Oh, oui, me dis-je, bientôt tout sera terminé… ouf !… assez nous avons vu… à soixante-cinq ans et mèche que peut bien vous foutre la plus pire archibombe H ?… Z ?… Y ?… souffles !… vétilles ! seulement horrible ce sentiment d'avoir tant perdu tout son temps et quelles myriatonnes d'efforts pour cette hideuse satanée horde d'alcooleux enfiatés laquais… misère, Madame !… « vendez vos rancœurs, taisez-vous » !… bigre, j'accepte !… je veux, mais à qui ?… les acheteurs me boudent, il paraît… ils n'aiment et n'achètent que les auteurs presque comme eux, avec juste en plus, le petit liseré à la couleur… chef-loufiat, chef torche-chose, lèche-machin, fuites, bénitiers, poteaux, bidets, couperets, enveloppes… que le lecteur se retrouve, se sente un semblable, un frère, bien compréhensif, prêt à tout…
« Taisez-vous !… ils avaient déjà aux galères, dix pour cent de “volontaires”, vous êtes de ceux ! »
On peut très bien ne jamais voter, avoir tout de même son opinion… et même plusieurs… privilège de l'âge… un moment donné, vous ne lisez plus les articles… seulement la publicité… elle vous dit tout… et la « rubrique nécrologique »… vous savez ce que les gens désirent… et vous savez qu'ils sont morts… suffit !… tout le reste : blabla… gauche, centre ou droite !… « Comptoirs tolérés » comme autrefois les « maisons »… pour tous les goûts… les petites manies et les grosses…
Vous les voyez tendre la coquille pour les pauvres réfugiés smyrnotes, bulgare-bastaves, afro-polaks, tous joliment pitoyables, mais merde, et vous ? vous existez plus !… vous êtes pas encore rendu compte ?… effacé…
La classe 12 date, c'est entendu… mais je vais vous dire une bonne chose c'est de cent ans avant J.-C. qu'il faudrait être !… tout ce que nous racontons ennuie !… les pièces de théâtre, mêmes bâillements ! et les cinés et télévises… calamité ! ce que veulent populo et l'élite : du Cirque !… des mises à mort dégoulinantes !… des vrais râles, tortures, tripes plein l'arène !… plus de semi-bas de soie, faux nichons, soupirs et moustaches, Roméos, Camélias, Cocus… non !… du Stalingrad !… tombereaux de têtes coupées ! héros, verges en bouche ! qu'on revienne avec sa brouette d'yeux des grands festivals… plus de petit programme tranche dorée ! du sérieux, du sanguinolent… plus de frimes pancraces « répétés », non !… le Cirque fera fermer tous les théâtres… la mode oubliée fera fureur… la trois cents ans avant Jésus ! « enfin ! enfin ! » vous pensez le roman ! je me dépêche !… la tenue de soirée est de rigueur ? mais non ! mais non ! « la vivisection des blessés » !… voilà ! tant d'art, des siècles de soi-disant chefs-d'œuvre pour rien ! escroqueries ! crimes !
« Vous vous dites en somme chroniqueur ?
— Ni plus ni moins !…
— Sans gêne aucune ?…
— Ne me défiez ! j'entends encore Mme von Seckt…
— Je vous l'assure, Monsieur Céline, si mon mari avait vécu nous n'aurions jamais eu d'Hitler… cet homme-catastrophe !… l'intelligence sans volonté n'aboutit à rien, n'est-ce pas ?… mais la volonté sans intelligence ?… catastrophe !… vous avez Hitler !… c'est votre avis, Monsieur Céline ?…
— Certainement, Madame, certainement !… »
Dieu sait s'ils étaient gaullistes, antihitlériens à tous crins les hôtes du « Brenner », Baden-Baden… s'ils étaient mûrs pour les Alliés !… croix de Lorraine au cœur, dans les yeux, sur la langue… et pas des petites gens malchanceux, affolés râpeux boutiquiers… non !… tous habitués du très haut luxe, de la supercatégorie, deux trois femmes de chambre par appartement, balcon de cure ensoleillé sur la Lichtenthal-allée… les bords de l'Oos, ce petit ruisseau aux clapotis si distingués, bordé de toutes espèces d'arbres rares… le site du parfait raffinement… saules pleureurs à chevelures d'argent, au fil de l'eau, sur vingt… trente mètres… jardinage fignolé de trois siècles… le « Brenner » n'admettait clients que les extrêmement bonnes familles, anciens princes régnants ou magnats de la Ruhr… de ces maîtres de forges à cent… deux cent mille ouvriers… là où je vous parle, juillet 44, encore ravitaillés très bien et très ponctuellement… eux et leurs gens… beurre, œufs, caviar, marmelade, saumon, cognac, grand Mumm… par jets d'envois parachutés sur Vienne, Autriche… direct, de Rostov, de Tunis, d'Épernay, de Londres… les guerres qui font rage sur sept fronts et sur toutes les mers n'empêchent pas le caviar… la super-écrabouillerie, bombe Z, lance-pierre, ou tue-mouche, respectera toujours les delikatessen des hautes tables… Ce n'est pas demain que vous verrez Kroukrouzof se nourrir de « singe » ! Nixon à la nouille à l'eau, Millamac à la carotte crue… les hautes tables sont « Raison d'État »… Le « Brenner » l'était avec tout ce qu'il faut !… assassins à tous les étages habillés en garçons de cuisine promenant la compote marasquin… question des espèces, vous pensez que ces personnes étaient affranchies… que la « Bourse au mark » pour dix, quinze millions, à la fois, sur une carte, amusait clients et larbins… la hâte d'être débarrassé de cette monnaie de farce !… acheter avec n'importe quoi ! mais d'où la Camelote ? d'à côté !… de Suisse… et par là, d'Orient, du Maroc… et à quels prix !… en marks, par brouettes !… très bien… très bien… mais encore il fallait un souk !… un étage entier du « Brenner » fut aménagé… avec ses marchands authentiques !… frisés, gominés, bistrés, cauteleux ad hoc… amabilités de jaguar, sourires à crocs, cousins de Nasser, Laval, Mendès, Yousef… « allons ! allons ! aimés clients ! » vous auriez vu les magnats ce qu'ils amenaient comme tombereaux de devises !… le souk Brenner en plein négoce !… le vrai du vrai du fond des choses ! un Boukara cinq kilos de « Schlacht Bank ! » pesé !… enlevé !… demain vous verrez les mêmes, rassemblés en souks au Kremlin, Russie, à la Maison-Blanche, U.S.A., une autre guerre en plein !… dix, vingt Hiroshima par jour, vous pourrez vous dire que ça boume, furieux bruits, c'est tout !… bénignités, chichis, froissements atroces… mais tout pourvu que Mercure s'y retrouve !… l'essentiel !… que ce soit dans les bagnes russes, à Buchenwald, ou dans les « pires asiles de force », ou sous les cendres atomiques Mercure est là ! son petit temple ?… vous êtes tranquille !… la vie continue… Nasser aussi et son canal !… et marmelades !… et les vrais esturgeons de Rostov !… que le dernier parachute qui reste aille pas s'amuser s'il vous plaît à laisser tomber autre chose qu'une vraiment forte caisse de Chianti, plus coupes et miroirs biseautés, « purs Venise » plus mieux que tout !… ensembles déshabillés nylon, « façon Valenciennes » !… tout sur la table des dames « Kommissar » !… un peu là, idoles parfumées, blasées des tortures, bâillantes aux potences… pensez un peu aux chemisettes « ratafia-nylon », dernier parachute !… qu'on vous le répète pas ! pas toujours aux trucs fastidieux à pulvériser cinq provinces ! balancer des si forts neutrons qu'on retrouve plus la gare Saint-Lazare !… pas un écrou de locomotive !… assez de vos extravagances !
Je vous assure qu'à Baden-Baden, Brenner Hotel, il y avait ce qu'il faut pour enchaîner !… pas que les gens des Koncern de Ruhr et les banques Centre-Europe-Balkans, aussi les généraux blessés, un peu, de tous les fronts, surtout à la table du ministre Schulze, représentant de la Chancellerie… tout ça se privait pas je vous jure… fines nourritures et de ces complots, trames et horaires !… vous me direz que j'invente… pas du tout !… chroniqueur fidèle !… il fallait y être bien sûr… les circonstances ! c'est pas tout le monde… la fin des repas congestionnée de gigots, de lourds secrets, et de Bourgogne… menus pas à résister !… finesses bout en bout, des hors-d'œuvre aux fraises crème battue… melba… sirop ?… plus ?… moins ?… zest ?… et tous ces garçons du service, bien attentionnés, à l'écoute et bien notant, hésitations, ja et soupirs… en vraiment fines fleurs des réseaux, cocos, fifis, geheimdienst, Wilhelmstrasse, tutti frutti… tous les râteliers !… aussi habiles prompts à servir quatre « micros » d'un coup qu'à présenter faisans, langouste deux sauces, et céleri, d'une même main ! au même moment ! à douze dîneurs… souplesse, silence, précision !… beaucoup avaient servi Pétain et au Ritz à Paris Gœring… et pas qu'Hermann ! tous les hauts dignitaires nazis et la baronne de Rothschild… pour les paumés, loqueteux, ratés, billevesées racistes !… l'élite c'est l'élite n'importe comment, n'importe où !… aux autres les meetingues et la merde ! motions, brailleries, poings levés, poings bas, pouces à l'envers, à genoux, couchés, aux chiottes l'engeance !… un loufiat de la Maison-Blanche, Kremlin, Vichy, ou du « Brenner » vous a une façon de passer les raviers que vous vous trompez pas… le « truand de base » que ce soit chou rouge ou chou-fleur, « bortch » ou pot-au-feu, aura toujours le pet commun, attristant… même au beaujolais ou vodka !… tout à fait d'autres digestions : Windsor, le Kremlin, l'Élysée !… que demande l'Huma, l'« intelligenzia » des damnés ?… son bonheur, ferveur ?… avoir les mêmes pets que Kroukroutchev ou Picasso !… être damné comme !… pas si facile !… style, traditions, épaisses moquettes, plats aucun bruit !… holà, manants !
« Voulez-vous je vous prie, ce consommé aux pointes ?… mieux lié !…
— Mille grâces, Altesse ! »
Voilà !… ainsi du turbot !… vous n'avez pas à le dire deux fois !…
Bien entendu la Bibici, Brazzaville et la Chaux-de-Fonds étaient renseignés avant nous des moindres variations d'humeur, des plus minimes glouglous de bidets… vous pouviez entendre heure par heure tous les haut-parleurs des couloirs sonner toutes les stations du monde et toutes les nouvelles du « Brenner »… vous appreniez par Trébizonde ce qui se passait la chambre à côté… les nouveaux venus et les départs… Bordieu ! que ça ne gênait personne !… l'énorme bidon, si sanglé, « pleins-pouvoirs » Legationsrat Hans Schulze pensait qu'à sa propre débinette… toutes ses pensées, sécurité !… biens, et famille, en Bavière-Est… et pour nous, bien sûr, l'abattoir !… certain qu'il avait son « réseau » !… que tous les laquais, cuisines, couloirs, et maîtres d'hôtel lui venaient absolument tout dire… heure par heure… tout ce qui se passait dans les piaules, baccara, partouzes, coco… pour les maladies, c'était moi… rapport aussi tous les matins !… c'est un fait, personne ira oser prétendre qu'il y avait quelque chose de caché au « Brenner Hotel »… je vous ai dit, le livre précédent à propos de Sigmaringen, un moment donné, pourvu que les « renseignements » rappliquent, s'emberlifiquent bien, fassent masse… tout va !… ça peut aller tel quel ainsi des siècles ! exemple, Rome, Ninive, Byzance, Babylone… et plus près de nous les Soviets… vous verrez que nous pouvons durer deux… trois millénaires, Soviets et nous, de procès-fuites en ballets roses, de corridas inter-police en purges au sang… et re-discours et re-voteries ! Hurrah ! que la pithécanthropie gode et fort !… pas sortie des cavernes pour rien !… palabres, filatures, micro-films, et plantureuse vie ! fignoleries de braguettes et d'agapes !… le nôtre, Legationsrat Schulze demandait pas autre chose… des renseignements et la vie de prince !… je l'ai soigné lui et sa famille il occupait lui ses bureaux, les gouvernantes et ses enfants, toute « l'aile au soleil » de l'hôtel… il pouvait pas désirer mieux !… si !… question la cuisine !… pas content du tout ! ils lui rataient ses « bouillabaisses » !… ils y mettaient pourtant du soin… mais… mais ils le faisaient exprès ! bel et bien ! Schulze le fin connaisseur, dix ans consul à Marseille ! lui faire monter de ces ratatouilles ! sabotage !
« Docteur ! Docteur ! goûtez-moi ce brouet !… une soupe pour l'Armée du Salut ! »
Lui, dix ans consul à Marseille ! il faisait monter le chef… de Marseille aussi, le chef ! et ça s'expliquait, et avec l'accent ! toute l'armée allemande refoulait, on peut dire perdait l'Europe, abandonnait vingt armées, mais la bouillabaisse de Schulze a toujours été le grand souci du « Brenner Hotel »… et par ravitaillement « exprès » ! rascasse, ail, safran et petits poissons de la Côte des Maures, vingt espèces, lancés aux cuisines à l'heure fixe, en frais aquarium, par avion… pas qu'on puisse prétendre, plus tard, guerre pas guerre, qui y avait eu du laisser-aller au « Brenner Hotel »… et pourtant là cette bouillabaisse prêtait plus qu'à des commentaires… des soupçons !…
Je veux, que peut-être aux cuisines, en sous-sol, ils aient été un peu secoués… des Marauders, des malpolis, faisaient semblant de viser l'hôtel… semblaient !… et pas du tout !… looping et pirouette et salut !… filaient bombarder la campagne !… mais en sous-sol aux cuisines ils pouvaient croire que ça y était… la terre tremblait… et les marmites… et les râpés de la bouillabaisse… enfin tout de même, Schulze et le chef étaient pas si persuadés que c'était pas un marmiton…
Et je vous raconte pas le Casino !… coupable oubli !… Casino « rendez-vous de l'Europe », toutes les élites… noblesse, ambassades, théâtres… bien avant que les « masses » voyagent et que l'Amérique vienne en trois heures… figurez-vous ces salles de jeu, baroque « à la Transylvanie » tapissées velours framboise et or… vous attendez des Grieux… Manon est en « répétition »… dix Manon !… pas repenties du tout !… pire en pire joueuses !… du rouge et de la noire… des cils, des nénés, des hanches… et ce soutien-gorge qui fout le camp !
Les colonels congestionnés, les conseillers hépatiques, et les rombières défaillantes, cardiaques pâles.. pâles… qui n'ont plus un jeton vaillant… et plus la force de se lever… partir… c'est la guerre, l'orchestre fait défaut… juste de bruit le même rrrrr !… de la roulette… et la voix de chantre sec… « jeux sont faits ! »… Les clients hobereaux du Brenner venaient faire un tour… assez méprisants, comme il faut… mais les collabos « réfugiés » les dames surtout se cramponnaient à trois… quatre… aux chaises… haletantes à la chance…
La pâtisserie du Casino absolument toujours bourrée de veuves de guerre boches… en pleine cure de convalescence pour chocs émotifs… et en avant « babas au rhum » !… « religieuses » et brioches comme ça !… tartines aux myrtilles et plateaux d'« éclairs »… plaisir de les voir !… je dois dire qu'on profitait un peu… plus tard qu'on a eu à souffrir !… je vous ai raconté ! les faux gâteaux de Sigmaringen, plus plâtre que farine… m'en veuillez pas si je vous raconte tout en désordre… la fin avant le commencement !… belle histoire ! la vérité seule importe !… vous vous y retrouverez ! je m'y retrouve bien !… un peu de bonne volonté, c'est tout !… vous regardez un tableau moderne vous vous donnez un peu plus de mal !… pas tellement exorbitant de vous représenter les veuves de guerre en pleine cure, suralimentation par tartes, petits fours, feuilletés aux fraises… cafetières de chocolat crémeux… pas difficile ! toutes les bouches pleines, dégoulinantes… pour sortir, les difficultés ! les portes à tambour !… il fallait que les garçons les poussent… toutes ces dames un peu endormies… qu'elles aillent échouer ci… là… dans le parc… un banc… l'autre… rotantes… songeuses… encore bien des heures, digérantes…
Les croupiers eux s'amusaient pas… et n'avaient pas le temps de toucher aux petits fours !… bagnards des jetons !… « par ici la monnaie !… le cinq ! »… en plus ils dressaient leurs élèves, chacun un… le tabouret à côté de lui, mutilé choisi, cul-de-jatte, et en uniforme… pas de temps à perdre ! rééducation du grand mutilé !… qu'il apprenne, prompt, le lancer de boule… et ratissage !… cinq ! trois ! quatre ! « les jeux sont faits ! » la dextérité de la fortune !… l'harmonieux élan, la continuité, la monnaie… l'annonce impeccable !… la tradition Baden Casino date pas d'hier !… Berlioz y a joué et Liszt… et tous les princes Romanoff… les Naritzkine et les Savoie… Bourbons et Bragance… nous forcément on faisait intrus, nous dont aucune grève d'Europe voulait… enfin c'était un opéra, genre comique… en spectateurs vous pouvez tout… l'Histoire passe, joue, vous êtes là… je vous raconte…
Les mêmes croupiers qu'à Monte-Carlo, exactement… tous soi-disant « déportés »… les mèches gominées, les mêmes… nez busqués, les mêmes… smokings, poches cousues… comme à Ostende, Zopott, Enghien… des voix de couperets doux… « faites vos jeux »… en somme une seule nouveauté, rééducation de culs-de-jatte par les spécialistes monégasques… le Grand Reich pensait à tout… on lui trouve maintenant des défauts ! voire !… ce qu'on raconte maintenant des Gaulois, de Louis XIV, même de Félix Faure !… tous les vaincus sont des ordures !… je le sais… très bien…
Dans les très vieilles chroniques on appelle les guerres autrement : voyages des peuples… terme encore parfaitement exact, ainsi prenons juin 40 le peuple et les armées françaises ne firent qu'un voyage de Berg-op-Zoom aux Pyrénées… les derrières bien en cacas, peuple et armées… aux Pyrénées se rejoignirent, tous !… Fritz et François !… ne se battirent, burent, firent sisite, s'endormirent… voyage terminé !… et je vous remmène à Baden-Baden !… désordre, bric-à-brac des idées !… pourquoi avoir quitté Montmartre encore un coup ? la sacrée frousse d'être écharpé avenue Junot quatre ans plus tard… oh, quels aveux inglorieux ! tous les amis et les parents s'attendaient bien qu'on me dépiaute, tous d'accord, tous prêts à bondir, vider tous mes meubles, se répartir mes draps, fourguer le reste… ce qu'ils firent très bien, palsambleu ! rien à dire, j'avais tout fait pour… je m'étais mis en croix pour eux !… le bon Jésus meurt bien tous les jours dix mille ans après !… leçon pas perdue pour tout le monde ! la preuve : regardez les routes ce qui roule comme piperluches motorisées, pleines de caviar, diamants, vacances… pas sacrificielles pour un pet !
L'armée française, puisqu'on remarque c'est en 40 qu'elle fait sa diarrhée grand galop Berg-op-Zoom, Bayonne… nous, Lili, moi, Bébert, La Vigue, en 44… rue Girardon, Baden-Baden… chacun sa foireuse épopée ! le petit Tintin, condamné à mort, pour sauver l'honneur et sa peau a sauté dans l'avion pour Lourdes… je ne vais pas vous régaler de « Vies parallèles »… Tintin c'est une chose, moi une autre… sa chronique aussi des milliards !… la mienne vous pensez, quelques « cent francs » lourds… Tintin ses statues partout, moi sur la pierre de mon tombeau on osera pas graver mon blase… déjà ma mère au Père-Lachaise on lui a épuré sa tombe, on lui a effacé notre nom… voilà ce que c'est de pas se sauver le moment venu à l'endroit qu'il faut… figurez-vous qu'à La Rochelle j'ai dû résister à l'armée française qui voulait absolument m'acheter l'ambulance ! c'était pas la mienne !… moi l'honnêteté en personne, on ne peut m'acheter rien du tout ! l'ambulance de mon dispensaire, Sartrouville… vous pensez !… je l'ai ramenée d'où elle venait, la damnée bouzine ! et les deux grand-mères passagères, et leurs kils de rouge, et trois nouveau-nés… en parfait état tout ce bazar ! qui m'en a su le moindre gré ? oh, foutre, personne ! vous pensez toutes les infamies ? à moi ! à moi !… de quoi remplir un bagne ! vingt Landru, Petiot, et Fualdès !… j'aurais fourgué l'ambulance, le prix qu'ils m'offraient, les nouveau-nés, les infirmières et les vieillardes, je serais actuel : héros de Résistance, je vous aurais une statue comac ! une fois l'hallali sonné, ah mes aïeux !… pas de crime que vous n'ayez commis ! vous offrez pas assez votre gorge, qu'on vous tranche vos sales carotides !… lâche !… des millions aux gradins vous l'hurlent !… tout ça par orgueil prétentieux, ramener la bouzine d'où elle venait, qu'elle m'appartenait pas du tout !… qu'elle était un bien de Sartrouville ! vanité !… je la lâchais aux Fritz, aux francecailles, aux fifis, à n'importe qui, aux bains-douches, tous étaient acheteurs, avec grand-mères et infirmières et nouveau-nés ! je serais le très honoré, rentier heureux, pas le clochard vieillard dans la merde…
Une petite consolation, peut-être, chaque matin dans Le Figaro, en chronique nécrologique, les départs… « que dans son château d'Aulnoy-les-Topines, le grand Commandeur Poussetrouille a pris son billet… que toute sa famille éplorée, avant de passer chez le notaire, vous remercie… de vos condoléances affectueuses… etc… »
L'abonnement au Figaro a des raisons, « Courrier des Parques »… que j'en ai vu passer comme ça qui s'étaient joliment promis de me manger l'intérieur du crâne… aux astibloches, hautains cocus !… salut la famille éplorée !… tout embarrassée d'Aulnoy-les-Topines… forêts et château… tannez le notaire !
Il est bien possible, en effet, que toute cette vallée de l'Oos ne soit plus qu'une rigole d'atomes d'ici un an… deux ?… dès lors en parler vaut la peine !… aucun ordre dans mon récit ?… vous vous retrouverez bien !… ni queue ni tête ?… peste !… je vous ai quitté à l'hôtel Löwen, sans vous avoir donné la clef… je n'ai pas eu le temps… juste quelques mots des femmes enceintes… tant pis !… le livre entier est chez Gallimard, et s'ils s'en foutent aussi ceux-là !… souvenirs et mémoires !… y a que les vacances qui les réveillent ! je vous ramènerai aux femmes enceintes… enfin j'espère… notre première étape de Paris fut bel et bien Baden-Baden… et je vous l'ai pas raconté !… presque l'air d'en être honteux !… pourtant tout aussi avouable que Marble Arch ou Time Square !… la Medway ou les rives de l'Oos… Lichtenthal-allée !… haut lieu de promenade des plus grands raffinés d'Europe… au moins les mêmes qu'Évian ou Bath !… je veux, la chance joue !… la roue tourne, les jeux sont faits !… la chance vous boude ?… honte de l'Univers ! gagnant ?… tout vous est permis !… les plus belles avenues à votre nom !… toutes les Chancelleries à votre fente, à lèche qui mieux-mieux !… le Casino « Tout-va » de l'Histoire a une roulette qui rigole pas, qui se fout pas mal que vous ayez mille fois raison !… jouez donc un faux jeton, vous l'avez ! qu'importe !… si il sort on vous adorera !… nous le nôtre de jeton nous semblait bien toc… je demandais à Mme von Seckt, nous promenant allée Lichtenthal… le long de l'Oos… cette petite rivière murmurante, glougloutante, granitée de toutes les couleurs… pourquoi on nous avait mis là, nous ?… pas montrables, pas avouables, en ce site ?… et dans cet hôtel ?…
« Oh n'ayez crainte Monsieur Céline, ils ont leur idée !… vous verrez cette grande catastrophe se déroulera selon un plan… les armées du Reich quittent la Russie selon un plan !… dix mille tués par kilomètre… pour la France je peux pas vous dire… pas encore… mais sûrement aussi, tant par kilomètre… le prince Metternich me disait hier qu'à Paris, déjà les représailles… méfiez-vous Monsieur Céline, nos fous sont extrêmement sournois, et chevaleresques, et méthodiques… très baroque mélange n'est-ce pas ?… vous verrez !… l'art baroque est un art allemand…. typique, n'est-ce pas ?… typique !… ils prennent leur temps, vous verrez, vous verrez tout, Monsieur Céline… tenez, moi, ma propre maison à Potsdam, je suis absolument certaine que j'ai été bombardée par la Luftwaffe ! pas du tout par la R.A.F. !… un ordre du fou, me faire disparaître, et ma maison, et les papiers de mon mari !… ils sont venus juste à midi, au moment du déjeuner… j'étais chez ma fille à Grünwald… oh, ma maison n'existe plus !… une équipe de la Chancellerie est venue fouiller les décombres ! ils n'ont rien trouvé… c'est bien au prince Metternich que je dois la vie, il est venu me chercher à onze heures… maintenant, n'est-ce pas, Baden-Baden !… vous dire que du temps de mon mari nous voulions y prendre quelque chose… une villa… vous voyez le destin !… moi aussi je me demande pourquoi ils nous ont mis là, tous ensemble ? ou plutôt je ne me le demande pas… sûrement vous avez remarqué… ces bombes qui tombent… pas bien loin de l'hôtel… et au moment du déjeuner ?… si souvent n'est-ce pas que personne n'a plus peur… le monde s'habitue… le monde n'y croit plus !… si vous pouvez quitter le Brenner, allez-vous-en Monsieur Céline !… l'Hôtel Brenner est endormi et ses hôtes !… sous le charme !… seule une bombe peut tout réveiller !… je plaisante, Monsieur Céline… en vérité, vous le savez, cette vallée est paradisiaque… nulle part au monde vous ne verrez de telles essences, de tels bosquets… de telles douceurs… peut-être à Tzarskoïe-Selo ?… les saules seuls n'est-ce pas ?… non des feuilles, des larmes d'or et d'argent, au courant de l'Oos… un enchantement, évidemment ! et tant d'oiseaux !…
— Une merveille, Madame von Seckt !…
— Du temps de Max de Bade, nous avions peut-être plus de nids… pour les oiseaux de Lichtenthal existait une Société… ils avaient un enclos à eux, tout planté, mouron et chènevis… aussi pour les oiseaux de passage un enclos de rocaille… on avait soin de tout alors… »
Je voulais pas lui faire remarquer que si les oiseaux pépiaient tant et loin devant nous c'était à cause de Bébert qui ne nous quittait pas, fidèle greffe !… il nous suivait dans les talons… lui pensait aux mésanges, fauvettes, rouges-gorges… lui et les oiseaux se comprenaient, d'une certaine façon…
Je vous parle beaucoup de Mme von Seckt, je vous la fais pas voir… une personne âgée, menue, toute vêtue de satin violet… demi-deuil… oh mais pas triste ! toute prête à rire… nullement abattue par les événements, s'en amusant… « des bijoux que je ne portais plus depuis mon deuil »… elle les avait tous sur elle… trois sautoirs, bagues, et de très beaux bracelets… « une châsse, Monsieur Céline, une châsse !… tout ce que j'ai retrouvé de ma maison !… je suis ridicule, n'est-ce pas ?… vous trouvez ?… la jeune femme est coquette pour plaire, la vieille pour avoir l'air riche, il faut être riche ou disparaître !… tenez mes nièces venaient me voir à Potsdam… elles allaient bientôt se marier… ma maison était très vaste, trop importante, quatre étages, mon mari avait ses bureaux, bien trop grande pour moi… je pensais à venir par ici finir mes jours… je leur aurais donné ma maison… Hitler a tout arrangé, n'est-ce pas ?… est-ce drôle !… où peuvent être mes nièces ?… je ne les reverrai jamais sans doute… moi, où pensez-vous que je finirai ?… à l'hôtel Brenner ?… encore sous une bombe ? oh, certainement pas dans l'Oos !… personne n'a jamais pu s'y noyer !… aucun joueur ! le plus malchanceux !… à Monte-Carlo tout le monde peut se noyer ! la mer est là… ici l'Oos est fait exprès pour le Casino !… il clapote, gazouille, mais ne noie personne, jamais !… vous l'entendez ?… piquant détail Monsieur Céline, son gazouillis est réglable, variable selon l'heure, le temps qu'il fait… réglé par une demoiselle préposée aux sources, une employée du Casino, l'Oos ne doit ni éclabousser, ni importuner, ni noyer… charmer il doit !… les autorités de la Vallée pensent à tout… tout doit être ici dans un rêve… vous avez pu voir… »
C'était pas tout à fait notre cas… je nous trouvais pas du tout dans le rêve… dans la vérité, bien tocarde !… comme aujourd'hui en 59… la bourgeoisie l'effort qu'elle fait, pour se croire encore en 1900… foutue mascarade !… certes pas à dire, certains attraits, grand luxe vieillot, très capitonné, rassurant… douceurs tziganes pour des siècles et des siècles de stupres… mais pour nous pardon, bêtes marquées, moqueries ! rarement vous voyez les bêtes s'amuser devant l'abattoir… tout de même un joli monument ! qui valait la peine même pour nous animaux traqués : l'église russe… cinq coupoles, énormes oignons d'or, sur le ciel bleu… un effet que vous dites : voilà ! oh quelle éblouissante prière !… le pope est là, il attend… il attend le retour des tsars… ou au moins de quelque archiduc… deux lui étaient venus depuis 17… pas donateurs ni l'un ni l'autre… emprunteurs d'icônes… emprunteurs pour montrer à Rome… le pope les avait jamais revus… ce pope vivait au « Brenner », aussi, aux cuisines !… il faisait partie de la Vallée, en attendant des temps meilleurs les autorités l'avaient casé à l'hôtel… il faisait visiter son église de temps en temps… Lili, moi, Bébert et Mme von Seckt l'avons fait un peu parler… avant d'aller un peu plus loin à l'« enclos des roses »… la promenade finissait là… depuis les Romains… les premiers Thermes, elle finit là… vous devez prendre quelque repos… « l'enclos des roses » ne veut pas de truands ! valets-la-sauvette !… saucissons !… l'enclos des roses ne s'offre qu'aux promeneurs de bon ton… les fleurs sont là depuis Tibère…
Bosquets… massifs… roses… pastels ardents… pas à croire… nous en étions là, sur un banc de marbre, Mme von Seckt nous racontant, une fois de plus, ses séjours en Chine, avec son mari, général, génial réorganisateur de l'armée Mao… et que le funeste petit clown aurait pas tenu seulement deux mois !… ah, Monsieur Céline, croyez-moi !… son mari là !
« Vous savez Monsieur Céline le triomphe du Diable tient surtout à ce que les personnes qui le connaissaient bien ne sont plus là… vous pensez si cet Adolf peut s'en donner ! il ne craint personne !… un autre diable seul !… »
Je pensais en effet que ça allait de plus en plus mal… cette Mme von Seckt radotait mais je crois assez justement… plus aucune nouvelle de ma mère… ni de personne… un petit peu par les radios… les levées de barricades dans Paris… tout le personnel du « Brenner » communiquait par Lausanne… toute la ville d'ailleurs… croupiers, manucures, commerçants, et le Legationsrat lui-même, notre führer… bien d'avis tous que « Radio-Sottens » était autrement plus sérieux que « Télé-Göbbels »… Schulze, notre führer se déclarait pas nettement pro-alliés, mais à chaque vraiment grande défaite, il faisait dire une grande messe à l'église des Thermes, lui et sa famille communiaient… rien à dire !… nous étions là à réfléchir dans cet endroit d'enchantement, Mme von Seckt nous faisait voir, entre les roses, l'endroit où s'élevait, quelques briques tenaient encore, le « Pavillon des Philosophes »… où Grimm, Mme de Staël, Constant, se rencontraient chaque matin… Mme von Seckt venait ici toute petite, elle connaissait tous les buissons, tous les sentiers, tous les labyrinthes, désespoir des gouvernantes !…
« Je connais aussi un peu la Chine… l'Italie… et l'Espagne… et Monte-Carlo… je dois dire Monsieur Céline j'ai été gâtée… comme on ne l'est plus !… même une reine ! je le dis sans pudeur, c'est fini… même une reine de droit divin doit tenir compte de l'opinion de ses gens… la milliardaire la plus choyée a sa « fiche à jour »… dont sa femme de chambre prend grand soin… les plus petites folies de sa patronne, grands dîners, amants, fausses couches, au doigt et à l'œil… autres temps !… plus fragiles que Marie Stuart ! plus guettées que Marie-Antoinette… toujours est-il monsieur Céline ignorante je suis et mourrai… stupidité !… une addition à plus de quatre chiffres je laisse aux autres, je suis perdue !… »
Je dois dire, Lili, danseuse, trouvait aussi très naturel que je refasse les additions…
Comme c'était risible !… nous nous amusions !… et comme il faisait beau !… chaud, cependant aéré… un temps de Paradis…
Moi qui suis toujours inquiet, jamais à jouir de la minute, ne voyant personne là autour, ni sous les arceaux, ni sur les pelouses, je me demandais le pourquoi de ce silence… surtout à onze heures du matin, le moment des familles… par un temps pareil !… notre enclos de roses, parfumé, pas à tenir !… que Lili pourtant si discrète demande à Mme von Seckt si nous ne pourrions pas nous promener vers l'autre banc… vers les platanes, l'ombre… Mme von Seckt nous racontait comme au « Brenner » jeune mariée, son mari, alors capitaine, avait provoqué en duel l'ambassadeur du Brésil à propos d'une rose !… oui !… une rose pourpre-noire… tombée de haut… sur leur balcon… des fenêtres de l'ambassadeur !… exprès ! l'accusait son mari… non ! protestait Son Excellence… l'affaire s'était arrangée… bien grâce au prince !…
« Le prince Metternich… »
Mme von Seckt avait encore des souvenirs… bien d'autres… Achtung !… Achtung !… une sirène beugle… attention ! attention ! et tout de suite une de ces fanfares !… l'annonce encore d'une victoire ?… impossible ! depuis au moins deux ans y avait plus que des reculs… une paix séparée avec la Russie ?… ça se pouvait !… l'haut-parleur était assez loin… entre l'hôtel et la roseraie… j'écoute… nous écoutons… il ne s'agissait pas d'une victoire !… Achtung ! Achtung !… mais d'un attentat contre Hitler !… bouquet !
« Ils ne nous disent pas s'il est mort ?… »
Mme von Seckt remarque… et elle ajoute :
« S'il n'est pas mort ça va être beau… »
Vous n'avez pas à être surpris, lecteur… au moment de cet attentat les faits incidents quiproquos s'entremêlèrent, que maintenant encore vous vous retrouvez souvent en mésententes parallèles… conjurations contradictoires… le mieux je crois, imaginez une tapisserie, haut, bas, travers, tous les sujets à la fois et toutes les couleurs… tous les motifs !… tout sens dessus dessous !… prétendre vous les présenter à plat, debout, ou couchés, serait mentir… la vérité : plus aucun ordre en rien du tout à partir de cet attentat…
Ils l'auraient tué, réussi, c'était un ordre ! maintenant voyez où nous en sommes qu'il est échappé ! entrés dans le désordre pour toujours !… donc trouvez assez naturel que je vous raconte l'hôtel Brenner, Baden-Baden, après le « Löwen », Sigmaringen… où nous ne fûmes pourtant que bien après !… faites votre possible pour vous retrouver !… le temps ! l'espace ! Chronique, comme je peux !… je dis !… peintres, musiciens, font ce qu'ils veulent !… d'autant fêtés, couverts de milliards et d'honneurs… cinémas, jeux de boules !… moi là, historique, il me serait dénié de coudre tout de traviole ?… foudroyé suis lors ?… Zabus !… folle honte !… me sauve en loques et lambeaux !… la meute aux chausses !… pitié à pendre !… je vous salue, Messieurs Mesdames… les jeux sont faits ? tant pis !… larguez !… retrouvez-vous !… la roulette cahote ?… bonne mine !… la boule dingue ?… contrition !… sottise !… la faute de cet attentat mou !…
Ah, Messieurs, Mesdames, bien sûr je n'aper cevais personne dans cet « enclos du Paradis » !… ni sur les bancs, ni dans les charmilles !… qu'ils s'étaient joliment planqués ! dès les premiers achtung ! achtung ! dans le fond des caves du « Brenner »… qu'on ne les entende, ni ne les regarde !… mais là à la piscine, tout de suite, tout près, redoublement d'engueulades ! un boucan ! pas seulement des « haut-parleurs », mais du public !… tout le « Brenner », le personnel et les clients… tout ça se foutait pas mal d'Adolf et de l'attentat… qu'ils l'aient déchiqueté ou non… « tes fesses, morue ! va te faire daufer ! au jus, putain !… »
Quel cul qu'ils pouvaient en avoir ?… « gros cul » ?… à qui ?…
« Le führer est mort !
— T'en sais rien, salée ! à l'eau !… raie ! unverschämt !… éhontée !… raus ! raus ! dehors !… »
Ça tournait mal… et tout de suite d'autres cris…
« Elle a le droit ! boches ! enfiotés ! vous insultez une jeune fille !
— Une jeune fille ? aux gogs !… »
Là-dessus ça se boxe ! vlang !… pflaff !
« La suceuse ! »
De la roseraie nous entendions tout… que ça tournait en vraie bataille… les pour et les contre !… mais les fesses à qui ?…
« Trisse ! trisse, malheureuse !… »
Toute la vallée fait écho…
« Sors d'ici, goyau ! »
Une femme s'échappe de la piscine… elle court… elle vient vers nous…
« Madame von Seckt !… Madame von Seckt !… »
Nous la connaissons !… Mlle de Chamarande !… c'est pour elle, pour ses avantages, que toute la piscine hurle et se bat !… et que ça continue !… vlauf !… broum !… de ces châtaignes !… un plus gros vrouf !… du plongeoir !… et un autre !… ils se foutent à l'eau !… et dans la flotte ça continue… Mlle de Chamarande est là… elle s'assoit a côté de nous… hors d'haleine… son maillot en loques… elle prend la main de Mme von Seckt… elle pleure…
« Madame ! Madame ! je vous en prie… ils m'ont frappée !… ils sont fous !… ils veulent me tuer parce que leur führer est mort !… ils vont venir, Madame von Seckt !… ils vont vous tuer tous !… ils m'ont dit !
— Mais pas du tout, mon enfant !… le führer n'est pas mort ! il en a vu d'autres !… seulement un petit attentat ! vous n'êtes pas assez couverte, voilà tout !… ces hommes baigneurs voient trop de choses !… la belle affaire ! votre maillot est trop léger ! couvrez-vous et restez là ! tenez ! mon mouchoir !… séchez vos larmes ! vous n'aurez plus d'yeux bientôt !…
— Mais mon peignoir, Madame von Seckt !… ils m'ont arraché mon deuxième peignoir !… jaune et rouge ! ils n'ont pas voulu me le rendre !
– Évidemment ; je vais aller vous le chercher, moi !… ils me le rendront !…
— Madame von Seckt, ils sont furieux ! fous furieux !
— Pas avec moi, belle amie, la vieillesse dégrise les plus fous… attendez-moi ! ils seront bien trop contents de me le rendre, votre peignoir ! jaune et rouge, vous dites ? »
Nous restons là tous les quatre… exact !… elle y va !… l'allée de sable vers la piscine… à petits pas… et elle revient presque tout de suite avec le peignoir rouge et jaune.
« Ils ne vous ont rien dit ?
— Bien sûr !… rien du tout, chère amie ! couvrez-vous maintenant !… nous allons rentrer à l'hôtel !… tous ensemble ! »
En effet… nous passons, nous quatre à travers l'attroupement de loufiats… ils se boxaient un instant avant, maintenant très tranquilles… pas un murmure… Mme von Seckt les regarde, s'arrête…
« Tout de même vous voyez ! tout n'est pas de leur faute, chère amie ! »
En fait, notre demoiselle avait tout fait depuis son arrivée, trois semaines, que tous les mâles de la piscine deviennent intenables… un nouveau maillot tous les jours, de plus en plus provocant… oh, des superbes fesses, j'admets… mais ce qu'elle pouvait faire avec !… de ces déhanchements… appels de reins dès le plongeoir !… et puis en nageant… une manière de crawl qui lui faisait dix croupes à la fois… tapant dans les mousses… sur l'eau, sous l'eau… de quoi bien retourner la piscine… je veux dire les clients… coiffeurs, croupiers, garçons de bains… et les désœuvrés de notre hôtel… officiers en convalescence… bien sûr, bien sûr, les nerfs à bout… cet attentat contre Adolf avait fait monter la température… mais en plus elle là, son derrière ! sans Mme von Seckt elle se faisait lyncher… d'un mot le calme est revenu… nous repassons devant cette horde, masseurs, maîtres de bains, cuisiniers, clique bien sournoise, courbettes partout ! Mlle de Chamarande, sauf sa manie déplorable de tellement faire valoir son séant, était une personne très gentille, même très sympathique, instruite… pharmacienne à Barcy-sur-Aude… « collaboratrice » de hasard, elle avait été aimée et très amoureuse d'un avocat de la Milice… ils allaient se marier… leur idylle avait tourné court, deux jours avant le Débarquement les fifis l'avaient abattu, le fiancé, en plein prétoire… elle s'était sauvée, sa maison brûlait, sa pharmacie, tout, et sa grand-mère… un tank S.S. l'avait trouvée dans les luzernes ! un maquis entier la cherchait… si elle l'avait échappé, juste !… à plat ventre entre les balles !… ah, Mlle de Chamarande !… les émotions !… elle pouvait être un petit peu drôle !… en se sauvant elle avait rejoint toutes les familles miliciennes à Gérardmer… et ce n'était pas tout !… en prenant ses bains, elle avait fait la conquête de toute l'Ambassade d'Allemagne en étape de repli vers Francfort… plus les croupiers de Monte-Carlo qui devaient ouvrir à Stuttgard une autre école, filiale d'ici… puisqu'elle n'avait plus d'officine, plus de maison, plus de grand-mère, plus que des voyous partout autour qui la recherchaient pour la scalper, la demoiselle, pas sotte, s'était rendue plus qu'aimable avec les messieurs des deux bords, croupiers gaullistes, nazis d'ambassades… toutefois peut-être un peu trop de croupe pour des gens jeunes et sur les nerfs… surtout du plongeoir !… la preuve, vous avez entendu cette basse bataille, entre les loufiats de Vichy « résistants occultes » au « Brenner » et les habitants de Baden-Baden, mutilés boches, boscos, tordus, des hôpitaux, qui venaient aussi à la piscine, s'offrir un « strip-tease » à l'œil… exaspérés forcément, bien prêts à nous bouziller, tous déjà préparaient les pavés qu'ils allaient nous passer au cou… c'était fait sans Mme von Seckt… nous profitons de l'accalmie, nous reprenons la berge de l'Oos, quelqu'un accourt au-devant de nous… Fräulen Fisher !… encore une qui nous aime bien… et qui se vante d'être très méchante… les Américains l'ont fessée… elle nous met tous dans le même sac !… elle est laide d'une certaine façon, si Quasimodo, que ça peut que lui avoir fait du bien… à Alger qu'elle s'est fait fesser… au Consulat… elle était là, chez Schulze, à présent, sa secrétaire… la nature l'avait servie, toute sa joue gauche, une tache de vin, les cheveux rouges, drus, queue-de-vache, les yeux, un œil gris, l'autre bleu… et louchante… elle faisait aussi son effet !… elle s'en vantait !… qu'elle était du Hartz, du massif pays des sorcières… d'abord, elle soignait son décor, partout dans sa chambre, peintures et poupées de sorcellerie… au mur, en bibelots, en assiettes… pendant du plafond… autant de sorcières chevauchant balais… « vous savez… elle nous prévenait… nous allons toutes au sabbat ! » Elle tenait à cette bonne légende… elle se voyait touillant la marmite, nous dedans et les Américains, à bien bouillir, dépiautés… Alger, au moment du débarquement, les amerloques l'avaient passée au coaltar… nous les responsables ! un monde !… là si pressée de venir au-devant de nous… quelle bonne nouvelle ?…
« Docteur ! Docteur !… »
C'était pour moi…
« Monsieur le Legationsrat voudrait parler au docteur… urgent !… si vous voulez bien ?
— Mademoiselle Fisher à vos ordres !… je vous suis !… »
Deux minutes… j'étais chez Schulze…
« Docteur, vous savez ce qui s'est passé ?
— Oh à peu près Monsieur le ministre… à peu près ?…
— Oh non Docteur, vous ne savez pas !… vous allez savoir !… vous connaissez cet hôtel !… vous avez été partout ?…
— Oui, à peu près… il me semble…
— Alors, s'il vous plaît… si vous voulez bien… je vais vous faire accompagner par un homme à moi… il aura une clef spéciale… “passe-partout”… vous connaissez ! inutile de frapper aux portes… vous ouvrirez et vous trouverez des malades… si vous êtes assez aimable, prenez tout ce qu'il faut, vous savez, votre sacoche !… surtout ceux-là !… je vous donne les numéros !… »
Il écrit…
« 113… 117… 82… entrez sans frapper !… ils pourraient ne pas vous ouvrir… ne leur dites pas que c'est de ma part…
— Oh, pas un mot, Monsieur le ministre !
— Ensuite, lorsque vous aurez donné vos soins… revenez me voir !… vous ne parlerez à personne de ce que vous aurez observé… jamais !… jamais !…
— La tombe, strict ! La tombe, Monsieur le ministre !
— Alors, bien merci Docteur !… nous nous reverrons après… après… »
Ce sont des chambres que je connais… 117… 113 surtout… pas très sorcier !… ça s'étalait depuis des mois, y avait qu'à les regarder un peu… tous ces gens, les gros du « Brenner », les plus grands appartements, surtout le 117, avait trempé dans le complot, pardi !… les magnats à brouettes de marks… peut-être qu'ils s'étaient suicidés ?… ça, que le Schulze m'envoyait voir… je raffolais pas… y étaient morts ou étaient saouls… du moment que l'on célèbre quelque chose, bon ou mauvais, l'humain se rondit, bâfre, maximum… je prends ma seringue, ma trousse, mes ampoules… voyons si ça s'est pendu ? je me dis, tout près là, le 113 !… d'abord !… voyons !… toc ! toc ! on ne répond pas… le loufiat au « passe » ouvre… une femme sort du noir une belle brune… dépoitraillée, échevelée…
« Ah, c'est vous ! ah, c'est vous, cher docteur !… entrez donc, voyons, entrez ! »
Je crois qu'en fait de complot, ce qui se passe c'est plutôt un genre de partouze… combien ils sont ?… cinq six formes bougent… là-bas, au fond… pas mon affaire !… cette femme était assez distante, d'habitude… à peine un espèce de sourire… là, le peignoir ouvert je la vois plus aimable… brusque, elle m'embrasse !… elle veut peut-être que je me joigne ? zut ! je ne viens pas pour ça du tout !… je viens pour m'en aller ! ils sont combien ?… je distingue mal… un mélimélo… je reconnais un garçon d'étage et un commandant… et une manucure… à poil celle-là… et cinq… six couples… tout ça dans l'obscurité… ils ont tout fermé, ils n'ont qu'une bougie, une seule… qu'est-ce qu'ils foutent en plus qu'ils se massent ?… des incantations ?… ça sent l'encens… j'y vois mieux, je m'accommode, comme à la radio… la belle échevelée ne m'embrasse plus, elle me laisse, s'affale, tout de suite elle ronfle… ah je vois au mur une grande photo, celle d'Hitler, pendue à l'envers… avec, en large, un crêpe… à travers le cadre… ils devaient célébrer sa mort… ce que m'avait recommandé Schulze de jamais en parler à personne pardi !… que leur bombe avait fait fiasco !… ils étaient fins là, à se peloter comme si c'était réussi ! pas crevé l'Adolf !… pas du tout !… le colonel chauve et le môme liftier à même le tapis… saouls aussi les deux !… hoquetants… ils vomiraient… les autres aussi… pas drôles du tout… l'Hitler à l'envers qu'était drôle, orné du grand crêpe… je dis au porte-clés : « Ça va !… maintenant le 117 !… » je vois encore qu'ils ont mis des tables… trois… quatre… avec tout ce qu'il faut ! des poulets entiers découpés… des énormes compotiers de tout… fruits glacés… meringues… ils n'ont même pas pu y toucher tellement ils dégueulaient déjà… les caisses de champagne… ils en avaient pour bien huit jours… ma brune si accueillante ronfle… elle s'aperçoit pas que je m'en vais… les autres chambres doivent être aussi libertines… 214… 182… peut-être pas tous en messe noire… alors à jouer du piano… enfiler des perles… en attitudes édifiantes… dans les circonstances tragiques y a toujours deux clans, ceux qui vont voir couper les têtes, ceux qui vont pêcher à la ligne… on jouait du piano au salon, en bas, j'entendais… le tout de descendre trois étages… je dis au porte-clés : allons-y ! je m'étais pas trompé… pas qu'en un salon !… dans deux… dans trois salons… grand rassemblement des familles… oh, mais très convenables ! industriels, et généraux convalescents… et Français collaborateurs… pères, mères, les enfants et petits chiens… sûrement ils savent pour l'attentat… mais pas l'air du tout soucieux… tout à la musique !… j'entends… lieder… romances… juste notre Constantini chante… il a de la voix, c'est un fait… Mme von Seckt l'accompagne, très bien, sans partition… tout le répertoire… comme elle veut… tous les opéras…
l'air favori de Mme von Seckt… désuet peut-être, mais agréable… surtout en ces salons d'époque, brocarts, velours, cordelières, pompons, hautes lampes, immenses abat-jour…
maintenant Amery !… le fils du ministre anglais… autant notre Constantini est plutôt hercule, autant Amery est le genre fluet… gentleman… dandy… oh mais pas affecté du tout !… ça va… puisqu'on chante, en avant… et qu'il s'accompagne lui-même !…
lui a plutôt la voix grave… il serait « basse »…
Mme von Seckt n'est pas prise au dépourvu par la Mademoiselle d'Armentières !… qu'elle t'attaque, plaque de ces accords !… sur l'autre piano !… à secouer les familles !… qu'elles chantent aussi les familles !… au refrain !… en français !… et en anglais… vous dire jusqu'où peut aller la bonne entente…
Mais je vois là-bas tout au fond quelqu'un qui me fait signe… du vestibule… ce quelqu'un c'est Schulze… oh, je lui dirai rien du tout… on parle toujours trop… j'y vais… il m'emmène… un couloir… un autre… vers l'extrême autre aile de l'hôtel… les « salons de la correspondance »… où personne ne va jamais… encore un autre salon « Privat »… il s'assoit… moi aussi… à lui de parler…
« Docteur, tout ça va finir ! vous êtes certainement au courant…
— De rien du tout, Monsieur le ministre !… je n'ai rien vu ! rien entendu !
— Vous répondez très bien, Docteur ! mettons ! mettons !… mais moi alors je dois vous dire que toutes les chambres de cet hôtel doivent être évacuées cette nuit !… cette nuit même !… vides demain matin : mettons à midi !… Ordre du Ministère !… et pas une seule de ces personnes ne doit rester à Baden-Baden… avez-vous beaucoup de malades ?… je veux dire : malades alités ?…
— Deux… peut-être…
— Ils iront à l'hôpital… Mme von Seckt s'en va aussi…
— A l'hôpital ?
— Où elle voudra !… ou à l'asile… elle est folle… on viendra la chercher ce soir… ne lui dites rien !…
— Bien, Monsieur Schulze !…
— Vous Docteur vous, mes instructions… vous êtes affecté à Berlin à la Reichsarztkammer… le professeur Harras se chargera de vous là-bas… vous prenez le train demain à l'aube, un train de troupe… je vous conduirai à la gare… moi-même !… vous ne dites rien… à personne !…
— Oh, soyez sûr, Monsieur Schulze ! je peux tout de même emmener ma femme ?… et mon chat ?… et Le Vigan ?
— Certainement ! certainement !
« Mais ne voyez personne autre, voulez-vous ?… et ne dites au revoir à personne… je vous ferai porter dans votre chambre vos trois repas pour ce soir… et un panier pour le voyage… et demain à l'aube soyez prêts !… mettons cinq heures !…
— Certainement, Monsieur le ministre ! »
Ils se doutent pas les autres là-bas l'autre aile… ce qui les attend… ils chantaient toujours… on les entendait… un petit peu… ils écoutaient un autre artiste… cette fois, un Allemand… une très belle voix…
Schumann… je n'ai jamais revu personne de ces réfugiés de Baden-Baden… j'ai appris y a pas très longtemps qu'Amery avait été pendu, à Londres… Londres est comme qui dirait fait pour… et l'accordéon… la hache aussi… un psaume entre…
Depuis le moment où nous quittâmes, je dois dire sans fanfare, notre rue Girardon, pourchassés par les « petits cercueils », nous ne fîmes qu'aller de mal en pire… je vois plein de personnes inconséquentes, gavées d'alcool et de cigarettes, et de bulles de gazettes, faire fi de pareils présages ! si sérieux !… mieux ! froufrouter pire que sous Loubet !… gavées par les « Courriers du Cœur » !… l'« Art ménager »… l'« Art de guérir »… joli avenir !… mécanisés gibbons de choc !… pithécanthropes à bachots !… minute, papillon ! le fil de l'Histoire ?… admettons ! vos frocs d'hominiens tout trempés, vous sortiriez plus des coliques si vous étiez un peu à jeun… alas !… le fil de l'Histoire par le trou !… les détails sont un peu à rire… gloussons des chocs et contre-chocs !… comme à la foire, pouffons !… atomiques en diable, d'années en années, à travers mutations et mythes ! de Vénus en Mars et la Lune… jusqu'où n'irons ? à la bonne vôtre !… spectres !… voyage à mille années-lumière !… vous me croirez si je vous dis… j'ai déjà pris un petit élan, en cercueil tout droit, vertical, zinc, à la Police de Copenhague… si je suis sorti un peu du Temps… j'ai des raisons… vous pouvez vous-même… commettez voir un petit larcin ! la première boutique venue… ils vous feront bien goûter aussi de leur « cabine spatiale » !… allons ! allons ! un bon mouvement !… banal touriste ! vous aurez vu du pays !… vous raconterez vos aventures !… pittoresques !… vécues… mon Achille, tenez, est friand, mon philanthrope qui n'a plus d'âge…
« Vous n'avez pas encore fini ? Céline, vous me devez des millions !… ne l'oubliez pas ! »
C'est le mois dernier que fut fêté son « n'a plus d'âge » !… qu'il ait été strabique et sourd, enfin presque, les infirmités, les abus, personne ne faisait plus attention, on le voyait buter dans les meubles, se faire répéter les questions depuis si longtemps, que personne ne remarquait plus.. mais son « n'a plus d'âge » fut tout de même une heure émouvante… délégations des employés et rédacteurs, chefs d'écoles, orphéons en tête, suivis de trois quatre cercueils en nylon, symboliques, parés de soutiens-gorge et bas noirs, tout ornés de couronnes d'immortelles à larges rubans « à notre Achille si bien aimé »… un des cercueils plein de hochets… l'autre plein de francs lourds… l'autre de lunettes… bien entendu, un mois de vacances pour ceux qui n'y étaient pas déjà…
Je voyais là, que son « n'a plus d'âge », lui avait, en somme, réussi… le numéro spécial de la « Revue Compacte »… « Il n'a plus d'âge, il durera ! » lui avait fait un bien énorme, une très forte piqûre de vacherie…
« Vous n'avez pas encore fini ?
— Non, monsieur Achille, pas encore !
— Surtout pas de philosophie ! pas d'intelligentes remarques ! attention ! j'en ai plein mes caves !… j'en fous à la Seine !… des pleins hangars, des trains de péniches, des myriatonnes de “fines remarques” ! à propos de tout ! en manuscrits et imprimés, intelligentissimes ! même sadiques, fouettantes, saignantes ! piments éventés, Céline !… mon “n'a plus d'âge” m'a fait plaisir, mais mes “invendus !” y pensez-vous ?… Sisyphe à remonter cette camelote, lui faire passer la crête atroce, qu'elle déboule écrase les lecteurs, ces rotants monstres, me retombe pas toujours sur la nuque ! comprenez Céline !… essayez ! souvenez que vous me devez des sommes !… fuyez, fuyez l'intelligence, comme le petit goujon, l'épervier !… ne frôlez pas tant les abîmes !… diantre, holà ! je n'ai plus d'âge ! je n'ai plus d'âge !… Certes ! »
Vous comprenez par conséquent que je coupe très court aux commentaires… Achille malgré son « n'a plus d'âge » et sa « Revue Compacte » est en grand péril… je vous ramène vite à Baden-Baden ! oubliez tout ce qui précède ! oiseux commentaires ! jérémiades, salut ! nous revoici au « Brenner »… vous vous souvenez ?… eh bien, une surprise !… à peine remontés dans notre chambre… toc ! toc ! on frappe… Mme von Seckt !… tout est éteint… très difficile de nous trouver… paliers et détours… elle nous a cherchés, numéro par numéro… elle a une bougie à la main…
Mme von Seckt savait déjà que nous partions à l'aube…
« Je me suis permis de venir frapper à votre porte…
— Oh Madame !… Madame !… à certains indices, je croyais…
— Ne croyez pas !… ne croyez pas, cher docteur ! plus rien n'a de raison !… nous sommes tous aux ordres du fou… vous aussi Docteur ! et vous Madame !… ce Schulze ne sait plus ce qu'il dit !… qui il doit trahir ?… il ne sait plus !… est-il drôle, Docteur ! à rire ! à rire ! »
Je pensais aussi à Schulze… il avait de quoi nous faire peur… mais aussi ! aussi ! un coup de téléphone de Berlin, M. Schulze Legationsrat, coq en pâte, n'existait plus !… joliment possible au moment où on épurait les hauts-cadres, plus ou moins trempés dans le complot… Schulze devait en savoir un bout…
Je prie Mme von Seckt d'entrer…
« Non… non, Docteur, pardonnez-moi !… je veux seulement vous dire au revoir… à tous les deux… je me suis échappée de ma chambre mais vous connaissez les couloirs !… au moins un œil à chaque serrure !… est-ce drôle !… certainement ils m'ont vue sortir !… vous savez ?… »
Elle me cite des noms… une amie… une autre… déjà parties…
« Madame Céline, Madame, je n'ai plus grand-chose… vous savez… mais tout de même vous me ferez plaisir d'accepter ce petit souvenir… »
Je vois un éventail…
« Aucune prétention artistique, vous savez !… peint par moi-même… toutes les jeunes filles peignaient alors !… bientôt il n'aura plus de couleurs… et mille bonnes chances !… demain nous partirons aussi !… tous !
— Vous partez ?
— Oui, plus tard que vous, à midi !… moi, aux folles… le prince, lui, à l'hôpital… leur méthode, les uns par ici… les autres par là !… Docteur ! Docteur, séparons-nous !… nous sommes en train de comploter !… »
Elle s'en va… elle n'a pas peur des trous de serrure… on la voit loin avec sa bougie, là-bas… ce couloir est immense… large… long… elle nous fait signe au revoir !… au revoir ! sa chambre est tout au bout de l'étage…
Oui, je l'avoue, pas du tout l'ordre !… vous vous retrouverez, je l'espère ! je vous ai montré Sigmaringen, Pétain, de Brinon, Restif… étourderies !… diantre ! Baden-Baden d'abord !… ce n'est qu'après, bien après, que nous avons retrouvé le Maréchal, et la Milice, et les « hommes de choc » de l'« Europe nouvelle » qui sont encore, plus ou moins, dans la Nature ou dans les fossés… l'« Europe nouvelle » se fera sans eux ! mais certainement ! et à la bombe ! et atomique !… je vous crois comme un et un font deux !… et avec les Chinois en plus… comme de bien entendu !… vous ne trouverez rien vous renseignant dans votre journal habituel… ni à la « colonne des théâtres »…
Que je revienne à mon histoire… Mme von Seckt nous faisait ses adieux… son petit souvenir, l'éventail… voilà !… le lendemain matin comme prévu, à l'aube, Schulze frappe… l'hôtel dort… mais nous sommes prêts, Bébert dans son sac… nos deux valises et en avant !… la gare… le Legationsrat nous embarque… en route !… le train siffle… ça a demandé encore six mois que ça devienne vraiment la pagaïe, le trafic était interrompu, un jour, deux jours, pas plus… rafistolage et en route !… pourvu que vous ne vous perdiez pas, avec mes façons d'avancer trop tôt… de plus savoir… sens dessus dessous… d'autres avatars en oublis !… pflof ! cette titubation dans les heures, les personnes, les années… je crois, en fait, ce bric et broc, la conséquence des galopades et mauvais traitements… trop d'ébranlements… coup sur coup… une personne, assez favorable, m'arrête et me dit… « Docteur, je sais que ce n'est pas vrai, mais la façon que vous marchez on dirait que vous avez bu… » oui en effet… mais tous les vieillards à peu près… regardez les sorties de Nanterre !… une de mes clientes, de mon âge, roule fort et tangue, et se cache pas qu'elle c'est la bouteille… elle me la brandit sa bouteille à hauteur du front… et que d'un mot de plus elle me le fend !… tel quel ! je suis loin d'être aussi brutal… Crédié ! maintenant je vous oubliais sur le quai de la gare… Baden-Baden… je tenais encore parfaitement debout, c'est qu'à Berlin, vingt-quatre heures plus tard que je me suis aperçu que j'étais drôle… j'ai commencé à zigzaguer… et houler… il est rare que les malades, cerveau, cervelet, puissent vous dire le moment exact où ils sont devenus gâteux… moi « Berlin-Anhalt »… à la sortie !… après le quai… oh je n'ai pas lâché la rampe… mais je n'ai plus jamais marché droit… une inquiétude : est-ce que ça durerait ?… si ça a duré !… et comment !… je ne me suis pas très bien soigné… mais quand même !… j'aurais pu un peu m'adapter… voyez les « sorties » de Nanterre… y a des petits « à-coups », de la tristesse, mais ça va loin, jusque dedans Paris, jusqu'à la Nation… soyons sérieux !… débarquement à « Berlin-Anhalt » je me voyais basculé du quai, passer sous le dur… moins deux ! je dis à Lili : « Il me faudrait une canne !… » évidemment !… et nous partons à la recherche !… mais trouver où ?… on demande donc… « allez donc par ici !… allez donc par là !… vous trouverez sûrement !… » merci ! en route ! Lili me donne le bras… pas aucun magasin d'ouvert ni de cannes ni d'autres choses… nous allons voir du pays !… nous demandons encore… « allez donc ci !… allez donc là ! » ce qu'on voit surtout ce sont des devantures défoncées… et d'autres, gondolées… papillotes !… vous trouverez sûrement ? nous voici porte du Brandeburg !… une avenue : sous les Linden !… pas aucun tilleul !… depuis des siècles ils essayaient de les faire pousser… plus loin !… plus loin !… encore une autre large avenue… en somme presque tout en ruine Berlin capitale… je voyais pas beaucoup de magasins… sauf les rideaux de fer et puis toutes les deux trois devantures des énormes tas de briques et des gouttières et des tuiles… monceaux !… des très vieilles femmes ramassaient tout, enfin essayaient, en faisaient des tas propres, des sortes de petits châteaux forts à même le trottoir… le ménage des décombres… joujoux d'enfants, sable, trous, briques, pour aïeules maniaques… et je voyais toujours pas les cannes !… enfin plus loin ! ils ont dit ! on va, encore un coin de rue… un autre… oh, tout de même !… tout de même ! voici !…
Vraiment l'imposant édifice !… bien huit étages… mais quel état ! des étages entiers s'en vont par les fenêtres… pendent… en ferrailles… camelotes, verreries… cascades… par lambeaux… aux coups de vent… je vois pas ce qu'ils peuvent avoir à vendre ! nous profitons de la poussière… une rafale… et nous nous jetons dans l'intérieur !… les bombes ont fait une salade ! vous voyez plus rien des rayons… ni des escaliers… vitrines… ascenseurs… tout ça en vrac mélimélo vers le sous-sol… ah, y a encore du personnel !… des très vieux birbes, messieurs vendeurs… oh, fort aimables… à sourires… deux, trois par rayon… rayons de rien… sous les pancartes… « Soierie »… « Porcelaine »… « Costumes »… mais les cannes ?… des béquilles ?…
« Oh, certainement !… mais oui… mais oui !… au troisième ! »
A l'escalade !… plus d'escalier… des escabeaux et des petites échelles… nous passons devant la « Passementerie »…
« Leider ! leider, nous aurons bientôt ! bald ! »
Les vieux messieurs toujours souriants nous évincent… les cannes sont au « quatrième »… encore quelques escabeaux… là y en a !… par exemple ! leur seul rayon achalandé ! toutes les cannes possibles ! et un monde !… le seul rayon vivant ! des militaires et des civils… et des mômes… les vendeurs là ne sont pas vieillards, mais tous mutilés !… stropiats… bancroches… même des culs-de-jatte… aussi atigés que les clients… le rayon fadé « Cour des miracles !… »
Je me gratte pas, je choisis deux cannes, deux joncs, légères, à bout de caoutchouc, parfaites !… on me débite !… et à la caisse !… vingt marks !… des vrais plaisirs !… me voici paré pour les vertiges… frivolité !… tous les débuts sont rigolos même ceux de cloche-patte !… émoi et joie ! d'avoir trouvé le seul rayon avec vendeurs et cannes au choix en ce magasin si énorme si vide…
Où peut-il être à présent ?… quelle zone ?… qu'est-il devenu ?… ce magasin sans escaliers ?… j'ai demandé un peu… ici… là… les gens me regardent… je leur parais drôle… ils ne savent pas…
Moi, mes cannes, Lili, Bébert, nous voici touristes… cherchons un hôtel ! cette ville a déjà bien souffert… que de trous, et de chaussées soulevées !… drôle, on n'entend pas d'avions… ils s'intéressent plus à Berlin ?… je comprenais pas, mais peu à peu j'ai saisi… c'était une ville plus qu'en décors… des rues entières de façades, tous les intérieurs croulés, sombrés dans les trous… pas tout, mais presque… il paraît à Hiroshima c'est beaucoup plus propre, net, tondu… le ménage des bombardements est une science aussi, elle n'était pas encore au point… là les deux côtés de la rue faisaient encore illusion… volets clos… aussi ce qu'était assez curieux c'est que sur chaque trottoir, tous les décombres, poutres, tuiles, cheminées, étaient amoncelés, impeccable, pas en tas n'importe comment, chaque maison avait ses débris devant sa porte, à la hauteur d'un, deux étages… et des débris numérotés !… que demain la guerre aille finir, subit… il leur faudrait pas huit jours pour remettre tout en place… Hiroshima ils ne pourraient plus, le progrès a ses mauvais côtés… là Berlin, huit jours, ils remettaient tout debout !… les poutres, les gouttières, chaque brique, déjà repérées par numéros, peints jaune et rouge… là vous voyez un peuple s'il a l'ordre inné… la maison bien morte, qu'un cratère, tous ses boyaux, tuyaux hors, la peau, le cœur, les os, mais tout son dedans n'empêche en ordre, bien agencé, sur le trottoir… comme l'animal aux abattoirs, un coup de baguette, hop ! vous rattraperait tous ses viscères ! hop !… se remettrait à galoper ! Paris aurait été détruit vous voyez un peu les équipes à la reconstruction !… ce qu'elles feraient des briques, poutres, gouttières !… peut-être deux, trois barricades ?… encore !… là ce triste Berlin, je voyais dabs, daronnes, dans mes prix, et même plus vioques, dans les soixante-dix, quatre-vingts… et même des aveugles… absolument au boulot… à bien tout ramener au trottoir, empiler devant chaque façade, numéroter… les briques, ici ! tuiles jaunes, par là !… éclats de vitre dans un trou, tout !… pas de laisser-aller !… pluie, soleil, ou neige Berlin a jamais fait rire, personne ! un ciel que rien peut égayer, jamais… déjà à partir de Nancy, vous avez plus rien à attendre… que de plus en plus d'ennuis, sérieux, énormes labeurs, transes de tristesse, guerres de sept ans… mille ans… toujours !… regardez leurs visages !… même leurs eaux !… leur Spree… ce Styx des teutons… comme il passe, inexorable, lent… si limoneux, noir… que rien que le regarder il couperait la chique, l'envie de rire, à plusieurs peuples… on le regardait du parapet, nous là, Lili, moi, Bébert… une dame, une Allemande s'approche… elle veut nous parler… c'est une amie des animaux… elle veut caresser Bébert… il a la tête hors de son sac… il regarde avec nous la Spree… cette dame nous demande d'où nous venons ?… de Paris !… nous sommes « réfugiés »… c'est une femme de cœur, elle comprend que nous ayons de la peine…
« Oh, vous aurez beaucoup de mal avec votre chat ! »
Je ne le savais pas, elle me l'apprend, que les animaux domestiques, chats, chiens, « non-de-race » et « non-reproducteurs » sont considérés « inutiles »… que les Ordonnances du Reich vous obligent à les remettre au plus tôt à la « Société Protectrice ».
« Faites attention dans les hôtels ! sous un prétexte ou sous un autre leur délégué passe… pour une “visite vétérinaire” soi-disant… et vous ne revoyez plus votre chat !… les S.S. s'entraînent avec, leur arrachent les yeux… »
Nous voici prévenus… je remercie… nous nous méfierons des hôtels !… Bébert n'est ni reproducteur, ni de « race »… pourtant j'ai un passeport pour lui… je l'ai emmené passer la visite à l'Hôtel Crillon… par colonel-vétérinaire de l'armée allemande… « le chat dit “Bébert” propriétaire docteur Destouches 4 rue Girardon, ne nous a semblé atteint d'aucune affection transmissible (photo de Bébert)… » le colonel-vétérinaire n'avait rien mentionné du tout quant à la race… nous verrions bien à la police !… très beau rêvasser, deviser, mais nous, notre visa ?… oh, j'y pense !… nous ne serons reçus nulle part sans passeports en règle… Schulze nous avait bien prévenus… « passez tout de suite à la police ! »
« Allons mon petit ! on y va ! »
Nous avions un petit peu flâné… je demande au premier schuppo… de l'autre côté du pont… « le bureau des visas » ?… pas loin !… il me montre deux… trois baraquements entre le Musée et le tramway… bien !… nous approchons… une pancarte… quelque chose comme « personnes déplacées »… plus près nous voyons, entendons, tous les baragouins possibles… enfants, grands-parents, jeunes filles… ça serait la cohue mais tout de même un certain ordre, par pancartes… comme les briques… les « Balkans » ci… les « Russie » là !… l'« Italie » plus loin… nous les Franzosen tout au bout… on va… on frappe à une porte… y a une petite queue… herein !… nous y sommes !… c'est que d'attraper l'attention de l'homme à la machine à écrire… nous sommes à peu près une vingtaine au-dessus de sa tête… à répondre aux questions des autres… pas égoïstes, réponses à tout… aux cas de toute la queue… ceux de Noirmoutier… Gargan… Marly… Villetaneuse… ils ne savent pas parler allemand !… si on répond pas pour eux !… on lui laisse pas le temps de questionner, l'homme à la machine à écrire… à lui qu'on pose des questions… et qu'on répond tous à la fois… les uns pour les autres… ce qu'on veut, qu'il signe, et son tampon ! il bafouille un peu ce qu'il voudrait… des papiers ! nos papiers !… là ! là ! qu'on en est pleins de papiers ! à revendre ! plein nos gibecières et pantalons !… qu'est-ce qu'il veut foutre avec, ce nave ? moi-même, je regarde, ce que je trimballe comme « pièces », certificats, livrets !… passé certain âge, c'est horrible ! à bien vous écœurer de la vie… ce que vous avez récolté comme extraits, polycopies, baptême, contributions… en triple, double !… un autre gratte-papier surgit… lui, pour nos photos… on a !… surtout La Vigue !… les meilleures de son dernier film… le bureaucrate nous dévisage… il compare nos tronches… pas content du tout ! non !… ça, vous ?… jamais !… ni moi, ni Lili, ni La Vigue !… pas ressemblants !… on sait un petit peu que c'est bien nous ! quand même ! pas d'autres !
« Ach !… nein !… nein ! »
Le culot de ce rond-de-cuir !… pas changés tellement !… lui, miraud ! si vite ! il se fout de nous ! pour qui qu'il nous prend ?… je vois, je compare… sûr, on a l'air fatigué… on a bien maigri, mais c'est tout ! comment il nous voit ? parachutistes ?… saboteurs ?… ils parlent que ça dans leurs journaux !… en tout cas, une chose : il veut d'autres portraits !… d'autres photos ça veut dire en face… la baraque de l'autre côté de la Spree… « Photomaton »… on voit la guitoune, jaune et rouge…
« Il est curieux, dis ! »
Il est peut-être aussi, sans doute, en cheville avec cette baraque ?… c'est en tout cas sa manie de pas trouver personne ressemblant… la preuve : le couple là !… un monsieur très bien, à barbiche, et sa femme, en larmes… ils étaient venus à Berlin pour voir leur fils à l'hôpital… « la Charité »… blessé à l'Est… le maniaque à lorgnon les trouvait pas ressemblants non plus… ils venaient de Carcassonne… ils s'expliquaient… ils nous font juges…
« Nous avons peut-être un peu changé mais pas tellement, n'est-ce pas Madame ?… le chagrin, le voyage ?… »
Nous regardons et comparons… évidemment, un petit quelque chose, mais pas à ne pas les reconnaître !… Ce fonctionnaire à lorgnon est un maniaque ou un coquin… en tout cas un dangereux loustic… il décide, il nous met en pénitence dans le coin du hangar pour avoir le temps de copier nos pièces… à la main, d'abord… et puis après à la machine… le monsieur barbichu de Carcassonne, zut ! en a assez !… pour qui le prend-on ?… quelle plaisanterie ! oh, La Vigue approuve !… on se fout de nous !… bel et bien !… ce bureaucrate flic dépasse les bornes !
« Pensez Monsieur ! pas reconnaissable, moi !… moi !… ma photo sur tous les murs ! toute l'Europe a ma photo ! hélas ! hélas !… et l'Amérique ! cet ahuri ne me reconnaît pas ! il sort d'où, je demande, ce crétin ?… voilà leur police !… jolie clique d'emmerdeurs planqués !… il aurait mieux fait d'être dans le train, notre train !… moi j'étais dans le train, moi, Monsieur !… le dernier train de la gare de l'Est… regardez ma valise ! »
Il va à la banquette en face… il sort sa valise du dessous… la brandit haut !… l'ouvre… toute une boule de linge en échappe, en charpie… ses chemises… mouchoirs… culottes…
« Vous voyez un peu !… passé Épernay, plus qu'une cible !… le train-cible !… des deux remblais !… de part en part ! tap ! tap ! rrrrrt ! pas que mes valises !… combien de morts ?… on ne saura jamais ! j'avais trois sacoches en plus !… je les ai laissées ! le maquis est maître de la France !… j'ai vu…. je le sais !… tenez, à Paris ?… Paris même ! vous ne savez pas ?… j'ai vu, moi !… »
Là debout, il revoyait…
« Vous ne savez pas ! les souris grises, les téléphonistes !… les langues arrachées, ficelées deux par deux à la Seine !… du pont de la Concorde ! »
Le couple, le barbichu et sa pleureuse, avaient l'air comme de douter… ah, par exemple !
« Vous ne me croyez pas, vous Monsieur ?… passez vous-même en ce moment sur n'importe quel pont de Paris vous me donnerez des nouvelles !… »
Ces sceptiques l'horripilaient ! leurs valises étaient transpercées ?… belle preuve ! trois… quatre balles !
« Viens Ferdine ! je ne peux plus tenir ! »
Il sort, il m'emmène… tout de suite à la pancarte, l'autre porte, Abort… W.-C… nous entrons…
« Ces gens-là sont des poulets ! t'as pas vu ? ces soi-disant de Carcassonne !… salut ! jacter qu'ils veulent !…
— Tu crois ?
— Positif !… que c'est plein de microphones partout, plein la baraque !… »
Je veux bien… je réfléchis…
« Ferdine, si nous ne sortons pas d'ici, pas dans une heure !… tout de suite… tout de suite !… nous en sortirons jamais ! »
Je veux bien.
« Va chercher Lili !… nous dirons au mec du bureau que nous allons déjeuner en face, et qu'aussitôt nous revenons !… que nous lui laissons nos papiers ! tous nos papiers ! que nous revenons avec les photos !… il touche sa fleur, moi je te dis !
— T'as raison ! »
Je fais signe à Lili… un saut au bureau !… enfin, un saut comme je peux !… le nôtre bureaucrate n'est plus là, il est à la soupe… zut ! c'est un autre ! cet autre m'écoute… il veut bien « qu'on va revenir, etc. » mais il me met en garde que nous n'aurons rien à manger si nous ne présentons pas de passeports !
« Je peux vous donner un “petit permis”… tout ce que je peux !… l'hausgericht !… repas frugal… »
Oui ! oui ! on veut bien !… le principal qu'il nous laisse sortir, nous garde pas dans la cambuse ! ce couple de Perpignan est peut-être bien honnête ? pas bourrique du tout !… ce qu'ils ont affreux, c'est qu'ils ont pas reconnu La Vigue… ni du théâtre, ni du film !… les gens que ça peut être ?… pas à croire !… bien capables de tout !…
« Allez Ferdine ! magne ! attends pas que l'autre flic rallège ! »
Il nous presse…
« D'abord dis, la clape !… non tiens, tout de suite “Photomaton” ! je t'ai pas tout raconté, Ferdine !… notre train de plaisir ! le dernier dur de la gare de l'Est !… quatre fois mitraillé, mon fils !… Épernay… Mézières… et puis en Belgique !… les deux remblais pleins de maquisards ! vois un petit peu ! »
Il recommence tout !
« Regarde ma valoche ! »
Il la rouvre… elle se répand… toutes ses liquettes plein le trottoir !… que les gens de la queue se rendent compte de ce qu'a été le dernier train !… et que les deux-là de Carcassonne qui pleurent ont rien vu !
« Voilà ce que c'est maintenant la France ! »
Oh ça y est ! quelqu'un l'a reconnu !… un !… dix !…
« Le Vigan !… Le Vigan !… c'est lui ! »
Il remercie… une fois… deux fois… il s'incline… et il remballe son saint-frusquin… toutes ses loques… vite !…
« Maintenant fils, en route ! »
En route, c'est pas loin… l'autre côté de l'avenue, le « Thüringer Hof »… on a finalement décidé qu'on irait qu'après aux photos… Lili porte Bébert dans son sac…
« Tu peux plus marcher sans cannes ? »
Il me demande.
« Si ! je pourrais, mais je suis mieux avec !
— Tu te vieillis ! »
Sa terreur lui, vioquir ! vioquir !…
« Mais dis donc fils, t'as dix ans de moins ! tu verras un peu dans dix piges !… »
Normal que je titube, lui droit comme un I…
Le « Thüringer Hof » nous voici !… le palace… oh, bien écorné… entre deux immeubles absolument en décombres… en creux, je dirais… le « Thüringer » se tient encore, juste un balcon qui lui pend… on entre… la « Réception »… au milieu d'un grand hall, tout or… je sors notre petit permis : « un repas »…
« Stimmt… ça va !… vous voulez manger ?
— Oui !… oui !… oui !… »
Le Vigan répond…
« Vous voulez une chambre ?
— Deux chambres !… une pour moi, ma femme !… et une pour notre ami, là !… »
Ce portier est de la grande époque, la redingote plus que vaste, à passementeries très vermicelle, casquette de super-amiral… mais il aperçoit Bébert !… sa tête !… Bébert aussi le regarde fixe…
« Vous avez un chat ? »
Foutre, il le voit !… clac !… il referme son registre !… il veut plus de nous !
« Aucun animal n'est admis !
— Alors ?
— Alors ? »
On peut lui répondre tac au tac : larbin, boche, schleu, etc… qu'il aille se faire !… ça nous avancerait pas beaucoup…
« Montre ta valise, con ! »
Je fais à La Vigue… il m'obéit, il montre les trous… son fatras de loques… je lui montre mes cannes… que je tiens pas debout…
« Blessés ! blessés ! verwundet ! ma femme aussi !…
— Alors adressez-vous là !… là ils prennent avec les animaux… »
Il nous écrit le nom sur une carte… « Zenith Hotel »… Schinkelstrasse…
Je veux pas que La Vigue déconne encore, je prends le commandement…
« Merci beaucoup Monsieur le portier, nous y allons tout de suite de votre part… peut-être aurez-vous l'obligeance de prévenir le “Zenith Hotel”… téléphoner ? »
Bien content qu'on le débarrasse !
« Ja !… ja !… ja !… »
Je lui plie un billet de cent marks en quatre… en huit… je lui file dans le creux… et lui serre très fort les deux mains… tout de suite il a le « Zenith » au bout… j'entends le bon dialogue… « ça va !… stimmt ! allez-y ! » qu'ils peuvent nous prendre ! que nous sommes sérieux au pourboire…
Je prépare un autre billet de cent marks, que j'aie tout ce qu'il faut en arrivant… pas tout d'être maudit de l'univers !…
« Maintenant La Vigue, en avant ! »
Fini l'amusette !… si on se fait encore virer du « Zenith Hotel », c'est plus qu'aller où ?… je leur répète, Lili et notre ami illustre artiste… qu'ils me demandent avant de parler !… qu'ils gaffent pas !…
Il s'agit d'abord de trouver cette Schinkelstrasse !… l'amiral-portier veut bien sortir… il nous montre… la quatrième ?… troisième ?… à gauche ?… on peut pas se tromper !… soit !… mais je connais le décor des façades, vous croyez qu'une rue existe, elle existe plus… tout son intérieur, poutres, briques, escaliers, lui pend par les fenêtres… ou se trouve en tas devant les portes… si vous voyez de loin, une certaine hauteur de briques, c'est tout le souvenir de l'immeuble… vous acquérez l'habitude… le trottoir est plus qu'un petit boyau juste à passer pour une personne… entre le haut mur des ordures et les soi-disant maisons… là du « Thüringer » à cette rue Schinkel, au bout de deux minutes c'était plus que des bouts de devantures qui voguaient, s'effilochaient… et des persiennes… vous auriez ri ! à chaque bourrasque, il vente beaucoup dans une ville qui n'a plus d'immeubles… ça doit être terrible à Hiroshima ! ptaf !… il vous arrivait une fenêtre !… vous pouviez très bien être tué… avec cannes… sans cannes… ah, je vois cette Schinkelstrasse… le 15… le tas de décombres dépasse pas le premier balcon… « Hotel Zenith »… il reste plus qu'un bout de la plaque : nith… pas d'erreur !… la sonnette sonne plus ! tant pis !… en avant !… personne nous accueille ! ce qui reste du « Zenith Hotel », j'ai qu'à regarder… et d'abord trouver quelqu'un… je vois au fond d'une sorte de courette… là aussi des monceaux d'ordures, de briques et de tout… mais pas en ordre, en piles… non !… le genre la vieille zone… et des excréments en plus… bon !… c'est un style !… et presque noir, là tout le fond… noir et moisi… un côté c'est un rez-de-chaussée… pas de fenêtre ni de porte… des tentures en place… je me demande : cette cagna est-elle habitée ?… j'appelle : oh ! oh !… quelqu'un sort de cette moisissure… un moujik !… je dis : un vrai !… barbe, bottes, chemise bouffante… et le large sourire… enfin, un aimable !… il me parle en allemand… pas bien, mais assez… je lui réponds aussi « petit boche »… on se comprend… c'est lui le gérant du « Zenith », il m'explique, il vient de Sibérie… prisonnier ? déporté ?… Vlasoff ?… je demande pas… mais enthousiaste !… il m'entreprend !… deux mots… les louanges de sa Sibérie !… qu'est-ce qu'on attend ? comme la Sibérie est riche ! giboyeuse ! fleurie ! verdoyante ! accueillante ! j'ai pas idée !… de ces vallons ! quels pâturages !… de ces buissons !… quels gardénias ! je peux pas me douter !… il me fait une de ces propagandes, massive, que nous pourrions partir tout de suite !… vivre en Sibérie !… mais j'objecte ! entendu ! sûrement ! mais Berlin veut pas nous lâcher… est-il agent de l'Intourist ? je lui demanderai… ce doit être sa femme qui nous regarde, elle a soulevé un peu de tenture… une vraie baba, yeux bridés, mouchoir de tête… elle est pas causante… je veux aider… La Vigue y va… cent marks bien pliés… elle voit qu'on a des bonnes manières, elle fait signe à son moujik que nous sommes acceptables… qu'il peut y aller…
« La chambre ? »
Certainement la chambre ! tout de suite !… deux chambres ! mais bien sûr !… où vous voudrez ! second étage ?… voici déjà une chose acquise… nous ne coucherons pas dans la rue… et la clape ?… va-t-il nous demander des tickets ?… non, ça sera de la soupe, de leur propre soupe, trois gamelles, et du pain noir, et de la bière… cet hôtel qui ne paye pas de mine au moins une chose, veut bien de nous !… l'occupation russe a du bon ! maintenant à l'étage !… l'escalier !… ça manque de marches… on ne peut pas monter plus haut… le « troisième » existe plus… à ciel ouvert… bon pour le « second » ! quels numéros !… n'importe !… « tirez ! poussez ! » il en a de bonnes !… ses portes ouvrent pas !… coincées, gondolées… on s'y met tous !… les murs, les cloisons cèdent très vite !… oh très bien !… tout un mur qui se rabat sur nous !… l'autre cloison décolle… on voit dans cette pièce, on peut même entrer… nous entrons… avec plein de plâtre, papiers peints, briques… oh, deux lits-cages !… Lili, moi, Bébert… et La Vigue, où ? la chambre à côté ! pas par la porte, fichtre !… nous savons ! à insister, la défoncer, tout le couloir céderait !… peut-être tout le « Zenith » ? les murs ne demandent qu'à s'ouvrir… mais un peu de doigté ! La Vigue est adroit avec son canif, il décolle une brique, une autre… très subtilement… le tout de ne pas toucher aux portes !… là ça y est !… sa chambre, comme la nôtre, mais pas de table de nuit… ni broc, ni cuvette… un petit miroir… fendu, mais quand même !…
« Dis, Ferdinand, j'ai une sale gueule !…
— Oh non ! un peu fatigué, ça se comprend ! »
Il prend facilement l'air tout au bout de tous les malheurs.. Christ aux Oliviers… c'est depuis son film La Passion… et maintenant depuis la gare de l'Est, l'attaque de son train, ses chemises en charpie et l'état de la France, il peut être un peu accablé… le Christ, c'était déjà pas mal… une seule fois qu'ils ont joué le Christ, j'ai vu un peu, les acteurs, et même les metteurs en scène, c'est pour la vie… la moindre occasion ils sont Christ… demandez toujours à un artiste s'il a joué le Christ, si oui, vous pouvez vous attendre… une femme, si elle a fait la Vierge ? à cent ans, elle la fera encore… je voulais pas que ça le prenne là, La Vigue, qu'il se mette en croix sur le lit-cage… on était assez en plein drame, je trouvais… vite ! vite !… je lui parle de notre soupe, du moujik et de nos gamelles… qu'il serait bien aimable d'aller voir… qu'on ne nous oublie pas… il avait vu le fin fond de la cour… juste, on vient !… des pas… c'est le barbu !… je parle d'autre chose… je lui demande : la dernière alerte ?
« Oh, toutes les nuits ! mais plus de bombes ! fini les bombes ! »
Je veux, mais je crois ces avions lunatiques et simplement qu'ils recommenceront… en fait, bien sûr, ils sont revenus, mais des mois plus tard, et alors pour le grand cirque… nous, le moment, c'était l'accalmie… ils s'occupaient des frontières et des raids sur Londres, pas de Berlin… nous toujours, nous étions casés, pas très solides, mais enfin… tout était fragile !… nous aurions été à Paris, ç'aurait été nos jolies viandes… qu'auraient été secouées grand ouvertes !… donc pas à se plaindre ! mieux le « Zenith » que l'abattoir !…
On s'assoit sur nos lits-cages, on pense… y a penser… Bébert part à la découverte… la façon des chats, dès qu'ils sont quelque part, il faut, même en très grand danger, qu'ils reconnaissent les lieux et les environs… leur espace vital… pour ça qu'il est si délicat de les emmener à la campagne… leur instinct, ils fuguent, et vont finir à la marmite… là, l'« espace vital » au « Zenith », c'était la longueur du couloir… tout de suite Bébert est au bout… Lili l'appelle… il revient pas… elle va voir… une tenture… j'y vais aussi, on est à regarder tous les trois, Lili, moi, Bébert… rien ! le vide… oh, un vide de bien sept étages, un entonnoir de très forte bombe, vaste assez pour plusieurs immeubles… le « Zenith » peut dire qu'il l'a frisé poil !… comme la loterie les bombardements !… engloutissez ?… on parle plus de vous !… si c'est votre veine, ce sont les autres qui plongent ! vous pouvez jouer dès aujourd'hui, puisque vous partez en vacances, à qui plongera ? lui ? elle ? moi ?… au « Zenith », tout considéré nous l'avions belle… Le Vigan remonte avec les gamelles… très honnêtes ! chou rouge à la crème, le moujik le suit avec des cannettes et l'eau minérale… voilà le parfait ordinaire !… ah, aussi des boules… pain noir… ce moujik nous gâte ! il demande pas de tickets… nous nous allongeons, on a le droit, on a un petit peu bagotté… y a plus de fenêtres… je veux dire presque plus, juste les montants… et deux, trois demi-vitres… ce Russe est vraiment sympathique, il nous apporte deux grands tapis pour suspendre en guise de rideaux… on accroche… voilà qui est fait… maintenant vraiment on peut attendre… l'intimité, si on peut dire… chacun chez soi !… façon de parler… pour passer chez Le Vigan y a qu'à enlever deux carrés de plâtre… mais pour aller au couloir c'est seulement en étant chez lui et faisant pivoter quatre briques… pas par la porte !… surtout pas !… elle vous ferait crouler tout l'étage ! Bébert lui passe par où il veut… fissures… trous de rats, rideaux… certaines fissures un peu plus larges, Lili passe… elle va au couloir, à l'autre bout… elle m'appelle… je veux pas y aller…
« Si ! si ! viens !
— Qu'est-ce que tu vois ?
— Un autre trou ! »
Bon !… je fais l'effort… à quatre pattes… je démolis un peu le bas du mur… La Vigue vient aussi, à quatre pattes… nous voici l'autre bout de l'étage… un « à pic » encore au-dessus d'un cratère, un autre !… un grand tapis pend en guise de cloison… après le tapis, le vide, l'autre trou… de quoi bien enfouir trois immeubles… ils y sont peut-être ?… même sans doute… le « Zenith Hotel » a eu de la veine, il pouvait très bien partir des deux côtés… il s'en est arraché beaucoup, puisqu'il n'existe plus que deux étages… existent légèrement, je dirais… à propos, il faut que je demande au moujik où sont les autres voyageurs ?… « sight-seeing » ?… new-Berlin ?… je rigole !… mais au fait ! nos photographies !…
« La Vigue ! nos photomatons ! »
Le flic aux passeports doit se demander ce qu'on devient, il doit être rentré de la soupe… mauvais qu'il croie qu'on se fout de lui ! zut !… qu'on se repose d'abord ! un peu !… surtout après la soupe aux choux… je dis rien, mais lourde… nous revoici donc à quatre pattes, à prospecter vers une autre fente plus large, plus facile… Bébert nous trouve une très béante, je l'avais pas vue… ça y est !… nous y sommes ! mais couverts de plâtre, sable, cendres… on va se laver !… j'appelle :
« Ivan ! Ivan ! »
Il m'a pas dit comme il s'appelle, mais Ivan il peut pas se vexer… il a peut-être une brosse ? faudrait une étrille tellement nous sommes épais de plâtras… et de toutes les crasses…
« Ivan ! Ivan ! »
Personne vient… on peut s'allonger… La Vigue ronfle presque tout de suite… moi-même je me laisserais aller… Lili somnole… Bébert est entre nous deux…
Il faisait presque nuit quand les sirènes ont commencé… une d'abord… puis cent !… sans elles, on dormirait encore…
« La Vigue !… La Vigue !
— T'en fais pas ! le Russe l'a dit, ils bombardent plus ! ils passent ! »
Ivan dans le couloir, je l'entends… qu'est-ce qu'il vient foutre ?
« Mais dis les trous, c'est pas la Lune ! »
J'objecte…
« Laisse ! laisse, je te dis !… ils vont ailleurs ! »
La Vigue a la foi.
Ah, voici Ivan ! il venait !… encore trois gamelles, patates et betteraves, et l'eau minérale ! d'où il sort tout ça ?…
« Ivan, as-tu un peu de viande ?… pas pour nous !… pour notre chat, là ?
— Da ! da ! da ! Ich will ! »
Cet Ivan est providentiel, je trouve… il a droit encore à cent marks… je veux me ruiner pour Ivan !
« La Vigue !… La Vigue !… à table ! »
Il passe par sa fente, le voici, il bâille…
« Dis, c'est comme ça en Russie ? »
Je veux savoir…
« Ach ! viel besser ! bien mieux !
— Et en Sibérie ?
— Noch viel besser !… encore beaucoup mieux !
— Tu vois ce qui nous reste à faire !…
— Pas à hésiter ! »
Tout un programme… Ivan reste là, il nous regarde… si ces gamelles vraiment nous plaisent ?
« Merkwürdig ! Ivan ! merveilleux ! »
Je pense que pour la Sibérie, on réfléchira !
« D'abord, dis donc, le flic ? »
La Vigue se demande !
« Il s'attend pas à ce qu'on revienne !
— Mais les photos ? »
Je suis plus courageux, je trouve qu'il faut ! Ivan revient, il remonte avec le petit bout de viande… je m'y connais… cette viande ne sent pas… mais elle est pâle… je veux pas vous faire un effet, mais enfin les choses… l'endroit… « on ne voit que ce qu'on regarde et on ne regarde que ce qu'on a déjà dans l'esprit »… Bébert renifle un peu ce bout de viande pâle… il mord dedans, il la refuse pas… pas de commentaires… une bonne chose, il a à manger !… La Vigue retourne à son sommier, il reronfle tout de suite… nous aussi, je crois… il est pas question de se parler… on ne peut entendre que les sirènes… au moins une heure qu'elles mugissent… deux heures… elles alertent pour rien… pas une seule bombe… Ivan l'avait dit… du « décor sonore » c'est tout !… somnolons donc si nous pouvons… on se repose, voilà !… je vais voir venir l'aurore… je peux rester là comme ça des heures, j'ai l'habitude… Ivan je pressentais, devait pas être loin… il devait regarder ce qu'on fabriquait… un trou de voyou, une fissure à lui…
« Komm Ivan ! komm ! viens ! »
Je veux pas qu'il se gêne !… je veux lui parler un petit peu… il m'agace qu'il rôde… le voici !…
« Ivan ! les autres voyageurs ?
— All weg ! tous partis ! »
Je comprends qu'on ait eu des chambres !
« Et le café ? »
Sa femme doit en avoir en bas… je lui passe encore un « cent marks »… il va devenir riche si ça continue… il veut bien, Ivan !… il descend, il remonte avec un plateau, trois bols, une cafetière, du lait en poudre, et plein de pain noir… en boules et en tranches…
« Du sucre, Ivan ! »
Le sucre c'est de sa poche… tout de suite… des gros morceaux, chacun deux !… on peut pas se plaindre !…
« Ivan !… Künstler !… tu te démerdes ! t'auras pas volé qu'ils te rapatrient ! en Sibérie !… tu te monteras un Palace là-bas !… nach Siberia !
— Ach ! ach ! ach !… »
Qu'on rigole donc !… on est pas là pour pleurer !… sacré moral, « Zenith Hotel » ! la preuve !… on lui boit tout son faux café, et son pain noir, pas très pain vrai dire, mi-sciure… et son sucre… plus que saccharine !… enfin, café tiède !…
« Dis, regarde Ferdine ! »
Je vais voir chez lui, par sa fenêtre, je soulève la tenture… la Schinkelstrasse se réveille… des gens vont, viennent… je vois que c'est surtout des équipes au ramassage, empilage des pierres, décombres, tuiles… et que ça dégringole !… des escouades d'hommes et de femmes, des vieux… ils ramassent, ils vont mettre en tas sur d'autres tas… en ordre… bientôt y aura plus de trottoirs, trop de tas, trop hauts, trop larges, des pyramides… je vous ai dit, les façades qui restent, godent, flottent, défaillent, s'écaillent au vent… les penailleux au ramassage sortent des trous à l'aube… rats de jour… ils font pas vite au ramassage, pas ardents, mais ordonnés… des très vieilles mains, des très vieux êtres, bien rhumatisants, hâves, tordus… où ils peuvent briffer ? on se demande si ce sont des Russes ?… des Baltes ? des cloches d'ici ?… ils sont tous en pantalons… enfin, à peu près… je vois… ceux qu'ont des jupes m'ont l'air plutôt d'hommes… ils fument tous, il semble… fument quoi ?… bientôt, il restera plus rien des maisons… plus que des poussières et des cratères… le « Zenith » peut un petit peu s'attendre à faire qu'un tas… déjà il en a deux étages devant sa porte… ces équipes de vieux fossoyeurs travaillent pour l'avenir ! Hamlet était qu'un petit J3… dialectique gâté, il aurait attaqué le Château, le démolir pierre par pierre… lui aurait fait un drôle de bien ! il aurait poussé moins d'alas ! je voyais là ces vieillards œuvrer, fantômes ainsi dire, pas vite bien sûr, mais très sagement, entasser les tuiles, qu'il en reste pas une à la traîne… même chercher en face, aux autres tas, ce qui était du « Zenith », ce qu'appartenait à notre ruine… on peut dire des gens consciencieux… pas de va-comme-je-te-pousse souillons… des équipes quand ce sera « tout-cendres », que la planète sera plus qu'une gadouille de neutrons, vous feront des petits tas de ces chimies, trois, quatre tas disons pour une capitale… cinq tas pour Brooklyn-Manhattan… oh, je plaisante !… tout vient à point ! là nous étions Schinkelstrasse… deux tas pour Paris !… nous n'y sommes plus ! je vous retrouve !… nous regardons la rue… l'ordre que mettent ces gens… pas que dans les briques… il tombe de tout… cheminées… gouttières, baignoires… mais nous, là je pense, nos photomatons ?
« Tu te souviens toi où c'était ?
— Oui !… oui !… »
Tant mieux !… juste à côté du « Thüringer »… d'où on s'était fait éjecter !… hop ! un sursaut ! que la police nous recherche pas ! vite à nos images ! même méconnaissables ! j'appelle Ivan ! le voici !… je lui recommande de toucher à rien, qu'on va se faire voir à la « Police »… qu'on va pas être cinq minutes… on va pas bâiller aux vitrines !… là dans la rue je vois vraiment que j'ai besoin de cannes, je me ramassais tous les trois pas… je suis comme les maisons… j'ondule… on passe encore par des rues… sans doute les mêmes… aussi pleines de vieux, comme la nôtre… qui ramassent, empilent… ils fument aussi, n'importe quoi… ils sont habillés pareil, loques et ficelles, demi-jupes et bouts de pantalons… on parle des misères de Shanghaï, y a toujours tout ce qu'il faut partout… ah, voici notre photomaton !… nous nous sommes retrouvés sans mal !… oh, mais quel monde !… j'ai droit à deux priorités !… invalide de guerre et médecin… mon brassard !… « Défense passive de Bezons »… je me le passe au bras… je m'occupe pas des gens, j'entre direct dans la baraque, et Lili, La Vigue et Bébert… ça murmure !… je leur montre ma « croix rouge »… ils voient… et j'annonce haut, fort… « Affaires étrangères » !… je leur dirais n'importe quoi !… qu'on est Belzébuth et sa cour… pour arriver à la demoiselle qu'on se fasse pas virer finalement parce que nous ne sommes pas à l'heure… la demoiselle nous demande pas de détails elle nous fait asseoir… chacun devant un gros œil de verre… La Vigue veut qu'on le laisse réfléchir… une seconde… le temps de s'arranger un peu… penses-tu !… tac ! tac ! tac !… on est pris !… la technicienne ne peut pas attendre !… elle nous montre tous les gens dehors !… nos trois tabourets sont occupés, illico !… et nous, rejetés debout !… ça se développe dans le cagibi… deux minutes ! voici !… je paye… dehors nos binettes !… là, on a le temps… on se regarde… et regarde encore… Lili, moi, La Vigue, on a changé de tronches !… le flic de la Polizei a raison… je m'occupe pas beaucoup de ma figure, mais là vraiment de quoi s'amuser !… des yeux, des calots qui ressortent ; presque du « Base-dow »… et plus de joues du tout !… des bouches flasques, comme de noyés… tous les trois !… on est vraiment devenus horribles… trois monstres… pas niable !… comment on est passés monstres ?… comme pour les cannes, là d'un seul coup… c'est depuis Baden-Baden que je titube… ça doit être aussi depuis le « Brenner » nos tronches d'effarés guignols criminels ?… le saisissement ?… on est mimi !… surtout Le Vigan qu'est à rire, lui le charmeur célèbre, aussi envoûtant à la ville qu'en film ou la Scène… qu'elles étaient toutes folles ! il fait aussi incongru que nous en « Photomaton »… traqué, effaré… Lili aussi, pourtant mignonne, traits réguliers, criminelle en rien, la voici marâtre assassine, les cheveux en tornade et Sabbat, sorcière sur le retour, elle qu'a pas vingt ans…
« L'Allemagne nous réussit pas… »
C'est à craindre !…
« Le flic dira qu'on n'est pas nous !… »
On peut être sûr !… je prévois les complications… mieux pas y aller !… advienne que pourra !…
« Retournons à l'hôtel ! »
Traîner par les rues ?… pas bien recommandable !… j'étais pas encore habitué à être identique et moi-même et cependant méconnaissable… plus tard je m'y suis fait, très bien fait, promener un double, un espèce de mort, un mort avec cannes et soucis… un méchant qui vous abatterait, ferait que vous renvoyer au cimetière d'où vous n'auriez pas dû sortir… moi depuis 14… pas que de 44 !… je vais pas voter, je sais pourquoi, je suis attendu… les conservateurs de cimetières savent qui est qui… à peu près encore des formes, et des couleurs et des souvenirs… mais quels ? ratiociner arrange rien… vous êtes repéré !… à la fosse ! dans notre cas, nos photos, il s'agissait pas de plaisanterie… la police en voudrait jamais !… elles étaient pas à présenter… je propose… nous revoici au « Zenith »…
« On peut essayer sur Ivan !… »
Ça risque rien… je l'appelle… il était derrière le mur… je lui demande ce qu'il pense de nos photos… il les prend, il les retourne, face et verso… têtes en bas, il trouve rien… on est devenus des Picasso… notre cas est vraiment assez grave… y a qu'à la Cour de Justice et pour la prison qu'ils vous retrouvent… et pour bien vous gauler vos meubles… là ils se trompent pas… Berlin, nous n'étions qu'au début, je ne savais pas tout ce qu'on peut faire avec les personnes hors-la-loi… arrive que pourra !… je commande encore trois gamelles et le petit quelque chose pour Bébert… quand on a des photos comme nous il faut se montrer large… j'y vais de deux billets de « cent marks »… encore !… je sais pas ce qu'il pense en politique, Ivan… mais une chose : il pourra dire que je suis aimable… sans doute nous ne sommes plus que nous trois dans ce qui reste du « Zenith Hotel »… plus que nos deux chambres habitées !… tout de même encore un téléphone… je l'entends qui grelotte… même assez souvent… où il peut être cet appareil ?… dans la cour, dans son rez-de-chaussée ? ou au fond d'un des cratères ? mais qui peut lui téléphoner ?… Le Vigan se le demande aussi… on va pas lui poser de questions !… allons encore réfléchir !… on sait maintenant très bien passer chez La Vigue… par ses briques… nous revoyons la rue, la Schinkel, le va-et-vient des vieillards, comme ils grattent, épeluchent, mettent en piles… ils feront une autre rue, tuiles et briques, si la guerre dure seulement dix ans… revoici Ivan avec des choux rouges à la crème, et la petite viande pâle pour Bébert… Lili me fait remarquer quelque chose… un étage, une maison en face, comme suspendu entre les colonnes de l'immeuble… en hamac… les étages au-dessus et dessous existent plus… soufflés !… en plus cet étage fait vitrine… vitrine de fleuriste… fleuriste, magasin suspendu… roses, hortensias, clématites… suspendu entre les colonnes en hamac… plus rien n'existe de cette maison que cet aérien entresol… et le grand escalier… le seul étage habité, je crois, de toute la Schinkelstrasse… ah, et nos piaules nous, en carrés de plâtre, « Zenith Hotel »… je demande…
« Dis donc, Ivan !… »
Je lui montre l'autre côté de la rue… ce magasin en hamac ?
« Da ? da ? blumen ?geschäft ?… fleuriste ?
— Nein !… nein ! doktor Pretorius ! »
Va pour Pretorius !… on fait nos remarques, que cet entresol était peut-être pour les mariages et les enterrements… bouquets et couronnes ? on n'en avait pas encore vu… mais ça devait sûrement exister… les conditions se présentaient… nous on s'achèterait bien des fleurs… une coquetterie pour nos piaules !… en pots !… fignoler notre home !… des géraniums… Lili voulait les clématites… on en discutait gentiment… d'intérieurs, de fleurs… et d'herbe pour Bébert… il devait avoir ça, Pretorius ! ce Pretorius !… d'abord terminer nos gamelles !… là encore on se demandait… choux rouges à la crème ?… d'où il pouvait avoir cette crème, l'Ivan barbu ?… son air rustique, c'était un drôle de débrouillé !… même le chou rouge ?… je dis !… maintenant finies les gamelles on pourrait faire un saut en face ? qu'est-ce qu'on risque ? d'abord voir si c'était vrai ce Pretorius ?… pas une invention ! alors y acheter deux géraniums… Docteur Pretorius… s'il existe ?… plein de ramasseurs le trottoir en face… par où on monte chez ce lustucru ? nous verrons !… on y va !… on descend on traverse la rue… on passe entre deux tranchées de briques… on demande l'escalier… par là !… je vois trois étages en échelons de cordes… et puis redescendre à l'entresol ! ce micmac !… mes cannes sous le bras, c'est du travail… il doit rigoler le frère là-haut de voir ses clients piquer une tête… ça doit arriver !… ah le voici… « Doktor Pretorius »… il s'appelle vraiment comme ça… gravé sur cuivre… sa plaque pend à un fil de fer… ils sont tous doktor en Allemagne… doktor fleuriste ?… voilà, c'est lui !… il nous a vus venir… il nous demande tout de suite, en français…
« A qui ai-je l'honneur ?
— Ma femme !… M. Coquillaud ! et moi-même ! »
J'en dis pas plus… c'est assez… un homme au premier abord, ni vulgaire ni brute, assez gras… dans la cinquantaine… et à lunettes…
« Par ici, je vous prie ! »
Il nous précède… il boite un peu…
« Vous voudrez bien m'excuser… j'ai entendu vos paroles… cet immeuble vide résonne !… je ne suis pas fleuriste du tout !… je le déplore !… je regrette, Madame ! je suis bien docteur, c'est exact… mais docteur en droit… et avocat…
— Oh, vous nous pardonnerez, Maître !… notre sottise !… Ivan, en face, aurait dû nous expliquer !…
— Celui que vous appelez Ivan ne sait rien du tout !… il s'appelle Petroff… il est stupide comme tous ces gens russes… stupide et ivrogne et menteur… tous ces gens de l'Est… ici, n'est-ce pas, nos bonnes manières les déroutent… ils ne savent plus ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent, ils ne savent plus ce qu'ils sont !… là-bas on les fouette tous les jours… sitôt qu'ils cessent d'être battus, ils délirent !… le cas de ce Petroff, celui que vous appelez Ivan… il me voit fleuriste !… certes j'ai des fleurs… mais pour l'ornement de mon local, pas pour commerce !… il vient me voir assez souvent… me vendre de sa crème… je lui ai dit cent fois : “Je suis avocat, Petroff”… il faudrait que je le batte au sang pour qu'il se souvienne !… l'habitude !
— Oh, certainement, cher Maître, très juste !… très juste !
— J'aime beaucoup les fleurs, je possédais à Breslau un véritable jardin de fleurs tropicales… en deux serres…
— Ah, vous étiez à Breslau ?
— Oui Monsieur, et je pense, et je crois que je peux dire que mon cabinet était le plus important de Haute-Silésie… jusqu'à Vienne !… au criminel comme au civil !…
— Vous avez fait, bien entendu, de longs séjours en France, cher Maître ?
— Oh oui !… j'ai même présenté à Toulouse une thèse en français, sur Cujas…
— Cher Maître, rien qu'à vous entendre ! aux premiers mots !
— Vous trouvez alors que je parle assez bien français ?
— Bien ?… bien ?… mais on ne peut mieux, cher Maître !… comme on ne le parle plus… sauf quelques très grands écrivains… Duhamel, Delly, Mauriac… et peut-être ?…
— Ah, en vérité ? vous trouvez ?… vous me faites plaisir !… prenez place ! assoyez-vous, je vous en prie ! là, Madame !… je crois que ce divan est plus accueillant que mes fauteuils ! tous “d'occasion”, vous vous doutez !… je n'ai rien sauvé de Breslau !… pas un dossier !… et vous-mêmes !… je me permets !… vous êtes à Berlin en touristes ?… vous connaissez un peu la ville ?…
— Oh, très peu… très peu…
— Alors vous me ferez le grand plaisir, puisque vous demeurez en face, de venir me prendre, et je vous montrerai les endroits un peu pittoresques… cette ville est un peu secrète, comme chez vous Lyon… elle a été très décriée, salie dirais-je… ville très sinistre !… ville de pédérastes, de monstres !… vous avez sûrement entendu ?…
— Oh, la jalousie, Maître ! rien de sérieux !
— Vous verrez !… vous verrez vous-même !… en attendant, je vous prie, mon appartement est à vous ! disposez ! disposez ! et toutes les fleurs !… choisissez pour votre chambre ! le « Zenith » ne paie pas de mine !… je sais !… les chambres sont dans un triste état !… cet hôtel a beaucoup souffert des derniers bombardements… toute la rue d'ailleurs !… cette rue n'est plus que façades… à peine, ci, là, quelques logis… quelques cratères sont aménagés… me dit-on… pour ma part j'ai reconstruit, vous pouvez voir… avec les moyens possibles !… un entresol, et suspendu ! le plafond, les cloisons, sont d'autres immeubles… en face… à côté… les meubles d'autres quartiers détruits… surtout d'Alt Köln… des amis d'ici et de là-bas m'ont aidé… en cette maison tous les locataires sont morts… morts chez eux… tous les corps identifiés… la loi me fait droit… du moment que je reconstruis, occupe le local, bourgeoisement, et paye les impôts, je suis chez moi… loi de 1700, nullement abrogée !… »
Il s'animait !… soutenait sa cause !… le lorgnon tremblotant… ah, que personne vienne contester !… son droit ! et qu'il occupe bourgeoisement !… pas fleuriste du tout !… une invention de ce Petroff, sale animal, crapule à fouetter, jaloux cochon slave !
« J'attends n'est-ce pas, que tout s'arrange !… retourner à Breslau ? non !… je m'inscris ici !… j'ouvre mon cabinet, ici même !
— Certes ! certes, Maître !
— Situé vous le voyez en plein centre !… à deux pas de la Chancellerie ! »
Il se frappe le front…
« Comment ? comment ? vous ne savez pas ? »
Il se lève, vraiment pas à croire !… il regarde l'heure… le Chancelier… la Chancellerie, là, si près !… c'est le moment, il va être quatre heures ! deux pas !… nous voulons ?…
« Oh, certainement !… enchanté… tout ce qu'il y a d'heureux ! quelle veine ! »
Bébert le chat dans sa sacoche, et en route !… Pas loin, il avait raison… une minute…
Eh bien, c'est ça leur Chancellerie ?… grand rectangle en pierres genre granit… mais bien plus triste que du granit, plus funèbre… pas étonnant ce qui s'y est passé !… en comparaison, le Panthéon, les Invalides, font amusants… tout ça sur une petite place de très chagrine sous-préfecture… y a les portes de la Chancellerie qui sont vraiment colossales… sûrement blindées… eh bien, c'est pas tout ! et l'Adolf ?… on est venu pour !… il est là-dedans ? enfermé ?… il va sortir ?… je demande à La Vigue… il ne sait pas… zut !… je demande audit Pretorius « chutt !… chutt ! » il me répond… « les voilà ! vous entendez la fanfare ?… » j'entends rien du tout !… il n'y a que nous sur cette petite place !… nous trois, nous quatre, Lili, moi, La Vigue et lui… personne autre !… debout, on attend… cette « place de la Chancellerie » est vraiment peu fréquentée… pas une sentinelle, pas un troubade, pas un schuppo… je commence à la trouver mauvaise, pourquoi il nous a emmenés là ?… on l'a vue sa Chancellerie… j'y dis !…
« Ça va !… on remonte !
— Chutt !… chutt ! »
Lui, entend quelque chose !… il me regarde…
« Les voilà !… »
Je vois rien… j'entends rien…
« Tu vois quelque chose, toi ? »
Je demande à Lili… et à La Vigue… non !… rien du tout !… le mec est inquiétant… je me doutais un peu… mais là, pour sûr !… on voit rien, on entend rien… lui tout au contraire, il se tient plus !… il crie !… il hurle !… sur la pointe des pieds !… heil ! heil ! ça le prend là à côté de nous… son feutre à bout de bras !… heil !… heil !… il est remonté !… il voit des trucs ?… y a rien… rien… je peux dire : rien !… il se fout de nous ? il le fait exprès ?… la place absolument vide… toutes les boutiques autour fermées… lui voit l'Hitler !
« Vous voyez, il entre !… les portes s'ouvrent !… magnifique ! magnifique ! heil ! »
Et il gueule encore trois heil… il voudrait peut-être que nous aussi ?… il remet son feutre… c'est terminé…
« Remontons ! »
Je vais pas lui demander si c'est vrai… on se tait… on s'en va… on l'écoute… c'est lui qui raconte les choses… qu'Hitler avait bien bonne mine… que la foule était si heureuse !… nous on veut bien, on dit comme lui… comme ça jusqu'à sa maison Schinkelstrasse… colonnes et décombres… l'acrobatie… d'abord par des escabeaux jusqu'au palier du « troisième » et puis la redescente par la longue échelle jusqu'à son entresol-hamac… épreuve ! surtout pour moi, à vertiges… maintenant voilà, on est revenus… où il a trouvé tous ses meubles ?… il m'explique, très raisonnable, plus du tout l'énergumène… il a des relations dans toute la banlieue de Berlin… il achète les meubles de personnes enfuies, bombardées, défuntes… oh, pas tout !… que les bonnes pièces ! je vois, c'est vrai, il déconne pas… c'est bon !… commodes, tables, fauteuils, pas horreurs du tout ! je lui demande…
« Alors, ça aussi, légal ?
— Absolument !… paragraphe 4 ! même loi de 1700 !… reconstruction ! je reconstruis !… j'habite !… je paye les impôts !… correct !… correct ! »
Pas dingue !…
« Ordonnance du 13 décembre Potsdam 1700 !… »
Précis !…
Je l'écoute, je me dis que nous autres rue Girardon, ça doit être pareil, au moment même, ils doivent se servir… ils doivent avoir des Ordonnances, pépères ! qu'on retrouvera jamais rien !… d'un côté, l'autre, boches ou nos frères, tranquille ! la clique, bradeurs, secoueurs, vampires des désastres !… les uniformes ont rien à faire, ni les drapeaux… tout voleurs, tout assassins sont ! outre-Rhin, trans-Caucase, Touraine, Arabidjan, Connecticut cherchez pas, hominiens partout !… Basse-Provence ou Haute-Silésie, étripeurs, faux dingues, trifouilleurs de Codes, foncent !… vous embarquent tout !… réputés réprouvés ? pendables : fixe !… l'article est là !… 75… 113… 117… potences tout près !… partout !… passez les cordes ! couic ! le nôtre là, s'y prenait, je trouvais, d'une façon joliment risquée… que d'un moment l'autre tout lui redébouline sur la tronche, bibelots rares, plantes exotiques, vitrines suspendues, il serait saisi !… que la R.A.F. se remette à s'occuper de Berlin !… on était sans doute qu'en entracte !… les articles et les paragraphes que lui serviraient ? même de Frédéric ? où il irait, et son Hitler imaginaire ?
Ah, l'entresol !… ah, Chancellerie !… je veux, pour le moment, l'entracte, il était mieux que nous… son genre de hamac fleuri était assez gai… qu'il ait des visions ?… possible !… les nerfs, l'effet des bombardements ?… je lui demande…
« Vous avez tout perdu cher Maître ? bombardé ?… à Breslau ?… »
Je connais un peu ce Breslau, bien noir pays, ciel et terre, plus noir que la Prusse et plus froid…
« Oui, tout !… absolument tout ! pertes matérielles !… ach !… ach ! »
Ici geste, que cela compte peu ! vraiment peu !… mais !… mais !…
« Mais ma femme, ma chère femme Anna !… et mon plus jeune fils, Horst, six ans… voilà ! »
Cela nous attriste, bien sûr… mais ce n'est pas tout :
« Deux fils encore !… en Russie… depuis seize mois aucune nouvelle… mon frère et mon neveu en France !… pas de nouvelles ! »
Nous faisons encore des ah !… ah !… c'est tout… lui toujours tout le monde parti, et sans nouvelles, il se rabobiche un intérieur, et un cabinet d'avocat… plus tard j'ai vu, avenue Junot, exactement pareil au même, ils nous ont tout secoué, et réoccupé bourgeoisement… l'Épuration c'est qu'un instant, on vous égorge et vous secoue tout… un éclair ! vous vous retournez, tout est fini !… votre successeur lit son journal, fume sa pipe, Madame après son soutien-gorge, coud, vesse, et discute où ils iront ?… vacances ? vacances ? la petite fille joue du piano, faux… vous vous avez plus rien à foutre !… passez votre chemin, crevez muet !… Pretorius lui, avait confiance… installé dans son hamac, dans ses meubles, à lui plus ou moins, il se voyait tout un avenir… payant ses impôts… rien à craindre !… tout de même, tout son truc houlait, il aurait pas fallu beaucoup que son bric-à-brac pique aux pavés… une petite bombe, plonge ! et salut !… tel quel dans son farfouillis je l'aurais bien vu rue de Provence ou Palais-Royal en véritable magasin… de tout il avait, je voyais, oiseaux empaillés, collections d'insectes… toutes ses tentures ornementées… qu'il ait perdu sa femme Anna, son fils Horst, et sans doute bien d'autres, et son frère, l'empêchait pas du tout de penser que la tragédie prendrait fin et qu'installé bourgeoisement, payant ses impôts, son avenir était assuré, surtout placé comme il était, à quelques pas de la Chancellerie… il lui suffisait d'attendre… c'était aussi bien mon avis !… je l'approuvais fort… La Vigue, Lili le félicitaient pour son bon goût, ses si amusants bibelots, ses si jolies fleurs, son français parfait…
« Vraiment vous croyez ?
— Ah, là ! là ! »
Et de renchérir.
Juste je me levais pour mieux voir… mieux regarder… une bricole… une autre… tiens ! tiens !… je tique !… je me trompe pas… cet éventail ?… je le connais… c'est ça !… je dis rien, je garde pour moi… c'est bien celui de Baden-Baden… l'éventail de Mme von Seckt… pas d'erreur y en a pas d'autres… je leur en parlerai à l'hôtel… dans les circonstances pareilles un petit mot de trop pardonne pas… je sais, j'ai éprouvé : pas de vane ! je tourne la tête, je lui dis encore plus de bien de ses fleurs, de ses potiches, mexicaines… sur le bon esprit qu'il a eu de prendre des options sur tous les décombres d'alentour… et même sur le « Zenith » en face !… trois marks par tonne d'éboulis, dix marks par mètre carré de terrasse !… quel placement ! je parlais de tout, mais pas de l'éventail ! il a fallu qu'il nous relise tous les textes certifiant ses droits… aussi que Lili choisisse des fleurs, deux, dix ! tout ce qu'elle voudrait !… la technique pour rentrer chez nous c'était d'abord de descendre par l'échelle jusqu'au trottoir… là en bas il nous enverrait un panier, au bout d'une corde !… on voulait bien ? tout ce qu'il voulait !…
« Demain, la même heure ? vous me ferez l'amitié… nous irons à Charlottenbourg ! cela vous plaît-il ?
— Oh certainement, Maître, certainement ! »
Ah, au trottoir ! enfin !… voici le panier qui descend… vite ! vite ! toutes nos grâces ! salut ! salut !
« Merci Maître !… merci ! »
Vite en face !… chez nous ! nous traversons les décombres… que les vieillards nous emmurent pas !… ils s'occupent pas de nous… vite notre escalier !… il existe encore !… nos piaules aussi…
« Maintenant écoutez-moi, vous deux !… vous avez rien vu ? »
Je leur chuchote…
« Non !… ses fleurs !
— Vous avez pas vu Hitler ?
— Non !
— Qui vous croyez que c'est ce Pretorius ? »
La Vigue se gratte pas…
« Ferdine, c'est un flic !
— Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Qu'on dise du mal !
— Alors il l'a dans le baba ! mais sûr, il va recommencer ! une chose que vous avez pas vue… chez lui !… accrochée au rideau du fond !
— Quoi ?
— Alors vous avez rien vu !
« Bien simple si je déconne ! Lili où as-tu mis l'éventail de Mme von Seckt ? »
Avec nous c'est pas difficile on a tout dans une seule valise, on se rend tout de suite compte… Lili la cherche, l'ouvre sur le lit-cage, rien !… pas d'éventail !…
« Vous avez rien vu !… il est en face chez Pretorius !…
— Alors ?
— Alors foutons le camp et tout de suite !
— Pretorius est pas venu ici !
— Et Ivan ?
— Ils sont en cheville ? tu crois ?
— Puceau je te dis, si on se tire pas ! là, la minute ! ça va mal !… le vol on s'en fout !… mais le turbin, un peu !… »
Il est dur à penser pratique, vite, Lili aussi… heureusement que moi je décide !