VIII
M. Jacob
— Attends un moment, Aurore ! Ce n’est pas la peine de te montrer dans un pareil état…
Et une voix brouillée de répondre :
— Je n’y peux rien, Françoise… Cette visite me fait penser à l’autre, que j’ai reçue il y a huit jours… Et à ce voyage… Tu ne comprends pas…
— Ce que je ne comprends pas, c’est que tu aies le courage de pleurer un homme pareil, qui t’a déshonorée, qui t’a menti toute sa vie et dont la seule bonne action a été de contracter une assurance…
— Tais-toi !…
— Et encore ! Il te réduisait à une vie presque misérable, en jurant qu’il ne gagnait que deux mille francs par mois. L’assurance prouve qu’il en gagnait au moins le double et qu’il te le cachait. Qui sait, dès lors, s’il n’en gagnait pas davantage encore ? A mon avis, vois-tu, cet homme-là avait deux ménages, une maîtresse et peut-être des enfants quelque part…
— De grâce, Françoise !
Maigret était seul dans le petit salon de Saint-Fargeau où la servante l’avait introduit, oubliant de refermer la porte, Et deux voix de femmes lui parvenaient de la salle à manger, dont l’huis, donnant sur le même corridor, était entrouvert également.
Les meubles et les moindres objets avaient repris leur place et le commissaire ne pouvait regarder la grande table de chêne sans penser que quelques jours auparavant, recouverte d’un drap noir, elle supportait un cercueil et des cierges.
L’atmosphère était grise, le temps était lourd. Un orage avait éclaté pendant la nuit, mais on sentait que le ciel n’était pas vidé.
— Pourquoi me taire ? Est-ce que tu crois que cela ne me regarde pas ? Je suis ta sœur. Jacques est sur le point d’obtenir une grosse situation politique. Suppose que les gens du pays apprennent que son beau-frère était un escroc ?…
— Alors, pourquoi es-tu venue ? Tu es bien restée vingt ans sans…
— Sans te voir, parce que je ne voulais pas le voir, lui ! Quand tu as voulu te marier, je ne t’ai pas caché mon opinion, Jacques non plus !… Lorsqu’on s’appelle Aurore Préjean, qu’on a un beau-frère qui dirige une des plus importantes tanneries des Vosges et un autre qui sera un jour chef de cabinet d’un ministre, on n’épouse pas un Emile Gallet !… Rien que le nom, tiens !… Voyageur de commerce !…
» Je me demande comment notre père a pu donner son consentement… Ou plutôt, entre nous, je devine ce qui s’est passé… Dans les derniers temps, père ne voyait qu’une chose : faire paraître son journal coûte que coûte… Gallet avait un peu d’argent… On l’a décidé à le mettre dans l’affaire du Soleil…
» Ose dire que ce n’est pas vrai ! Mais que toi, ma sœur, qui as reçu la même éducation que moi et qui ressembles à maman, tu aies choisi cet être nul…
» Ne me regarde pas ainsi ! Je veux seulement te faire comprendre que tu n’as pas à pleurer… Est-ce que tu as été heureuse avec lui ?… Franchement !…
— Je ne sais pas… Je ne sais plus…
— Avoue que tu avais plus d’ambition que cela !
— J’espérais toujours qu’il tenterait quelque chose… Je l’y poussais…
— Autant pousser un caillou ! Et tu t’es résignée !… Tu ne savais même pas que tu ne serais pas dans la misère le jour de sa mort… Car, sans l’assurance…
— Il y a pensé, lui ! dit lentement Mme Gallet.
— Il n’aurait plus manqué que cela !… A t’écouter, je finirais par croire que tu l’aimais…
— Tais-toi… Le commissaire pourrait nous entendre… Il faut que je le reçoive…
— Comment est-il ?… Je t’accompagne car, dans l’état où tu es, cela vaut mieux… Mais je t’en prie, Aurore, n’aie pas cet air abattu !… Le commissaire se figurerait que tu étais son complice, que tu es triste, que tu as peur…
Maigret eut juste le temps de faire un pas en arrière. Les deux femmes entraient par la porte de communication, pas tout à fait telles, pourtant, qu’à travers la conversation qu’il venait de surprendre il les avait imaginées.
Mme Gallet était presque aussi distante que lors de leur première entrevue. Quant à sa sœur, plus jeune de deux ou trois ans, les cheveux oxygénés, le visage fardé, elle donnait l’impression d’avoir à la fois plus de nerf et de prétention.
— Vous avez du nouveau, commissaire ? questionna la veuve avec lassitude. Asseyez-vous, je vous en prie… Je vous présente ma sœur, qui est arrivée hier d’Epinal…
— Où son mari est tanneur, je pense ?
— Propriétaire de tanneries ! rectifia Françoise d’une voix sèche.
— Madame n’était pas aux obsèques, n’est-ce pas ? Et voilà trois jours que les journaux ont annoncé que vous bénéficiez d’une assurance vie de trois cent mille francs…
Il parlait lentement, en regardant à droite et à gauche avec une balourdise apparente. Il était venu à Saint-Fargeau sans motif précis, pour renifler à nouveau l’atmosphère et remettre au point l’image du mort.
Il n’eût pas été fâché, pourtant, de rencontrer Henry Gallet.
— Je voudrais vous poser une question ! dit-il sans se tourner vers les deux femmes. Votre mari devait savoir que votre mariage avec lui vous mettait au ban de votre famille…
Ce fut Françoise qui répondit.
— C’est faux, commissaire ! Les premiers temps, nous l’avons accueilli. Plusieurs fois même, mon mari lui a conseillé de chercher une autre situation, lui a proposé de l’aider… Ce n’est que quand nous avons vu qu’il resterait toute sa vie un être subalterne, incapable d’effort, que nous l’avons évité… Il nous aurait fait du tort…
— Et vous, madame ? dit doucement Maigret en se tournant vers Mme Gallet. Vous l’avez poussé à changer de profession ? Vous lui avez fait des reproches ?
— Il me semble que ceci appartient au domaine de la vie privée ! Etait-ce mon droit ?
A l’entendre tout à l’heure à travers la porte, Maigret avait pu se figurer une femme que la douleur rendait plus humaine et qui avait abandonné cette dignité méprisante qu’il retrouvait ni plus ni moins vivace qu’au premier jour.
— Votre fils s’entendait-il avec son père ?
La sœur intervint encore.
— Henry, lui, arrivera à quelque chose ! C’est un Préjean, bien que physiquement il ressemble à son père ! Et il a bien fait en fuyant cette atmosphère quand il en a eu l’âge… Dès ce matin, il a repris son travail, malgré sa crise hépatique de la nuit dernière.
Maigret regardait la table, essayait de situer Emile Gallet à une place quelconque de ce salon, mais il n’y parvenait pas, peut-être parce que les habitants de la villa n’y mettaient les pieds que quand ils recevaient quelqu’un.
— Vous aviez une communication à me faire, commissaire ?
— Non !… Je vous laisse, mesdames, en m’excusant de vous avoir dérangées… Pourtant… Oui, une question : avez-vous une photo représentant votre mari en Indochine ?… Car il y a vécu avant son mariage, je crois ?
— Je n’ai pas de photographie… Mon mari ne parlait presque jamais de cette période de sa vie…
— Savez-vous quelles études il avait faites ?
— Il était très instruit… Je me souviens qu’avec mon père il discutait souvent des auteurs latins…
— Mais vous ignorez dans quel lycée il a passé sa jeunesse ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il était originaire de Nantes…
— Je vous remercie ! Et je vous demande pardon, une fois de plus…
Il chercha son chapeau, gagna le corridor à reculons, sans pouvoir définir l’angoisse imprécise qu’il ressentait chaque fois qu’il mettait les pieds dans la maison.
— J’espère que mon nom ne sera pas donné en pâture aux journaux, commissaire !… prononça Françoise sur un ton qui ne manquait pas d’impertinence. Vous savez peut-être que mon mari est conseiller général… Il a beaucoup d’influence dans les milieux gouvernementaux et, comme vous êtes fonctionnaire…
Il n’eut pas le courage de répliquer. Il se contenta de la regarder au milieu du front, puis de saluer en soupirant.
Comme il traversait le jardin minuscule, escorté par la servante aux yeux bigles, il balbutia, rêveur :
— Mon pauvre Gallet !…
Il ne fit que passer au quai des Orfèvres pour prendre son courrier, qui ne contenait rien concernant l’affaire. En sortant, il se dirigea à tout hasard vers le magasin de l’armurier qui avait examiné la balle retirée du crâne du mort ainsi que les deux balles dont Moers avait été la cible.
— Vous avez terminé l’expertise ?
— A l’instant, oui ! J’allais rédiger le rapport ! Les trois balles ont été tirées avec la même arme, cela ne fait aucun doute ! Un revolver automatique de précision, de modèle courant, sortant sans doute de la fabrique nationale de Herstal.
Maigret était morne. Il serra la main de l’armurier, monta dans un taxi.
— Rue Clignancourt…
— Quel numéro ?
— Déposez-moi à un des bouts de la rue, n’importe lequel !
Et, chemin faisant, il s’efforçait de chasser le souvenir gluant de la villa de Saint-Fargeau, d’échapper à la hantise de la conversation des deux sœurs pour n’examiner que les données positives du problème.
Mais, dès qu’il avait enchaîné quelques idées simples, il revoyait cette Françoise, dont le mari était conseiller général – elle n’avait pas omis de le dire, non ! – et qui était accourue aux Marguerites lorsqu’elle avait appris que Mme Gallet était riche de trois cent mille francs.
— Il faisait du tort à la famille…
Et, dans les débuts du mariage, on avait bousculé Emile Gallet, pour bien lui mettre dans la tête qu’il avait à faire honneur aux Préjean, comme les autres gendres !
Un représentant en articles pour cadeaux !…
— Et il a eu le courage de signer cette assurance vie, de payer la prime cinq années durant ! s’extasiait Maigret, troublé, attiré et rebuté à la fois par la physionomie complexe de son mort. Est-ce qu’il aimait donc sa femme, qui avait dû lui reprocher plus d’une fois, elle aussi, l’humilité de sa condition ?
Drôle de ménage ! Drôles de vies ! Un instant Maigret n’avait-il pas senti, malgré tout, une réelle affection chez Mme Gallet ?
A travers la porte, soit ! Quand elle avait été devant lui, c’était fini ! Elle était redevenue la petite-bourgeoise désagréable et prétentieuse qui l’avait accueilli la première fois, et qui était bien la sœur de Françoise.
Et ce Henry qui, en premier communiant, avait déjà une tête de travers, un regard réfléchi et soupçonneux et qui, à vingt-deux ans, n’épousait pas Eléonore par crainte de perdre la rente qu’elle pourrait toucher de son premier mari ! Il avait eu une crise hépatique et il n’en avait pas moins repris son travail !
Il se mit à pleuvoir. Le chauffeur rangea sa voiture au bord du trottoir pour relever la capote.
— Les trois balles sortent du même revolver. D’où il semble découler qu’elles ont été tirées par le même homme ! Or, ni Henry, ni Eléonore, ni Saint-Hilaire n’ont pu tirer les deux derniers coups de feu !
» Un vagabond non plus ! Un vagabond ne tue pas pour tuer. Il vole.
Et rien n’avait été volé.
Le piétinement de l’enquête, qui tournait en rond autour de la figure terne et mélancolique du mort, devenait écœurant et ce fut d’un air bourru que Maigret entra dans la première loge de concierge de la rue Clignancourt.
— Vous connaissez un M. Jacob ?
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Je ne sais pas ! En tout cas, il reçoit des lettres à ce nom-là…
La pluie tombait toujours, fluide, abondante, mais le commissaire s’en félicitait plutôt, parce que, dans cette atmosphère, la rue populeuse, aux boutiques étroites, aux maisons pauvres, s’harmonisait davantage avec son état d’esprit.
Ces pérégrinations de maison en maison auraient pu être confiées à un sous-ordre quelconque, mais Maigret répugnait, il n’eût pu dire lui-même pourquoi, à mêler un collègue à cette affaire.
— M. Jacob ?
— Ce n’est pas ici… Voyez donc à côté, où il y a des juifs…
Il avait entrouvert cent loges ou passé la tête à travers des guichets vitrés, questionné cent concierges, quand une grosse femme aux cheveux filasse le regarda d’un air soupçonneux.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Jacob ?… Vous êtes de la police, pas vrai ?
— Brigade mobile, oui ! Il est chez lui ?
— Vous ne voudriez pas qu’il y soit à cette heure-ci !
— Où pourrais-je le trouver ?
— A sa place, tiens ! Au coin de la rue Clignancourt et du boulevard Rochechouart… Mais vous n’allez pas l’embêter, au moins ?… Un pauvre vieux qui n’a sûrement jamais rien fait de mal !… Est-ce que, des fois, il n’aurait pas l’autorisation ?
— Il reçoit beaucoup de courrier ?
La concierge fronça les sourcils.
— C’est à cause de ça ! dit-elle. Je m’en doutais, que c’était une histoire pas nette ! Vous devez savoir aussi bien que moi qu’il recevait tout juste une lettre tous les deux ou trois mois…
— Recommandée ?
— Non ! Plutôt un petit paquet qu’une lettre.
— Avec des billets de banque, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien ! répliqua-t-elle sèchement.
— Mais si ! Mais si ! Vous avez tâté les enveloppes et vous avez eu l’idée, vous aussi, que c’étaient des billets de banque…
— Et quand ça serait ?… Ce n’est toujours pas M. Jacob qui les faisait sauter, les billets de banque !…
— Où est sa chambre ?
— Sa mansarde, voulez-vous dire ? Tout au-dessus ! Même qu’il a assez dur de remonter tous les soirs chez lui, avec ses béquilles.
— Personne n’est jamais venu le demander ?
— Il y a peut-être trois ans… Un monsieur avec une barbiche qui avait l’air d’un curé en civil… Je lui ai répondu comme à vous…
— M. Jacob recevait déjà des lettres ?
— Il venait d’en recevoir une.
— Cet homme portait une jaquette ?
— Il était tout en noir, comme un curé !
— M. Jacob ne reçoit jamais de visites ?
— Rien que sa fille, qui est femme de chambre dans un meublé de la rue Lepic et qui va avoir un enfant…
— Quelle est sa profession ?
— Comment ? Vous ne savez pas ? Et vous êtes de la police ? Est-ce que des fois vous vous moqueriez de moi ? M. Jacob ! le plus vieux marchand de journaux du quartier, aussi connu que qui dirait Mathusalem…
Maigret s’arrêta, au coin de la rue Clignancourt et du boulevard Rochechouart, devant un bar qui s’intitule Au Couchant. Au bout de la terrasse, il y avait un marchand de cacahuètes et d’amandes grillées qui, l’hiver, devait vendre des marrons.
Côté Clignancourt, un petit vieux était assis sur un tabouret et répétait d’une voix rauque qui se perdait dans le brouhaha du carrefour :
— Intran… Liberté… Presse… Paris-Soir… Intran…
Une paire de béquilles était posée contre la devanture et, si un des pieds de l’homme était chaussé de cuir, l’autre ne portait qu’une pantoufle difforme.
A la vue du marchand de journaux, Maigret comprit que M. Jacob n’était pas un nom, mais un sobriquet, car le vieillard avait une barbe longue, partagée en deux mèches pointues, surmontée d’un nez recourbé comme on en voit sur les pipes en terre qu’on appelle habituellement des Jacob.
Le commissaire se souvenait des quelques mots de la lettre que Moers avait pu reconstituer : vingt mille… numéraire… lundi…
Et, brusquement, il questionna en se penchant sur le boiteux :
— Vous avez le dernier envoi ?
M. Jacob leva la tête, ferma ses paupières rougeâtres à plusieurs reprises.
— Qui êtes-vous ? questionna-t-il enfin en tendant l’Intransigeant à un acheteur et en cherchant de la monnaie dans une sébile de buis.
— Police judiciaire !… Causons gentiment, sinon je serais forcé de vous emmener… L’affaire est mauvaise…
— Après ?…
— Vous avez une machine à écrire ?
Le vieux ricana, cracha cette fois un bout de cigarette mâché, dont il avait toute une collection devant lui.
— Pas la peine de jouer au plus malin ! grasseya-t-il. Vous savez bien que ce n’est pas moi… N’empêche que j’aurais mieux fait de me tenir peinard… Pour ce que ça me rapporte !
— Combien ?
— Elle me donnait cent sous par lettre… Alors, c’est une affaire à la noix ?
— Une affaire à conduire son monde en Cour d’assises…
— Non !… C’étaient donc bien des billets de mille ?… Je n’en étais pas sûr… Je tâtais les enveloppes et ça faisait un bruit soyeux… J’ai essayé de voir par transparence, mais le papier était trop épais…
— Qu’est-ce que vous en faisiez ?
— Je les apportais ici… J’avais même pas besoin de prévenir… Vers les cinq heures, j’étais sûr de voir arriver la petite dame qui me prenait l’Intran, mettait les cent sous dans la soucoupe et glissait le paquet dans son sac…
— Une petite brune ?
— Pas du tout ! Une grande blonde ! Tirant un peu sur le roux ! Bien nippée, ma foi !… Elle sortait du métro…
— Quand vous a-t-elle demandé pour la première fois de lui rendre ce service ?…
— Il y a presque trois ans… Attendez !
» Ma fille venait d’avoir son premier enfant et de le conduire chez une nourrice, à Villeneuve-Saint-Georges… Oui ! Ça fait un peu moins de trois ans… Il était tard… J’avais rangé la marchandise et j’allais la hisser sur mon dos… Elle m’a demandé si j’avais un domicile et si je ne pourrais pas l’aider… Vous savez, sur la Butte, on en voit de toutes les couleurs…
» S’agissait de recevoir des lettres à mon nom, de ne pas les ouvrir et de les apporter ici l’après-midi…
— C’est vous qui avez fixé le prix de cinq francs ?
— C’est elle… Je lui ai fait remarquer en rigolant que ça valait plus cher, au prix où est le litre de rouge, mais elle s’est dirigée vers le marchand de cacahuètes !… Un Algérien !… Des gens qui travaillent pour rien !… J’ai dit oui…
— Vous ne savez pas où elle habite ?
M. Jacob cligna de l’œil.
— Bien malin si vous mettez la main dessus, quoique vous soyez de la police ! Il y en a déjà un qui a essayé de savoir, les premiers temps. Ma concierge lui avait seulement dit que je vendais mes journaux à cette place-ci. Elle me l’a décrit et j’ai pensé que c’était le père de la jeune dame.
» Il a commencé par rôder, sans me parler, les jours où il y avait un paquet. Tenez ! Il se cachait là, derrière l’étalage du fruitier. Puis il galopait à sa suite…
» Mais rien à faire ! Il a fini par venir me trouver et par m’offrir mille francs pour que je lui donne l’adresse de la personne. Il ne voulait pas croire que je ne la connaissais pas plus que lui. Il paraît qu’elle lui a fait prendre je ne sais combien de métros et d’autobus avant de le semer devant un immeuble à deux issues.
» Un bonhomme pas rigolo, d’ailleurs. J’ai compris que ce n’était pas son père…
» Il a encore tenté sa chance deux fois. J’avais cru devoir prévenir ma cliente et j’ai dans l’idée qu’elle lui a mis quelques kilomètres dans les jambes, car il n’y a pas repiqué.
» Eh bien ! Savez-vous ce que ça m’a rapporté en plus, au lieu des mille francs de l’homme ? Un louis ! Et encore, j’ai dû prétendre que je n’avais pas de monnaie, sinon je n’aurais eu que dix francs, et elle est partie en grommelant quelque chose de pas poli que je n’ai pas compris… Une fine mouche ! Mais d’un rat !…
— Quand est arrivée la dernière lettre ?
— Il y a bien trois mois… Vous devriez vous ranger un peu, rapport aux clients qui ne voient plus les journaux… C’est tout ce qu’il y a pour votre service ?… Avouez que je suis un bon type et que je n’ai pas essayé de vous avoir…
Maigret jeta vingt francs dans la sébile, esquissa un vague salut, s’en alla d’un air rêveur.
En passant devant la bouche du métro, il eut une moue de dégoût à l’idée d’Eléonore Boursang s’éloignant avec une enveloppe contenant quelques billets de mille après avoir jeté cinq francs au vieux Jacob, empruntant dix lignes de métro et d’autobus, tranquillement, et ayant soin par surcroît de traverser une maison à deux issues avant de rentrer chez elle.
Quel rapport cela pouvait-il avoir avec Emile Gallet retirant sa jaquette et s’obstinant à grimper au faîte d’un mur haut de trois mètres ?
M. Jacob, sur qui Maigret avait fondé son dernier espoir, s’évanouissait.
Il n’y avait pas de M. Jacob !
Fallait-il croire qu’à sa place il y avait un couple Henry Gallet et Eléonore Boursang, qui avait surpris le secret du père, qui faisait chanter celui-ci ?
Eléonore et Henry qui n’avaient pas tué !
Saint-Hilaire n’avait pas tué non plus, en dépit de ses contradictions, de la grille ouverte et de la clé qu’il avait jetée lui-même dans le chemin des orties et qu’il avait fait retrouver par son jardinier après que le commissaire lui eut déclaré qu’il mettrait la main dessus coûte que coûte !
N’empêche que deux balles avaient été tirées dans la direction de Moers et qu’Emile Gallet, dont la belle-sœur disait qu’il faisait du tort à toute la famille, avait été assassiné !
A Saint-Fargeau, on se consolait en l’accablant, en soulignant la médiocrité de sa personnalité et de sa vie et en considérant que sa mort, en somme, rapportait trois cent mille francs.
Henry s’était remis le matin même à placer des titres pour le compte de la Banque Sovrinos et à faire valoir ses cent mille francs d’économies qui devaient en devenir cinq cent mille pour lui permettre d’aller vivre à la campagne avec Eléonore !
Celle-ci, enfin, aussi calme qu’elle l’était quand elle troquait l’enveloppe du marchand de journaux contre une coupure de cinq francs, épiait, à Sancerre, les faits et gestes de Maigret, venait, le front serein, le regard pur, raconter sa vie au commissaire !
Et Saint-Hilaire jouait aux cartes chez le notaire !
Il n’y avait qu’Emile Gallet à n’être plus là ! Il était solidement enfermé dans un cercueil, lui, avec sa joue arrachée par la balle, triturée par le médecin légiste aux sept invités, son cœur perforé et ses yeux gris dont personne n’avait pensé à clore les paupières !
— Dernière allée à gauche, près du monument en marbre rose de l’ancien maire ! disait le bedeau qui faisait office de gardien de cimetière.
Et l’entrepreneur des pompes funèbres de Corbeil se grattait la tête devant une commande qui spécifiait : « Une pierre très simple, sobre de lignes, de goût, pas trop coûteuse mais distinguée. »
Maigret en avait vu d’autres. Et pourtant il s’efforça de penser qu’une femme grande, aux cheveux tirant sur le roux, n’était pas nécessairement Eléonore Boursang et que, fût-elle la cliente de M. Jacob, rien ne prouvait que Henry était son complice.
— Le plus simple est de soumettre son portrait au vieux !
C’est pourquoi il se fit conduire rue de Turenne, où il était à peu près certain de trouver une photographie de la jeune femme dans son appartement.
— Mme Boursang est absente. Mais M. Henry est là-haut ! dit la concierge.
Le soir tombait. Maigret heurta les murs de l’étroit escalier, ouvrit sans frapper la porte qu’on lui avait désignée.
Henry Gallet, penché sur la table, ficelait un paquet assez volumineux. Il sursauta, parvint à reprendre son sang-froid en reconnaissant le commissaire.
Néanmoins, il ne put rien dire. Ses dents devaient être douloureuses à force d’être serrées. Le changement qui s’était produit en lui en une semaine était effrayant. Les joues étaient creuses. Les pommettes saillaient. Le teint, surtout, était d’une affreuse teinte plombée.
— Il paraît que vous avez eu la nuit dernière une terrible crise de foie ! dit Maigret avec une férocité non voulue. Bougez-vous…
Le paquet avait la forme d’une machine à écrire. Le policier arracha le papier gris, chercha une feuille blanche dans sa poche, tapa quelques mots au hasard et glissa le papier dans son portefeuille.
Un instant, le bruit de la machine avait rompu le silence dans le logement où des housses recouvraient les meubles et où, pour les vacances, on avait collé des journaux sur les vitres.
Henry, accoudé à une commode, regardait par terre, les nerfs tellement tendus qu’il faisait mal à voir.
Et Maigret, lourd, implacable, poursuivait sa tâche, ouvrait les tiroirs, bousculait leur contenu. Il finit par mettre la main sur un portrait d’Eléonore.
Alors, prêt à partir, le chapeau rejeté en arrière sur la nuque, la photographie à la main, il s’arrêta un moment devant le jeune homme qu’il regarda des pieds à la tête.
— Vous n’avez rien à me dire ?
Henry avala d’abord sa salive, put émettre enfin :
— Rien !
Maigret eut soin de n’arriver rue Clignancourt, où M. Jacob était toujours installé devant ses journaux, qu’une heure plus tard.
Voulait-il une preuve de plus ? Avant même d’être à hauteur du vieillard, il distingua le visage long et décoloré de Henry Gallet derrière la vitre d’un bistrot.
L’instant d’après, M. Jacob affirmait :
— C’est bien elle ! Pas de doute ! Elle est faite !…
Maigret s’en alla sans rien dire, jeta un coup d’œil hargneux au bistrot. Il aurait pu y entrer, flanquer à Henry une nouvelle crise hépatique rien qu’en lui posant la main sur l’épaule.
— N’empêche qu’ils ne l’ont pas tué !
Il traversa une demi-heure plus tard les locaux de la Préfecture sans saluer personne, trouva sur son bureau une lettre du contrôleur des contributions indirectes de Nevers.