, avoue-t-elle.

— Parce qu’il vous manque un élément, ma tendre camarade : Rebecca travaille à Néo-Promo !

Je renfouille la pochette.

— Si vous voulez aller de l’avant, ricané-je. Tu parles !

CHAPITRE VI TZIM !

Courteline affirmait qu’un ministère est un endroit où ceux qui arrivent en retard croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance.

Je lui emboîterais volontiers la plume pour ajouter que Paris est une ville où on peut quitter les bistrots qui ferment pour pénétrer dans ceux qui ouvrent.

Ainsi ai-je la chance de dégauchir, bien qu’il soit quatre plombes of the mat, un troquet minuscule animé par un bougnat ultra-matinal et intensément moustachu. C’est le café-charbon de jadis, en voie de disparition. Faut venir dans le Marais pour dénicher les ultimes. La façade est étroite, d’un brun presque noir, avec des vitres dépolies ornées d’arabesques romantiques. A l’intérieur on découvre un rade en zinc (et non un zinc en rade), des paquets de bois ligotés avec du fil de fer, un poêle rougeoyant, un plancher disjoint, une trappe de cave et des calendriers-réclames vantant des apéritifs qu’on ne trouve plus qu’au musée de l’Ivrognerie.

Ça renifle le boulet Bernât et le café confectionné à la cafetière réversible (forme suprême du modernisme dans ce genre d’endroit).

Le taulier nous mate d’un regard soucieux. Il porte une veste de coutil noir et une casquette et il est bien entendu que pour lui, bien qu’il vive à Paris depuis cinquante ans, Saint-Flour est la véritable capitale de la France.

— Deux jus, patron ! Des grands…

Le téléphone est accroché au mur, entre le renfoncement où s’amoncellent les paquets de charbon de bois et le placard servant de cuisine. Des annuaires loqueteux sont empilés sur une table, au-dessus du poste, en un équilibre précaire, qui n’est guère assuré que grâce à l’esprit coopératif des araignées.

Je choisis l’exemplaire où la classification s’opère par numéros (les plus rares). Et je cherche l’abonné correspondant à celui noté sur la pochette d’alloufs. Un jeu d’enfant.

« Just Huncoudanlproz », lis-je mezza voce et in petto, 16, quai du Général Foudroyet, Nogent-sur-Marne.

Le nom ne m’apprend rien.

Le bougne nous aligne deux tasses ébréchées dans lesquelles il verse un caoua plus parfumé que le Brésil. Il y jette deux sucres, comme à un Médor, plante des cuillers en alliage désargenté dans le breuvage, après quoi il crache dans la sciure du parquet et brouille ses éventuels bacilles d’une semelle stérilisante.

— Essayez voir un peu d’occuper le taulier, ma chère ! soufflé-je à Berthe, en même temps que sur ma tasse brûlante.

Faut rendre à César ce qui appartient à Pompée ; Berthe se montre auxiliaire de valeur. Toujours à la pointe de l’action, la chérie. Déclenchant des coups de main d’envergure dès que l’ordre lui en est donné.

— Patron, roucoule la Vachasse, vous avez des pipiroumes ?

Le bougne qui se servait un calva (on peut-être farouchement auvergnat sans pour autant dédaigner les produits normands) renifle des hypothèses.

— Des quoi donc ? bougonne-t-il à l’extrémité de sa méditation.

— Des walter-clozèdes, traduit ma compagne.

— En somme, vous voulez dire des chiottes ? synonyme le digne enfant du Cantal.

— Positivement, confirme Berthy.

Le bistrotier réfléchit un instant, comme si on lui parlait d’un lieu où il n’aurait plus eu l’occasion de se rendre depuis la guerre et dont l’itinéraire à suivre pour s’y rendre serait enfoui dans sa mémoire. A la fin il décroche un os à mœlle qu’une forte corde unit à une forte clé.

— Voilà, dit-il. Quand vous sortez, tournez à gauche. Allez jusqu’à l’impasse d’à côté. Pour lors, vous entrez dans la première maison à gauche. Au fond de la cour y a des voitures à bras. Derrière se trouve la porte d’un n’hangar. Vous ouvrez l’hangar avec c’te clé. Le bitougnot électrique est à gauche. Au fond de l’hangar vous apercevrez la porte des chiottes, vous pouvez pas vous tromper, on a peint un « M » à l’envers et un « C » dessus et un de mes anciens commis qu’avait des dons a dessiné une grosse paire de miches en train de bien faire. Surtout oubliez pas d’éteindre en repartant !

Berthe remonte Antoine sur son bras.

Elle minaude.

— Soyez chou, accompagnez-moi, je suis si tellement bécasse que je trouverai jamais.

La voix est douce comme une cuisse de rosière ; l’œillade plus sombre que l’anthracite du négochiant[30]. Un court bout de moment, j’ai l’impression que le moustachu va expédier la Goulue sur les roses, et puis il se décide.

— Bon, v’nez !

Au passage il me décoche un regard plus chargé de mépris que la missive d’un papa à un suborneur ayant engrossé sa fille et l’ayant quittée en lui laissant la vérole en prime[31].

— Y a des femmes, marmonne-t-il, on se demande leur homme à quoi il sert.

Sur ces fortes paroles, le bougnat exit.

Illico, je me jette sur le téléphone comme un naufragé sur un radeau pneumatique. Personne (sauf peut-être un composeur automatique) n’est capable de former les sept chiffres d’un numéro aussi vite que moi, même si le numéro en question comporte plus de 9 que de 1.

Le temps pour un bègue de compter jusqu’à six et v’là la sonnerie d’appel qui retentit, là-bas, sur les rives ensorceleuses de la Marne si chères au regretté maréchal Galliéni. Tiens, encore un militaire qui a pacifié des tas de bleds : le Tonkin, Madagascar… et d’autres contrées heureuses. Pacifié consiste à bousiller les mécontents jusqu’à ce que les moins mécontents se déclarent très contents. Ainsi les militaires civilisent-ils ! Mais qu’est-ce que je débloque, moi, c’est bien le moment ! Toujours à me courir après pour essayer de m’attraper ! Connard, va ! Le jour que je me mettrai la main dessus, je serai bien avancé ! Que ferai-je du chef-d’œuvre en péril ? Pouvez me le dire ?

— Allô ? dit une voix ensommeillée.

Le souffle est court, haletant.

— Monsieur Huncoudanlproz ? je demande.

— N’est pas ici ! assure la voix.

— Il faut que je lui parle d’urgence.

— Mais il n’est pas là ! s’impatiente mon terlocuteur.

— Où puis-je le trouver ? C’est une question de vie ou de mort !

Un temps.

— Qui est à l’appareil ?

— Paul Manigance. Il est indispensable que je le joigne immédiatement.

Re-un temps.

— Donnez-moi votre numéro, si je peux l’avoir je lui dirai qu’il vous rappelle.

Pas la peine d’insister. Mon correspondant a des consignes très strictes et il s’y conforme. Vouloir passer outre risquerait d’éveiller la suspicion. Je déchiffre le numéro du bougnoche, écrit sur le disque blanc de l’appareil et le communique à l’endormi en espérant qu’il en fasse bon usage.

A présent faut attendre.

Qui ?

Quoi ?

Et pendant combien de temps ?

J’écluse mon cacoua mélancoliquement. C’est l’heure fatale de l’avant-aurore. Le moment où ce n’est plus tout à fait la nuit et pas encore le jour. Une charnière.

J’essaie de mobiliser mes idées. Je leur fais l’appel.

Que de badaboum en quelques heures ! Tout ça a démarré de manière si saugrenue. Et puis les choses se sont précipitées. Et au moment que je vous cause on en est à quatre macchabes et une disparue.

Je regarde ma chignole par la porte ouverte. Son mufle défoncé m’attriste. J’aime pas les objets mutilés. Les gens supportent mieux d’être abîmés. Ils s’organisent dans leurs misères. Ils se complaisent dans des prothèses, les gens. Se finissent vaille que vaille, en clopinant, en rampant au besoin. Canne blanche, moumoute, râtelier, faux seins, faux cils, faucille et guiboles articulées. Ils béquillent et manivellent, se farcissent les portugaises de sonotones ultrasensibles. Ils apprennent le braille, le muet, le silence ! Se font pousser, épouser, épousseter, brancarder, retendre, raccourcir, masser, repeindre. Mais les objets, dites ? Tout rafistolage les déprécie. Ils abdiquent leurs fonctions au moindre gnon.

Je décide, à cet instant saugrenu, de changer de tuture. J’en achèterai une grande, cossue, bourgeoise, pour balader Félicie. La Mercedes du louchébem, tiens donc ! Garnie velours. En attendant, y a une tronche coupée sur le plancher de la mienne, roulée dans le vieux pardingue d’un bonhomme faisandé qui a raté sa vie par veulerie et goût du charognage. Parce que je suis sûr qu’il y avait du sincère dans ce qu’il me bonnissait, t’t à l’heure, sur sa carrière ratée. Vieux connard… Je m’efforce de le situer dans ce bigntz. M’est avis qu’il s’occupait de la môme Thérèse et qu’il lui scrutait les faits et gestes. Il se l’est laissé souffler sous le nez par les deux brigands du pont Marie. Quand il m’a vu radiner sur le sentier de la guerre, vite il est entré dans la ronde, Manigance, pensant (à juste titre d’ailleurs) que je pouvais l’aider. L’aider à quoi fiche ?

Berthe et le bougnat ne reviennent pas. Leur absence prolongée me trouble. Je me sens cerné par des maléfices, cette nuit. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, une grande angoisse m’envahit. Peut-être est-ce un effet de la fatigue accumulée ?

Je louche sur la boutanche de calva du taulier. M’en entiflerais bien une giclouille, manière de me ranimer les brandons.

Au mitan de mes tentations, le turlu retentit, il sonne triste. Il grelotte fêlé. Vous l’avouerai-je ? Je ne m’y attendais pas. D’un geste prompt, je cramponne le combiné. Je reconnais la voix essoufflée qui m’a répondu naguère.

— Allô ? fais-je, ici Paul Manigance…

L’autre se ramone le corgnolif.

— Je n’ai pas pu joindre M. Huncoudanlproz, dit-il. Je regrette… Il faudra rappeler demain…

Je sens qu’il va raccrocher. J’égosille :

— Hé, attendez ! Il doit bien y avoir un moyen de le toucher, que diable.

— Oui, demain… Rappelez vers midi.

Clic-clac, il a renfourché son biniou.

Je reste comme une grosse nave défraîchie, avec le mien contre la joue, à écouter le zonzif de la tonalité qui flemmarde. Un élan me pousse à rappeler l’asthmatique. Et puis je me dis « à quoi bon ? » Car de deux choses l’une, comme disait un type qu’on venait d’amputer d’un testicule : ou bien le dénommé Huncoudanlproz ne veut pas me répondre, ou bien on ne peut pas le joindre.

Donc, faut que je m’y prenne différemment. Je me sers d’autorité une méchante rasade de calva. Comme quoi on finit toujours par céder à la sollicitation de la pomme, mes amis. Voyez Adam, Guillaume Tell, Beethoven[32]… Je pousse une grimace qui décrocherait la panoplie d’un académicien. Doit avoir le gosier et l’estom’ tapissés de chlorure de vinyl, l’Auvernoche, pour s’enfiler ce breuvage sans déposer ses intestins sur le plancher. Ma fine coéquipière, la douce amazone Berthaga ne revenant point, je pars à sa recherche. Il a parlé de l’impasse, le bistrotier. Première porte à gauche, au fond de la cour.

Effectivement, je vois briller la lumière derrière une armada de voitures à bras qui brandissent leurs brancards suppliants vers le hangar à charbon, on dirait une escouade de rabbins devant le mur des lamentations.

Je me pointe à la relance.

Remarquez, la scène qui m’est offerte ne me surprend point. Pour être tout à fait sincère, je dois vous dire que je m’en gaffais un peu.

Elle a une bizarre manière de lui accaparer l’attention au bougnat, Berty.

Lui fait pratiquer son réveil musculaire sur un tas de boulets, textuel ! Elle a posé le pauvre Antoine sur une pile de sacs vides et elle s’emberlife pépère en rameutant la garde avec des encouragements tonitruants. Elle lui recommande comme quoi « y faut y aller et pas craindre les impétuosités » ; lui flatte les orgueils en vantant ses dimensions et sa solidité ; lui adresse des suppliques relatives à la durée de l’opération qu’elle souhaite voir prolonger ; lui affirme qu’elle est sa chose, sa fleurette, sa petite chienne, sa gosse, lui suggère des variations pour une prochaine séance, entre autres propose : pile ou fesse, la becquée du vampire, le thermomètre de raie-au-mur à moustaches et la poignée de main à coulisse ; enfin l’acclame en bramant que c’est bon, en réclamant sa défunte mère, en affirmant qu’elle peut se saisir de son pied (bien que l’accomplissement d’un tel exercice, compte tenu de son embonpoint, semble impossible), et aussi en hurlant qu’elle part, qu’elle part, qu’elle part ! Ce qui est un peu vrai, vu qu’à chaque ventrée de l’auvergnat, elle s’enfonce un peu plus profondément dans le tas de charbon.

Il la calce à boulets rouges, le marchand de combustible. Berthe m’avise alors que seule sa tête et ses pieds émergent encore de la montagnette noire qui l’absorbe.

Elle parvient à hisser une main hors de son crassier.

Gentille, au cœur de l’apothéose extatique, elle m’adresse un signe amical.

— Regardez-moi ça, gémit la Baleine : un homme de c’t âge, la manière qu’y se défend ! Je connais des garnements qu’ont moins d’ardeur ! C’est fou, un vieillard av’c un coup de reins pareil ! Quel âge que t’as, pépère ?

— Septante-trois ! pistonne le brave bonhomme.

— V’s entendez ça ! poursuit la Diane Chiasseresse ! Soixante-treize ans et il en a une qu’il pourrait casser des noix avec ! Ah, le vieux polisson ! Oh, le gros monstre ! Mais y me ravagerait, ce gredin, si on aurait fait ça par terre ! C’ t’un casse-baraque ! Un défonce-tout ! Un…

Ses dernières paroles se perdent dans un éboulis de boulets. Berthe vient de sombrer dans de la poussière d’anthracite agglomérée.

Pavillon haut et culotte basse !

La sombre colline connaît encore un brin de séisme. D’ultimes convulsions la dépyramident. Après quoi la montagne s’ouvre pour accoucher, non pas d’une souris, mais d’un vieil Auvergnat soulagé et d’une énorme vache noire.

Le bite-roquet remise sa rampe de lancement télescopique après l’avoir consciencieusement fourbie avec l’intérieur de sa casquette, car on peut être du Cantal et ne pas négliger l’hygiène du corps.

— Eh ben bongu de merde, déclare-t-il solennellement, c’est pas pour dire, mais si ça gagne pas de pain ça bouche toujours un trou.

Sur quoi il aide Berthe à s’extraire et propose une tournée de calva. Ce que je refuse. On récupère le docile Antoine et on gerbe.

A présent, je dois vous préciser le détail suivant, mes bonzes enfants. Ma bagnole est garée presque à la hauteur du bistrot, mais le long du trottoir d’en face, si bien qu’on prend congé du cher homme avant d’atteindre son coquet établissement.

Nous traversons la street et montons en voiture. Comme je me place au volant, j’avise plusieurs silhouettes chez le ramoneur-berthalien. Un vrai seau d’eau dans le hall d’exposition, ça me fait. Bonté ! dit Vine. Comment n’ai-je pas envisagé la chose, cornichon à impériale que je suis !

Il fléchit de la matière grise, le San-A. ou quoi donc ?

— Bougez pas ! lâché-je à Berthe.

Je cramponne l’ami tu-tues et ressors de l’auto. En trois bonds félins (les meilleurs) je traverse la rue et m’approche du café. Je vous l’ai dit, la vitre est dépolie mais agrémentée d’arabesques, lesquelles ne le sont pas, si bien qu’on peut voir à travers. J’aperçois deux types dans la taule.

L’un est plus jeune que l’autre, et l’autre plus vieux que son compagnon.

Le plus jeune, je le reconnais, bien que ne l’ayant encore never rencontré, car j’ai sa photo dans l’une de mes poches (c’est inouï ce que j’ai pu butiner comme pièces à conviction au cours de la noye). Il s’agit du fils Naidisse, le neveu de la môme Rebecca. Son pote est courtaud, il a le cheveux bas, la frime tailladée de cicatrices. C’est lui qui jacte au bougnat-bavouilleur.

— Cause ou je te coupe la gorge ! lui dit-il.

Je constate alors qu’il tient un couteau à la lame effilée[33] appuyé contre le cou du Fouchtrifouchtra.

— Et qu’est-ce voulez que je vous dise ! lamente le père La Verdeur.

— Le nom du mec qui a téléphoné d’ici y a un quart d’heure ?

— Personne n’a téléphoné ! lance spontanément le vieux, qui, de toute évidence, ignore que j’ai usé de son appareil.

L’autre le frappe à la joue. Une entaille de sidi, mes z’amis. Le sang du vieux moustachu gicle. Alors le bougnat voit rouge, conséquemment. Un Auvergnat en pétard, vous ne pouvez pas imaginer ce que ça donne, sauf si vous êtes vous-même auvergnat et en pétard, œuf corse.

N’écoutant que sa colère, l’amant de Berthe oublie le couteau qui vient de l’entamer et chope ce qui lui tombe sous la main, à savoir le long tisonnier accroché à la clé de ventilation du tuyau de poêle.

— Hou, sacré bon gu de vermine ! hurle-t-il.

Et floc ! Et rrran ! Et tzoum ! Et bing ! Et chplok ! Et V’zang !

Il frappe son antagoniste surpris par sa prompte réaction. Quel magistral cogneur ! Quel bretteur ! Quel matraqueur ! En long, en large, il cogne et larde ! On ne voit plus le tisonnier, tellement il le manipule vite. Ça fait comme une hélice d’avion lorsqu’elle tourne. On devine sa présence à un certain frémissement de l’air, mais on ne la distingue plus.

Le méchant balafré porte la main à sa tête pour se protéger. Il renonce à user de son ya, voire à tirer son feu, si, comme tout me le laisse accroire, il en a un. Le bougnat mailloche en cadence. L’autre titube, la frite en compote.

Pour le coup, Naidisse dégaine une rapière longue comme mon bras. J‘sais pas où il a trouvé ce revolver, mais je doute que ce soit au rayon fillette du Printemps.

A toi de jouer, San-A., avant le grand massacre. Je me rue dans l’établissement.

— Lâche ça, Charly, ou je t’abrège ! crié-je dans son dos.

Il a des réflexes, le sacripant. Une volte-face fulgurante. Il me plaque la crosse de son joujou dans les badigouinsses. J’ai l’impression de déguster mes ratiches. Je vois une nuée de chandelles toutes plus romaines l’une que l’autre. Le bistrot tangue un peu. Naidisse cavale dans la rue, coudes au corps. Belle pointe de vitesse ! Cherchez pas le successeur de Jazy, mes poules, il est là, devant moi. Seulement il ne sera pas longtemps.

Comprenant que je ne le rattraperai pas, je lève mon feu. La mire se balade dans le dos du gamin.

A cet instant précis, Antoine se fout à bieurler dans ma pompe. On dirait qu’il proteste, le petit bougre. Mon index se paralyse sur la détente. Impossible de défourailler.

L’œil exorbité, je regarde, au-delà de la mire, la silhouette maigrichonne qui s’amenuise. Je pense au couple de Saint-Franc-la-Père… Le bijoutier, la bijoutière et leur petit délinquant. Ça ressemble à un titre d’Anouilh. Mon arme devient pour ainsi dire toute molle au bout de mon bras.

Et mon bras retombe.

Le môme a disparu.

Bondir à la bagnole pour le courser ?

Inutile. Ce serait du temps perdu. De la manière dératée dont il cabriole d’une ruelle à l’autre dans ce vieux quartier riche en petites voies confidentielles, en terrains vagues et en passages obscurs, je ne saurais lui donner la chasse avec une auto.

Je rentre donc dans le troquet du marchand de charbon. Il a fait de la belle ouvrage, Big-Moustache. Trêve de tisonnier. Il y va à la galoche depuis que son agresseur est à terre.

Des coups de semelle sonnent contre le crâne informe du vilain auquel manquent déjà des plages de cheveux. Son nez n’existe plus et y a un trou rouge à la place de ses dents.

— Arrêtez le massacre, pépère ! exclamé-je devant ce gâchis !

L’Auverpiot cesse de tirer ses méchants penaltys. La lueur qui homicide son regard s’éteint.

Assouvi, repu de vengeance, il revient à ses déboires physiques. Derrière son rade, cloué au mur, un miroir sans cadre, sans tain, et sans utilité précise lui renvoie tant bien que mal sa bouille cisaillée.

— Regardez-moi un peu ce que cette charogne vient de me commettre sur la personne ! éructe le produit du Cantal. Des saloperies pareilles, on devrait les guillotiner.

Je viens de palper la poitrine du gorille et de constater son changement de résidence définitif.

— Mon bon monsieur, soupiré-je, il est arrivé qu’on fusille des morts, mais on n’en a encore jamais guillotiné.

Le mot « mort » le fait se cabrer.

— Comment ça, mort ? il demande.

— Comme ceci ! dis-je en lui désignant son agresseur (devenu sa victime).

Et je songe qu’à partir d’à présent, pour compter les cadavres, je vais devoir changer de main.

CHAPITRE VII CRAC !

Un pêcheur extra-matinal est déjà en train de traquer le goujon-au-mazout lorsqu’on déboule quai du général Foudroyet, à Nogent. La nuit s’éclaircit quelque peu à l’est, ce qui est son droit le plus strict. Un vent léger fait chialer les saules lacrymaux de la berge.

— C’est ici ? questionne Berthy-la-Charbonneuse.

Elle me désigne un grand jardin de quelque quatre mille mètres carrés, au mitan duquel s’élève une villa de meulière pour rentier aisé. Y a de la mosaïque de faïence autour des fenêtres, un paratonnerre (de Brest) sur le toit et des volets de fer bien clos sur toutes les faces de la construction.

Je remise la guindé dans un petit chemin creux qui descend à la Marne. Nulle lumière dans les environs. Tout est calme, paisible infiniment.

— Vous chargez à la baïonnette ? rigole la Truitesse.

— Que non point, ma belle, soupiré-je, car j’ai le sentiment, voire le pressentiment, que cette tranquillité ambiante n’est qu’apparente. Les occupants de cette demeure sont prévenus. Vous pensez bien que cette petite gouape de Naidisse a déjà téléphoné.

— Possible, consent la Bérurière, mais si vous voudriez mon avis, sitôt prévenus, ils ont mis les voiles.

Son avis, à la dévoreuse de bonshommes, je m’assois dessus.

— Restez là et attendez ! enjoins-je. Je vais « en repérage », comme disent les chevaliers de la pellicule.

Mais il suffit d’ordonner pour être désobéi avec Berthy.

— Pas du tout, proteste la Véhémente en jaillissant de la chignole, son moutard toujours dans les bras, je sais que je vous ai indispensable, San-Antonio. Rien ne vaut la jugeote d’une femme équilibrée.

Nous v’là donc à rôdailler autour de la demeure.

— Primo, fais-je, il y a un contacteur électrique tout le long du mur et sur le portail. Vous voyez ce petit fil de cuivre qui serpente au faite de l’enceinte ! Il suffit qu’on s’y appuie pour que le signal d’alarme fonctionne.

J’escalade un arbre opportun[34] et, perché en ses plus hautes ramures, je peux m’offrir une vue générale du jardin. Mine de rien, cette modeste propriété est un fortin, mes gamines. Quand le crémier apporte le lait, chaque matin, il ne se gaffe pas qu’il pénètre dans une espèce de ligne Maginot miniature. De faibles lueurs disséminées dans les pelouses me révèlent la présence de cellules photo-électriques. Si bien que le mec ayant pu sauter le mur sans toucher au fil est assuré de se révéler en coupant un rayon, quelque part.

Quant à la crèche elle-même, je suis persuadé qu’elle possède un bon équipement antivol. Décidément, ça se présente mal.

— Eh ben, là-haut, vous faites nid ? grenuleuse la Saucisse.

Quelle chiasse, cette bonne femme ! La voracité personnifiée. Elle n’est que bouche, ventre, bas-ventre, happage ! Elle dévore les nourritures, les hommes, les instants. Se bourre ! Se fait bourrer ! Déglutit ! Assimile ! La vie la dilate comme le gaz enfle une baudruche.

Je lui laisse tomber une œillade meurtrière qui, très vite, s’humanise à la vue du bébé Antoine dormant dans le duvet de sa combinaison. Pauvre bout de chou, inconscient. Porté par la stupide tempête des hommes. Bercé d’une vague à l’autre, il ignore les naufrages.

Moi, juché dans mon feuillage, je me tiens le raisonnement ci-joint. Je me dis, ipso facto et en catimini : « A priori, bambino, ton projet de forcer cette masure doit être renvoyé sine die. Préviens les troupes policières, fais crever la maison et que fiât lux ! In fine, l’ordre prévaudra. Car tu es trop démuni pour donner l’assaut stans pede in uno.

Mais je ne parviens pas à me décider.

L’orgueil, toujours ! Cette soif de la mission accomplie sans participation extérieure. Il a mis le nez dans un vilain pot de chambre, San-A. Il n’aura besoin de personne pour le nettoyer !

Je continue de sonder le grand jardin. Pourquoi me fait-il penser à un cimetière bizarre ? Il est tout en pelouse bien ratissée. Mais une flopée de statues confère à ces lieux une austérité peu compatible avec le style pusillanime de la maison. Imaginez un coin du parc de Versailles où l’on aurait bâti la villa Sam’ Suffit.

Le dénommé Huncoudanlproz doit avoir la marotte de la sculpture, surtout des bustes royaux, à perruques niagaresques car ils pullulent ici. De loin, de haut, je reconnais Quatorze, avec son pif gros comme un flask de bourbon. Quinze, le bien-aimé. Seize, le pauvre chéri dont le buste ressemble toujours à la pièce d’un puzzle. D’autres encore. Des écrivains célèbres : Boileau, La Fontaine (œuvre de Wallace), Corneille (en train de bayer), Molière (déguisé en Robert Manuel), Racine (carré). Un collectionneur, je vous affirme. Faut aimer vivre parmi cette peuplade de marbre. Moi, ça me ficherait le bourdiche de mater ces illustres messieurs blêmes et pétrifiés. Leurs vraies statues c’est leurs œuvres dans ma bibliothèque. Mais des bustes ! Fi donc ! Hou les vilains à tignasse !

Je redégringole aux pieds d’une Berthe grincheuse.

— Vous preniez des jetons, ou quoi t’est-ce ?

— Des jetons d’absence, ricané-je pour ma seule satisfaction. Il n’est pas question d’effractionner cette tirelire.

— Bon, déclare la Pote-en-tas, alors je vas prendre la direction des opérations.

D’une démarche souveraine, elle va à la grille et sonne.

Aussi bête que je vous le dis. C’est une impulsive, la Béruche. Elle détermine rapides, sitôt que ça grince. Hop ! faut que ça pète ou que ça dise pourquoi.

Après tout, hein… Qu’est-ce qu’on risque ?

Toujours à l’avant-garde de la déduction (comme de la séduction, merci, qu’on se le dise, les premières arrivantes seront les premières servies), je me mets à supposer que le coup de carillon doit branlebater la cahute. Surtout s’ils sont sur le qui-meure[35]. Ils vont mater à la jumelle marine ou au télescope géant. Et que vont-ils apercevoir, entre les barreaux de la grille ? Une grosse mégère noire de charbon, tenant un bébé dans ses bras. L’insolite de cette visite risque de les amener à ouvrir.

S’ils n’ouvrent pas, j’ameuterai la garde et on jouera l’acte II de Fort Chabrol.

Je me tiens accroupi contre le pilier du portail. Il fait frais. L’air sent la Marne au petit morninge. Des odeurs de limon et de plantes aquatiques…

— Qu’est-ce que c’est ? tonne une voix par le truchement d’un interphone.

C’est inattendu car on ne voit pas la grille de l’appareil. Berthe en a soubresauté de la mamelle.

Seulement c’est une gaillarde qui récupère fissa.

— J’amène Se gamin ! lance-t-elle en soulevant le bébé à bout de bras.

— Quel gamin ? s’informe la voix (haletante).

— Celui de Mâme Thérèse, répond l’O graisse.

— Quelle Thérèse ? rechigne l’interlophonocuteur.

— Ben, la bonne femme au Polak, quoi !

Sacrée Berthe, Brave Berthe ! Ce toupet ! Cette fougue ! Cette initiative ! Tout à l’arraché ! Te déculotte les maisons les plus hermétiques comme les hommes les plus boutonnés.

Son ton, son assurance, son bébé en imposent. Tout cela sonne vrai !

Le contacteur est interrompu. Je gage que des gens discutaillent à l’intérieur. Et puis il y a un cliquetis, là-bas, dans le jardin. On délourde. On vient aux renseignements. Ils risquent une patrouille jusqu’à la grille, les occupants du Mont Cassino. Ne se mouillent pas au parlophone pour le cas où il s’agirait d’une feinte à julot.

Je me tâte. Comment dois-je comporter ? Neutraliser l’arrivant ?

C’est risqué. On doit observer la grille depuis la boutique. Me planquer et attendre ? D’ac, mais attendre quoi ? T’es au pied du mur, mon San-A, c’est le cas de le dire ou jamais ! Alors prends tes responsabilités, mon père ! Plus le moment de pleurer dans ta soupe. Y a un proverbe qui dit que « l’homme propose mais que Dieu dispose ». Moi, les proverbes, dans l’ensemble je les trouve pommes. Ils embrigadent les gens dans des bons sentiments stéréotypés. Ils sont perfides parce que plaisants, on s’en méfie pas : mieux, on leur fait confiance. Pourtant, certains sont irremplaçables, ainsi de celui que je viens de citer. Combien de fois l’élan carbonise la tactique ! Tu te mijotes un coup. Tu te l’élabores. Et puis au moment de l’accomplir t’as l’inspiration qui chanstique ton programme. Je vois avec les gonzesses, par exemple. Vous prenez rancard à une capricieuse qui capite de la prunelle et dont les ondes de choc vous trémulsent le pendulaire. Parfait. Vous vous préparez au rodéo. Vous lui voulez une belle fiesta, à cette polka. Une joie de vivre belle comme un miroir-soleil. Vous vous dites : « je l’entreprendrai par le bizou vorace, et puis je lui pratiquerai le cerceau en folie, la prise-banane, le cynodrome en délire, la statue équestre, Jehanne au bûcher, Jeannot-boucher, le Nautilus-ne-répond-plus, fume-c’est-du-Stromboli, agace ma gâchette, où-qu’est-passé-mon-pouce, goûte-c’est-pas-des-citrons, le bon magie, le bond des pargnes, vive Popaul, cause-pas-la-bouche-pleine, triste-temps-et-hisse seul, la botte chatée, le chat beauté, le saboté et la salade hongroise ». Seulement, au moment de l’intimité, foin des beaux projets : c’est l’hussard qui s’empare. Vous sautez sur la donzelle comme un cul-de-jatte saute à la corde en revenant de Lourdes. Adieu, vos vaches cochonneries ! Vous suivez la flèche, tout bêtement. Je parle de celle qui vous sort du carquois, mes joyeux tendeurs. Et tout ce que vous lui faites, à la caressante, c’est la séance à papa, celle des samedis soirs.

Idem for me, en cet instant dont on peut dire sans exagération qu’il est critique. Vous allez voir dans bientôt pas longtemps.

Un gus se pointe. L’homme qui m’a parlé au tube, chez le bougne. Je le reconnais à son asthme. On dirait une vieille loco du Far West.

Il s’annonce[36] à la grille. Je ne peux le voir puisque je me tiens hors champ. Mais jouissant d’une ouïe capable de percevoir le soupir d’une mouche en plein orgasme, je l’entends distinctement qui demande :

— Qu’est-ce qui vous prend de sonner chez les gens à pareille heure ! D’abord qui êtes-vous ?

L’aplomb de la morue ! Chapeau !

— Une voisine aux Kelloustik, dit-elle.

— Connais personne de ce nom. Vous êtes seule ?

— Av’qui voudriez-vous que je futasse ? murmure miss Olida.

Méfiant comme un myope qui mangerait du brochet sans ses lunettes, l’homme débride la grille.

Il fait un pas en avant pour mater les azimuts. Ne voyant rien, il s’en permet un autre… Alors là, mes frères, j’opère dans le pur style san-antoniesque. C’est d’une propreté de clinique suisse. Du grand art[37] ! Vous avez déjà vu le tigre fondre sur sa proie, le matin, en allant chercher le journal au kiosque du coin ? Vous avez déjà vu fondre Léon Zitrone sous les projecteurs de la téloche ? Vous avez vu fondre vos économies pendant vos vacances ? Vous avez vu fondre la statue de Karl Marx, pendant l’occupation ? Vous avez vu la France fondre en larmes à la mort de ses vieux militaires ?

Tout ça n’est rien à côté de la manière dont je fonds sur le gars Césarin[38]. J’opère si prestement que j’en suis moi-même baba, au point de me demander si je n’ai pas le don d’ubiquité (entre z’autres).

Je suis toujours accroupi. Le saut du crapaud-buffle ça s’appelle. Il a le canon de mon feu dans le gras du bide. C’est un gars obèse, avec un ventre comme le dôme du Bœing 747 et des bajoues qui font la fesse de douairière.

— Ecoute, Jumbo, je lui susurre. On en est à cinq viandes froides dans ce circus. Si tu ne fais pas exactement ce que je vais te dire, tu nous mèneras droit à la demi-douzaine, compris ?

Son manque total de réaction me semble comporter un début d’acceptation.

— Parfait, dis-je. Fais rentrer la dame au bébé et sois sage.

Sur cette recommandation, je me coule derrière Berthe et me plaque à elle comme s’il s’agissait d’un tronc de baobab ou de fromager géant.

— Ne faites pas de faux mouvement, ma chère, lui coulé-je dans le tiroir à sottises. Avancez d’un pas tranquille, comme l’aurait dû faire Perrette en se rendant à la fruitière.

Un petit rire de poitrail me rend compte de sa jubilation. Nous pénétrons lentement dans la propriété. J’ai l’impression de jouer au cheval de cirque, moi, et d’interpréter — avec brio du reste — la partie postérieure de la bête. On compose un étrange centaure, Berthe et moi. A la fois jument et étalon ! Plus un poulain tout frais comme bouclier… Curieux cortège. Aurons-nous assez déambulé de manière saugrenue au cours de notre misérable vie ! Assez processionné sur les rives foireuses de la destinée. Je marche en contemplant les autres, inconscients, presque tous… Et je me demande où donc ils vont aller mourir, de cette allure nonchalante ou pressée. En quels lieux, dans quels recoins ? Je voudrais qu’on ait un endroit exprès pour ça, nous autres hommes. Une espèce de vaste et sombre tanière où nous irions dégobiller notre dernier soupir. Un immense vestiaire où rendre nos casaques. On se coucherait les uns à côté ou par-dessus les autres. On se dissiperait mollement. On pleuvrait en fine poussière. On se diluerait dans le généreux néant, notre père à tous, qu’il soit en forme de Dieu ou en informe d’absence. Ce serait plus propre. Moins impudique que de crever au pied levé, n’importe où. De s’oublier à mourir, comme un clébard s’oublie à chier. De transmuter, à la vue du monde, les chefs-d’œuvre abîmés que nous sommes en excréments pestilentiels. Oui, on devrait être très sévère avec les morts fortuits. Prendre des mesures draconiennes pour endiguer ce laisser-aller effroyable. Moi, j‘serais quéqu’un au gouvernement, je promulguerais une loi pour interdire aux gens de canner aussi salement qu’ils ont vécu.

Cette réflexion douloureuse me permet la traversée du jardin.

On atteint le petit perron. Gros Nounours continue de nous escorter. Il marche aux côtés de Berthe en traînant la grolle et en soufflant. J’ai idée que s’il maigrissait de cent kilos son asthme irait beaucoup mieux. Vraiment, il ressemble à une sphère. C’est un globe. On pourrait lui tatouer les cinq parties du monde sur la viande. Mais franchement je voudrais pas être à la place de la Terre de feu ni de l’Afrique du Sud !

C’est en gravissant les quelques marches que le Mastoche joue son va-tout. Déconcertant, ce lard rance. Il semblait anéanti par mon intervention, et puis le v’là qui devient véloce, soudain. Faut dire que je n’ai guère le temps d’intervenir. Il balance un coup de dargeot à la Gravosse qui me bascule dessus et que je retiens de justesse, because son précieux fardeau, comme on écrirait dans la Veillée des Chaumines. L’asthmatique se précipite en avant et s’engouffre dans la maison dont la lourde se reclaque sèchement. Lorsque je l’ébranlé d’un coup d’épaule furax, le verrou intérieur est déjà mis. Bien joué !

Moi, vous me connaissez ? Je ne prends pas de gants lorsque ça urge. Ayant, à l’oreille, localisé le verrou, je défouraille dans le panneau de bois. Un calibre comme celui du camarade « Tu-tues », ça vaut un pic pneumatique. D’énormes copeaux voltigent dans l’air à la ronde. Lorsque j’ai balancé quatre prunes, la lourde n’attend qu’un coup de tatane bien appliqué pour abdiquer.

Je le lui administre. Et elle s’ouvre.

Les détonations font hurler le pauvre Antoine. Doit commencer à en avoir sa claque, le petit chéri, de cette folle équipée. Doit se dire qu’être bébé de nos jours, ça n’est plus une situation enviable. De quoi le sevrer de l’envie d’exister. Malgré l’intensité du moment, je songe à sa pauvre mère, toujours nichée sous le Pont Marie. Car j’ai complètement omis de la faire évacuer. La poissarde campille-t-elle encore sur son tas de hardes pouilleuses ?

— Restez ici avec le moutard, Berthe ! enjoins-je. Pas d’imprudence surtout !

Pour la première fois, l’Amazone (sinistrée) semble avoir quelque inquiétude. Elle flaire les lieux d’un tarin circonspect et murmure :

— Si on appellerait la police, San-Antonio ?

— Je suis la police ! lancé-je fièrement.

Et me v’là parti à la chasse au diplodocus.

Je vais vous emboucher un coing, comme disait un fabricant de confitures.

Que dis-je : une surface !

Je présume que vous en resterez comme deux ronflants (Béru dans le texte).

La maison est vide, mes chéries. Meublée, certes, et très banalement. Mais vide de tout humain. De la cave au grenier en passant par le reste-chaussé et le premier, on ne rencontre âme qui vive. Deux lits sont défaits dans deux chambres. Presque tièdes encore, prouvant qu’il n’y a pas très naguère deux personnes au moins séjournaient céans. Une cigarette agonise dans un cendrier.

Cela dit, personne !

Je reviens dans le vestibule. Qu’y trouvé-je ? Berthe en train de donner le sein à Antoine. Le petit bougre s’acharne sur une formidable mamelle. On dirait qu’il s’obstine à téter le Mont Blanc ! La Vachetoche me braque un œil suave, éclairé par les reflets d’une maternité illusoire. Le simulacre la survolte, l’ennoblit presque.

— J’ai trouvé que ça pour le faire tenir tranquille, déclare-t-elle. Il se foutait dans une rogne terrible, ce petit monstre. Alors, et les bandits ?

— De grands chemins, murmuré-je. Ils ont filé.

— Par où ?

— Ben voilà. That is the question… Toutes les fenêtres sont closes et les autres portes verrouillées de l’intérieur, Berthe. On se croirait à l’Olympia, au congrès de la magie.

La guerrière hausse les épaules, ce qui provoque une avalanche de chair pâle sur la bouille de l’obstiné Antoine.

— Magie mes fesses, commissaire ! Ces gens-là ont une planque que vous n’avez pas su trouver.

Prenant une brusque décision, elle arrache le bébé de ses bas morcifs. Ça produit un bruit de bouteille de Champagne au débouchage ardu.

— Tenez-moi ce lutin que je vouaille ça de près !

D’autor, elle me cloque le baby et s’esbigne en maugréant des choses mettant en cause mes qualités de chef poulet. Antoine se remet à bramer à la garde.

C’est pas banal, cette perquise, hein ? L’illustre San-A. avec un bébé dans les bras pour traquer des malfrats ! (Es)quimeau raidi ! ! !

Un brusque épuisement me fauche les quilles. Je m’assieds sur une banquette de velours vert. Antoine trépigne dans mes mains. Ses quatre membres, animés par une sombre fureur (la fureur de la faim inassouvie) partent dans tous les sens. Il gueule fort, le bougre ! Vous parlez d’un petit clairon ! Sa bouche rose s’ouvre large comme une soucoupe. Tiens : il a déjà deux dents ! Il me file un regard courroucé. Me hait d’être un mâle imbécile qui le regarde chialer après la croque sans lui en fournir. Ses petits yeux bleus sombres me flagellent. Ils contiennent un indicible mépris.

Vivement je l’embrasse dans le cou en faisant miauler le baiser. Pour le coup il s’arrête de beugler. Ça le déconcerte un brin, ça le distrait de ses tourments stomacaux. Je recommence. Il me sourit…

Dans le jardin, l’aube se lève entre les statues. La plus proche du perron c’est celle de Louis XIV. Je vous jure, faut être un peu cinoqué pour s’entourer ainsi de personnages de marbre. Vous aimeriez, vous autres, avoir le Roi-Soleil sur votre pelouse, dans un massif de rhododendrons ? Vous auriez pas l’impression de crécher dans un musée ? Rien n’est plus triste que l’art empilé.

V’là qu’on carillonne à la grille. Je sors, bébé dans le creux du coude. J’avise un vieux crabe flanelleux à lunettes rafistolées. Me semble que c’est le pêcheur à la ligne.

— Oui ? je lui lance.

— Mande pardon, démarre le goujonicide, me semblait avoir entendu des coups de feu ?

— C’est l’échappement libre de ma pétoire ! le rassuré-je.

— Ah, bon !

Des petits ballons de vapeur légère floconnent autour de sa bouche.

— Ça biche ?

Il hausse les épaules.

— Ça fait vingt-cinq ans que ça n’biche plus. Autrefois, oui, des pleines bourriches, je faisais…

Comme le disait récemment M. Georges Bidault dans une interview : les hommes ne se souviennent que de leurs souvenirs. Le pauvre pêcheur rejoint sa canne-à-rien d’une allure chaloupée de vieil ouvrier mal pensionné. Je m’apprête à rentrer lorsqu’un prodige me retient sur le perron. Ai-je la berlue ? S’agit-il d’un excès de fatigue ? M’inscrirai-je, à la suite des Bernadette Soubirous et autres sainte Thérèse, dans la maigre cohorte des témoins de miracles ?

Je remets à un peu plus tard le soin de trancher. Unpeuplustard étant l’auxiliaire idéal quand on est confronté à des phénomènes surnaturels.

Va p’t-être falloir instruire un procès en canonisation pour Louis XIV, mes amis. Ça vous la coupe ? Vous m’objectez déjà ses guerres, sa révocation de l’Edit de Nantes, ses dragonnades, sa Montespan (dans la culotte), hein ? Eh ben, vos objections ne sont pas valables, vos sonneurs. Devait malgré tous ses vices et ses sévices être propice aux miraculeuses, Loulou. La preuve ?

Cramponnez-vous aux accoudoirs, je vous lâche le morceau. Sa statue respire !

CHAPITRE VIII TOC !

Oh, c’est imperceptible et faut un œil de lynx comme le mien pour s’en rendre compte, évide-amant.

Mais le fait (troublant) est là : de très légères et très floues volutes de vapeur sortent de sa bouche entrouverte.

Sur le moment, je vous répète, je joue mes sens perdants. Mon subconscient se dit : « Tu dérailles de la rétine, gars. » Et puis je regarde plus attentivement, et à force de fixer les augustes lèvres marmoréennes, la conviction devient absolue : Louis XIV respire !

Nous nous approchons de la statue, Antoine et moi l’un portant l’autre. La pelouse trempée de rosée gicle sous mes semelles comme[39]

Je colle ma main dans la bouche du roi Soleil. Il ne dégobille pas. Un monarque de ce prestige, vous pensez, ça a de la retenue. En tout cas je sens un souffle. Une exhalaison tiède.

Vous savez barguigner, vous autres ?

Moi, très mal. D’ailleurs ça me fatigue. C’est pourquoi, sans barguigner, donc, je vous annonce que cette statue est creuse et qu’elle sert, en réalité de manche à air pour ventiler un local souterrain. Autrement dit, la bouche du fils Louis XIII est une bouche d’aération.

Il n’est pas besoin de sortir de Polytechnique pour comprendre qu’on a équipé le sous-sol secrètement. A quel usage ? Mon camarade Shakespeare ne serait pas sorti y a deux minutes pour acheter des cigarettes, il vous le dirait lui-même : that is the question.

Là-dessus, la mère Béruranche se pointe sur le perron en sémaphorant des ailerons.

— Venez voir un peu par ici, San-Antonio !

Je la rejoins.

— Je croise avoir trouvé quéque chose, annonce-t-elle.

Faut la voir frémir de l’aigrette, notre grosse autruche ! La gorge roucoulante, la bajoue somptueuse, l’œil étincelant de satisfaction.

Je la comprime de questions (la presser ne serait point suffisant) mais elle ne cède pas. Il est des révélations qui se démontrent. Elles ne sont percutantes que lorsqu’on les voit s’accomplir ; là se mesure l’insuffisance du verbe et sa fragilité. Joindre le geste à la parole est une hérésie. On disjoint la parole du geste, nuance. La parole n’est que complémentaire, pas même ! Elle est superfétatoire. Voilà pourquoi un jour je me tairai et mimerai mes chefs-d’œuvre. J’en ferai des chansons de geste. Et on m’embastillera recta parce que par gestes j’exprimerai si fortement ce que je pense qu’on ne pourra plus me laisser en liberté. Je serai réputé insalubre. De nocivité publique ! Ils me fileront au trou de peur que je leur écroule le système.


Berthy me drive à la cave. Je l’ai déjà explorée, la cave, pourtant. Elle se divise en trois parties : la chaufferie, la buanderie, la cave à vins. C’est dans ce dernier compartiment que la Belle-fort-niqueuse me conduit.

Des casiers à boutanches, bien garnis. Les bons auteurs sont représentés : Cheval-Blanc, Château d’Yquem, Romanée, Fleury, Château-Chalon et toutim. Reliés plein pot ! Vénérables. Instrumentaux ! Du grand, du noble, du fringant. Prestigieux ! Ensoleillé ! Français ! Y a des Marseillaises qui se perdent ! Moi, la Marseillaise, je trouve qu’on la chante toujours à tort et souvent à travers. Je l’aime interprétée par les chœurs de l’Armée rouge. Avec « accent » popoff elle a de l’allure. Tiens, Machin l’interprétait pas mal, en soliste. Il flageolait un peu de la glotte, mais y avait de la ferveur dans le trémolo. Notre dernier baryton, les mecs ! Fallait l’entendre sur les places publiques. A la téloche on pouvait pas se rendre compte. C’était truqué. On repiquait en sousimpe la bande sonore du film de Renoir. Mais à cru, à vif, ç’avait de la force ! Les deux poings levés, le coude arrondi. On aurait plutôt cru qu’il allait se farcir l’Internationale.

« Tous en chœur », il recommandait avant d’entonner. Mon zobinoche, oui ! A part m’sieur le préfet que sa place était en jeu, nobody pour lui soutenir le jour de gloire. Les gens, eux, se rendaient bien compte de la gêne que ça représentait. Le peuple est p’t-être con, mais il reste conscient du ridicule. Un homme, à notre époque, il préfère sortir sa bébête sur la place du marché plutôt que de brailler la Marseillaise. A la rigueur, quand tu te fais fusiller, tu peux te permettre. D’abord t’es en petit comité, face à des militaires, et puis comme on te flingue aux aurores frileuses, ça réchauffe. Mais devant tout le monde et à propos de rien, te disloquer les ficelles comme quoi t’entends mugir les féroces soldats, alors là, y a de quoi se la couper au ras des frangines et s’en faire un pipeau ! Même avec un béret basque et un nombril de porte-fanion en forme de bénitier t’oses plus. Et vous vous figurez le président Pompidou élancer du timbre en public ? « Contre nous de la tyraniiiie ! » Il pourrait jamais. C’t un homme civilisé, cultivé, moderne, lui. Y s‘marrerait trop, ferait des couacs, crierait « pouce ! » en plein morcif, passerait à « Tiens, voilà Mathieu » (pas Mireille, le vrai). Faudra qu’un jour quand y me recevra à l’Elysée, je lui supplie de me la fredonner, pour voir, on ira se cacher dans les chiottes, que les huissiers nous entendent pas !

En plus des casiers chargés de merveilles, le local comporte deux tonneaux : un petit et un grand. Berthe me montre le plus dodu.

— Visez un peu, Antonio !

— J’ai déjà vu.

— De près ?

— Comme je vous vois ! réponds-je en me comprimant le sarcasme.

— Toquez contre, pour voir…

Je toque au-dessus du robinet. Ça sonne le plein. Par acquit de conscience je tourne le robicot. Un flot rouge et mousseux pisse dru sur mes godasses.

— Ben quoi, Berthe ?

Elle me désigne le flanc du récipient, dans sa partie arrière.

— Et ici ?

Je poursuis mon auscultation. Sidérant ! Cette fois, au lieu de faire « blon blon », sous mon index replié, ça fait « bing bing ». Vous sentez la nuance ? Non ? Aucune importance, y a pas besoin de sortir de Normale Sup’ pour me lire, c’est ce qui fait ma force. Je suis intelligible aux crétins comme aux grands esprits.

Pour vous traduire clairement la chose, le tonneau offre la particularité de sonner le plein à l’avant et le creux à l’arrière.

— Berthe, fais-je, cette nuit délirante m’aura permis de constater que vous êtes l’une des grandes intelligences de ce temps !

Afin de ne pas être en restes, comme disait un restaurateur prudent, j’arrache la bonde encapuchonnée d’une étoffe vineuse. Par cet orifice on emplit le tonneau. Mais je gage (comme disait le restaurateur ci-dessus mentionné à sa servante) que c’est également l’accès du « truc ».

Je passe deux doigts inquisiteurs par le trou. J’ai un sens obstétrical parfois. Mes investigations sont de brève durée. Je sens un anneau qui se désaltérait dans le coulant du nom d’épure[40]. Je tire sur cette boucle de fer et ce que vous espérez se produit (heureusement, sinon j‘sais pas comment j’aurais pu poursuivre ce récit !).

Une moitié du tonneau bascule : la pleine. La jonction s’opérait fort astucieusement sous un des cercles, ça, vous l’avez compris à au moins deux pour cent d’entre vous.

Et un pour cent ont déjà deviné que la seconde partie constitue l’entrée d’un tunnel.

Je refile Antoine à Berthe. Ce qu’on peut se faire des passes avec le moutard ! Un vrai match de rugby.

Je reprends mon feu en pogne et m’engage dans le boyau ainsi débusqué. Il est en pente assez raide. Brusquement il s’élargit. En somme il est en forme d’entonnoir dont le tonneau constituerait le petit orifice. Voilà que je déboule dans un large couloir peint en blanc, au sol recouvert d’une épaisse moquette, puissamment éclairé par des rampes lumineuses camouflées dans la cloison, et sur lequel s’ouvrent des portes, des portes et encore des portes. La coursive d’un grand barlu.

Ce que j’entreprends là est risqué.

Mais vous ne l’ignorez pas : si je m’étais prénommé Charles, on m’aurait déjà surnommé « le Téméraire ».

S’aventurer seulâbre dans cette voie rectiligne est d’une audace folle. Que des mecs ouvrent les lourdes et passent une paluche armée dans l’entrebâillement ! Qu’ils défouraillent à qui mieux mieux et v’là votre vaillant San-A. avec plus de trous qu’un bahut neuf transformé en bahut ancien aux plombs de chasse par un antiquaire.

J’ai conscience du danger. Aussi hurlé-je d’une voix capable d’assurer l’évacuation du paquemoche Antilles un jour qu’il s’est planté sur son suppositoire de béton :

— Escouade 4, placez-vous au fond du couloir ! Mettez vos masques ! Les grenades sont prêtes ? O.K. ! Que l’escouade 3 bis demeure dans la cave ! Les services du chmoltage sont arrivés ? Bravo ! Alors le dispositif 116, d’urgence ! Terminé !

Le tout en me pinçant le nez et en cavernant ma voix pour lui donner des inflexions métalliques.

Je vous jure, mes chers, mes braves, mes loyaux amis, y a que San-Antonio pour se payer un culot aussi phénoménal. Depuis les Pieds-Nickelés vous avez vu ça aut’ part, vous ? Je cause aux anciens ! Non, n’est-ce pas ? C’est du bluff d’une primarité exorbitante. Même à la télé, on vous montrerait ça, vous casseriez votre récepteur à coups de marteau. Personne d’autre que moi peut se permettre. Le moindre de mes confrères (et Dieu sait si y en a des moindres parmi eux) oserait écrire une chose pareille, le comité de lecture lui voterait illico un blâme. On lui diminuerait ses droits. L’obligerait à venir passer la paille de fer dans les burlingues pendant le véquande. Faudrait qu’il fasse des merveilles, pour se rattraper l’estime de la maison. Des bassesses ! Des cadeaux ! Des gâteaux ! Des gâteries ! Des pipes ! Qu’il envoie des fleurs ! Qu’il demande pardon ! Qu’il récite son mea culpa ! Se prosterne ! Qu’il embrasse des anus à la ronde ! Qu’il monte chez le boss à genoux ! Qu’il jure sur sa vieille môman, sur sa femme, sur ses chiareux, de jamais plus recommencer ! Qu’il produise un certificat médical ! Qu’il aille en cure de repos ! Qu’il abjure ! Qu’il conjure ! Qu’il suce !

Mais moi, San-A., je ne renâcle pas. Ce qui m’importe, c’est le résultat.

Gagner ! V’là le mot lâché !

Gagner à être méconnu ! Tous les procédés me sont bons pour camoufler mon génie. Faut que je me retienne jusqu’à ce que la vessie du cerveau m’en pète ! M’abandonner me serait fatal. Je suis condamné à être découvert sans trêve. Je suis une terre sordide avec quelques truffes ! Quand ils en brandissent une, ils prennent leur pied. En v’là une, qu’ils exclament ! Photo ! La téloche se pointe, alertée. « Santonio, paraîtrait qu’on aurait découvert une truffe dans vot’ fumier ? Comment t’est-ce vous espliquez le phénomène ? Y a quoi donc comme antécédent dans votre pedigree ? Une duchesse russe ? Vous seriez pas le fils naturel de Montherlant ? Est-ce que vous vous tripotiez la zézette avant d’être sevré ? C’est vrai qu’on vous a élevé uniquement au phosphore pasteurisé ? Ou si on mettait de la cervelle en poudre dans votre biberon ? Quand vous calcez une sœur, votre moi second prendrait pas de la gîte, par hasard ? » Tel que je vous l’annonce.

Alors vous me voyez débouler avec un panier de truffes au bras ? Pour le coup, mon abondance me cisaille. Les v’là à faire le fin bec. Les dégoûtés ! « Dites, c’est pas de la truffe surchoix, ça ! Elle a le goût de la merde ! Vous vous laissez aller… » Moi, pas si tronche, je parsème seulement. Sans compter que, n’en déplaise à La Mazière, à Max et à d’autres grosses maîtresses-queues de la capitale, c’est pas bon, une truffe toute seule ! Ça un goût de pneu tubless moisi. Même en sauce ! Ça n’a qu’une chose pour soi : ça coûte cher. Là, je conviens. C’est gros comme une burne de sous-lieutenant de cavalerie et t’en as tout de suite pour trois quatre sacotins ! Le prix te neutralise. Non seulement faut que tu te fasses tarter à bouffer ce truc affreux, mais de plus tu te dois de clamer ton admiration ! L’intensité de tes délices ! Tu te mets les muqueuses à plat. Tu transcendantes tes papilles ! Chiasse de truffe !

La truffe nous berlure, les gars.

Voulez-vous que je vous dise ? C’est de la cochonnerie !

Assez de digressions ! En fin de livre, j’ai tort. Y en a qui sont déjà partis, vous dites ? Bon vent !

Rien ne bouge dans cette maison souterraine. Alors au travail, mon commissaire bien-aimé !

Je constate que toutes les portes sont munies d’un verrou extérieur, comme des portes de cellules pénitencières. Assez discret, le verrou. Mais efficace. Autre similitude avec des lourdes de prison, celles-ci comportant un judas. Un petit trou rond à lentille. Un œil optique, comme l’appellent les quincailliers pléonastes.

J’approche ma prunelle du premier. J’avise, grâce au grand angulaire, la pièce dans son entier. Elle n’a rien d’une geôle, je vous le garantis[41].

C’est d’un luxe ! Mais alors d’un luxe vraiment luxuriant. Ces murs tapissés de satin mauve ! Ces meubles Louis XVI d’époque (de la nôtre). Ces canapés dont on sent la mœlleur. Ces tableaux de maîtres et de contremaîtres. Ces tapis en couches successives, comme un schéma représentant l’écorce terrestre. Fabuleux, je vous le réitère.

Je pousse mentalement un cri de surprise.

Pas tellement à cause du confort suprême de cette pièce, mais principalement à cause de son occupant. Vous savez de qui il s’agit ? Vous donnez votre langue au chat ? Eh ben vous avez raison, parce que je n’en voudrais pas pour un empire, chargée comme elle est !

Ici, sous mes yeux, à trois mètres, assis dans un fauteuil et lisant un ouvrage d’art, j’aperçois l’émir Shâ-Pômhou, l’ancien maître du Kâtchâdeil, dont on a annoncé la mort tragique, voici un an, dans les ruines de Chachédubrakmâr sa capitale.

Ah, vraiment, les bras m’en tombent, comme disait un cul-de-jatte en admiration devant un tronc. J’aurais imaginé n’importe quoi, et même autre chose, mais pas ça ! Shâ-Pômhou en personne ! A Nogent ! Vous l’auriez cru, vous ? Regardez-moi bien dans les yeux malgré votre strabisme, et répondez. C’est une idée qui vous serait venue ?

Ah bon !

Mais bougez pas, comme disait Alfred Velpeau à une dame blessée qui le faisait bander, je ne suis qu’au bout de l’extrémité du commencement de mes surprises.

Je passe à une seconde porte. Je mate.

Retenez-moi, les gars ! Le second pensionnaire de Just Huncoudanlproz, c’est Mik Ballhole, le diplomate anglais dont on a signalé la disparition le mois dernier et qu’on croyait parti à l’Est. A l’est d’ (Anthony) Eden. Troisième chambre, troisième stupeur : j’y débusque un vieillard chenu en qui j’ai toutes les peines du monde de reconnaître Anatole Corallien, le fameux banquier qui tua le grand-père de sa maîtresse, après avoir abusé de lui. On se souvient que le brasseur de fric s’enfuit, son forfait commis. On trouva trace de son passage en Suisse, puis aux Nouvelles-Zébrides après quoi, fini, plus rien. L’homme s’était escamoté.

La quatrième porte ? Je vous parie votre paie du mois prochain contre ma paie de l’année dernière que vous ne devinez pas. Si, si, allez-y, virgulez des noms pour voir. Qui donc ? Charles qui ?… Vous êtes dingue ! Je veux bien qu’on a expédié l’emboîtement, mais tout de même ! Ah vous, alors, rien ne vous épate ! On t’en dit gros comme le petit doigt et te faut le bras ! Non, cette fois, mes très chers, c’est Rebecca que je dégauchis, mignonnette toute pleine dans une chambrette à fleurs meublée Mimi Pinçon.

Elle dort ! Ce qui me porte à conclure que ces chambres sont puissamment insonorisées car personne ne semble avoir perçu (ni aperçu) mes tout récents gueulements.

La cinquième chambre recèle Mme César Pinaud, en pleine dorme également.

Du coup, un vif soulagement me ramone les angoisses. Ces deux femmes sont vivantes ! Dieu soit vendu ! Mézigue, à travers cette hécatombe, je pessimistais vilain à leur sujet, je peux vous le confier à présent, ne le perdez pas. Je me disais que dans ce petit Verdun (que désormais, dans les annales policières on appelle « La nuit Sauvage ») elles pouvaient y laisser leur vie, les deux chéries. Surtout la Finaude ! Enfin bref, les v’là récupérées, saines et oises. C’est l’essentiel.

Je pourrais les libérer immediatly, mais je retarde l’instant, soucieux d’achever ma besogne et désireux de la finir en ayant les coudées franches. Les gonzesses, surtout quand on vient de les délivrer, sont d’une encombrance noire ! Et je cause ! Et j’explique ! Je questionne ! J’agrippe ! Il a de l’urgent sur le tapis, San-A., mes biquettes et biquets. Vous croyez pas qu’il va s’enrayer l’élan à bajaffer, non ! C’est pas dans sa manière ! D’accord, par moments il enlise l’action au profit de ses déblocages ; mais jamais il papote !

Ce que je veux ardemment, c’est mettre la main sur le gros asthmatique et sur Huncoudanlproz. Où sont-ils, ces deux bougres !

Sixième chambre ? Vide ! La septième porte ne comporte pas de judas. Son verrou n’étant pas mis, j’actionne la béquille du loquet. En vingt ! C’est bouclé de l’autre côté.

J’ai un chargeur de rechange (et de recharge) dans le tiroir arrière gauche de mon futal. M’est donc possible d’utiliser les dernières prunes du magasin en cours.

Rrrrrrran an an an !

Salve[42] salve salvatrice !

Je vous recommande mon Tu-tues pour quand c’est que vous avez oublié votre clé ou bien que votre petit dernier s’est bouclé dans les vouatères et peut plus rouvrir. Une giclée dans la serrure avec ma burette suédoise et vous obtenez votre visa !

Pas de question : la serrure fait comme Otto, elle dit d’ac !

Je me doutais un tant soit chouille que j’allais pas débarquer dans une pièce comme les autres, mais bien sur un nouveau couloir. Il est en forme de galerie de mine. Cette fois, changement à vue… De simples étais de bois soutiennent une voûte glaiseuse et suintante. De l’eau en flaques sur un sol bourbeux… Le tout n’est éclairé que par une loupiote électrique très faiblarde. Je me mets à patauger dans la mouscaille tout en rechargeant mon feu.

Je réalise parfaitement le circuit. La propriété de Huncoudanlproz communique par ce souterrain avec la maison voisine. En cas de coup dur (dont acte) les occupants peuvent s’évacuer par là. Je vous parie, madame, ce à quoi vous pensez contre ce que je souhaite, qu’ils ont gerbé, mes deux lascars. Ces quelques minutes de battement leur ont suffi. Je les imagine dans une bagnole rugissante, fonçant vers une autre retraite ! J’enrage ! J’endésespoire !

Ma galopade fait un bruit sinistre dans le conduit fangeux. Glaouf ! Glaouf ! Je dois parcourir de la sorte une vingt-cinquaine de mètres avant que d’atteindre un escadrin de pierre.

Oh ! Oh ! Au haut, une porte est demeurée ouverte. Je ressors dans une cave toute semblable à celle de l’autre baraque. Le coup du tonneau ! Quand il trouve un gadget futé, Just Huncoudanlproz, il l’exploite jusqu’au bout, décidément.

On lit la précipitation des fuyards aux portes qu’ils ont négligé de refermer une fois franchi le souterrain. Leur trajet est clairement balisé. Suffit de suivre. D’ailleurs les traces de leurs paturons bourbeux se lisent sur le sol.

Je monte un nouvel escalier, déboule dans un vestibule, traverse une cuisine puant le renfermé, où des araignées pénélopent à tout-va. Une porte basse fait communiquer la cuisine en question avec le garage.

Cette fois je stoppe. A cause du bruit.

D’un double bruit dont l’un complète l’autre. Il s’agit d’un faible glouglou et d’une faible plainte. Les deux se superposent. Je m’accagnarde contre le mur et risque un œil dans le local.

La première chose que je vois est un homme, si j’ose jargonner ainsi.

Un homme mourant d’une bien sale mort.

L’individu défavorisé par le sort n’est autre que le gros mec qui nous a reçus. Il est pratiquement éventré, ce malheureux. Sortez, mesdames et mes demoiselles, je vais décrire ça à messieurs les hommes. Eux ont fait la guerre ou la feront, les sanguinoleries ne leur font donc pas peur. D’autant que je serai bref. Le gros fuyard a été abattu d’un coup de hache. L’horrible provient de la façon dont il l’a effacé. Selon moi, quelqu’un attendait derrière la porte le déboulé des fugitifs pour les assaisonner. L’asthmatique qui arrivait en tête a vu le bourreau avec sa hache levée, prêt à frapper, il a eu un réflexe pour rejeter sa tête en arrière. Son geste a été suffisant pour épargner celle-ci, mais non pour mettre son buste hors d’atteinte.

Si bien que la cognée l’a cueilli au thorax. Il est fendu du cou au nombril ! Ce gâchis ! Il lui sort des trucs effrayants, mes pauvrets. En couleurs naturelles et qui malodorent. Des trucs qui fument ! Enfin, on vous a déjà montré tout ça au cinéma de votre quartier. Toujours est-il que ça ne va pas du tout pour lui. Il a davantage de chances de devenir chevalier dans l’ordre du mérite que centenaire.

Ma curiosité domptant ma répulsion, je me penche un peu plus. Boû lou lou ! La fête continue ! Y a matinée récréative décidément !

Deux hommes en imperméable, dont l’un est d’un blond presque blanc, en attachent un troisième à l’arrière d’une voiture automobile. C’est la manière qui importe. Ils ont placé un jerrican derrière le véhicule. Le troisième homme (il est en robe de chambre, comme une vulgaire patate) est allongé à plat ventre sur le sol, sa poitrine reposant contre le bidon de manière à le surélever.

Les deux zigs l’ont obligé d’ouvrir toute grande sa bouche et lui ont enfilé le pot d’échappement de la tire dans le bec. Plus justement, c’est Just qu’ils ont adapté au tuyau. Vous me filez le dur ? Merci. Huncoudanlproz, car je ne doute pas un instant qu’il s’agisse de lui, a les mains et les bras entravés. De plus, ses liens passent autour du pare-chocs de la chignole.

Le blond-blanc va se mettre au volant. Il est terriblement calme. Un robot dont les gestes seraient souples et coulés. Le v’là qui actionne le démarreur.

Se produit alors le plouf caractéristique du moteur. L’homme ligoté a un soubresaut. Il suffoque. Téter du gaz avec un chalumeau de ce diamètre est très mauvais pour les bronches, beaucoup de médecins spécialisés dans les voies respiratoires vous le confirmeront.

Le blond coupe la sauce et réapparaît. Son pote, un quinquagénaire grisonnant, tire leur victime en arrière pour le détuber. Il le fait basculer sur le dos. Le tète-pot est un type d’une petite quarantaine, joli garçon, avec des traits aristote-cratiques. Des yeux bleus injectés de sang pour l’instant et une bouche béante, toute noire. Il n’arrive pas à reprendre son souffle. Tel qu’il est parti, il va tousser ses poumons, sa rate, son gésier et trois mètres cinquante de durite.

— On recommence ? lui demande l’homme aux tifs gris.

Le pauvre diable dénègue du chef sans cesser d’expectorer.

— Alors rendez nous la tête ! dit son tourmenteur.

— Allons, messieurs, c’est vous qui perdez la vôtre ! lance le glorieux San-Antonio en s’avançant.

CHAPITRE IX PATATRAC !

Tu fais une entrée fortuite en claironnant le mot « messieurs » et tu prends un avantage immédiat. Voyez Ruy Blas, par exemple. « Bon appétit, messieurs ! » Comment que ça les a confondus, les ministres z’intègres. Comment qu’il a pu placer pour le coup sa grande tirade sur l’aigle à Charles Quint transformé en poulaga recette Henri IV !

Dans mon bigntz, y a qu’un inconvénient.

Et il est majeur et vacciné, l’inconvénient.

L’un de mes « messieurs » ne comprend pas le franche-caille si bien que ma réplique spadassine le laisse froid comme un sorbet sibérien. Tout ce qu’il pige, le cher garçon, c’est que je les braque. Alors, comme il a des réflexes et l’art de les utiliser, il se jette derrière la bagnole dont le pauvre Huncoudanlproz tétait les gaz avec une paille, et il dégaine à son tour.

Allons, bon. On va droit au siège, mes gueux ! Fort Alamo version banlieue ! Cette nuit sanglante n’est donc pas encore terminée ? Pourtant il fait complètement jour maintenant ! C’est pour quelle heure, le cessez-le-feu ?

J’interpelle le quinquagénaire (je le qualifie ainsi, ignorant son nom et ayant la flemme de lui chercher un pseudonyme).

— Puisque tu parles français, dis à ton pote de déposer les armes. Le quartier est cerné et il est inutile d’aggraver la situation. A partir de tout de suite, c’est du matuche que vous pouvez démolir, et la viande de flic, sur pied, coûte une fortune !

Ce connard, tout ce qu’il fait pour m’obtempérer, c’est de lever à demi les mains : il n’engage que lui ! Là-dessus, deux balles me décoiffent. J’ai juste le temps de me baisser. Il a l’air décidé à continuer sa série de malheurs, le blondinet.

Moi, vous me connaissez ? Je dispose toujours d’une foule d’atouts dans les cas difficiles. Le principal étant la chance !

En m’accagnardant, je constate que deux boutons blancs sont fichés dans le mur, à portée de ma main. L’un commande l’ouverture automatique de la porte du garage, l’autre l’électricité. D’un geste vif je les actionne simultanément. Une solide pénombre engloutit les contours du local. Elle va en s’accentuant vu que le vaste panneau de la lourde est en train de basculer lentement. Toujours accroupi, je vais m’embusquer de l’autre côté de la bagnole. Le grand rectangle blafard de l’ouverture se rétrécit comme certains écrans de cinoche s’adaptant aux différents diamètres des films projetés. J’attends. Le vantail continue de se rabattre, avec un léger zonzon électrique. Il n’est plus qu’à un mètre du sol lorsque le blond joue son va-tout pour se tirer de ce piège à rat. Il exécute un admirable roulé-boulé.

Il est futé car, pour sortir, il a attendu que la porte soit presque fermée de manière à ce qu’elle protège sa fuite au maxi. Je défouraille dans sa direction. Trois prunes dont la dernière sonne clair contre le cadre métallique de la porte. L’ai-je touché ? Mystère !

A pas de loup je reviens vers mon poste précédent afin de réactionner la lumière et la porte.

A peine ai-je réappuyé sur les boutons qu’une pétarade grondante fait vibrer le garage.

Le grisonnant a mis notre rodéo à profit pour se couler dans l’auto. Il démarre sèchement. Je n’ai pas le temps de me précipiter. La guindé a répondu au quart de tour. Il embraye sec, met la sauce et percute en force la porte qui commençait de s’ouvrir.

« Arrrrhhan ! » ça produit, comme bruit.

Presque « hareng ». C’est drôle, non ? Pourtant, habituellement, un hareng, c’est silencieux. Le délicat moteur d’ouverture est bousculé dans ses engrenages. Un moteur, faut lui obéir, jamais le braver. Dès que tu le prends à contre-piston, il te dit merde et se met en berne. Çui-là pousse un juron et devient plus flasque que la zézette d’un membre de l’institut bourré de diabète. La porte folle se relève d’un coup. La tire, une forte Mercedes de gros P.-D.G. (ou de vieux M. A.C. ou de riche B.O.F.) fonce dans une allée goudronnée.

Elle embarde légèrement en escaladant le blond étalé sur son passage (bravo, San-Antonio, ton premier prix de tir, tu ne l’avais pas volé).

Vous materiez ce circus, mes pauvres potes !

Quel gâchis !

Parce que le cher Huncoudanlproz est toujours attaché au pare-chocs arrière.

Les chocs, il les pare pas du tout ! Ce sont eux au contraire qui ne le désemparent pas ! Bling ! Blong ! Bloug ! Pouf ! Tiaf ! Zim ! Boumi !

Le bougre tressaute, cogne, heurte, frappe. Il hurle ! Il agonit ! Il agonise ! Je m’élance, le feu au poing.

Je vise soigneusement la lunette arrière. Vite, San-A. ! Vite !

Je presse la détente. Et couic ! Pour la première fois de sa carrière, cet effronté de Tu-Tues s’enraye ! J’ai trop défouraillé à bout portant dans des portes. Il a dû se fausser ou quelque chose comme ça. Toujours est-il qu’il renonce. Ah, l’ordure ! Ah, le mesquin déserteur ! Vous vous rendez compte ! LE revolver de San-Antonio qui se croise les bras ! Je te le vas révoquer d’urgence, ce voyou passé à l’ennemi ! Il déshonore mes poches ! D’un geste rageur je l’expédie à la campagne dans les bégonias du jardin. Après quoi, je me fous à courir derrière la bagnole. Elle a pris de la vitesse. Faut vous dire qu’il n’y a pas de portail à cette seconde propriété. L’est déjà sur le quai du général Foudroyet, la Mère Cédés.

Une 6 litres 3, vous pensez si ça déménage. C’est pas le zigoto attaché à son arrière qui la perturbe. Ça représente une petite casserolette à la queue d’un saint-bernard ! Et encore ! La voilà qui disparaît au tournant du quai et de la rue Brouffebrite. Vous pensez que le conducteur a oublié son client du pare-chocs ? J’ai idée qu’il va avoir du succès, en ville avec cette surprenante remorque au panier !

Un bonhomme glaglateux se pointe à ma hauteur. Le pêcheur de naguère !

— Dites, il bredouille en se retenant le dentier à deux mains, est-ce que vous avez vu ce que j’ai vu ?

— Ben quoi, j’objecte, vous trouvez extraordinaire, vous, un type qui pousse une auto pour la faire démarrer ?

Le pille-Marne secoue la tête.

— Il la poussait pas : il était couché par terre !

— Chacun a ses petites recettes, mon vieux ! Pourquoi tout le monde devrait-il faire comme tout le monde ?

Le père La Méduse se demande s’il radeaute. Des fois que le miroitement de l’eau lui filerait des étourdissements après toux.

Il reste indécis, dans l’attitude du bonhomme de neige en train de fondre. Puis il a un geste mou pour me désigner le blondinet écrasé dans l’allée.

— Et ça, là ?

— C’est un jeune homme, je dis.

— Mais il a la tête écrabouillée !

— Vous avez déjà vu des types prendre une Mercedes 300 sur la tronche sans être décoiffés, vous ? Ça lui suffit !

Le v’là qui retrouve la vélocité de ses cinquante ans et le souffle de l’époque où il était clairon à son régiment pour se sauver en hurlant au secours !

Au secours de qui, je vous le demande ! Tout le monde est mort !

Ç’en fait sept de dénombrés à c’t’heure. Et je ne fais pas état de Just Huncoudanlproz, lequel ne doit plus tellement avoir l’éclat du neuf derrière sa Dolorès 300 !

* * *

Touchantes, les retrouvailles de ces dadames.

On s’effusionne copieusement. On se raconte les chapitres précédents. Elles parlent en même temps, chacune pour soi. Parce que c’est toujours ainsi dans la vie : les gens ne causent que pour eux-mêmes. Ils ne s’intéressent qu’à ce qu’ils savent, tout comme ils n’aiment que les chansons qu’ils connaissent ! La mère Pinaud se prend pour Mme Dassault et raconte son kidnapping ! Berthe explique le petit Antoine, la clocharde, la tête dans le frigo, la pauvre Thérèse, l’horrible Manigance, le reste ! Elles se juxtaposent la diatribe ! S’escaladent l’explication. Montent le ton ! S’entrecroisent les épithètes.

Je les laisse pour rendre une visite surfine à Rebecca.

Lorsque j’entre dans sa carrée, elle dort toujours, la môme courant d’air ! Ces cellules de luxe sont, ainsi que je l’avais décidé plus haut, complètement insonorisées. Tu peux tirer n’importe quoi dans le couloir : un coup de canon ou un coup tout court, t’entends rigoureusement rien de l’intérieur.

Je relourde délicatement et prends place dans un fauteuil. Au bout d’un instant, les ondes de ma présence vont titiller l’entendement de mam’zelle Gigot. Elle bat des cils et me défrime mollement ; puis son regard se précise, la lucidité l’illumine et, d’un bloc, la camarade de lèche-frifrite de Nini se met sur son séant.

— Non, ma poule, tu ne cauchemardes pas, soupiré-je. C’est bien moi, le seul, le vrai, l’unique, le grand San-Antonio. Je n’ai pas fait long pour te retrouver et pour découvrir le pot aux roses, hé ? Quelques heures… Une prouesse, non ? Cela dit, la nuit a été longue, ma chérie. Mais c’est pas le tout, pendant qu’il me reste encore un chouïa d’énergie, faut que je mette à jour. J’aime pas accumuler les factures impayées. Tu veux bien te lever, mignonne ?

Elle me mate sans réagir.

— Debout ! ! ! je lui hurle.

Illico, elle se dresse.

J’en fais autant : c’est pas poli, un m’sieur qui reste assis devant une dame debout ! Tous les manuels de savoir-vivre vous le diront.

— Fais chaud chez toi, soupiré-je en posant ma veste.

Après quoi je me croise et me décroise les mains une demi-douzaine de fois consécutives, comme un pianiste qui viendrait de faire la barre fixe avant d’interpréter le Con sert tôt de Francis Lopez. Lorsque je me sens les salsifis bien agiles, magnifiquement déliés, je commence à la momifier à toute beauté. Oh, ce trèfle à cinq feuilles, mes mignardes ! Ça fait « couic » dans la tronche de Marcelle-Rebecouille-de-mes-deux-cas ! Je lui laisse pas le temps de chialer. Y a la sœur jumelle de la précédente qui vient en revers. Ensuite, me reste plus qu’à continuer. Je les compte plus. J’assaisonne tant que ça peut. Les dents crochetées par la rogne. Flic-floc ! Pif ! Paf[43] ! Elle titube, vacille, embarde, se remet d’aplomb ! Perd tout aplomb ! Se plombe ! Penche ! Se désincline ! Se déglingue ! Se saintglinglinte ! On dirait qu’elle est frappée de couperose, Rebecca, lorsque j’arrête ma distribution de tartelettes. Chose surprenante, elle est restée droite et ne pleure pas.

Le silence forcené, désespérant, du puni qui trouve son châtiment mérité et s’étonne même qu’il ne soit pas plus sévère.

Seulement bibi ne s’estime pas quitte ! Oh, que non ! Oh, quenouille ! J’attrape la fille en soudard et lui trousse la jupaille. Rrran, d’un seul coup ! J’ai un compte à régler avec les panties et les collants à présent ! Te chope à pleins doigts cruels l’un et l’autre. Ça fait Craaaaaactchiiii[44] ! Je déchire primo le côté pile, deuxio le côté face ! Le tout s’écroule misérablement sur le tapis. Ce qui reste, m’est obligation de vous le dire, est de toute splendeur ! Une merveille de cuisses ! Un dargiflet plus beau que le portrait en couleur de Richard Nixon ! Une tirelire à bouclettes qui ferait dérailler un fourgon de queue ! Une peau délicieusement ocre, p’t-être bistre après tout ? Satinée, veloutée !

Moi, vous me connaissez ?

Bon, alors pas besoin de vous faire un dessin qui risquerait de vouer cet ouvrage aux foudres d’une censure qui vigile, mine de rien.

Ah ! ma petite gougne, je me bredouille en aparté, tu vas avoir ta fête en vistavision ! Une seule bougie pour l’happy-birthday, mais de taille ! A toute violée je catapulte miss Sales-Combines sur son plumard encore tiède. Et hop ! Le saut de l’ange ! Il plonge, San-A. Oh, le beau triton ! Neptune, à moi ! Que ta fourche l’enfourche ! Ah, t’as voulu que je grimpe chez toi, ma gredine ! Ah ! t’as voulu me chambrer ! Ah, tu m’as pris pour un quart de Brie ! Ah, tu t’imaginais que San-Antonio avait des méninges achetées en solde au rayon garçonnet du rayon Machin ! Ah, tu joues les mariolles pimbêches ! Ah, tu croques de l’ail ! Ah ! ah…

Cette troussée, mes poules ! Quelle était verte ma vallée des délices ! Mamma mia ! Tiens, chope ! Et pas d’entrave à la liberté de la presse ! Ça presse trop ! T’en voudrais pas ? T’en auras le double ! Pas de quartier ! L’unité pleine et entière ! Pan dans la hune ! A la baguette ! Dans les baguettes ! Laisse bien lesbienne de côté ! V’là ton billet de croisière, mignonne. Ton titre de transports ! Emmène-toi promener dans la purée ! Haute voltige ! Quadrille des lanciers ! Et radadi et radadoche t’as ton zizi sous ma brioche ! (ronde enfantine). Hein qu’elle est faite au moule ? Pour les moules ? C’est la grosse Nini qui t’entreprend le glandulaire ainsi ? Pas elle qui te décoiffe la frisette de cette manière ! Tu le connaissais pas, le coup du taureau camarguais ? Et çui du moine maudit ? La queue de la poêle ? Le poil de l’aqueux ? L’aquaplane magique ! Tintin dans le milou ! La brouette à glissière… Le déraillement téléguidé ! Pince-me et pince-fesse sont sur un bateau… La tante Hortense n’a plus de culotte ! Fume la mère de madame ! Tronche-montagne ! Le cœur est un petit grelot. La fusée infernale ! Le sous-off de Christophe Colomb. La faim des Romanoff (à la coque). Seul maître queux à bord ! C’est pas bon, ça ? Dis, gosse, c’est pas plus sublime que le chat-chat-chat ? La danse de Ventre-Saint-Gris ! La Valse ardente ! Le tango godeur !

Te la finis à la baïonnette ! Te lui démantèle le bastringue ! Te lui désorganise le système nerveux ! L’embroussaillé ! La submerge ! La confine ! La dévaste ! La rectifie ! Lui fais toucher les deux et Paul ! L’emporte dans de sauvages éblouissements !

Qu’à la fin, Mam’selle La Liche en évanouit d’apothéose. S’engloutit dans son trésor comme une qui plongerait dans sa propre faille et s’y anéantirait totalement, tant il est vrai, comme l’écrivait récemment le professeur Lucien Saillet dans son traité sur la Déconnection du bouton de chaglaglate dans le coït moderne, tant il est vrai (je cite) « que le meilleur moment de l’amour c’est pas quand on monte l’escalier, mais quand on lâche la rampe » (fin de citation, ajouterait Léon Zitroën).

La porte de la chambre s’ouvre fougueusement. J’ai pas le temps de me rajuster, comme on dit dans les romans libertins du xiie siècle et du 16e arrondissement : Berthe s’avance, les mains jointes, comme une miraculée de frais.

— Santonio, glabouille-t-elle, Ah ! Oh ! J’ai tout vu par le trou du judas. Tout ! Bravo ! Magnifique ! Je ne savais pas que ça pouvait exister. Je m’en doutais sans y croire vraiment ! Mon Dieu que c’était beau ! Plus beau que le Gaullisme ! Je n’en reviens pas ! N’en reviendrai jamais ! Quel tempérament exceptionnel ! Quelle vitalité ! Est-ce que cette petite conne a bien apprécié, au moins ! J’eusse donné n’importe quoi pour être à sa place ! Qu’est-ce que je raconte, n’importe quoi ! Tout ! ! ! Béru, ma vie ! Mes économies ! Ma bague de fiançailles ! La photo de maman ! Quand je pense que j’admirais Alfred, notre ami le coiffeur ! Petite folle que j’étais ! Innocente ! Santonio, mon ami, mon chéri, mon roi, mais je viens de m’apercevoir d’une chose terrible : je connais encore rien de l’amour ! Je sus neuve ! J‘sus vierge !

Comme elle prétend m’enlacer, je la refoule d’un geste blasé.

— Merci pour vos compliments, ma bonne. Venant de vous ils me touchent profondément.

— Putain ! crie une voix dans le couloir.

Je regarde. La mère Pinaud qui a pris la relève pour ce qui est de coltiner Antoine défrime Berthe d’un œil haineux. Elle a le visage inondé de larmes et une estafilade sur la joue gauche.

— Que vous est-il arrivé, chère vous ? exclamé-je.

— Laissez, gronde la Gravosse. Cette pie rance voulait regarder aussi par le judas, seulement comme il était qu’à une place y a fallu que je la bousculasse.

Je refoule les deux commères.

— Faites la paix, leur recommandé je, nous approchons de la conclusion et il ne faut pas laisser le lecteur sur une mauvaise impression. C’est une simple question de probité professionnelle.

* * *

— Alors, Rebecca, si tu te mettais à jour, à présent ?

Elle amorce un début de pleurnicherie pour m’amadouer. Elle se dit qu’en ajoutant quelques larmiches bien venues à nos transports, elle achèvera de m’annexer, ce qui est d’une puérilité que je me réserve de lui démontrer, le moment venu.

— Chéri, mon amour, murmure-t-elle, d’une voix rauque, en me contemplant avec des yeux soulignés de reconnaissance ; c’est si délicat à expliquer…

— Bon, allons-y. Primo tes relations avec ton patron.

Elle détourne les yeux. V’là que je lui embouteille déjà le plan d’action.

— T’es de Lesbos par adoption, hein ? je ricane. En fait t’as déjà tâté du julot, ma fille. Je devine qu’il t’a fait le coup du grand vizir, Just, non ? Il est beau gosse, il a de l’allure… Bref, tu étais sa maîtresse ?

Vous savez ce qu’elle me répond ? Ah non, ce que les gonzesses sont désarmantes… Elle me dit :

— Un petit peu.

Un petit peu ! Ces dames couchaillent du bout des fesses, ou bien en grand. Elle, c’était pour ainsi dire ses obligations de secrétaire. La radadasse professionnelle.

— Tout a commencé avec ton histoire de neveu, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Un truc qu’on ne peut pas t’enlever : tu as l’esprit de famille. Lorsque le môme s’est évadé, il est venu te relancer pour que tu l’aides ?

Un silence. Mais ma perspicacité a raison de ses réticences. Alors elle approuve d’un léger signe de sa tête de linotte.

— Tu l’as planqué chez vous en cachette de Nini ?

— Oui.

— Où ça ?

— Sur la terrasse, elle n’y monte jamais.

— Il a fait du camping ?

— Pour ainsi dire.

— Longtemps ?

— Quelques jours.

— La suite ?

Elle hausse les épaules.

— Ah non ! m’emporté-je, la période des pimbêchages est terminée. On bivouaque sur le perron de la cour d’assises, ma gosse, essaie de comprendre ! La Vérité, que tu ergotes, que tu minaudes, que tu pleurniches ou non, te sera arrachée mot après mot, comme on plume une volaille. D’autres types que moi t’entreprendront, et ça ne sera pas de la meringue !

— Un jour, Charles m’a téléphoné au bureau. Il était épouvanté. Il m’a raconté qu’un homme venait de s’introduire chez nous en passant par les toits. Pris de peur, il l’avait tué d’un coup de hallebarde.

Ah, bien… Donc, le môme est l’assassin de Kelloustik ! L’histoire de la hallebarde décrochée en hâte plaide effectivement pour l’affolement.

— Je vois. Cette nouvelle t’a « révolutionnée », ma pauvre toute, et tu t’es confiée à Just, exact ?

— Oui.

— Tu lui avais déjà parlé du neveu, ce qui a facilité les choses… Il t’a dit de ne pas perdre le nord et il t’a accompagnée quai d’Orléans pour aviser sur place.

J’en suis à cette période, si essentielle pour un agenceur où « je vois » les choses. La vérité passe au loin, dans la nuit, comme les lettres de feu d’un journal lumineux. En regardant bien, en exerçant son œil et son esprit, on parvient à déchiffrer. On remplace approximativement les mots sautés. On trouve en lisant ce qui est lisible le sens des phrases manquantes. C’est un jeu. Une voltige mentale.

Ainsi, l’affaire de l’île Saint-Louis, je la conçois parfaitement maintenant.

Rebecca noire de trouille radine au bras de son patron-amant. Il y a là un mort et un délinquant en fuite qui claque des dents parce qu’il a sauté le pas.

Just Huncoudanlproz est un homme calme qui sait dominer les situations fâcheuses. Il réfléchit, décide, impose un plan d’action. Primo : se débarrasser du cadavre en le virgulant dans la cour. Ensuite faire disparaître dans la mesure du possible les traces du drame : sang, tapis, hallebarde. Tout rectifier pour que Nini ne s’aperçoive de rien… Il se chargera de planquer le garnement meurtrier. Tu parles, parallèlement à ses occupations officielles, il a d’autres activités nécessitant une main-d’œuvre d’un genre particulier ! Charles Naidisse peut être une recrue intéressante dans son « équipe »…

Le bouton de blazer ?…

C’est lui qui l’a arraché de la veste du môme pour le carrer entre les dents du mort. Sans doute même a-t-il persuadé Charly qu’il fallait agir ainsi pour, le cas échéant, pouvoir plaider la légitime défense. Prouver aux autorités qu’il avait dû se colleter avec sa victime.

Bon, la fîloche. Le blanc-bec est amené dans la maison de Nogent. On l’embrigade. C’est un petit gars prêt à tout. Il a franchi la ligne désormais. Il a tué !

Je questionne Rebecca.

Et Rebecca confirme.

Pourtant elle tique lorsque je fais état de « l’organisation ».

— Quelle organisation ? demande-t-elle.

— Sans charre, tu n’es pas au courant de la partie occulte de Néo-Promo ?

— Mais non…

Elle paraît franchement éberluée. Bon, passons. Il n’importe. Ça change quoi qu’elle sache ou non que cette maison sert de planque aux bannis illustres, aux grands traqués de ce monde ? Huncoudanlproz est à la tête d’un trafic peu banal. Il « escamote » ceux pour qui le monde est devenu trop petit ! L’émir, le diplomate, le banquier… Il leur assure ce bien inestimable entre tous pour un homme traqué : du temps. Plus la vie douillette… Le rêve, quoi !

Mais à un certain moment, le truc s’est fissuré. Il a craqué.

J’arrive pas à piger l’intervention de Kelloustik dans ce bigntz. La tête tranchée ! Thérèse appelant chez le bijoutier de Saint-Franc-la-Père… Et le pourri de Manigance observant les allées et venues nocturnes de la jeune femme. Mes questions demeurent sans réponse, dès lors que Rebecca ignore ce dont je parle.

Elle n’a été qu’un épisode de l’affaire.

Un épisode somme toute banal, mais qui, pourtant m’a permis de mettre le tarin dans tout ça !

Alors ?

CHAPITRE X TIAOUFE !

— Vous permettez que je le tienne un peu ? demande soudain le Vieux, au milieu de la conversation. Il est amusant ce petit bonhomme. Qu’allez-vous en faire ? Le porter à l’Assistance Publique ?

Je lui refile le mouflinge. Il s’en saisit avec une gaucherie précautionneuse. Ça me rappelle, dans une église de notre quartier, jadis, une statue de saint Joseph tenant le petit Jésus. Le Joseph avait l’air emprunté et attendri et semblait se dire : « Il est pas de moi, mais je l’aime bien quand même ! »

— A poulou gnou ! attaque le Dabe ! Gouzi vala glagla pu pu ! Achegne gnere ! Bizou goulou !

— Si la chose est possible, j’aimerais bien l’emmener à ma mère, en attendant qu’on ait récupéré sa famille, s’il en a une, toutefois ! murmuré-je. Ce qu’elle serait heureuse, M’man, avec un petit monstre comme ça à soigner…

— Je comprends, dit le Vioque. C’est un rayon de soleil.

Il se renfrogne et me rend Antoine, vu que le « rayon de soleil » vient de pisser sur son bleu croisé.

— Nous disions donc, reprend-il sans plus s’occuper du bébé…

— Qu’on vient d’appréhender mon fuyard à la Mercedes, rembranché-je. Avec le colis qu’il traînait, il n’a pas dû aller loin.

— Effectivement, il s’est fait coiffer au pont de Nogent par une escouade de garçons bouchers se rendant à La Villette, ô ironie !

— Huncoudanlproz est mort ?

— Aussi surprenant que cela paraisse, non. Il ressemble à une arête de sole, mais il vit encore. Peut-être parviendra-t-on à le sauver, ou au moins à lui permettre de parler.

— Et le type aux cheveux gris ?

— On est en train de lui faire subir un premier interrogatoire.

Le boss appuie sur un contacteur.

— Mollard ? demande-t-il…

Un hurlement lui répond, légèrement précédé d’un bruit de gnon.

— Mouais ? halète une voix essoufflée.

Puis, Mollard réalise la qualité du demandeur et déclare :

— A vos ordres, m’sieur le directeur.

— Du nouveau ?

— Ça vient, monsieur le directeur. Ça vient… Et quand ça vient pas on y fait venir. Ainsi, la tête coupée est celle de…

— Akel Fâtrah-Kwalha, l’ancien chef du parti Kontrebâs Hakord, coupé-je vivement.

Prélude à l’après-midi d’un interphone ! Le nasillement métallo-clapoteur de l’appareil cesse un instant, puis reprend :

— C’est San-Antonio qui cause ?

— Lui-même, fils. Tout à l’heure, en attendant d’être reçu par le Boss, j’ai eu un trait de lumière. Je me suis rappelé avoir vu cette tête-là quelque part.

— Les services secrets d’El Sbhârchézamer ont fait appel à l’organisation secrète Sisterhand à laquelle appartient notre client ici présent. Ordre de retrouver coûte que coûte Akel Fâtrah-Kwalha, de le buter et de fournir, au moment du règlement, la preuve absolue de sa mort.

— Ce qui fut fait, aigrise le Vieux. Quelle meilleure preuve et moins encombrante que la tête de l’intéressé.

Je lance à Mollard :

— Kelloustik travaillait pour la Sisterhand Agency !

— Paraît. Mais il a voulu freiner les mecs. Il leur a subtilisé la tête habilement et s’est mis en tête (si j’ose dire) de la leur revendre au poids de l’or. Ce n’est qu’au moment où il a posé ses conditions qu’ils ont su que c’était lui le ravisseur… Y a eu tout un cirque triangulaire autour de cette tronche… Les gars de la Sisterhand, la bande à Huncoudanlproz, Kelloustik et sa bonne femme…

Et sa bonne femme !

Je mordille les cheveux d’Antoine. Ils sont fins et blonds. Ils ont un goût de pain chaud.

— T’avais des drôles de parents, camarade, lui chuchoté-je dans les manettes. Va falloir que ceux qui s’occuperont de toi désormais t’élèvent au cordeau pour rattraper ta fâcheuse hérédité, mon pauvre canard.

— Dès que vous en saurez davantage, appelez ! ordonne le Vioque avant d’interrompre le contact.

L’appareil redevient une chose muette, compacte, inerte. Un bloc de métal gris dans les flancs duquel, cependant, germent de tortueux secrets.

— Quel amphigouri, n’est-ce pas, monsieur le directeur ? Cette guerre autour d’une tête coupée. La Sisterhand qui découvre la singulière pension de famille d’Huncoudanlproz. Ce dernier qui veut récupérer le sanglant trophée pour préserver la réputation occulte de son trafic ! Et puis le couple des Kelloustik venu brouiller les cartes… Sans parler du neveu dévoyé qui entre dans le circuit comme un chien fou, casse la cabane et flanque la pagaye d’un bord à l’autre de l’affaire !

Le Boss hoche la tête.

— Vous devriez emmener ce marmot dans un endroit tranquille, San-Antonio, puisque vous l’assumez en attendant que sa situation soit éclaircie. J’ai l’impression qu’il a vécu sans le savoir la plus sale nuit de son existence…

Il est réveillé, Antoine. C’est une nature, car il se tient peinard et virgule des sourires confiants à la ronde. Ce jour nouveau lui botte. Faut dire qu’il y a plein de soleil et que pour une fois, le ciel de Paris est bleu comme sur un chromo italien.

— Je vais rentrer, monsieur le directeur.

— Et profitez-en pour piquer un bon somme, vous avez une tête épouvantable.

— Parce que je tombe de fatigue.

Etourdiment je questionne :

— Vous avez donné des ordres pour qu’on fasse un doigt de chasse à courre au fils Naidisse ? M’est avis qu’il aura des choses intéressantes à nous dire, car bien des points restent obscurs dans cette affaire.

— Lesquels, par exemple ? demande négligemment le carbonisé du mamelon en adressant une mimique bébête au bébé.

— Ainsi, je ne comprends pas ce que Kelloustik est allé faire chez nos deux bonnes femmes du quai d’Orléans » et encore moins la raison pour laquelle Thérèse, sa femme, a téléphoné cette nuit chez les bijoutiers.

Le Dabe est marrant en grand-père gâteau. Le v’là qui se cloque son tampon-buvard sur le sommet de la coupole, puis il s’enfile l’extrémité de chaque pouce dans les portugaises pour se confectionner des oreilles d’éléphant.

Abrre zougou, michou bililili, pou ! fait-il à Antoine.

Le môme en bave des stalactites longues de quarante centimètres.

Il ne sera pas bête, assure le Big Dirlo. Il a déjà le sens de l’humour. Seigneur, dire que cet ange deviendra un homme ! Moi, sa philosophie, au Boss, je lui ai toujours trouvé l’aspect et la consistance d’une tarte à la crème. Les proverbes les plus branques semblent avoir été inventés à son intention : Tant va la crue salaud qu‘à la fin elle se casse. Un bien vomi œufs que deux tulles au ras, etc. Son bréviaire ! La canne de sa morale ! La raie jaune de son existence ! pourtant, la vérité première qu’il vient d’énoncer me laisse tout chose. Dire que le mignon Antoine deviendra un salopard de mec comme vous et moi. Une bête forniqueuse et cupide, bourrée de vices et de microbes ! je rêvasse au destin en forme de virgules de chiottes publiques du rejeton quand le vioque ouvre son tiroir et y prend un truc noir qu’il m’agite sous le nez.

— On a trouvé ce carnet dans la poche de Thérèse Kelloustik, tout à l’heure.

Ses yeux bleu-blanc ont un reflet d’eau de roche.

— Il apporte une indication formelle à propos des relations du ménage. La page intéressante a été cochée, lisez, il n’y a qu’une ligne, mais elle pèsera lourd dans la balance au procès.

Le cœur battant (heureusement, pourvu que ça dure encore un demi-siècle !), je me saisis du petit machin à couverture de moles (mes) quine.

Le nom éclate comme un pet de nonne dans une cathédrale vide.

Rebecca. 812 qu. d’Orléans. Tel : Med. 00.00[45]

— Il l’appelait « Rebecca », de son surnom, murmure le Vieux, d’où je conclus qu’ils étaient très liés. C’était « elle » le « qui tu sais » de la lettre à Thérèse, mon cher. C’est « elle » qui est à l’intersection de tout ça, tirant les ficelles et essayant de faire sa pelote en bernant les uns et les autres. De bout en bout elle a joué à la petite gourde timorée, dépassée par les circonstances. En fait elle a abusé tout le monde, principalement son neveu (auquel elle a fait porter le chapeau), son copain Kelloustik (qu’elle a peut-être assassiné) et son patron et amant (chez qui elle est allée se réfugier lorsque ça s’est gâté pour laisser accroire qu’il la séquestrait). Une trop fine mouche !

— Vous oubliez quelqu’un qu’elle a également pris pour une pomme, patron.

Le Dabe sourit.

— Vous ? fait-il. C’est par discrétion que j’omettais, mon cher San-Antonio. D’ailleurs vous n’avez été sa dupe que partiellement et c’est grâce à vous que la vérité a éclaté.

— A moi et à Berthe Bérurier, dis-je loyalement. Cette digne ogresse a des dons plus affinés que son époux.

Je grommelle :

— Où est Rebecca ?

Pépère désigne une touche de son interphone.

— Je prendrai de ses nouvelles plus tard. J’ai mis « Sifoine dessus » !

J’opine.

— Il y sera bien. C’est un endroit où il fait bon passer ses loisirs.

Le Vieux, vous le connaissez ?

L’aime pas les alluses salaces. Voilà qu’il rembrunit. Détourne son pudibond regard.

— Je pense, déclare-t-il pour surmonter sa gêne, que l’organisation Sisterhand, lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à Huncoudanlproz, s’est assuré la coopération de sa secrétaire. Cette fille qui est une mythomane a aussitôt…

— Exactement, fais-je en réprimant un bâillement. Et je m’en vais fort impoliment.

Y a des moments où la fatigue, la désabusance, la merderie de la vie l’emportent.

Vous emportent.

J’ai besoin de chez moi.

C’est humain, non ?

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