VI
Le rendez-vous sur le mur
— Toujours rien ?
— Obole !
— Quel mot avez-vous dit tout à l’heure ?
— Préparatifs ! Du moins je le suppose ! Tifs manque… Cela peut être tion…
Maigret soupira, haussa les épaules, abandonna la chambre fraîche où, depuis le matin, un grand garçon maigre et roux, au visage chiffonné, au flegme nordique, était penché sur la table et se livrait à un travail qui eût découragé un moine.
Il s’appelait Joseph Moers et son accent trahissait ses origines flamandes.
Employé dans les laboratoires de l’Identité judiciaire, il était venu à Sancerre sur la demande de Maigret, s’était installé dans la chambre du mort, où il avait rangé ses instruments dont un drôle de réchaud à alcool.
Depuis sept heures du matin, il ne levait guère la tête que quand le commissaire entrait brusquement ou passait le torse par la fenêtre ouvrant sur le chemin des orties.
— Rien ?
— Je vous…
— Hein ?
— Je viens de trouver je vous… Et encore ! l’s manque…
Il avait étalé sur la table des feuilles de verre, très minces, qu’il enduisait au fur et à mesure d’une colle fluide chauffée sur le réchaud.
De temps en temps, il marchait jusqu’à la cheminée, cueillait délicatement un des morceaux de papier brûlé et le posait sur une plaque.
La cendre était fragile, cassante, près de s’émietter. Il fallait parfois cinq minutes pour l’amollir en l’enveloppant de vapeur d’eau. Et elle se trouvait alors collée sur le verre.
En face de lui, Joseph Moers avait une trousse qui était un véritable laboratoire portatif. Les plus grands morceaux de papier carbonisé avaient sept à huit centimètres. Les plus petits n’étaient que poussière.
Obole… Prépara… Je vous…
C’était là le résultat de deux heures de travail, mais, contrairement à Maigret, Moers était sans impatience et ne bronchait pas à l’idée qu’il n’avait examiné que la centième partie environ du contenu de la cheminée.
Longtemps, une grosse mouche violette, à reflets métalliques, bourdonna autour de sa tête. Trois fois elle se posa sur son front plissé et il n’esquissa pas un geste pour la chasser. Peut-être ne s’en aperçut-il même pas ?
— L’ennuyeux c’est que, quand vous entrez par la porte, vous provoquez un courant d’air ! dit-il pourtant à Maigret. Vous m’avez déjà fait perdre ainsi un bout de cendre…
— Ça va ! J’entrerai par la fenêtre !…
Ce n’était pas une boutade. Il le fit. Les dossiers étaient toujours dans cette chambre que Maigret avait choisie comme cabinet de travail et où l’on n’avait même pas touché aux vêtements étendus sur le sol et piqués d’un poignard.
Le commissaire était impatient de connaître le résultat de l’expertise qu’il avait fait entreprendre, et, en attendant, il ne tenait guère en place.
Un quart d’heure durant, on le voyait se promener tête basse, les mains derrière le dos, dans l’allée ensoleillée. Puis il enjambait l’appui de la fenêtre, la peau cuite par le soleil, luisante, s’épongeait, grognait :
— Ça ne va pas vite !…
Moers entendait-il ? Ses gestes restaient aussi précieux que ceux d’une manucure et il ne s’inquiétait que des plaques de verre qui se couvraient de taches noires, aux contours irréguliers.
Maigret s’agitait surtout parce qu’il n’avait rien à faire, ou plutôt qu’il préférait ne rien tenter avant d’être fixé sur les papiers brûlés la nuit du crime.
Et, tandis qu’il arpentait le chemin où le feuillage des chênes faisait danser des taches d’ombre et de lumière sur toute sa personne, il ressassait sans fin les mêmes idées.
— Henry et Eléonore Boursang peuvent avoir tué Gallet avant de se rendre à la gare… Eléonore peut être venue le tuer seule après le départ de son amant… Enfin, il y a ce mur et cette clé ! Et il y a par surcroît un M. Jacob dont Gallet cachait si peureusement les lettres…
Dix fois, il alla examiner la serrure de la grille sans rien découvrir de nouveau. Puis, comme il passait à l’endroit où le mur avait été escaladé par Emile Gallet, il prit soudain un parti, retira son veston et posa la pointe du pied droit à la première jointure des pierres.
Il pesait ses cent kilos ; néanmoins, il n’eut aucune peine à saisir des branches qui pendaient, et, dès qu’il les eut en main, ce fut un jeu de terminer l’ascension.
Le mur était construit en moellons irréguliers recouverts d’une couche de chaux. Le sommet était formé d’un rang de briques posées de chant. La mousse l’avait envahi, et il y avait même des graminées assez vivaces.
De sa place, Maigret distingua parfaitement Moers occupé à déchiffrer quelque chose à la loupe.
— Du neuf ? lui cria-t-il.
— Un « s » et une virgule…
Au-dessus de sa tête, le commissaire avait, non plus le feuillage d’un chêne, mais celui d’un hêtre énorme dont le tronc se dressait dans la propriété.
Il s’agenouilla, car le mur n’était pas large et il n’était pas sûr de son équilibre, examina la mousse à sa gauche et à sa droite, grommela :
— Tiens ! Tiens !…
La découverte n’était pas sensationnelle. Il constatait seulement que la mousse avait été piétinée et même arrachée en partie à un endroit précis, juste au-dessus des éraflures de la pierre, mais nulle part ailleurs.
Comme cette mousse était fragile, ainsi qu’il l’expérimenta, cela lui procurait la certitude absolue qu’Emile Gallet ne s’était pas promené sur le mur, qu’il n’y avait même pas couru un mètre dans un sens ou dans un autre.
— Reste à savoir s’il est redescendu du côté de la propriété…
Cet endroit n’était plus à proprement parler le parc. Sans doute parce que le terrain était caché par de nombreux arbres, on le faisait servir de débarras.
A une dizaine de mètres de Maigret s’entassaient des barriques vides, défoncées ou démunies de leurs cercles. On voyait aussi de vieilles bouteilles, dont plusieurs de spécialités pharmaceutiques, des caisses, une faucardeuse en mauvais état, des outils rouillés et des paquets ficelés d’anciens numéros d’un journal amusant qui, détrempés par les pluies, séchés et décolorés par le soleil, souillés de terre, faisaient pitoyable figure.
Avant de descendre du mur, Maigret s’assura qu’en dessous de lui, c’est-à-dire de la place que Gallet avait occupée, il n’y avait aucune trace sur le sol. Pour ne pas risquer d’érailler le mur, il sauta et en fut quitte pour retomber à la fois sur les pieds et les mains.
De la villa de Tiburce de Saint-Hilaire, on n’apercevait que quelques taches claires à travers le filigrane du feuillage. Un moteur ronronnait et Maigret savait depuis le matin qu’il servait à amener l’eau du puits dans les réservoirs de la maison.
Le coin, à cause des détritus, était riche en mouches. A chaque instant, le commissaire devait les écarter du geste, ce qu’il faisait avec une mauvaise humeur croissante.
— Le mur d’abord…
Cet examen fut facile. A l’intérieur comme à l’extérieur, le mur d’enceinte avait été passé à la chaux au printemps. Or, sous l’endroit où Emile Gallet avait grimpé, on ne relevait pas une tache, pas une éraflure. De même n’y avait-il pas une seule trace de pas à dix mètres à la ronde.
Par contre, à proximité des tonneaux et des bouteilles, le policier remarqua qu’une barrique avait été traînée sur une distance de deux ou trois mètres pour être dressée au pied du mur. Elle s’y trouvait encore. Il y grimpa et sa tête dépassa la clôture à dix mètres cinquante exactement de la place où Gallet avait stationné.
D’où il était, encore, il vit Moers qui travaillait toujours, sans prendre le temps de s’éponger.
— Rien ?
— Clignancourt… Mais je crois que je tiens un meilleur fragment…
La mousse du mur, au-dessus de la barrique, n’était pas arrachée, mais écrasée comme elle l’eût été par des bras s’y appuyant. Maigret en fit l’essai, s’accouda et obtint un résultat identique un peu plus loin.
— Autrement dit, Emile Gallet monte sur le mur mais n’en redescend pas du côté du parc… Par contre, un quidam venu de l’intérieur de la propriété se hisse sur cette barrique mais ne va pas plus haut et ne sort pas de l’enclos, du moins par ce chemin…
Les promeneurs nocturnes eussent été un jeune homme et une jeune fille que cela eût été à peu près compréhensible. Encore l’un des deux, qui était resté à l’intérieur, eût pu, tant qu’il y était, amener sa barrique plus près de son compagnon.
Mais il ne pouvait être question de rendez-vous d’amour ! Un des deux personnages, sans contredit, était M. Gallet, qui avait retiré sa jaquette tout exprès pour se livrer à cet exercice si incompatible avec sa personnalité.
L’autre était-il Tiburce de Saint-Hilaire ?
Les deux hommes s’étaient vus le matin d’abord, l’après-midi ensuite, sans se cacher. Il était peu probable qu’ils eussent décidé d’employer un pareil moyen pour se voir une fois de plus, dans l’obscurité !
Et à dix mètres ! Ils n’auraient même pas pu s’entendre en parlant à mi-voix !
— A moins qu’ils ne soient venus séparément, l’un d’abord, l’autre ensuite…
Mais lequel des deux s’était hissé le premier sur le mur ? Et les deux hommes s’étaient-ils rencontrés ?
De la barrique à la chambre de Gallet, la distance était d’environ sept mètres, c’est-à-dire la distance à laquelle le coup de feu avait été tiré.
Comme Maigret se retournait, il aperçut le jardinier qui le regardait d’un air subjugué.
— Ah ! c’est toi… fit le commissaire. Ton maître est ici ?…
— Il est à la pêche.
— Tu sais que je suis de la police, hein !… Je voudrais sortir d’ici autrement qu’en sautant le mur… Veux-tu m’ouvrir la grille qui est au bout du chemin des orties ?…
— C’est facile ! se contenta d’articuler l’homme en se dirigeant de ce côté.
— Tu as la clé ?
— Non ! Vous allez voir…
Quand il arriva à la poterne, il enfonça la main sans hésiter entre deux pierres disjointes, s’étonna.
— Par exemple !
— Quoi ?
— Elle n’y est plus !… Je l’y avais pourtant remise moi-même, l’an passé, quand on a sorti par ici les trois chênes qu’on a abattus…
— Ton maître le savait ?
— Pardi !
— Tu ne te souviens pas de l’avoir vu passer par ici ?
— Pas depuis l’autre année…
Une nouvelle version des faits s’ébauchait automatiquement dans l’esprit du commissaire : Tiburce de Saint-Hilaire, hissé sur la barrique, tirant dans la direction de Gallet, faisant le tour par la grille, bondissant dans la chambre de sa victime…
Mais c’était si peu vraisemblable ! En supposant que la serrure rouillée n’ait pas opposé de résistance, il fallait trois minutes pour parcourir le chemin séparant les deux points.
Et, pendant ces trois minutes, Emile Gallet, la moitié du visage emporté, n’eût pas crié, ne fût pas tombé, se fût contenté de tirer son couteau de sa poche pour faire face à un agresseur éventuel !
Cela sonnait faux ! Cela grinçait comme la grille avait dû grincer ! Et c’était pourtant la seule hypothèse découlant logiquement des indices matériels !
— De toute façon, il y avait un homme derrière le mur !
Ça, c’était un fait acquis. Mais rien ne prouvait que cet homme fût Saint-Hilaire, sinon l’histoire de la clé perdue et le fait que l’inconnu se trouvait dans la propriété.
D’autre part, deux autres personnes touchant de près à Emile Gallet et pouvant avoir intérêt à sa mort étaient à Sancerre à ce moment et aucun alibi sérieux n’établissait qu’ils n’avaient pas mis les pieds dans l’allée des orties : il s’agissait de Henry Gallet et d’Eléonore.
Maigret écrasa un taon sur sa joue, vit Moers qui se penchait à la fenêtre.
— Commissaire !…
— Du nouveau ?
Mais le Flamand avait déjà disparu dans la chambre.
Avant de se décider à faire le tour par le quai, Maigret donna une secousse à la grille et, contre son attente, elle céda.
— Tiens ! Elle n’est pas fermée ! s’étonna le jardinier en se penchant sur la serrure. C’est curieux, n’est-ce pas ?
Maigret faillit lui recommander de ne pas parler à Saint-Hilaire de sa visite, mais, en toisant l’homme, il le jugea trop bête et évita de compliquer les choses.
— Pourquoi m’avez-vous appelé, vous ? demandait-il un peu plus tard à Moers.
Celui-ci avait allumé une bougie et regardait en transparence la plaque de verre presque entièrement couverte de noir.
— Est-ce que vous connaissez un M. Jacob ? questionna-t-il en renversant la tête avec satisfaction pour contempler l’ensemble de son œuvre.
— Parbleu !… Et alors ?…
— Alors rien ! Une des lettres brûlées était signée M. Jacob.
— C’est tout ?
— A peu près. Elle était écrite sur du papier quadrillé arraché à un carnet ou à un registre… Je n’ai retrouvé que quelques mots sur cette qualité de papier-là… Absolument… Du moins je suppose, car les deux premières lettres manquent… Lundi…
Maigret attendait la suite, les sourcils froncés, les dents serrées sur le tuyau de sa pipe.
— Après ?
— Il y a le mot prison souligné deux fois… A moins qu’un morceau ne soit perdu et que ce ne soit prisonnier, ou prisonnière… Enfin je trouve numéra… Je ne vois qu’un mot commençant ainsi : numéraire… Car il est peu probable que la lettre parle de numérateur… Au surplus, il y a ailleurs le nombre 20,000…
— Pas d’adresse ?
— Je vous l’ai dit tout à l’heure : Clignancourt… Je suis malheureusement incapable de reconstituer l’ordre des mots…
— L’écriture ?
— Il n’y a pas d’écriture ! C’est tapé à la machine…
M. Tardivon avait pris l’habitude de servir lui-même Maigret et il le faisait avec une discrétion affectée, en même temps qu’avec un rien de familiarité complice.
— Un télégramme, commissaire ! cria-t-il avant de frapper.
Il avait bien envie de pénétrer dans la chambre où le mystérieux travail de Moers l’intriguait. En voyant que le policier s’apprêtait à refermer la porte, il questionna, bonhomme :
— Qu’est-ce que je vous sers ?…
— Rien du tout ! trancha Maigret, qui avait fait sauter la bande de la dépêche.
Elle émanait de la Police judiciaire de Paris, à qui le commissaire avait demandé un certain nombre de renseignements. Elle disait :
Emile Gallet ne laisse pas testament. Héritage se compose de maison Saint-Fargeau, évaluée cent mille avec objets mobiliers, et trois mille cinq cents francs déposés banque.
Aurore Gallet touche assurance vie trois cent mille contractée par mari en 1925, Compagnie Abeille.
Henry Gallet a repris travail jeudi Banque Sovrinos. Eléonore Boursang absente Paris. En vacances dans Loire.
— Parbleu ! bougonna Maigret, qui fixa un moment son regard dans le vide, puis se tourna vers Henry Moers.
» Vous avez des tuyaux sur les questions d’assurance, vous ?
— Cela dépend… répondit modestement le jeune homme, qui portait des pince-nez si serrés que tout son visage en paraissait contracté.
— En 1925, Gallet avait plus de quarante-cinq ans… Et une maladie de foie !… Combien croyez-vous qu’il ait dû verser chaque année pour obtenir une assurance vie de trois cent mille francs ?
Les lèvres de Moers s’agitèrent sans bruit. Cela ne dura pas deux minutes.
— Vingt mille francs par an environ ! déclara-t-il enfin. Et encore ! Cela n’a pas dû être facile de décider une compagnie à accepter le risque !
Ce fut un regard rageur que le commissaire lança au portrait, qui était toujours sur la cheminée, dans le même angle qu’autrefois sur le piano de Saint-Fargeau.
— Vingt mille !… Et il en dépensait à peine deux mille par mois !… Autrement dit, la moitié à peu près de ce qu’il soutirait péniblement aux partisans des Bourbons !…
Après le portrait, il fixa le pantalon noir, informe, luisant avachi aux genoux, qui était détendu sur le plancher.
Et il évoqua Mme Gallet avec sa robe de soie mauve, sa bijouterie, sa voix acide.
On se fût presque attendu à l’entendre dire au portrait : « Tu l’aimais donc tant que ça ? »
Enfin, haussant les épaules, il se tourna vers le mur éclatant de soleil où, huit jours plus tôt exactement, Emile Gallet s’était hissé, en manches de chemise, son plastron empesé jaillissant du gilet.
— Il y a encore des cendres ! dit-il à Moers avec une certaine lassitude dans la voix. Tâchez de me trouver autre chose sur ce M. Jacob… Quel est donc le crétin qui m’a déclaré qu’il ne connaissait que le Jacob de la Bible ?
Un gamin au visage piqueté de taches de rousseur s’était accoudé à la fenêtre et souriait d’une oreille à l’autre tandis qu’une voix d’homme ordonnait mollement, de la terrasse :
— Veux-tu laisser travailler ces messieurs, Emile !…
— Tiens ! Un Emile aussi ! grogna Maigret. Mais du moins est-il bien vivant, celui-ci ! Tandis que l’autre…
Mais il eut assez d’empire sur lui-même pour sortir sans regarder la photographie.