Tout le monde l'avait vu avec nous ! heureusement ! et entre Kracht et Isis !… ça la foutait mal tout de même !… le barbu veut savoir… je vais lui expliquer… Kracht lui explique…

« Nichts !… nichts… schauspieler ! nervös ! comédien ! hystérique !

— Il est comédien ?…

— Die Bühne ! die bühne gesehen ! »

Je veux qu'il comprenne que c'est la scène !… d'avoir vu la scène, de pas en être !… que c'était tout !… l'accès de jalousie ! le juge répond…

« Ach !… ach ! »

Les gens tous qu'allaient s'en aller reviennent… ils l'écoutent gueuler : ich ! ich ! moi… mörderer ! mais ils y croient pas, ils se moquent… ils savent… tous !… même les Russes et les ménagères… ils étaient tous au Tanzhalle !… que ce franzose est complètement louf ! « schauspieler ! verrückt » qu'il est !… « überspannt !… surexcité ! »… ils le connaissent, ils savent ! je vois un mouvement de sympathie… pas très agréable, mais un… le seul qu'on ait eu à Zornhof… l'untersuchungsrichter barbu se met un peu plus loin, dans la boue… il se planque là, nous regarde… La Vigue gueule plus, il a repris son expression « homme de nulle part »… et sa loucherie…

« Sie nehmen ihn mit ? »

Il me crie…

« Ja ! ja ! ja ! »

Je suis catégorique, certainement je le prends avec moi !

« Sie sind verantwortlich ? »

Bien sûr que je suis responsable !

« Sicher ! sicher ! »

Marie-Thérèse vient à mon aide, elle a peur que j'aie pas compris…

« Il vous a demandé si vous le prenez avec vous ?

— Oui ! oui Mademoiselle !… parfaitement d'accord !… mille grâces ! et la responsabilité ! de tout, d'abord, je suis responsable ! »

Elle va trouver le juge à travers la boue… elle lui parle… il sort un monocle de la poche de son gilet, il nous toise… je remarque, ils se parlent… ils parlent ! ils sont embourbés, tous les deux… ils se donnent le bras, ils s'extirpent… ils reviennent… ils passent tout près de nous… pas un mot !… comme si on n'existait pas… très bien !… bon ! nous n'avons plus qu'à remonter, mais là : hep ! hep !… Kracht m'arrête… pour nous : un ordre !… nous devons tout de suite déménager !… le juge d'instruction prend le salon… lui et ses quatre soldats Wehrmacht… je dois seulement passer matin, soir, pour les soins au Revizor… et lui porter sa gamelle… c'est tout !… et rester là-haut dans notre tour… attendre !… on n'était pas mal au salon… Marie-Thérèse, la si aimable, nous avait salis, gentiment, de ça qu'ils s'étaient parlé avec le barbu, pardi !… une minute, que je réfléchisse… je dis à Lili et à La Vigue :

« Vous, vous allez voir là-haut ! arrangez un peu !… je vous rejoins !… je vais faire une piqûre !… d'abord ! »

Une idée… le Revizor doit savoir qui c'est ce barbu, juge d'instruction… je frappe au salon, j'entre, y a personne… sauf le Revizor sur le flanc, sur sa civière… rien bougé… le Revizor qui me parle… il me voit… il me demande…

« Untersuchung ?… l'instruction ?

— Ja ! ja ! »

A mon tour !

« Ce gros-là ?… dieser dicke ?…

— Ja ! ja !

— Qui c'est ?

— Je l'ai connu coiffeur… coiffeur pour dames… Gegmerstrasse… avant Hitler… il a fait de l'agitation ! vous savez ?… politik !

— Nein !… nein ! »

Je veux pas qu'il m'en raconte plus, ça va !…

« Votre bras ? »

Je l'examine… et sa jambe… sûr, une fracture du péroné, tiers inférieur… je lui ferai un petit appareil avec deux attelles… il marchera… deux cannes… ça sera beau, mais mieux que rien… je lui annonce…

« La promenade ! spazieren !

— Oh, danke !… danke ! »

Un coup ravi !… et sa lubie !…

« Die Frauen ! die Frauen ! les femmes ! »

Ça le reprend ! que les furies rappliquent !

« Nein ! nein ! kaput ! kaput ! alle kaput ! »

Je le rassure… broum ! broum !… qu'on rigole !… j'imite les bombes moi aussi !… je connais le moral, je connais ses lois ! le pire en mieux !

« Je reviendrai vous voir avant la nuit, Herr Revizor ! broum !… vous n'avez pas faim ? hunger ?

— Ja ! ja !… très !… sehr ! »

Je lui apporterai sa gamelle.. si l'autre est là, le juge d'instruction coiffeur pour dames, on verra… et ses Wehrmacht

* * *

Tout de suite descendant de notre paille je me dis : le Revizor !… lui d'abord !… pas eu de mal à me réveiller, j'attendais le jour… à vrai dire il fait encore nuit… « quatre heures » à mon chronomètre… en avance, donc !… je descends, je pousse la porte, j'entre au salon… rien !… pas de barbu, pas de factionnaires… lui là sur le flanc me parle, le Revizor… il a basculé de sa civière dans un effort pour faire pipi… il est à même le parquet… tout de suite il me renseigne…

« Ils ne sont pas venus, vous savez… ils sont partis, ils ont eu peur !…

— En auto ?

— Nein ! nein !… zu fuss ! à pied ! sofort !… immédiatement ! ein !… zwei ! »

Il rigole, il les imite, et ça lui fait mal… ein ! zwei ! le pas cadencé !… je le remonte, le rééquilibre sur sa civière… je lui demande…

« Peur de quoi ?

— Die Frauen !… les femmes ! »

Sa manie !… y a pas de femmes du tout… elles sont loin… hanté, qu'il est !… le souvenir de la ratatouille !…

« Elles sont à Hambourg à présent ! »

Qu'il se rassure !… Hambourg c'est au moins trois cents bornes…

« Ça a été tout de même cette nuit ? »

Sa jambe ?… ses côtes ?… son cerveau ?… oui, très bien !… seulement un peu mal… mais se lever ? comment ?… il veut pas se recasser quelque chose… non ! non ! je l'aiderai !… je reviendrai avec ce qu'il faut… j'apporterai ma seringue et je lui arrangerai sa fracture ! mais qu'il ne bouge pas !

« Vous me ferez mal ?

— Oh, pas du tout !… mais maintenant je vous quitte !… il faut !…

— Vous allez à l'enterrement ?

— Je crois… je crois… »

Sur ce je l'embrasse et je sors… déjà ils sont rassemblés !… au moins cinquante… les Bibelforscher avec pioches, pelles… un rien, au moins une heure d'avance !… nous aussi, nous trois et Kracht… avec ses torch !… je comprends que tout est prêt au cimetière, qu'ils ont creusé toute la nuit, qu'on n'a pas des forçats fainéants… que ce soit pour abattre des arbres, monter un théâtre, préparer le cimetière, ils sont là, acharnés, capables, et pas un mot !… combien ils sont ?… je peux pas savoir, je vois les cercueils, les trois… rabotés, cloués… prêts au départ, si j'ose dire… côte à côte… les noms sur chaque… les noms non ! les initiales… en rouge… deux grands LS… sans doute le Landrat, Simmer… un autre L… von Leiden ?… le cul-de-jatte… enfin un grand R… le troisième cercueil… le Rittmeister… qu'on les reconnaisse… maintenant voilà : rassemblement ! par trois comme dans l'armée allemande… mais eux pelles, pioches, sur l'épaule… d'autres escouades pour les cercueils… quatre bibel sous chaque… peu à peu, au jour, je vois qu'ils se sont mis tout ce qu'il y a de propre, leurs bourgerons n° 1, cerclés violet, jaune, et rouge… sabots récurés, rabotés, à vif, à sec !… où ont-ils trouvé le temps de tant de soins ?… je regarde nous trois… et même Kracht !… question tenue : affreux !… eux pourtant pas à la noce !… après toute une nuit de terrassement !… question travail, c'est dur à dire, il faut opter, c'est bibelforscher ou jean-foutre !… alors attention ! on y va !… départ ! les trois cercueils l'un derrière l'autre… et puis les bibel et leurs pioches… et puis La Vigue, Lili, moi… et puis Kracht avec ses « torch » et son revolver à la main… il se méfie, il a raison… tous ces forçats à pelles et pioches pourraient bien se sauver… ils sont religieux, entendu, mais la frayeur ? ils peuvent être pris… panique… surtout survolés comme nous sommes !… qu'un « Marauder » se détache, pique, arrose la cérémonie, tout s'égaille !… malin qui en rattrapera un !… à la route nous prenons du monde… des prisonniers, des travailleurs… et encore d'autres que je connais pas… on va être la foule au cimetière !… on dépasse l'église… au moment j'entends un tambour, de derrière un buisson… tout le monde tourne la tête… des mois qu'on l'entendait plus… Hjalmar revenu ?… et puis un chant, un cantique… enfin un genre… le pasteur serait revenu aussi ?… forcément les gens vont voir… pas à croire, mais oui ! Hjalmar et le pasteur Rieder… bien eux !… l'un au tambour, l'autre à chanter… où ils ont pu être si longtemps ?… les gens leur demandent, Kracht aussi… ils répondent pas… c'est bien eux pourtant !… le pasteur ne chante plus juste… non… Hjalmar a crêpé son tambour… trois épaisseurs !… où il a pu trouver les crêpes ?… son roulement fait mat… très mat… forcément… drrr !… drrr !… le deuil… maintenant on les voit au grand jour… le pasteur a mis sa fraise… son grand col à fraise… sa robe noire est presque verte, il a bien plu dessus… lui Hjalmar fait guenilleux, mais pas plus qu'avant… peut-être un peu plus… son pantalon au-dessus des genoux, vieux boyscout… ses tatanes dépareillées, l'une demi-botte, l'autre escarpin… oh, mais le baudrier rachète tout !… astiqué, luisant… ils sont bien rasés, bien mieux que nous !… où ils pouvaient vivre ?… ça faisait bien deux mois qu'ils avaient pris la clé des champs… pas engraissés non, mais pas si maigres, ils avaient vécu… ce que tout le monde voulait savoir : comment ? ils disaient pas !… zéro !… le pasteur chantait, l'autre son drrr… drrr… c'est tout !… ils s'étaient mis dans le cortège juste après les bibel à pioches… le pasteur en plus de chanter portait un énorme livre sous le bras… sûrement la Bible… les ménagères faisaient leurs remarques… qu'ils étaient aussi dingues l'un que l'autre, mais que le pasteur lui en plus était responsable des ruches… et qu'il avait tout déserté oui ! abandonné ! que les abeilles étaient parties !… fameux trouillard et saboteur ce pasteur Rieder !… il pouvait y aller à chanter !… elles y faisaient entendre, elles aussi, ce qu'elles pensaient !… « honig !… honig ! miel ! »… et qu'on aurait dû l'arrêter !… lui et son complice !… les pendre tout de suite !… tous les deux !… honig ! honig !… pas besoin de cercueils !… « au trou !… au trou ! » tout de suite puisque c'était le moment !… honig ! honig ! mais ça les troublait pas du tout, le pasteur et l'autre… très tranquilles… un au tambour, l'autre aux psaumes, ils suivent les cercueils… on aurait dit des gens d'ailleurs, un peu comme La Vigue… ah, voilà ça y est !… on y est !… nous y sommes !… le cimetière… une haie… et de l'autre côté un versant de sable… et des dalles… des petites… des hautes… des noms… allemands… rien qu'allemands !… pas de français comme à Felixruhe… je vois la fosse… quelque chose !… profondeur, largeur… de quoi en mettre vingt… et plus !… les bibel ont pas roupillé !… hop là ! nos cercueils descendent !… pas cinq minutes tout est recouvert !… vous dire les terrassiers que ce sont !… c'est à regarder… le pasteur chante plus il a ouvert son énorme livre, Hjalmar lui tient, lui fait pupitre… le pasteur lit… il récite… les bibel restent pas se les tourner, actifs toujours, ils tapotent le tertre, le sable, fignolent… posent les dalles… tout le monde est autour… les ménagères répètent… répètent… et fort !… « cochons ! honig ! saboteurs !… lâches !… » c'est pour Rieder… pour l'autre aussi, le pupitre… et que ça ne les gêne pas !… la cérémonie est finie… les bibel raplatissent les mottes… des nuées de piafs rappliquent et des mésanges… tout ça après la terre remuée… les vermillons… qu'il faut être oiseau pour voir ces petits vers… tout le ciel vous diriez volette !… la fête !… des rouges-gorges aussi !… et des corbeaux et des mouettes !… Lili et le sergent manchot font ptaff !… que les corbeaux se sauvent ! le pasteur a fini enfin de réciter !… il referme son gros livre… les ménagères l'engueulent toujours : « cochon ! voleur !… trouille !… » drr… drr !… derr ! Hjalmar se remet à son tambour, et ils s'en vont… ils montent vers le bois de bouleaux en haut du cimetière, personne va courir après ! nous on pouvait se demander… Kracht trouve que c'est pas la peine… « kein sinn ! aucun sens ! » je ne veux pas être plus curieux que lui… ça crie encore « honig ! honig ! » les villageoises… que les ruches sont vides… que le pasteur et l'autre chienlit ont tout emporté ! trouillards que nous sommes aussi !… et que nous sommes complices !… tout le miel de Zornhof !

« Là-bas !… là-bas ! »

Je fais… elles le voyaient le pasteur et l'autre !… aussi bien que nous !… sous les bouleaux ! elles avaient qu'à y aller, elles !… courir !…

Les Bibel en voulaient plus, ils voulaient rentrer aux isbas, vite !… nous aussi !… et les gitans à leur roulotte !… nous trois je dois dire les derniers… Bébert dans son sac, Lili, moi, La Vigue… Lili me montre au loin, après le bois de bouleaux, l'autre plaine… le pasteur et Hjalmar… déjà dans l'autre glaise, au Nord… ils doivent avoir une idée…

« Tu crois ?… tu crois ?

— Pas de mal à être plus futés que nous !… »

A propos idées… La Vigue… zut !…

« Dis donc La Vigue, tu diras plus rien ?

— Quoi ?

— Que t'as tué le Landrat

— J'ai dit ça moi ?

— Et comment ! et que tu l'as hurlé ! et au juge !

— Ferdine ! Ferdine, t'es malade ! »

Ah par exemple !… qu'est-ce qui me prend ? il me montre ! il me touche le front ! ça doit être là ! c'est là !… il me regarde… consterné !

« La Vigue, en attendant fils, à la maison !… que je regarde les cartes !

— L'avenir ?

— Non ! m'en fous de l'avenir ! mais non ! la côte !…

– Ça va être beau ! »

Avant notre parc on s'arrête… un instant… nous écoutons… on entend un peu je crois… le tambour, au Nord… très faible… peut-être ?… la buée est très dense… ils peuvent aussi être en crevasse… je dis rien à La Vigue… ni à Lili…

* * *

Cette cérémonie pouvait nous laisser rêveurs… de nous trois c'est La Vigue qui me semblait le plus secoué… pas plus hagard que d'habitude, mais louchant… tantôt vers un mur… vers un autre…

« La Vigue t'en fais pas !… c'est fini !… il va rien venir !

— Oh, si Ferdine !… bien des choses, va !… bien des choses !… tu ne peux pas te rendre compte, t'es malade !… »

Ma tête !… il me montre encore ma tête… depuis qu'il avait trouvé que j'étais dérangé là !… là !… il avait plus de doutes, il savait…

« Si ! si ! Ferdine ! ils reviendront ! »

Qui les « ils » ?… le mieux, être de son avis !… et qu'il ne bouge pas, reste dans la paille…

« Tu trouves pas fils, qu'ils peuvent garder leur mahlzeit ?… et leur gamelle ?… les autres ? »

Nous on a de quoi rester ici tranquilles… un fond de pot de faux miel et une demi-boule… on ira ce soir ou demain matin au Tanzhalle

« Non ?

— Si, mais Bébert ? »

C'est vrai ! lui n'avait plus rien… la bossue n'amenait plus de poissons et on n'avait plus de faux tickets… ni de leberwurst… pauvre greffe jeûnait déjà assez !… une chose consolante, le Landrat pourrait plus l'estourbir !… lui maintenant qu'avait à se défendre, sa pourriture aux astibloches !… chienlit ! et ses arrogances !… on l'avait vu glisser au fond avec son grand L peint rouge… au grand rendez-vous…

« Allons La Vigue !… à la gamelle ! »

La vie c'est corvées de bout en bout, on les remet, toc ! elles rappliquent… tout vous oublie, tout s'efface, le Temps fait son œuvre, mais les corvées, pardon Madame, sont là et re-là !… un peu ! comment costaudes !… vous en voulez plus, elles vous somment, sonnent, exigent, vous traquent, vous tuent…

« Alors Lili, toi tu montes ! »

Je crois pas aux manoirs hantés… mais tout de même notre recoin de tour, plein de rats, je tenais pas à ce qu'elle reste seule !

« Tu veux ?

— Oui !… oui !

— Et vous ? »

Je la rassure… nous revenons tout de suite… nous ne traînerons pas dans Zornhof !… les gamelles et hop ! et puis dehors y a les bruits !… certes nous sommes blasés, mais… tout de même… plus ou moins d'avions ?…

Nous laissons Lili… je tâte les murs, plus ou moins de tremblote ?… pareil !… peut-être un peu plus vers le Nord… enfin, il me semble… les nuages pas plus noirs… La Vigue je le regarde, louche autant… la figure peut-être un peu plus figée, plus étonnée… il ne va pas plus mal… nous voici dans le parc… Lili est chez Marie-Thérèse, j'espère qu'elle pourra danser, que le piano n'est pas interdit en raison du deuil… au fait est-ce que c'est elle l'héritière ?… notre dorade, ou Isis… parce que femme du fils ?… Kracht me dira… je n'ai jamais compris grand-chose à leurs tarabiscoteries de titres… apanages… en ligne directe, indirecte… foutre que c'était pas nos oignons ! des lois très à eux… entre Ordres nobiliaires… tout cas une chose les deux sont morts en même temps, ou à peu près… ça faisait sûr un deuil de famille… qui permettait peut-être plus que des psaumes… et pas de danses ? une chose aussi que je lui ferai remarquer, la dorade, héritière ou non, qu'elle était pas beaucoup venue le voir pas descendue une seule fois qu'il était bien crevé tout seul, le Rittmeister comte… prudente dorade ! pendant qu'il posait sa chique !… si je la vois pas je monterai lui dire, dans sa tour !… y a que ça de vrai avec le monde, attendre ! attendre et bien se souvenir, précis, et y aller toute !… rapière à fond, jusqu'à la garde ! clouer au mur !… hop ! fendez !… plein bide !… pétez la baudruche !… que ça gicle ! jus partout !… sonnez hautbois, résonnez musettes !

Holà !… vous allez me croire dérangé… m'accuser comme l'autre !… taratata !… à nos gamelles…

« Fils réfléchissons !… nous devons oublier quelque chose ?… »

Je m'aperçois, vieux comme je suis, que j'ai toujours été sérieux… très ! et que les autres sont énormément futiles… mais si arrogants, sentencieux !… un apéro, ils s'envolent !…

« Réfléchis La Vigue !… nous avons oublié quelqu'un !

— Je sais !… je sais !… le Revizor !

— La Vigue, il faut que nous retournions !

— Oh, tu sais où nous en sommes aucune importance ! »

Je lui donne pas tort… tout de même c'est à réfléchir… je m'assois… il reste debout… il fait pas chaud… la neige se décide pas à tomber… il paraît que c'est à cause des bombes, qu'on aura du froid et très vif, mais pas de neige… certes je veux bien, La Vigue aussi… toujours est-il que même comme ça, accroupi, je me sens extrêmement fatigué… ça n'arrange pas le Revizor !… je décide : un saut aux gamelles !… un saut ?… enfin aux bibel et clopin-clopant… j'espère qu'ils y seront… je veux dire le cuistot et l'autre… nous voici sur la bitumée, la route aux voitures… personne en vue… sauf les canards… et le troupeau d'oies… elles nous connaissent, on les ennuie, elles battent plus des ailes, elles traversent lentement la chaussée… même pour les oies y a heure pour tout, mettons pour le Capitole, les barbares seraient revenus vingt fois, elles les auraient même plus regardés… Priape, si effarant pour les fillettes… fait bâiller les mères de famille… là je crois tout l'hameau avait marre de nous… personne aux fenêtres !… d'habitude c'était le frétillement des brise-brise… à croire qu'après les funérailles ils avaient convenu de plus nous voir… je me lève, on y va !… Tanzhalle ! peut-être deux cents mètres… toujours personne… l'impression qu'ils ont foutu le camp… au bistrot non plus, leur wirtschaft qu'était pourtant le zinc fréquenté… une vraie permanence… des hommes qui nous glavaient de très loin… et même la tôlière, leur Madelon, une rousse, je crois veuve de guerre… ce que j'avais compris, une furie, anti-nazi, anti-les-von Leiden, anti-franzose, et surtout paraît, anti-nous !… « scheissbande » elle nous appelait… je vous traduis pas, pas la peine… eh bien, là maintenant, plus personne !… on reste exprès devant cette wirtschaft… rien ! pas un crachat !… parfaite solitude !… je me demande si la cuisine bibel va pas être bouclée ? non !… nous y sommes…

« Alors ?… alors ?

— Rien du tout !… »

Laconique… pourtant y aurait un peu à dire… ils se taisent… je passe nos gamelles… le cuistot les remplit… et tag ! tag ! qu'on décampe !… bien !… Salut !… sur la route, toujours personne… ni ci… ni là… pas une ménagère… des oies, c'est tout… et très tranquilles, tassées par familles… à dormir les têtes sous les ailes… indifférentes…

« Dépêche-toi La Vigue ! »

Je pensais à notre Revizor… notre survivant… pas si sûr !

« Allons !… allons vite ! »

Je pouvais parler moi ! toujours la godille, butant partout… nous voici aux arbres… le parc… zut ! et l'appareil ?… j'oubliais… deux bouts de bois !… ça serait pas beau, mais enfin… j'avais promis… aux autres bibel, à l'isba, je trouverai… ça va, ils y sont ! je leur demande… ils prennent un bâton… ils taillent ! ce qu'il me faut… au couteau… bien !… juste !… je remarque ils ont changé de costume, plus des bourgerons, des houppelandes vertes… leur tenue d'hiver ?… d'autres sabots aussi, des énormes, pour la paille sans doute si gros, une botte chaque pied… on s'en va !… danke ! danke ! tout de suite au salon !… il pourrait bien être décédé en nous attendant… non !… non !… il est là, et aimable… parfaitement !… il a pas eu peur des « furieuses » ?… je m'enquiers… oh non ! que non !… pas du tout ! elles sont à Hambourg les « furieuses » !… ne lui ai-je pas dit ?… je me souviens plus ? je m'en fais ?… il me demande… c'est un comble ! hanté je suis ! braque, voilà !… aussi lui me trouve louf ! où j'avais vu des « furieuses » ?… j'insiste pas !… parfait !… ça va !… le Revizor a le haut moral ! alors un peu, son appareil !… voyons sa jambe : rouge et enflée, le très gros œdème… ça sera pas beau, mais enfin…

« Lili ! Lili ! »

Qu'elle vienne…

« Kracht ! »

Lui aussi !

« Deux paquets d'ouate !… et trois grandes bandes… »

Kracht va… revient… ça y est !… maintenant il s'agit de le lever et de le faire s'asseoir… on le porte au fauteuil, on l'installe, mais il ne tient pas… il souffre trop… il nous le dit, il tiendra pas !… et pourtant pas le blessé geignard, au contraire !… le mieux de ne pas insister, de le recoucher, il attendra… sur civière il ne se plaint plus… je lui offre une gamelle… il a de l'appétit, il veut bien… « l'appareil de marche » je me doutais… il aurait fallu l'endormir… tel quel, impossible… plus tard ils verront !… d'autres médecins…

« Vous croyez ?

— Oh oui certainement !

— Des médecins d'où ?

— Vous verrez !… vous verrez ! »

Je peux pas en dire plus… une autre inquiétude !…

« Und die Kretzer ? et les Kretzer ? vous savez ? »

Il demande…

« Je suis le Revizor !

— Je sais !… je sais !

— Je dois voir leurs comptes ! konto ! konto !… kassa !… la caisse ! »

Pas qu'il soit inquiet mais tout de même il aurait aimé voir les comptes…

« Il est venu !… si ! si ! Kretzer !… mais vous dormiez ! »

Qu'il gigote pas !…

« Schön ! Schön ! bien !… »

Là, un peu calmé… à ce moment juste, des éclatements… broum ! et crrrac !… assez près je crois, vers le terrain d'aviation… il redevient inquiet !

« Ils bombardent souvent ?

— Très rarement !… de plus en plus rarement !… on les abat tous !… la “passive” !… la flach !… vous savez ? »

Pour relever le moral je crains personne, ici, là-bas ou ailleurs… toujours le mot !… on arriverait en Enfer je l'appellerais le « réchauffant total » !… je les ferais tous goder ils en redemanderaient ! ne redemandent-ils pas la guerre ? tortillant du cul !… « la paix ! la paix ! » tartufions bêlants !… le crématoire qu'ils veulent ! un chouette ! un final !

Celui-ci m'embête bien, avec ses comptes et sa kassa !… qu'il finisse d'abord sa gamelle !… oh mais ses 2 cc. qu'il dorme !… je fais pas bouillir… avec quoi ?… j'injecte… il somnole presque tout de suite, voilà, j'ai fait tout mon possible… tout de même un hic… Léonard ?… Joseph ?… je peux pas m'occuper de tout le monde !… et Bébert ?… je crois que je l'entends… il pousse des soupirs… déjà il était plus tout jeune… il a encore vécu sept ans, Bébert, je l'ai ramené ici, à Meudon… il est mort ici, après bien d'autres incidents, cachots, bivouacs, cendres, toute l'Europe… il est mort agile et gracieux, impeccable, il sautait encore par la fenêtre le matin même… nous sommes à rire, les uns les autres, vieillards nés !… je décide… « laissons-le !… montons chez nous !… » dans notre réduit de tour !… demain on verrait !… demain… l'aube…

Ce demain fut long à venir… pas du tout que je sois nerveux… certes non !… mais quelque chose, j'ai retenu !… précisément, deux heures du matin… j'avais demandé à Kracht de me prêter une « torch »… je regarde ma montre… Bébert grogne… lui qui grogne jamais… oui !… y a quelqu'un dehors !… dans l'escalier… un employé de la Dienstelle ?… ils sortent pas la nuit… ils restent dans leurs chambres, même en cas d'alerte… peut-être le tremblotement des murs ?… non !… c'est une marche qui craque… crisse !… d'autres petits crissements… sûr, des marches !… Bébert regrogne… je vais y aller… je veux pas réveiller La Vigue… un cri !… deux cris !… pas que des cris, ça gueule !… plein l'escalier… et des horions !… vlac !… clac !… du pugilat… au-dessus de nous ! à l'étage des femmes secrétaires… oh, mais ça va mal !… plein de femmes… et des voix d'hommes !… Lili, La Vigue sortent de la paille… ils me demandent ce que c'est ?… j'en sais rien… ça se cogne et ça hurle, c'est tout… j'ouvre notre lourde… je comprends !… c'est tout le personnel en fureur, en lutte… leur étage à eux fait saillie au-dessus du vide… sorte de balcon… c'est pas entre eux c'est contre deux femmes… je monte, je vois tout avec ma « torch »… je vois les deux femmes qu'ils assomment pardieu ! tabassent ! mordent !… et qu'elles appellent « au secours ! hilfe ! au secours ! » c'est l'Isis et la Kretzer ! qu'est-ce qu'elles pouvaient branler là-haut ?… ils vont leur faire passer la rampe !… au vide !… qu'est-ce qu'elles fabriquaient ?… ah, on nous le crie !… elles étaient en train de foutre le feu !… tout simplement ! la preuve les bouteilles d'alcool !… j'avais qu'à sentir… plein les marches, d'en bas de tout en bas, du salon à chez la doche au troisième… tous alors qu'on brûle ? parfaitement !… jusqu'en haut chez Marie-Thérèse !… quatre bouteilles d'alcool à brûler… elles en avaient versé partout… je m'étais pas gouré en entendant craquer les marches… Bébert non plus… Isis, la Kretzer qui se parlaient jamais !… elles s'étaient bien rapprochées pour foutre le feu à la turne !… toujours elles vont planer, ça y est ! ensemble !… je vais pas dire un mot, on irait aussi ! le mari surgit ! de le voir, ça bafouille !… le comptable… il menace… il menace de quoi ?… je comprends pas bien… lui qui parle jamais fort, il hurle… oh, mais Kracht !… enfin lui !… où il était ?… il arrive en robe de chambre !… il veut savoir… « elles mettaient le feu !… » on lui raconte et on lui montre les trois bouteilles… il veut se rendre compte… il renifle une bouteille… je monte avec lui jusqu'à l'autre étage… jusqu'à la porte de la dorade… exact !… c'est encore humide.. une allumette tout prenait !… nous, notre paille, on a eu de la veine !… le Revizor roustissait aussi, et toutes les demoiselles Dienstelle… un coup, ça reclaque ! une autre gifle !… les demoiselles dactylos veulent remettre ça ! « crâneuse ! criminelle ! putain ! »… pour Isis ! ce qu'elles pensent !…

Elles sont à vingt après Isis… ce coup-ci ça y sera !… le plongeon !… d'en haut nous regardons… Kracht sait ce qu'il faut… son gros Mauser !… encore ! dans le plafond, deux coups !…. ptaf ! ptaf !… que ça se sauve !… panique de souris !… aux piaules ! c'est fini !… plus personne dans l'escalier que nous trois et Kracht… les Kretzer et Isis von Leiden… ces dames sont un peu dépeignées… elles saignent de partout, mordues partout elles ont plus de robes, en loques… mais elles s'en tirent bien, sans nous elles existeraient plus, elles se seraient fait finir, c'était presque… maintenant, c'est pas tout… il faut prendre des mesures… à Kracht, les mesures…

« Docteur, voilà ! je ne peux pas les laisser ici… tout le village viendrait les chercher…

— Oh sans doute !… sans doute, Kracht !

— Elles voulaient mettre le feu, n'est-ce pas ?…

— Certainement ! certainement !… cinq litres d'alcool à brûler ! »

Je force un peu…

« Je ne peux les envoyer nulle part… je vais les enfermer ici… enfin, à côté… aux isbas… vous êtes d'avis ?

— Parfait !… parfait ! »

Une fameuse idée !… mais j'étais pas sûr qu'elles y restent !

« Qui les gardera ?

— Les bibelforscher ! »

Il me donne les détails… ce qu'il a décidé !… une seule des isbas ! elles avaient été prévues pour les médecins finlandais… leur bateau devait être en panne… quelque part… bien douteux qu'ils arrivent jamais ! et les bibelforscher eux-mêmes, est-ce qu'ils voudraient les garder !… une difficulté… ils voulaient bien, mais pas armés ! forçats, bagnards, mais sans fusils !… pas soldats ! les Écritures !… anti-militaristes, total ! toujours dit : non !… si Adolf s'était incliné c'est pas Kracht qu'allait leur faire porter des armes ! entendu, donc !… pas qu'Isis, la Kretzer avec ! dans la grande isba, et quatre bibel à chaque porte, armés seulement de leurs pelles, et pioches… mon avis ! je le lui donne tout de suite…

« Excellent ! on ne peut mieux !… mais la petite ?… et le mari Kretzer ? »

Oh oui ! oh oui ! il va sans dire !… tous ensemble !

« Vous irez les voir tous les jours !… deux fois par jour ! »

Je suis d'accord !… lui Kracht la nuit, il veut la nuit… et toutes les heures !… nous connaissons nos bergères !… ah, aussi n'oublions pas les romanichels… à voir toutes les heures ! aussi ! chaque heure ! pas bibliques du tout ceux-là !… redoutables coquins ! bien ! bon ! voici notre programme !… de jour et de nuit… du pain sur la planche !… façon de parler… si on revoit jamais l'Harras on lui demandera aussi ce qu'il en pense !… si jamais… jamais, il reparaît… Kracht descend se reposer… nous allons essayer aussi… on a eu assez d'émotions !… non, Kracht peut pas se reposer… il va conduire Isis et l'autre… nous l'attendrons… oui mais La Vigue ? lui ne dort pas…

« Dis La Vigue tu te souviens de Baden-Baden ?… »

Il cherche…

« Non Ferdine ! non !…

— Et de Mme von Seckt ? »

Il cherche encore…

« Non…

— Et de Berlin ?… et de Pretorius ?

— Attends ! attends ! un petit peu… »

Je lui indique…

« Par là Berlin !… t'entends ? broum !… t'entends Berlin ? ils pilonnent !

— Ah c'est vrai, fils !… t'as raison ! »

Il répète comme moi : braoum !

« Ils arrêtent pas !… tu te souviens ! la Chancellerie ?

— Tu crois, vraiment ? »

C'est pas grave qu'il doute… de la Chancellerie et des bombes… ce qu'est grave c'est qu'il nous refasse son scandale… une fois ça avait passé, les gens d'ici le connaissaient… mais ailleurs ?…

« T'as qu'à faire braoum ! La Vigue, c'est tout !… Kracht va revenir !

— Tu crois ?

— Oui ! oui ! oui ! je l'entends ! »

* * *

Vous pensez bien que toute la nuit nous n'avons pas dormi lourd !… l'habitude !… l'habitude ! il s'agissait de pas être surpris… Isis, la Kretzer en isba… surveillées par les bibel… y avait de quoi ne pas être tranquilles… certainement elles allaient revenir !… elles s'échapperaient… et en colère !… alors ?… Kracht devait y aller trois fois entre minuit et six heures… à sept heures mon tour… on en avait pour un moment… quand il ferait un petit peu clair, je me lèverais… il faisait froid… par la lucarne il nous arrivait un peu de neige… je veux être sûr… un coup de « torch » !… oui !… des gros flocons… Lili et La Vigue dorment pas non plus… alors je demande… je veux le surprendre…

« Dis donc, pote ?

— Quoi ?

— Tu te souviens ?… ce qu'a dit la gitane ?

— Non !

— Que t'as tué Simmer, parbleu ! »

Je lui affirme…

« Non ! j'ai rien tué !… tu inventes Ferdine !… tu mens ! »

Comme ça brûle-pourpoint… il sursaute…

« La Vigue j'ai dit ça pour te réveiller !

— T'es un beau con, oui ! voilà !

— T'as raison fils ! serre-moi la poigne ! »

On se la serre… pas de ressentiments !… je voulais me rendre compte… il va mieux… j'ai peut-être été un peu vite… tant pis !… tant pis !… on reste à dire des bêtises jusque vers six heures… je sors de la paille…

« Vous mes amis restez tranquilles !… je vais voir à l'isba et je reviens ! »

Non !… ils veulent venir avec moi… parfait !… je préfère… mais vite !… il faut convenir, du moment où vous vous déshabillez plus tout va très vite… quel temps gagné !… regardez les pompiers, les sinistres… ils réfléchissent pas, ils sautent !… une minute ! attelés, et dehors !… la vraie cadence du genre humain… pas le temps de réfléchir… attelés et dehors ! nous dégringolons… le péristyle… nous y sommes !… je regarde l'heure à ma montre… bien !… Kracht nous voit… il revient de l'isba…

« Docteur, vous y allez ?… elles sont impossibles ! tout le village leur apporte des meubles… vous verrez !… les bibel leur construisent un poêle ! oui !… vous verrez !… en briques !… elles sont impossibles ! »

On a affaire à forte partie, je m'en doutais… hâtons-nous !… déjà un joli tapis de neige… fin octobre… nous ne sommes pas seuls !… tout le hameau trimbale des meubles, des chaises, des coussins… pour les prisonnières ! nous nous avions vu le village vide !… où ils se cachaient ?… ils voulaient pas nous voir nous, c'est tout !… maintenant si ça fonce à l'isba !… de quel entrain ! que ça barde ! quels déménageurs ! et plein de mômes avec, pieds nus… qui apportaient aussi des trucs, casseroles, cuvettes… ces dames s'installaient… surtout des mômes russes je crois… qui nous connaissent… qui nous tirent la langue et nous appellent de tous les noms.. sûrement des gros mots… et que ça rigole !… filles et garçons… chacun à présent porte une brique… et chacune… ils tombent les uns sur les autres… les briques avec !… et que ça se ramasse !… hop ! et se bat, s'empoigne ! boum !… braoum ! même les tout-petits font broum !… imitent ! font les bombes comme sur Berlin ! là-bas ! et zzzz ! comme les avions !… aussi, ils savent !… braoum ! et zzzz !… que tout culbute ! mômes et les briques !… zzz ! et en avant !… le plus fou rire, la bombe ?… la brique ?… l'âge où tout est drôle !… aucune importance… qu'une autre culbute ! et ptaf ! la gifle !… et zzz là-haut ! l'avion qu'arrête pas !… la brique qui bascule.. trop lourde !… on y va tous !… l'extirpe… du trou de neige… jamais tant ri !… ptaf ! une autre beigne !… voici l'isba !… ah, je vois au premier coup d'œil, tout le village y est… toutes les ménagères… et les oies… et les canards… je vois l'intérieur, le fameux poêle, en briques… modèle d'Ukraine, énorme… avec la cheminée à travers le chaume… ils sont au moins dix bibel plus les mômes… ça va ! ça ira ! ça se bâtit ! que ce soir, ça sera prêt ! dix bibel maçons, et qui s'amusent pas, les mômes escaladent, passent les briques… dégringolent… hurlent !… s'esclaffent !… et tout recommence !… tout s'arrange ! toute la diablerie ! avec éclatement des vraies bombes… braoum ! au loin… et imitations !… broum ! là tout près !… en même temps le mobilier arrive… tout l'hameau à transbahuter… dans le froid et la neige… que ces dames manquent de rien ! affreux, ces dames en isba !… bien victimes des brutes !… si tout le village est ému !… et les Russes et les Polonais et les ménagères et les prisonniers… tous !… question du cul-de-jatte et de Simmer et du Commandant héroïque on en parlait plus, inventions vous auriez pu croire… estourbis qu'ils avaient été ?… garrottés ?… vraiment ?… broyés papillotes ?… taratata ! mais Mme von Leiden, chassée de chez elle, traitée comme une fille, et nous là, trois rebuts de franzosen, derniers des derniers, nous nous moquions ?… Zornhof connaissait des épreuves, terribles, au moins une veuve par chaumière, mais nous trois là, notre arrogance, dépassions tout !… en somme nous aussi au purin ! vite !… c'était dans l'air… ça se préparait… les mômes avaient les pieds gelés… brasero tout de suite !… rigolade encore !… brasero de fortune… branches amoncelées sur piquets de mine… et au feu !… Kracht veut pas, crie… verboten ! verboten ! les mômes s'en foutent ! « ta gueule ! maul zu ! » je crois qu'il aurait bien tiré, mais là dans l'état de la colère, on y coupait pas ils enlevaient le manoir et la ferme, je veux dire les mômes et les mères et les prisonniers… et nous y passions ! nous les monstres !… Kracht avait plus la loi, même ils attendaient qu'il tire… je lui dis « Kracht pas la peine ! » c'est vrai y avait qu'à regarder… tout le hameau entrait sortait, apportait encore d'autres coussins, d'autres petits meubles… « pour ces pauvres dames… » mieux qu'on revienne plus tard quand ils auraient fini le grand poêle… Kracht est d'avis, nous reprenons le même sentier… neige partout… nous nous faisons huer par les mômes… « heil ! heil ! mörderer ! » heil ! heil ! assassins !… tout simplement !… rien à répondre, l'opinion est contre nous !… enfin, ils ne nous ont pas massacrés !… ils auraient pu !… ce que je l'ai répété depuis 39, ce « ils auraient pu ! »… mille occasions ! rengaine !… Herold Paqui allant au poteau, pleurait, dépité… « ils ont pas fusillé Céline !… » il serait mort content… Cousteau de même, cancéreux insatisfait… ce brave Cousteau !… qu'avait fait tout ce qu'il avait pu pour qu'on m'écartèle… oh, mille autres, certes !

Là, il s'agissait, plus sérieux, que nos dames « surveillées » ne se sauvent pas !… et que personne nous suive… nous allons donc très prudemment, fourré par fourré… la neige tombe… nous voici au péristyle… deux femmes sont là, très emmitouflées… pas des paysannes… pour nous !… pour nous, je crois… nous approchons… oui ! Marie-Thérèse l'héritière et la comtesse Tulff-Tcheppe… debout dans la neige… que nous veulent ces dames ? elles s'adressent d'abord à Kracht… ce qu'elles veulent ?… savoir si on les arrête, si elles vont aussi à l'isba ?… il fait presque jour à présent… elles ont pas bonne mine, leurs nez coulent… elles nous attendent depuis longtemps ?… je les avais jamais vues ensemble, je crois même qu'elles ne se voyaient pas… l'une chez sa fille, à la ferme, l'autre dans sa tour… maintenant amies, bras dessus bras dessous… elles grelottent… le froid et la peur… la comtesse Tulff-Tcheppe m'explique… elles veulent plus retourner à la ferme… pourquoi ?… Nicolas là-bas !… le géant russe !… et Léonard et Joseph !… et tous les autres… ils remettront le feu !…

« Le feu ? le feu ? »

Je rectifie…

« C'est Isis von Leiden qui mettait le feu !… et elle est enfermée Isis !… vous voulez la voir ? »

Je propose…

« Oh, non !… oh que non ! »

Elles ont encore plus peur d'Isis que du géant Nicolas… « alors ? alors ?… » Kracht demande… elles vont demeurer là-haut ?… ensemble chez Marie-Thérèse ?… et puis ?… le soir elles descendront dans l'ancien bureau du frère… elles auront moins peur d'Isis…

Ça sera aussi une compagnie pour notre Revizor !… à propos que je le présente !

Elles me suivent…

« Mme la comtesse Tulff-Tcheppe ! Mlle Marie-Thérèse von Leiden ! »

Lui là qui gît est bien content… il voudrait se lever, saluer… il ne peut pas… il voudrait accueillir les dames… il fait un geste, un bras… pas plus ! mais les honneurs !… il se croit chez lui…

« Ici vous voyez, Mesdames, deux divans ! vous pardonnerez ce grand désordre ! là, un fauteuil !… et là-bas, je crois, un piano !… au fond, les fenêtres ! Kracht l'S.S., vous le connaissez, défend qu'on ouvre les persiennes ! son idée !… hi ! hi ! »

Il rit, mais ça lui fait mal… il se crispe..

« Oh ! oh !

— Monsieur le Revizor nous voyons ! ne bougez pas !… ne bougez pas ! »

Il insiste…

« Vous verriez la mare ! juste sous le balcon, votre frère est mort ici, là, à côté de moi… le Landrat est mort dans cette mare… votre neveu Madame me dit-on est mort dans la fosse… vous savez n'est-ce pas dans la fosse ? »

Le souci de précision… même très abîmé comme il est, souffrant au possible, il ne veut pas d'erreur, que ces dames aillent croire n'importe quoi !… Kracht écoute, ne dit rien… Le Vigan se tortille, lui ce qu'il voudrait, qu'on retourne à l'isba… sa lubie… « tout à l'heure ! » je devais y aller encore trois fois… Kracht la nuit… moi, pour la santé, le jour… sûrement on allait être reçus !… je demande à ces dames si elles veulent faire un petit tour ? non ! elles remonteront pas non plus chez elles… elles s'installeront au salon, tout de suite… le Revizor n'est pas gênant, sitôt qu'il essaye de remuer, il geint… et il geint encore bien plus quand nous devons le tenir sur le vase… c'est le moment, avant que nous sortions… nous le soulevons, le maintenons, il se plaint, mais pas trop, il est brave… il nous remercie affectueusement, ça va jusqu'à la prochaine fois… sa fracture est pas à être fier… je veux dire la consolidation, l'œdème est assez résorbé, mais le cal me fait honte… qu'il reste allongé, sapristi !… avisons qu'il ne gêne pas ces dames !… ces dames ne s'occupent pas de nous, elles en ont après les persiennes, tout au fond, elles essayent de les ouvrir… défendu !… mais elles s'en moquent !… y voir, qu'elles veulent !… très bien !… parfait !… elles s'arrangeront des divans… nous y avons couché… on séparera le salon en deux… en trois… elles seront mieux que nous dans notre grosse paille… le Revizor gémit assez fort, mais quand il a eu sa piqûre, ça va… maintenant il leur faut des matelas… pas se demander d'où, de chez les Kretzer, l'étage au-dessus… on fera ça en revenant de l'isba !… maintenant mon tour, la visite ! je tiens que La Vigue vienne… je veux pas qu'il reste avec les femmes et le Revizor, il bafouillerait… je lui dis « arrive La Vigue ! »… je commande, j'ai pas très envie d'aller voir Isis, mais enfin, il faut… nous voilà dehors… vous connaissez… le sentier… le dernier buisson avant l'isba… je fais à La Vigue : attention ! très peu de gens autour, seulement les bibel de garde, ce qu'était entendu… ils allaient venaient, la garde à eux, pas en fusils, en pelles et pioches… je leur crie…

« Rien de nouveau ?… nichts neues ?

— Nein ! nein ! niemand weg ! personne parti ! tout en ordre ! »

Ils me connaissent bien… j'en demande pas plus… je suis rassuré, mais pas tant… l'Isis est capable de tout… je reviendrai, mon autre ronde, dans deux heures… ah, encore !… j'oubliais !… « niemand krank ? personne malade ? nein !… nein !… » alors ça va !… demi-tour !… au manoir ! le péristyle !… le salon… ça va pas mal… ces dames se sont installées… pas en galetas, des vraies chambres !… débrouillardes !… je connaissais pas les paravents… elles ont déniché ces belles choses ! de très belles feuilles, hautes, brodées… ce manoir von Leiden avait eu du style… pas que le parc… un tout petit Versailles…

« Ce n'est pas tout !… maintenant aux gamelles ! »

Mais non !… que non ! Lili ne veut pas !… le village est tout prêt à nous faire un sort, tous les deux nous et nos gamelles ! ils n'attendaient que ça ! y a du vrai… en plus le ciel est de pire en pire… « forteresses » sur « forteresses ! »… exact !… j'écoute… et pas besoin de toucher les murs… ils vibrent, on les voit vibrer… et le parquet… braoum !… pas que des explosions, du vrombissement après chaque bombe… rrrrrrr… l'engin qui crève !… se répand partout, s'étale… loin… loin… là-bas… et puis plus près… Lili a raison… et nos gamelles ?… pas qu'on ait très faim, mais plus tard ?… et puis nous sommes six, sept avec Bébert… bien sûr y a la réserve, l'armoire, toujours l'armoire !… mais devant les rombières ?… sûrement elles sont au courant, mais elles me gênent… nous comparant à l'isba, je crois qu'eux sont gâtés, je suis sûr qu'on leur porte… si nous on nous envoie quelque chose ça sera Isis, avec ce qu'il faut, essence… allumettes… et que cette fois-ci ça sera sérieux ! que tout prendra !… certain ! l'est-ce rigolo !… si on rit encore !… le Revizor est installé lui aussi !… on lui a mis des paravents… trois !… et il se plaint… je l'entends, j'y vais… sa jambe lui fait mal.. pas que ça, il a faim !… il me demande… il voudrait un peu de pain noir… une envie !… zut ! je préviens Lili… je préviens les blèches… elles savent bien sûr que j'ai déjà tapé dans l'armoire, que j'ai régalé tout Zornhof… et Léonard et Joseph… et les gitans… et la cuisine Bibelforscher… alors là pour le Revizor, blessé comme il est qui peut passer d'un moment l'autre… il serait inhumain que j'hésite…

« Natürlich ! naturellement ! »

Elles m'approuvent… que si Harras revient jamais, il comprendra…

« Bien sûr… bien sûr !… »

Hardi !… zut ! s'il en reste !… j'ai déjà tellement prélevé !… il faut aussi que ces dames mangent… et peut-être nous trois un petit peu… et notre Bébert… pas que le Revizor ! « Charité bien ordonnée… » sûr aux Bibel on se débrouillerait… ils nous refuseraient pas, mais l'aller retour ? bien périlleuse expédition, vue l'effervescence… non !… on se nourrirait de certaines conserves, y en avait au moins dix douze boîtes, je les avais palpées, sous les cigarettes, tout au fond… mais ces dames en voulaient pas ! pas d'haricots !… des sardines oui ! très bien !…

« Je chercherai ! »

Je suis sûr qu'à l'isba y avait des sardines… ils avaient de tout… on leur apportait ! pourquoi ?… comment ?… alors, un échange ?… on verrait, peut-être ?… maintenant, le pain !… certes on pouvait se passer de pain… c'était mieux avec. le Revizor tenait à son pain noir…

« Les gonzesses, Ferdine ! »

J'oubliais !… les dactylos sûrement en ont !… les filles furieuses du « troisième » que si Kracht avait pas tiré, Isis piquait une de ces têtes !… pas qu'elle ! la Kretzer avec !…

Qu'elles aillent aussi nous basculer… possible ! cependant nous mettons pas le feu !… on voulait juste un bout de pain, et pour un malade.. certes y avait du risque… elles pouvaient être encore en nerfs..

« Allons-y ! »

Je vous ai raconté, les portes de leurs chambres donnaient toutes sur le même balcon au-dessus du grand escalier… je leur proposerai de leur rendre ce pain !… nous montons donc… chaque porte toc ! toc ! was ? quoi ?… pas aimables !… je gueule fort… plus fort ! « un peu de pain pour le Revizor ! »… les lourdes s'entrouvrent… ah, une demi-boule !… une entière ! et encore une !… on a assez… « danke ! danke ! merci ! »… on redescend… nous revoici au salon… le Revizor me demande…

« Elles ne vous ont pas parlé des registres ? de mes comptes ?

— Si !… si ! ils sont prêts !

— Ah ! ah ! »

Je vois qu'il faudrait d'abord qu'il pisse… ces dames pourraient un peu nous aider… elles veulent bien… on s'y met tous… la manœuvre très délicate, il souffre… là, ça y est !… il fait… il n'a pas de fièvre, mais sa fracture… ses fractures… elles ne sont pas belles… tout sera à refaire !… plus tard… plus tard… maintenant c'est qu'il mange… il avait faim tout à l'heure… le pain noir tout sec ? avec quelque chose !… je crois qu'il aimera les rillettes… mais d'où les rillettes ?… j'ose pas dire, je sais !

« Allons-y La Vigue ! »

Il sait aussi… l'armoire encore… il fonce farfouille… à deux bras… le Reichsoberarzt Harras a pas voyagé pour rien… question d'épidémie, zéro !… mais comme cigares !… boîtes et des boîtes !… jambons… ah les rillettes !… trois pots !… et de ces bouteilles !… cognac… anisette… chianti… Marie-Thérèse est curieuse, elle veut nous aider… la comtesse Tulff-Tcheppe aussi… ces dames savent où sont les verres… dans un des buffets… et les tire-bouchons… oh, mais du champagne !… La Vigue en extirpe six bouteilles ! du fond, de sous les cigarettes… ces dames se font pas prier… les bouchons sautent, c'est du vrai !… elles en reprennent… et le Revizor qu'on oubliait en veut aussi… mgnan ! mgnan !… c'est du chouette !… il en redemande… Lili lui en reverse… nos deux comtesses, Marie-Thérèse, l'autre, viennent voir boire le Revizor… qu'il est amusant ! mais elles, pardon, qui sont fofolles ! ç'a pas été long l'effet extra dry !… preuve elles butent dans le paravent ! ensemble ! les deux ! hop, elles se rattrapent… elles se donnent le bras…

« Docteur ! Docteur que c'est bon ! Docteur n'est-ce pas, vous me promettez ?… sitôt que vous êtes à Paris ?… »

L'autre l'interrompt… crie… réclame !…

« Ping-pong !… Ping-pong ! »

Marie-Thérèse veut du ping-pong… elle veut jouer… tout de suite ! y a bien une table, là… mais les raquettes ?… il s'agit de savoir… elles doivent les trouver là-bas, je crois, je leur indique, entre le divan et le coffre à bois… tout à fait l'autre bout du salon… dans un fouillis !

« Vous chercherez plus tard !… mangez d'abord !… »

Non ! elles veulent jouer tout de suite ! « ping-pong ! ping-pong ! »… friponnes !… elles ne peuvent pas attendre ! elles y vont… elles trépignent ! elles s'emmêlent dans les étoffes ! et s'y en a ! y en a !… des flots de velours !… et des brassières !… des tringles à rideaux… les deux comtesses tombent à genoux… elles veulent quand même trouver ces raquettes !… alors ce qu'elles soulèvent comme poussières !… elles éternuent… je propose une coupe… et encore une… elles s'allongent… la Tulff-Tcheppe me relance…

« Docteur ! Docteur ! vous n'oublierez pas !… Docteur vous me promettez ?… »

Bien sûr !… bien sûr !… je promets tout… Marie-Thérèse se donne plus de mal… elle farfouille… quel lumbago je prévois… d'à genoux elle extirpe de sous les loques un fer à repasser, une marmite, trois chaises longues… mais alors tellement de poussières qu'on tousse tous… le Revizor aussi… il suffoque… je peux pas le lever !…

« Docteur !… Docteur ! »

On voit plus rien, tellement de nuages !… y a plus de champagne… je dis à La Vigue…

« Vas-y ! d'autres ! y en a encore ! »

Il y va… il tâte, il extirpe… c'est un « vulnéraire » qu'il amène… on goûte… les dames en avalent tant d'un coup qu'elles s'emportent la bouche… ouaah !… elles soufflent… et elles veulent encore du pain noir ! La Vigue sait découper très fin… il se sert lui-même, et puis les dames, et puis le Revizor, sur le flanc… nous l'avions presque oublié… il faut dire : le moral remonte !… on s'amuserait pour un peu… le plancher tremblote, et les murs… alors ?… alors ?… si nous ne sommes pas habitués ?… et aux « forteresses » !… qui le serait ?… peut-être un peu plus secoués qu'hier ?… il me semble ?… Berlin est pire !… je vous ferai remarquer : je ne touche à rien !… je m'enivre pas !… que les autres s'abreuvent, pas moi, pas moi !… le whisky nature ! ces dames veulent pas d'eau !… mais elles ont bu de tout trop vite… il serait raisonnable qu'elles se reposent, qu'elles cessent de chercher les raquettes… trifouiller les détritus, tout le bazar, pour rien trouver… que nous faire tousser !…

« Restez allongées ! »

Elles veulent pas !

« Si ! si ! »

Je commande… elles sont si pompettes… elles s'abattent !… je crois qu'elles vont vomir… non !… elles ronflent… tout de suite !… le Revizor aussi… l'alcool a du bon !… que je profite pour les piquer tous… chacun une ampoule !… au moins trois heures de sommeil… 4 cc…

« Maintenant fils, l'isba ! »

Il veut bien… lui n'a bu que du « vulnéraire »…

« Lili, attends-nous ! »

Dehors tout de suite je vois un feu… entre le manoir et les buissons… un feu de bois, et sous une oie, à la broche… ils ne se gênent plus ! bien défendu de toucher aux oies !… « Ordonnance du Reich »… sabotage grave !… mais la police c'est Kracht, pas moi !… qu'ils se régalent !… Hjalmar pourrait s'en occuper, mais il est loin !… mon attribution moi, stricte, l'état sanitaire… le mieux je crois, de pas s'approcher… à distance !…

« Nichts neues ?… rien de nouveau ?

— Nein ! nein ! »

On va pas aller enquêter… demi-tour ! pas que je croie beaucoup aux nein ! nein ! mais Kracht ira !… juste, le voici !…

« Ça va très bien ! »

J'affirme !… il ne demande pas mieux… il insiste pas, il rentre avec nous… la neige fond maintenant, une bouillie… lui a des bottes… voici le péristyle… le salon… les deux comtesses dorment à même le tapis… un sommeil bien lourd… bras n'importe comment, les jambes aussi, les jupes en loques… qu'est-ce qui s'est passé ?… Kracht me demande…

« Une violence ?

— Non, elles ont bu !… elles avaient soif… très soif…

— Elles n'ont pas vomi ?

— Non, pas encore !

— Elles ne se sont pas empoisonnées ?

— Non… je ne crois pas… »

En fait, elles cuvent… tout bonnement.. mais pourquoi lampé tout si vite ? et en somme à peine mangé ?… ces dames étaient à bout de nerfs, alors le petit choc d'alcool, champagne surtout ! elles étaient parties… Kracht me fait remarquer qu'elles seraient peut-être mieux une sur chaque divan…

« Vous avez raison Kracht, ces dames au salon ! »

Pas bien spirituel, mais je suis fatigué, j'ai le droit, j'ai autrement peiné, là zut, que ces deux rombières, poivrotes retroussées… alors voilà, nous les portons, par les épaules et par les pieds… les disposons, chacune un divan… Tulff-Tcheppe entrouvre un œil…

« Docteur !… Docteur ! vous n'oublierez pas !… l'Orangerie !… l'Orangerie !

— Non ! non Madame ! je vous le jure ! »

Elle se rendort… même si ronde elle oubliait pas les Tuileries… je lui avais promis d'y aller sitôt notre retour… et aussi rue Saint-Placide… pourquoi cette rue ?… enfin toujours j'avais juré… là elles faisaient dodo toutes les deux.. bien ! si vite saoules ?… droguées, positif.. Kracht pouvait se demander… un peu anormal…

« La Vigue qu'est-ce que tu penses ? »

Il est là assis à côté de moi… le nez en l'air…

« Pas que les murs dis !… le plafond aussi ! mords la lézarde ! »

Rien de surprenant mais tout de même c'est seulement d'hier que le plafond s'en va…

« T'es comme les Gaulois La Vigue ! »

Braoum !… je croyais pas si bien dire… une plaque… deux plaques… ça s'écaille !… vraiment les explosions se rapprochent… pas que de Berlin, du Nord aussi… il semble… en tout cas c'est fini pour nous l'isba… à Kracht d'y voir ! la nuit vient… nous avons mangé un petit peu nous ne sommes pas à plaindre… peut-être encore une ampoule au Revizor ?… oh, il me réveillera !… il se plaindra… nos deux nobles dames, chacune un divan, soupirent… j'écoute… elles ronflent… nous, il s'agit pas de trouver le parquet confortable !… il s'agit de nous étendre, c'est tout… et bien faisant gafe !… chacun droit à une couverture… suffit !… je remarque à La Vigue…

« Tu crois que les Gaulois dormaient ? »

Là juste le temps qu'il me réponde… rrrrr !… un bruit de moto… et une autre… rrrrr !… dans le parc, là !… et plus près… au péristyle… on va pas regarder !…

« Dis, ce que c'est ? »

Y a pas de motos à Zornhof… au moins on en a jamais vu… alors ?… et deux autres… rrrrr !… elles viennent pour nous ?… le mieux de pas se montrer… ce sont des Allemands ?… des Russes ?… des Anglais ?… ils entrent pas… ils parlent dehors… là, c'est facile… ce sont des Fritz !… Kracht descend… il a qu'à leur parler, lui !… je tends mon oreille… je comprends un peu… ils viennent de Berlin… qu'est-ce qu'ils veulent ?… ils parlent si haché, si rauque, qu'ils me donnent presque l'envie de sortir, qu'ils m'expliquent… ah, un autre rrrrr !… beaucoup plus fort !… avec toute une ferraille après… des chaînes… c'est une auto blindée, je connais… et tout de suite Harras, sa voix… pas d'erreur, c'est lui ! il peut dire qu'il s'est fait attendre… le galvaudeux !… d'où il sort ? et il rigole ! en plus !… il ose ! sa façon : oooah ! je vois pas de quoi !… il parle aux autres, il se presse pas… on peut se montrer !

« Heil Harras !… heil bon Dieu ! »

Oui c'est bien lui !… et l'auto blindée ! enfin il est là notre pendard !… je l'attaque, et comme !

« Harras ! faisan ! je vous décore ! palme et la croix ! qu'on a bien failli y passer, nous ! qu'ils ont tué tout le monde ici, vos canaques !… qu'on nous y reprendra en vacances !… à vos vacances ! à la cure des nerfs ! »

Je le fais rigoler… oooah ! nous l'avons toujours fait rire… je le regarde, il a maigri… maigri, il en reste !… il est encore deux fois comme moi… il est pas triste, non ! c'est un homme qui peut pas être triste… il a dû trop voyager ?… je le lui dis… je lui demande…

« Non !… non, mon vieux !… nous avons eu des petits ennuis… beaucoup ! mille !… pire qu'ici, mon vieux !… pire ! vous ne me croyez pas ? »

Je comprends que Grünwald n'existe plus. ni le télégraphe… ni le grand bunker… ni les confrères finlandais… ni les demoiselles dactylos… que tout ça a été soufflé, broyé, flambé !… capitolade !… deux nuits !… en deux nuits seulement ! pfff !… il imite et le geste… pfff ! nous avons dû voir d'ici ?… certes ! tous les soirs !… même tous les tantôts !… pfff ! pfff !

« Et Lisbonne ? »

Je demande…

« Plus de Lisbonne !… tous les chefs sanitaires d'en face se demandent aussi… qui ?… que ?… quoi ?… oooah ! tous ridicules !… moi aussi !… tous les petits choléras avortent !… une variole douteuse à Beyrouth !… sept lèpres à Dakar !… c'est tout ! aux armées ?… rien !… ni chez les Russes, ni chez les Turcs… civils, militaires, vaccinés, Destouches, c'est la fin !… même plus d'alcooliques en France !… un seul delirium à Toulouse !… mon pauvre collègue, la guerre chasse la peste à présent !… et guérit les fous !… Dürer est à reprendre ! ooah !… à refaire ! vous savez ses quatre cavaliers ? vaccinés, vaccinés tous ! sanitaires ils sont !… sanitaires ! aucune raison que cette guerre finisse ! Apocalypse aseptique ! au lance-pierres, collègue, maintenant !… à l'arbalète !… l'arme secrète ?… pfoui ! ooaah ! »

Le gros rire encore ! mais lui toujours est armé ! palsambleu ! je vois ! deux de ces « Mauser » ! plus trois de ces grenades à manche ! à mon tour de rire !…

« Vous allez les repousser aussi ?

— Qui ?

— Les Russes, tiens !

— Ils ne sont plus bien loin vous savez ? »

Au moins lui dore pas la pilule…

« Où croyez-vous ?

— Ach, leurs partisans ?… assez près… je crois… peut-être ?… je ne dis pas non… »

Scientifique, Harras, il voit les choses telles… pas à la « propaganda »…

« Où sont-ils maintenant ?

— Sûrement à Francfort-sur-Oder !

— Les Russes ?

— Oui ! »

Je suis fixé… nous là nous sommes aux premières loges… il est bon d'être renseigné… pas seulement sur les typhus et les choléras qui avortent… un peu sur les Tartares aussi… pas loin Francfort !…

« Harras, notre livre, vous savez…

Il ne se souvient plus…

« Celui que nous avions préparé…

— Ah, oui !… ah, oui !

— La médecine franco-allemande ! »

Il se souvient…

« Je n'y ai pas touché !… pas par paresse, mais pas une minute ! ni de jour ! ni de nuit !

— Je sais… je sais…

— Les dossiers sont là… regardez ! contre le mur… les piles !… »

Les piles tremblent…

Il voit les dossiers… ooaah ! que c'est drôle !… oh, mais que je peux être loustic aussi !

« Harras, les Russes peuvent venir !… nous avons des isbas pour eux !… nous sommes prêts ! et des dames dedans ! »

A propos faut qu'on aille les voir… je lui demande, ça va, il veut bien… il n'apprendra rien !… il sait mieux que moi ce qui s'est passé… enterrement… assassinats… il ne m'a rien dit mais il est pas à surprendre… son air bienveillant… si blasé… peut-être quelque chose qu'il ne sait pas ? l'armoire ?… puisqu'on est dans la plaisanterie !… voilà, je commence…

« Vous savez Harras… »

Oh, pas la peine !… il m'arrête…

« Mais oui !… mais oui ! mes pauvres amis ! cas de force majeure ! »

Il me met à mon aise ! il plaide même notre cas… que nous sommes à plaindre et c'est tout !… notre cas à pleurer !… oui ! oui ! et par là-dessus oooah !… énorme ! la preuve comme nous sommes innocents, nous avons cru vider l'armoire… elle est encore pleine !… je doute ?… ah, je doute ! Harras y va, à genoux… son énorme fias bariolé drôle, à genoux, caméléon… et il pousse ! un panneau ! et que voici !… une de ces abondances de fioles, quelle planque ! jambons, saucisses ! et encore quatre paniers de champagne ! de quoi rondir bien des hordes… l'armée russe peut venir !… les gens du hameau savent un peu… Harras sait qu'ils savent, il s'en fout !… il a six S.A. avec lui… huit… alors ?… la garde à l'isba ?… il faut qu'on en parle… d'abord Kracht !… il l'appelle… je les écoute !

« Kracht !… Kracht faites attention !… ces bibelforscher sont des traîtres, des lâches, et des pédérastes… ne vous fiez jamais à ces gens !… envoyez là-bas deux S.A. !… si quelqu'un sort : ptaf ! vous les prévenez !… pas d'histoires ! vous me comprenez ? ces bibel font bien les cercueils… alors, n'est-ce pas ? n'est-ce pas ?

— Ja !… ja ! Monsieur l'Oberarzt !

— Maintenant faites-leur porter tout !… tout ça ! là-bas ! »

Tout ça c'est au moins vingt bouteilles de « rouge » plus deux paniers de Mumm… et trois gros jambons… plus, incroyable, des douzaines de pots de foie gras ! et de rillettes… de quoi s'établir !… un magasin de delikatessen !

« Qu'ils ne regardent pas ! je veux qu'on mange tout ! demain ils en auront d'autres !… mais qu'ils ne sortent pas !… ptaff ! ptaff ! Kracht !… vous m'avez compris ?

— Certainement, Monsieur l'Oberarzt ! »

A présent à moi !… il se met d'aplomb, avec ses gros Mauser, et ses grenades et sa jumelle… campé, il est, je vous ai dit, deux fois gros comme moi… même très amaigri… et tout bariolé, peinturluré, casque, manteau, bottes, vert, jaune, rouge… camouflé… les bibel aussi sont bariolés vert, jaune, rouge… eux c'est pour qu'on les voie mieux de loin !… allez comprendre !

« Mon cher Destouches, ce n'est pas tout ! le juge est venu paraît-il… l'Untersuchungrichter ! ah, dites ce mot ! faites-moi plaisir ! »

Je le dis…

« Oooah ! son nom ? vous savez ?

— Ah, pas du tout !

— Ramke ! vous savez ce qu'il faisait sous Hindenbourg ?

— Oui je sais ! Le Revizor m'a dit : coiffeur pour dames…

— Exact ! Gegnenstrasse… Meisterfrisör. Salon Danaé…

« Mon cher Destouches, ce n'est pas tout ! assez de vétilles ! administrons !… à nous deux ! une table !… deux chaises ! vous allez voir !… l'administration nazie ! Confrère, je vais vous compromettre ! vous serez fusillé !… bientôt !… ou par ceux-ci ! ou par ceux-là !… oooah ! vous êtes “attentiste” ? n'est-ce pas ?… assez “alarmiste” en plus ?… oooah !… j'en ai assez !… nous allons être un peu sérieux !… la table !… la table !… il est temps ! »

Je voyais pas la table… celle du ping-pong ?… enfouie… un pied ! ah, un pied !… il l'empoigne… extirpe… il est fort… et hop ! pose cette table, là ! je lui raconte que nos deux dames Tulff-Tcheppe et Marie-Thérèse voulaient s'affronter au ping-pong… deux vraies gamines !… mais qu'en cherchant les raquettes elles avaient soulevé tant de poussière, qu'elles avaient dû boire… tellement et n'importe quoi qu'elles avaient vomi… et puis s'étaient écroulées, le profond sommeil !…

« Pas assez Confrère ! pas assez ! je veux un sommeil d'enfant !… il faut ! je vois encore des saccades… »

Il se méfie… il a raison… Kracht revient de l'isba…

« C'est fait ?

— Parfaitement monsieur l'Oberarzt !

– Ça mange ?… ça trinque ? Isis aussi ?… et la petite fille ? »

La petite, il n'a pas regardé…

« Il faut du lait pour la jeunesse !… beaucoup de lait !… y a de tout ici !… tout ce qu'il faut !… allez à l'armoire Kracht, j'ai ouvert le fond, vous un pharmacien, vous n'avez pas pensé au lait ?… Skandal !… autre skandal !… oooah !… vous verrez les boîtes… lait condensé… et du meilleur !… pas ersatz !… lait suisse ! faites porter dix boîtes !… mais hein ! là-bas attention que la mère boive pas tout !… ni les autres !… les parents en grande douleur sont terrible avides de lait !… surtout lait “condensé” suisse !… j'irai voir moi-même ! je connais Isis von Leiden.. je connais les Kretzer !

— A l'administration, Confrère ! administrons ! classons ces humains !… l'espèce ! quelle espèce ?… les deux !… votre avis, Confrère ?… pas d'hésitation : homo deliquensis ! les deux ! les Leiden ! les Kretzer ! délinquants nés !… héré dité !… prêts à tout !… là, ces deux-ci ?… »

Il voulait dire la Tulff-Tcheppe et Marie-Thérèse les jambes en l'air dans les rideaux…

« Vieilles femmes douces, ivrognes, radoteuses… pas dangereuses.. non ! séniles optimistes alcooliques ! les autres, oui !… vous pensez, Destouches ?

— Certainement, Harras !

— Ah, nous sommes d'accord !

« Vous, Kracht !… autre chose ! faites-moi venir le Russe Nikolas ?… quand je pense, vous savez c'est moi qui l'ai donné à la ferme… je suis responsable, blessé, à Orel, il était dans mon service, mon ambulance… je l'ai soigné… je l'ai fait venir ici. cadeau aux Leiden ! ah, encore !. encore ! vos deux charmants compatriotes ! il faut aussi que je les prévienne !

— Léonard ?… Joseph ?

— Exactement ! »

Je vois qu'il était renseigné, il avait eu beau être là-bas, loin, je ne sais où..

« Ça ne va pas être long, Confrère !… vous ne connaissez pas encore notre formule “blitz” ?… rénovatrice ! en profondeur !… administration ! oh, très simple ! très simple ! vous allez voir !… vraiment allemande !… philosophique accélérée !… je vais vous montrer… vous allez voir… assoyez-vous !… bien boche, réfléchie ! mais accélérée ! les vaincus, n'est-ce pas, autrefois, on les égorgeait !… tout simplement ! banalité ! vous savez tout cela Confrère !… encore maintenant le système russe !… barbarie !… moi !… vous ! demain !… oooah ! »

Que c'est drôle !

« Après on ne les égorgeait plus ! non !… à l'esclavage !… aux Pyramides !… plus tard, aux galères !… n'est-ce pas ?

— Certainement, Harras !

— Eh bien notre Révolution !… philosophique accélérée !… fini l'esclavage des vaincus ! vous allez là, voir, admirer j'espère ! devant vous !… mystique nationale-socialiste ! les assassins au commandement ! »

Il appelle…

« Kracht faites venir Joseph… et Léonard… et Nikolas ! »

Il me demande..

« Assassins tous !… n'est-ce pas Confrere ?

— Il semble bien !…

— Faites-les entrer tous les trois, Kracht ! »

Les voici…

« Ah Kracht, un traducteur ! »

Kracht y a pensé… un bibel est à la porte… qui peut traduire…

Joseph, Léonard entrent… pas fiers !… ils regardent les murs… et le plancher… Nicolas lui nous regarde en face… d'un coup il est réveillé… c'est pas à lui qu'Harras s'adresse…

« Léonard vous ! écoutez-moi ! »

Léonard ose pas nous regarder…

« Léonard j'ai besoin de vous !… je dis : besoin de vous !… mais attention ! vous connaissez bien les étables… la ferme… les silos… les bêtes ?… n'est-ce pas Léonard ? »

Léonard fait signe que oui, mais il ne répond pas…

« Allez ! allez ! dites-moi : oui !

— Oui, mon colonel !

— Alors parfait ! vous serez le patron !… le patron d'ici : à vous le bétail et le personnel ! vous me comprenez ?

— Oui, mon colonel !

— Si ça ne va pas vous serez fusillé, Léonard !

— Oui, mon colonel !

— A vous Joseph !… vous les Polonais et les prisonniers ! les jardins et les cuisines !… compris ?… si ça ne va pas vous serez pendu !… compris Joseph ?

— Oh, oui, monsieur le Président !

— Inutile de fuir, le tank et les S.A. resteront là, ici vous serez rattrapés ! vous voici patrons tous les deux !… tout de suite quelque chose Léonard, pour vous : faites-moi préparer huit vaches !… huit vaches en attelage… vous savez ?

— Attelées comment ?

— Arrangez-vous ! mais tout de suite ! »

Kracht lui, sait… au grand chariot à bette raves… oui, mais pas comme ça !… il faut d'abord ferrer les vaches… ça, Léonard sait !… je comprends… par « onglets »… La Vigue m'explique… lui est presque de la partie, il a été presque agronome un temps…

« Tout de suite !… tout de suite ! »

Ils sortent tous les trois… ils emportent une « torch »… deux « torch »… vite tout régler !… il va être onze heures…

« Maintenant chers amis, à nous ! »

Qu'est-ce qu'on va faire nous ?… je note, ça circule toujours autant, là-haut… « forteresses » sur « forteresses »… sur Berlin ! pourquoi ?… puisqu'il n'y a plus rien, il a dit… ça explose quand même… la preuve, nos murs… l'habitude ? la routine ?… je veux pas commenter…

« Voulez-vous ? allons le voir ? »

Il geint, le Revizor… l'autre bout de la pièce..

« Guten abend ! bonsoir ! comment ça va ? »

Je présente… Reichgesundheits etc.. le Revizor est très honoré… il ne peut pas se lever… il n'essaye plus… mais comme il regrette !… oh, comme il regrette !

« Nein ! nein ! bleibt ! restez ! restez ! »

J'explique sa fracture… et que nous l'avons sauvé de justesse !… que les prostituées allaient le finir… comme elles avaient écharpé l'autre…

« L'autre ?

— Le Rittmeister ! »

Il savait… il savait tout et les circonstances… il s'amusait que je lui raconte… là pour celui-ci, je n'avais pas pu faire grand-chose… pas de moyens !…

« Vous ne pouviez pas !

— Morphine…

— Bien sûr ! bien sûr !

— Deux centicubes…

– Ça ne sera pas assez pour ce soir… beaucoup d'émotions pour ce soir !… administration de choc !… je vais le nommer directeur ! votre Revizor écartelé !… oui Confrère ! oui ! Directeur de la Dienstelle ! maître après Dieu !… il ne bougera plus, il pourra vérifier les comptes, toute la caisse !… sa hantise !… ici !… les autres s'en iront au diable !… il sera tranquille !…

— Kretzer ?…

— Oui !… et Isis von Leiden !

— Et la comtesse Tulff-Tcheppe ?…

— Parfaitement ! tout ça en voiture !… il est convenu !… les étapes sont prêtes… Rostock… Stettin… Dantzig… l'administration nazie !… de choc et méticuleuse ! philosophique accélérée ! vous allez voir cher Confrère !… rien au hasard ! préparé de loin ! minutieusement ! et Nikolas !… mon prisonnier Nikolas !… oooah !… vous savez je vous ai raconté… je l'avais donné au cul-de-jatte… il a jeté le cul-de-jatte au purin… son bon maître !… oooah ! normal !… normal ! inhibition, libération, choc !… vous savez !… choc en retour, normal ! le médecin général Göring vous allez le voir tout à l'heure, a très étudié les prisonniers russes… il a communiqué ces cas… “libération, chocs”…

— Göring ?

— Pas le gros, pas Hermann !… non !… Werner Göring, l'aliéniste !… oh, très modéré, celui-ci, raisonnable, pas du tout abracadabrant !… il sera content de vous connaître, il parle français… bien mieux que moi !… un très gros travail il a fait, en français, à Paris, chez Dupré… »

Là-dessus encore une rigolade… ooah !

« Très fin clinicien Werner !… vous le verrez !

— Vous expédiez pour Königsberg alors ?… tout !… tous ! ces dames et leur suite ?

— Parfaitement !… par Stettin, le long de la Baltique… vous voyez ? grandiose vie là-bas !… vous ne connaissez pas ? forêts !… loups !… ours !… lapins ! oooah ! elle ne vous a pas invités ?

— Oh si !… si !… tous !

— Vous irez plus tard… si vous voulez !… très énorme château, vraiment ! elle n'a pas été partout, impossible ! elle ne connaît pas tout son château ! et quelles forêts ! et quelles neiges !… renards !… aigles !… et « partisans » aussi ! russes !… très énormément !

— Harras je crois que vous savez tout !

— Pas tout, mais assez…

— Alors ceux qui sont venus ici, ces hommes poudrés ?

— Ooah !… bien possible !… ils s'infiltrent n'est-ce pas ?… alors ?…

— Et les prostituées de Moorsburg ?

— Elles sont à Hambourg !… Hambourg brûle !… pire que Berlin ! elles voulaient y aller n'est-ce pas ?… toutes les prostituées d'Allemagne veulent aller au-devant des Anglais !…

— Bien sûr !… bien sûr !

— Vous confrère c'est le Nord ! votre idée fixe : Danemark… “partisans” aussi au Danemark !… vous savez ? féroces !… enfin, votre idée !… moi je ne peux rien faire pour vous, Göring oui ! lui a le tampon !… tampon comme ça !… »

Il me montre… largeur de sa paume… énorme tampon…

« Il peut Göring, général Göring !… et même plus !… vous verrez !… boum ! comme ça ! »

Il imite le général en train de tamponner…

« Administration ! baoum !… médecin général Göring !… oh, mais très ami !… vous verrez !… pas bavard comme moi !… non !… très sage aliéniste ! pondéré ! raisonnable !… Kracht ! »

Kracht accourt…

« Ça va ?… es geht ?

— Oui !… oui !… ils travaillent… je crois tout sera prêt…

— Nous, notre blessé, Confrère !… »

Je crois qu'il doit dormir…

« Il a eu ses quatre ampoules…

— Les deux dames aussi ?

— Marie-Thérèse ? Tulff-Tcheppe ?…

— Je suis sûr elles dorment mais pas assez… »

En effet, vu le bruit, il faut convenir… nous sommes habitués mais quand même !… parquet… vitres… tout !… les explosions retombent vous diriez s'éparpillent… de là-haut à la plaine… cascades !… loin… Harras a raison, le Revizor est mal endormi, il somnole, c'est tout… il ne peut rien comprendre, il ne parle pas français… mais les dames ?… je veux on ne se dit pas grand-chose, mais tout de même… je propose…

« Je leur fais encore 2 cc ?… elles vont vomir !

— Aucune importance !

— Elles dormiront encore demain…

— Tant mieux… Marie-Thérèse reste là !… elle est chez elle, elle sera tranquille, pas d'histoires !… l'autre on la portera ! »

Alors, morphine !… j'injecte… le Revizor d'abord… et puis les deux dames… la même seringue, les trois… et la même aiguille… Harras remarque…

« Les morphinomanes ne font jamais bouillir leurs seringues… et pourtant ne font presque jamais d'abcès… »

Nous sommes bien d'accord ! je lui raconte que moi-même médecin du « Chella » j'ai dû faire une nuit plus de deux cents piqûres… la même façon !… aucun abcès !… il s'agissait d'un naufrage ! horreur pour horreur il me raconte que prisonnier à Krasnodar il avait dû amputer, à vif, absolument sans chloroforme, toute une salle de prisonniers russes…

« Harras !… comme Ambroise Paré !

— Oh, les Russes, remarquables, confrère !… les bêtes se plaignent, eux presque jamais !… et encore en plus, vous savez ce qu'ils me demandaient ? puisque j'y étais ?… que je leur arrache une dent !… deux dents !… en plus de leur jambe… très rares les dentistes chez eux… »

Le Vigan nous écoutait, mais nos histoires ne l'amusaient pas…

« Le Vigan, aide-moi ! »

Je voyais ces dames ne dormaient pas… foutue morphine !

« Camelote, Harras ! »

J'arme ma seringue…

Au premier divan ! la comtesse Tulff-Tcheppe… à cette époque, à Zornhof, je travaillais encore très finement, on ne sentait pas mon aiguille, maintenant je tremblote tout…

« Au Revizor ! »

Il nous voit revenir… il est ravi…

« Merkwürdig !… merveilleux ! »

Harras me prévient…

« Vous savez confrère, nous, nous ne pourrons pas dormir !… nous pas de thébaïne !… nous, caféine !… nous là !… attendre !

— Mais je n'avais pas envie de dormir, cher Harras ! pas du tout !… du tout !

— Et Mme Destouches ?

— Oh, non plus ! non plus !

— M. Le Vigan peut-être ?…

— Hum ! Hum ! »

Le Vigan se demande, Harras lève le doigt… une idée !… pardi !…

« Monsieur Le Vigan, café-crème ! encore mieux, n'est-ce pas ?… j'oubliais ! j'ai tout !… j'ai de tout !…

— Mais certainement !… café-crème ?… où ?…

— Dans la voiture ! que je suis sot !… vous allez voir !… l'administration ! Kracht ! Kracht ! vous savez ?… le coffre en zinc !… amenez-le ici… voulez-vous ? »

Nous attendons… il amène ce coffre… en fait de coffre je fais la remarque, c'est une « cantine »… bel et bien !… il l'ouvre… pleine de « thermos » !…

« Buvez !… buvez !… café-crème ! à votre bonne santé ! »

Je goûte… ça va, c'est du vrai !… on ne dormira plus !… sept… huit « thermos » et bien chauds !…

Le Vigan goûte… ah, pas de l'ersatz !… du moka-crème ! positif !

« Vous n'avez pas ça dans l'armoire ! ooah ! »

Fine plaisanterie !

Le Vigan se met à chanter… oui !… et assez fort…

« Harras nous ne dormirons plus !

— Attention !… que notre général arrive ! »

Le Vigan ?… le général ?… là ! là ! il en a vu d'autres !… qu'il arrive !

« Y avait dix filles dans un pré !

Toutes les dix à marier !

Y avait Dine !… y avait Chine !

— Chutt ! chutt !… La Vigue !

— Vous voyez !… si ça roupille !

Et la duchesse de Montbazon !

— Tais-toi !… tais-toi ! »

Il se vexe…

« Alors je vais tout lui raconter !

— Tu veux aller en prison ? casserole !

— Certainement, je veux !

— Tu veux qu'on te fusille !

— Eh, pourquoi pas ?… dis-moi pourquoi pas ? »

Je fais signe à Harras… sa tête !… oui !… oui !… aucune importance !… il sait… qu'est-ce qu'il ne sait pas ?…

Mais le chariot est-il attelé ?

« Kracht !… Kracht ! »

Encore Kracht…

« Oui !… tout est prêt !… Nikolas est prêt… et les deux S.A. d'escorte… nous nous devons attendre… ordre d'Harras !… Kracht va encore à l'isba et revient…

— Ne les faites pas encore sortir… ils ont mangé ?… ils ont dormi ? tous ?

— Ja ! ja… ja ! »

Nous, nous attendons… une minute ! deux minutes… et rrrr !… une moto… une autre… et tout un escadron de motos !… c'est quelqu'un ! il m'avait prévenu… il me répète…

« Vous ne l'appelez pas par son nom !… surtout !… Confrère, voilà !… Confrère !… n'ayez pas l'air de savoir… Madame non plus !… Le Vigan non plus.. il est très aimable, très simple… »

Rrrrr !… encore d'autres motocyclettes… et puis une très grosse ferraille… une traînée de chaînes…

« Lui vient en tank !… panzer !… panzer !… général, n'est-ce pas ?… général !… il sait très bien parler aux fous !… oui !… aimable !… vous verrez !… pas l'aliéniste intolérant ! non ! le maniaque, non ! »

Il a encore le temps de me dire…

« Très compréhensif !… mais pas lui parler de son frère !

— Non !… non ! non ! »

Voici le général… il descend du tank… il doit connaître le domaine… et le manoir… il est habillé comme Harras… tout caméléon militaire… mais pas d'armes… au moins apparentes… il vient vers nous ! heil ! heil ! et « garde-à-vous ».. et puis poignées de main… devant Lili il s'incline… il ôte son casque… révérence !… pas du tout fantasque comme l'Harras, non !… je dirais même très posé, pas le côté ooah ! La Vigue coupe court…

« Catherinette !… Catherina !

Et la duchesse de Montbazon ! »

Aucune surprise…

« Mais oui mon cher, mais certainement ! »

Il savait…

« Mes vœux ! prières à Célimè… è… ne !

Toutes mes grâces à la Du.. mai… ai… ne ! »

Bravo ! bravo ! le général applaudit… La Vigue s'assoit… il voit quelqu'un qui le comprend… et tout de suite…

« Alors Harras parlons français ! »

Ce Göring-ci ? à peu près dans la « quarantaine », pas poussah comme l'autre !… du tout !… ni parlant fort… la voix enrouée, basse, les cheveux tout blancs… un homme à ennuis… et quelles rides !… cent ans !… les yeux très clairs, bleus… après tout, nous aussi avons des ennuis… La Vigue boude… il prend une autre chaise… non !… un tabouret !… je vais lui parler à l'oreille…

« Tu sais La Vigue, tu peux y aller… tu peux hurler que t'as tué le Landrat !… vas-y !… essaye !

— Il s'en fout tu crois ?

— Oh, et comment !

— Non ! j'en parlerai pas !

Il emporte son tabouret il va dans l'autre coin… il s'assoit… il est vexé… il louche… il ne louche plus… le médecin général va parler… à moi !… il va m'expliquer… je pensais à autre chose..

« Voici n'est-ce pas, cher Collègue !… »

Il parle très doucement, il a peur de n'être pas compris… je vois, il a la main fine, très fine… mais les ongles sales… le voyage en tank…

« Voici n'est-ce pas… la Chancellerie a dû s'occuper de Zornhof… ils m'ont envoyé pour que tout s'arrange… très vite !… vous savez n'est-ce pas ?… les difficultés à l'Est… et à l'Ouest aussi, récemment… sérieuses… nous devons lever de nouvelles troupes… les levées !… vous savez : les levées !… comme Napoléon !… encore beaucoup d'autres ennuis !…

— Oh certainement mon général !

— Non ! non !… pour vous, pas général !… votre humble confrère… c'est tout !… et psychiatre !… alors ?… fous entre les fous !… vous savez ! »

Il va sourire… non… il esquisse seulement…

« Si !… si !… très visible ! ils m'ont recouvert de broderies… qu'il ne me manque rien !… n'est-ce pas Harras ?

— Oooah ! vous vous accablez !

— Pas tellement !… pas tellement Harras ! »

Il m'explique…

« Zornhof est trop près de Berlin, scandale ! pour toutes ces histoires !… n'est-ce pas ?… vous me comprenez ? cent kilomètres ! à côté !… loin, trois cents kilomètres mettons, c'était infime !… le parti ne s'en occupait pas !… mais là, impossible ! le scandale c'est la chambre n'est-ce pas à côté !… on entend tout !… n'est-ce pas confrère ?

— Tout à fait de votre avis !

— Je dois arranger tout ! très vite !… qu'on n'en parle plus !

— Certainement ! certainement confrère !

— Les ordres ont été donnés !… de Berlin les ordres !… nous n'est-ce pas ici, les détails !… alors Harras ? »

Harras n'arrête pas d'aller revenir… le général lui demande…

« Tout est prêt ?

— Parfaitement !

— Faites-les sortir, mais attention !. ils vont se débattre !…

— Non !… non !… ils dorment !

— Ceux de l'isba ?

— Oui… »

Les deux femmes là, sur leurs divans, Tulff-Tcheppe et Marie-Thérèse n'ont pas à bouger… elles n'ont pas vomi… le Revizor non plus, il se plaint un peu, mais en dormant…

Kracht me souffle, le mieux, Tulff-Tcheppe, de la porter comme elle est, dans des couvertures, emmitouflée, jusqu'au chariot… je veux bien… on s'y mettra six… huit… on l'étendra… bien couverte elle se réveillera pas… qu'elle arrivera comme ça telle quelle là-bas dans son château, dormante ! que c'est rigolo !… je suis bien fatigué, mais tout de même je remarque que notre éminent confrère ne nous a pas parlé des deux morts… trois !… j'oubliais le Landrat ! mais non ! mais non ! on oublie rien ! la hâte, c'est tout ! Kracht a les trois « constats » là dans sa poche… Harras les lui demande… « vite Kracht ! vite ! » Göring doit les « certifier »… on les lui présente… il lit…

« Harras, les heures ?… ils m'en ont parlé à Berlin… le fils Leiden mort à “vingt-deux heures” ? le cul-de-jatte ? stupide ! Isis alors héritière ?… non ! incorrect ! impossible !… Marie-Thérèse héritière !… il faut !… elle reste là ! le Rittmeister est mort premier !… Isis s'en va loin !… le Rittmeister “vingt heures” mettons !… n'est-ce pas ?… il faut ! »

Oh, nous sommes d'accord !… je vois surtout qu'il faut faire vite !… Harras remarque…

« Les heures sont du juge d'instruction n'est-ce pas ?… son enquête ?

— Le niais !… le niais !… qu'en savait-il ?… il n'était pas là… ! témoins ?… aucun !… vous étiez tous au Tanzhalle ! le fait, n'est-ce pas ? le Rittmeister est mort premier !… il faut !… vous savez Harras, le temps !… le moment ! »

Des agonies bien emmêlées !… mais la Chancellerie de Berlin qui avait tant de soucis d'ailleurs trouvait tout de même le moyen s'occuper de pareils chichis ! et douteux « constats » !… et de faire venir un général tout exprès…

L'illustre confrère hésite… il peut faire ce qu'il veut, certainement !… Harras me l'a dit… annuler les heures…

« Non !… je préfère !… vous êtes bien d'avis ?… ce sera mieux !… »

Il biffe les heures au crayon vert… chaque heure des décès… et il écrit au crayon rouge de sa propre main, par-dessus… unbestimmt !… incertain !

« Cela leur fera des procès, de quoi s'occuper !… elles s'amuseront !… après la guerre ! dix ans !… n'est-ce pas Harras ? voulez-vous signer, cher ami ? »

Harras signe…

« Vous aussi voulez-vous confrère ? »

Mon tour…

« Et puis Kracht ! »

Il signe…

« Maintenant un peu, mes pleins pouvoirs ! »

Il sort un gros tampon de sa poche… d'incroyable grosseur !… il a du mal.. une paume de main…

« Voilà confrère !… regardez ! jamais vous ne pourrez lire tout !

— Je vais essayer ! »

Vraiment important, en effet !

Tout le monde rit ! notre Göring s'en amuse !… je déchiffre…

« Quelqu'un, n'est-ce pas ? »

Je lis tout haut…

« Der Reichsbevollmächtigter ! »

Et je traduis… j'écourte :

« Le plénipotentiaire du Reich ! »

J'admire… il m'interrompt… il se frappe la poitrine…

« C'est moi !… c'est moi !… paranoïaque n'est-ce pas ?… évident ? n'est-ce pas ?

— Oh, mon général !

— Si ! si !… n'ayez pas peur ! mais je vais leur rendre !… je ne l'ai que pour ici ! pour mission.. pour cette affaire ! là-bas les pouvoirs ! tous les pouvoirs !… là-bas, il faut ! il faut !… n'est-ce pas ? la Chancellerie : tous paranoïaques !… c'est la guerre !… il faut !

« A présent confrère, je tamponne ! »

De l'autre poche !… avec encore bien du mal… la boîte !… la boîte à encre… et ptaff ! ptaff !… deux fois sous chaque signature !…

Harras me parle…

« Dites confrère !… pour votre voyage à Rostock ? c'est le moment ! »

Certes, j'y pensais, mais je n'osais pas… lui ose ! même il explique… « nous voulons aller à la mer !… voir la plage… Warnemünde… Lili et moi… trois jours !… vacances !… quatre jours !. touristes !… »

La Vigue reste ici… lui ira plus tard…

« Mais certainement !… bien volontiers !… pourquoi aurais-je les pleins pouvoirs ? voyons !… voyons !… »

Il prend une grande feuille… blanche… il la tamponne à trois endroits… et il signe…

« Vous, vous la remplirez Harras ! »

On ne peut pas être plus gracieux…

« Maintenant mes amis, au départ ! »

Toujours la hâte !… c'est vrai, c'est le moment !… il fait jour, enfin presque… nous sortons tous… il ne reste plus au salon que Marie-Thérèse et le Revizor… imbibés ! alcool et morphine !… sûrement ils n'ont rien entendu.. abrutis… ils ont tout de même vomi un peu… nous ne porterons pas la comtesse… Kracht me fait signe : les bibel sont là, six !… ils l'emporteront sur son divan… telle quelle !… alors à l'isba !… enfin au chariot !… il est chaud le chariot, bourré de paille… attelé… à huit vaches… pas des bêtes grasses, mais pas très maigres… le chariot est chargé, ils y ont mis de tout… je vois… balles de foin, sacs de pain, sacs de riz, caisses de conserves, boîtes, bouteilles… elles auront de quoi jusqu'à Stettin… puisque Stettin…

« Ils ne seront pas mal… »

Göring regarde…

« Par où ? »

Je demande à Harras…

« Je vous ai dit, Stettin d'abord !… la Kommandantur est prévenue… là, on leur donnera un traîneau… pas loin Stettin !… trois jours… quatre jours… très doucement… on leur donnera une autre escorte, d'autres S.A… et puis Est et Nord… Dantzig… Königsberg… vers Memel.. là la comtesse sera chez elle !… toutes ses forêts.. sa fille avec et la petite Cillie… la Kommandantur de Stettin leur prendra leurs vaches… leur donnera des chevaux… des petits chevaux tartares… exprès pour les neiges… tout cela n'est-ce pas dépend du froid ! »

Je pense bien !… nous sommes fin octobre… le principal qu'elles partent tout de suite !… le Général et Harras vont voir… ils n'ont pas le temps… les voici !… ils étaient prêts… d'abord les Kretzer en larmes… ils n'ont pas dû dormir beaucoup… ils se donnent le bras… elle tient ses deux tuniques contre elle… ils titubent vers le chariot…

« Ils sont ronds, dis ?

— Non ! non ! c'est le chagrin !… »

Je sens La Vigue tout prêt à les provoquer… je le calme…

« Bien !… bien ! »

Du coup il chante… plutôt il fredonne… les Kretzer s'assoient sur les sacs… elle sanglote toujours… les bibel amènent la comtesse, sur son divan, emmitouflée dans les couvertures, ils la déposent là telle quelle sur le fourrage… très doucement…

« Vous savez confrère, j'ai des souvenirs de jeunesse !… l'embarquement pour Cythère !… »

Cet embarquement le rend pensif… il regarde… je veux dire notre médecin général…

« Vous savez confrère j'ai dansé souvent par ici !… le vieux comte von Leiden, pas le Rittmeister, son père, Hugo, donnait de très grands bals… j'étais alors lieutenant-médecin à Moorsburg, aux Grenadiers-Gardes… j'ai dansé souvent avec la petite Tulff-Tcheppe… Dieu, comme nous sommes devenus pas beaux !… moi mon tampon, elle ses forêts !… son monument ! vous savez aussi grand que triste ! son château !… vous verrez ! Bastille teutonique ! deux guerres !… presque trois !… à rire !… à rire ! »

La première fois que je le vois rire… pas un ooah ! comme Harras… mais rire tout de même…

« Oh, ce château mes amis ! de quoi loger tout Königsberg !… et tous les ours, et leurs familles !… et les Russes !… le comte s'y ennuyait déjà, il chassait toute la journée… elle maintenant seule ?… je comprends qu'elle emmène tout ce qu'elle trouve !… elle vous a parlé de Paris ?

— Cher confrère, elle ne pense qu'à Paris !

— Ce n'est pas nouveau… déjà sa hantise, gamine… et parler français… Isis von Leiden aussi, mais moins… »

Tout ce qu'il nous dit me fait penser qu'il a bien plus de quarante ans… à première vue il fait jeune…

« Vous savez la ville Königsberg ?… bien l'endroit des obsessions !… Kant, tenez !… demain, vous !… demain moi, si nous y allons !… nous n'irons pas !… ni à Cythère ! »

Nous rions tous !… nous n'irons pas ! mais où irons-nous ?

« Cette Marie-Thérèse tenez ! celle qui reste, je l'ai connue toute petite… l'héritière !… pas encore à l'âge des bals… elle venait regarder… »

Kracht juste sort de l'isba… pas que lui, Isis tout en noir, un mouchoir noir noué sous le menton… et devant les yeux une voilette noire… la petite Cillie lui tient la main… Kracht les fait monter en voiture… Isis d'abord… le couple Kretzer est presque au milieu du chariot, juste sur l'essieu… la comtesse Tulff ne s'en fait pas comme on l'a mise sur son divan, en plein les raves, le foin, les luzernes, elle ronfle…

« Où est Léonard ? »

Harras demande… il l'avait pas vu… il était là… mais pas du tout comme à l'étable… trempé d'urine couvert de bouse !… non !… absolument propre, lavé… peigné même… je comprends qu'on ne l'ait pas vu tout de suite !… méconnaissable !… en pleine fonction de propriétaire…

« Tout est en ordre, monsieur l'Oberarzt ! tout ce qu'il faut !… les vaches ferrées… et du fourrage pour au moins cinq jours… »

Il sait ce qu'il dit…

« Bien ! bien Léonard… »

Que j'en prenne de la graine…

« Vous voyez n'est-ce pas collègue tout va !… ils iront !… ne pas les laisser s'agiter libres !… jamais !… tout de suite, responsables !… un commandement ! précis ! tampon !… et hop ! une promotion ! »

Indiscutable ! je vois !…

« A la Chancellerie ils comprennent… un peu ! pas tous idiots, mais bien trop lents !… la vie continue !… alors ?… la greffe immédiate… ou l'infection !… la pourriture !… voyez ici, Isis von Leiden est une criminelle, absolument ! évidemment !… mais son mari, l'infirme, cul-de-jatte, ne pensait aussi qu'à la tuer !… alors ?… alors ?… le grand Nikolas aussi !… le tout qu'ils s'en aillent ensemble !… vous n'êtes pas d'avis ?

— Oh si !… oh parfaitement !

— Les psychoses s'enveniment dans un lieu, s'évaporent ailleurs, en route… tel est parti assassin s'arrête au pont, pêche à la ligne… pense désormais très calmement !… autrement !… n'est-ce pas Harras ? cent affaires semblables ! en France… en Pologne… en Allemagne… mais là si près ! cent kilomètres !… je vous ai dit : impossible ! »

L'illustre confrère ne regrette pas…

« Je n'aurais pas eu le plaisir de vous rencontrer !… et Madame ! le grand honneur ! le principal que tout s'en aille ! mouvement ! Moorsburg ! ils ne seront pas mal à Stettin… et plus loin encore !… ils sont attendus… »

Moi je veux bien… attendus ?… attendus ?… La Kretzer et ses deux tuniques bien serrées contre elle… elle a pas fini de les montrer d'ici Königsberg !

Le moment du départ sans doute ?…

Les deux S.A. se placent chacun d'un côté… à l'arrière… ils iront à pied… Nicolas tout en avant, il conduit le premier couple de vaches… un signe de Kracht et ça démarre… très lentement… nous saluons… nous faisons des « au revoir »… personne ne répond… ni Isis, ni les Kretzer, ni Nicolas… ils ne nous regardent même pas… enfin le chariot a démarré… il n'a pas de ressorts… Harras note « le tank non plus ! »… il me renseigne…

« Je laisserai ma voiture ici, la “blindée”… pour vous et Kracht !… et quatre S.A… pour l'ordre ! la gendarmerie ! vous n'avez plus de garde champêtre !… oooah ! ni de pasteur !… la morale, alors ?… et l'ordre, confrère ? rien du tout ? non ?… ça ne bougera plus !

— Parfaitement !

— Mille regrets, Madame… vraiment du chagrin… mais je dois repartir n'est-ce pas ?… tout de suite !

— A pied ?

— Non !… non !… en tank !… avec le confrère général ! et toutes ces motos !… devant !… derrière !…

— Les routes sont minées ?

— Oh, bien sûr !… bien sûr ! par les Allemands ! par les Russes !… par les prisonniers !… on ne sait plus par qui ! oooah !

— Alors ?

— Ave Cesar. ! broum ! ces dames en chariot courent moins de risques ! après Stettin là, peut-être ?… après Stettin, elles auront !… nous ? tout de suite ?… tank ! ferraille !… oooah ! broum ! »

Je vois que ça l'amuse…

Le général est plus sérieux, il va… il parle aux S.A. du chariot… il sort une carte… il leur pointe, un village… un nom… leur route… il leur indique… là ! là !… bien !… vers l'Est ça ne bombarde pas trop… mais vers le Sud ? juste vers où vont partir nos deux éminents camarades… quelle pyrotechnie !… ciel ! nuages !… terre !… et les routes aussi sans doute ? ils vont être servis !… les mouettes sont bien habituées… elles planent, voltent… frôlent les attelages… la neige tombe, mais pas bien épaisse… nous ne sommes pas en pays de neige… la neige c'est après Rostock…

Maintenant c'est l'adieu officiel !… on y va tous !… et en levant le bras !… Léonard, Joseph… les demoiselles de la Dienstelle… heil ! heil !… le général, Harras, Kracht… et nous trois La Vigue et Lili… heil ! heil ! Nicolas nous répond… heil !… pas les autres… ah si !… Cillie !… heil ! heil ! elle lève ses petits bras vers nous… heil ! heil ! elle est contente, elle s'amuse bien.. en voyage !… voyage !…

Ils ne prennent pas la route, la chaussée… non.. une autre… je dirais plutôt une piste, bien boueuse.. entre les cultures… Göring a dû leur indiquer.. ils s'éloignent… ils ont pas besoin d'aller vite… une éclaircie !… et même du soleil !… pas à croire mais oui ! la petite Cillie était pas gaie, je l'ai jamais vue gaie à la ferme, là y a de la joie !… voyage ! elle nous fait encore des heil ! toute seule ! personne nous a répondu qu'elle… la Tulff-Tcheppe en écrase bien, elle se réveillera après Stettin !… divan, Madame ! oh, mais Göring a une idée !… subite !…

« Kracht ! Kracht ! tapioca !

— Wo ? wo ? où ?

— Au tank ! »

Voilà ce qu'il fallait !… halt !… halt ! que le chariot s'arrête ! nous hurlons aussi !… qu'ils attendent !… Kracht court… et trois bibel… les voilà ! voilà ! ils ont trouvé !… ils reviennent avec !

« Au chariot, vite !… für die kleine ! pour la petite ! »

Un bibel enlève ses sabots et se jette nu-pieds dans la gadoue… il patauge… il a du mal… c'est un dévoué, c'est un athlète… il va les rejoindre, ils sont déjà loin… il y est !… il passe les paquets à Isis pas un merci !… et tout repart… vaches, le chariot, Nicolas, les S.A. d'escorte… Harras remarque…

« Vous voyez mon cher Destouches, la retraite de Russie à l'envers… retour ! retour ! oooah ! »

Göring l'interrompt…

« Oh, pardon ! pardon Harras ! pardonnez-moi ! ils n'ont jamais pris par cette route ! jamais !

— Ah je croyais !

— Mais non ! mais non ! cher Harras ! ne croyez pas !… très peu sont revenus par Stettin !… une poignée !

— Pourtant !…

— Oh non Harras ! je vous arrête !… je sais !… »

Le médecin général était sûr…

« Laissez-moi un peu m'asseoir… »

Et il s'assoit, là dans la neige…

« Une minute ! une minute Harras ! »

La première fois qu'il s'animait…

La méchante affaire du Landrat… la fin du Rittmeister, je l'avais pas vu s'intéresser, il avait fait de son mieux, c'est tout !… mais là question la retraite de Russie, il prenait pas à la légère !…

« Il me semblait, Goring…

— Qu'il ne vous semble plus ! attendez Harras !… »

Assis dans la neige, il va retrouver…

« Pas du tout Stettin, Harras ! »

La tête dans les mains…

« Insterburg… oui ! et puis Elbing ! et Gumbinnen… Thorn !… là ils sont passés !… et puis Plock !… Landsberg !… voilà leurs étapes !… Neuenkirschen !… presque pas Stettin !… Neuenkirschen !… beaucoup de malades… Neuenkirschen ! il y avait encore des souvenirs !… vous savez, à l'hôpital ! j'ai servi là, aide-major… des noms dans le bois, dans les poutres, des noms… taillés, n'est-ce pas ?… »

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