« Cette plaine-ci jusqu'à l'Oural, Céline ! n'est-ce pas ! »
Il me l'avait déjà dit…
« Oui, jusqu'à l'Oural… mais Berlin d'abord !… vous verrez les bombardements… vous verrez flamber !…
— Bientôt ?
— Oh, huit… dix jours !… ici, n'est-ce pas, vous ne risquez rien !
— Vous croyez ?
— Ils ne vont pas s'occuper de Zornhof !… le tout par les temps actuels c'est d'être assez petit, de pas valoir la bombe !
— Nous ne la valons pas ?
— Non !… ni von Leiden, ni Madame, ni son père… ni les Kretzer…
— Le vieux a une sœur ?
— Oui dans l'autre tour… on ne la voit pas, sauf le dimanche, à l'église, à l'orgue… enfin maintenant je ne sais pas, les usages changent, vous verrez, elle est peut-être devenue volage… une chose qui ne changera jamais : qu'elle aime pas son frère… le Rittmeister ! ni le cul-de-jatte ! ni Isis !
— Bon, Harras, j'écoute, nous allons pas mourir d'une bombe, mais de ce qu'ils nous donnent à bouffer, sûr !
— Très exact, Céline ! très exact !… mais vous êtes mieux qu'à Paris !… n'oubliez pas !… oubliez jamais ! que tous ces gens-là, Kretzer, le Landrat, le père von Leiden, le fils, la sœur, les demoiselles du bureau, toute la clique, ne valent pas la corde, vous pensez ! mais certainement !… mais vous, vous êtes mieux qu'à Berlin, l'essentiel ! ça sera qu'un incendie Berlin, bientôt !
— Croyez pas Harras qu'on se plaigne !… Mille calories pourraient suffire, mais la soupe ne doit pas faire trois cents…
— Je sais, la Kretzer a pris vos cartes…
— Toutes, Harras !
— Je vais lui dire ce que je pense, et puis je parlerai à Isis, ça s'arrangera !
— Je crois pas beaucoup à Mme von Leiden, peut-être pire que le fils, ni au père… ni aux prisonniers… ceux-là nous les avons vus, ils se détestent, mais ils sont merveilleux d'accord qu'on est la pire espèce d'engeance et que c'est horrible qu'on soit là et pas pendus !
— Vous croyez, Céline ?… ils vous l'ont dit ?
— Harras si j'attendais qu'on me dise, y a longtemps que notre affaire serait faite…
— Vous avez raison, brave ami, mais maintenant ? vous avez un toit, vous n'auriez aucune chance en France !… ici vous mangerez ! si vous voulez… vous croyez que ça va tout seul entre nous ? même entre le Landrat et les von Leiden ?…
— A couteaux tirés !… je suis certain !… je vous l'accorde !… mais vous, vous vous privez de rien en attendant que tout s'écroule !… quelque chose !…
— Vous avez raison ! mais très désagréablement croyez-le Confrère !… tous ces gens dénoncent, complotent !… délirent !… pas que les prisonniers ! les gens du village, tous !… les bibelforscher aussi !… les oies, je crois même !… et les vaches !…
— Je pense bien ! mais dénoncent quoi ? et à qui ?
— Tout !… à Adolf Hitler ! à la Chancellerie !… ce qui n'existe pas ils l'inventent ! on a inventé les Croisades n'est-ce pas ? alors ?… pas que Zornhof, allez, toute l'Allemagne !… vingt !… trente mille hameaux pareils ! en France aussi pareil !… antiboches !… les Croisades ! ce Landrat fait beaucoup arrêter… pas assez d'arbres pour pendre tous ceux qu'il faudrait !… si les lapins pouvaient parler ! les prisonniers sont grands chasseurs… deux fusillés la semaine dernière… je vous ai dit, ce Landrat n'est pas bon, bon ou mauvais ce serait pareil, il sait ce qui l'attend, il n'est pas sot, il se venge d'avance… vous vous promènerez dans Zornhof, n'entrez pas dans les maisons, même s'ils vous invitent… surtout si ils vous invitent !… ils sont tous Allemands, soi-disant, familles allemandes… les hommes sont au front, se battent… mais en vrai, ce sont tous des Slaves, deux générations ici, mais restés Slaves… et ils nous détestent, Polonais ou Russes, les bicots aussi meurent pour vous, vos meilleurs soldats, mais ils vous détestent… bien sûr, les gladiateurs romains détestaient Rome !… les lansquenets, tenez ici, détestaient leurs capitaines… ils n'arrêtaient pas de faire la guerre pour telle religion, telle autre, ils ne croyaient à rien !… et la guerre à d'autres lansquenets, aussi voleurs, aussi voyous qu'eux, d'autres villages !… des mêmes souvent !… le courage, la mort, ne prouvent rien… les psychologues sont ridicules, les moralistes se trompent en tout… les faits seuls existent, et pas pour longtemps… pour le moment une chose certaine, les Russes vont jusqu'à Berlin et un peu au-delà… ici ils sont chez eux, pas nous !… le pasteur d'ici est allemand, Rieder, vous le verrez, s'il réapparaît ! aussi anti-nazi que les Russes… nous n'avons plus assez de police… en tout cas, je vous ai prévenus, les plus dangereux encore pour vous, seront les prisonniers français…
— Harras nous avons l'habitude… la haine familiale…
— En tout cas ici rien à craindre !… Kracht est là !…
— Oui, mais quelle fragilité !…
— L'oiseau aussi sur la branche !
— Trois oiseaux, Harras !… la graine ? je vois que c'est impossible !
— Mais non ! que non ! venez par ici !… tout ce que vous voulez, Céline ! »
Il m'emmène au fond du salon… un placard à double porte… Louis XV, rose et gris perle, il l'ouvre tout grand, il me passe les clés… trois clés… trois serrures… je vois, ce sont encore d'autres fermetures… clac ! clac !… il a raison… on manquera pas…
« Y a de tout n'est-ce pas ? »
Jusqu'au plafond des conserves… l'autre côté, bouteilles et cigares… boîtes de Navy Cut et Camel…
« Pour un régiment, Céline ! vous prendrez tout ce que vous voudrez, mais vous ne direz rien ! à personne !… comme eux !… faites comme eux !
— Harras ils ont déjà dû venir !… ils n'ont pas les clés… mais ils ont dû se servir quand même…
— Pas beaucoup Céline, pas beaucoup, je vois… ils savent que je sais… tout ça vient du Portugal… ne faites rien cuire… ne mangez que du jambon, des rillettes, du beurre… des sardines… et tout dans votre chambre… comme eux ! allez jeter les boîtes vides très loin… promenades !
— A l'Oural ?
— Non !… pas tout à fait, mais dans les étangs… ils chercheront… ils vous guettent… vous savez… et surtout tenez-vous bien à table !… redemandez la soupe, comme si vous aviez toujours faim… comme si vous l'aimiez ! de plus en plus faim ! l'air ! l'air aussi !… les grandes promenades ! »
Toc ! toc ! c'est Lili… je lui ouvre… elle s'excuse… elle a été chez les Kretzer, ils ont un étage à eux… l'autre escalier…
« Alors ?
— Je lui ai redemandé nos cartes, qu'on voudrait bien qu'elle nous les rende, que nous irions à Moorsburg nous acheter du leberwurst… nous-mêmes !
— Elle a pas voulu ?
— Non !… elle a dit que c'était pas la peine, que son mari irait… et elle a piqué une crise ! qu'on avait pas confiance en elle ! qu'on la prenait pour une voleuse ! qu'elle, elle était une mère martyre !… qu'elle avait eu ses deux fils tués ! et par les Français !… j'ai pleuré avec elle, tant que j'ai pu… elle m'a pas laissée partir… furieuse elle était…
« “Vous ne me croyez pas !”
« “Si ! si !… je vous crois !”
« Il a fallu qu'elle me montre les deux tuniques de ses fils… une à brandebourgs, l'autre une vareuse à liseré… les deux toutes déchirées, criblées… pleines de caillots secs… »
« Vraiment à ses fils ? »
Je demande à Harras.
« Oui ! oui ! exact !… ses deux fils !… n'empêche qu'elle est une fameuse garce !… je crois même un peu empoisonneuse… oh, y a pas qu'elle !… »
« Pas qu'elle » me fait penser à d'autres mots que j'avais entendus… des bouts de paroles, entre lui et Kracht… j'allais pas demander qu'il me précise… mais drôles… Lili doit montrer les photos, nous montre, elle a promis… en effet on voit les deux fils, vingt, vingt-cinq ans, artilleurs, les deux… ils ressemblent à leur mère… ils ont été tués le même jour, ça fait quatre ans… devant Péronne… Harras a connu les deux fils…
Maintenant Bébert ?… je pensais à lui… il aimait pas tant le jambon, ni les sardines… ce qu'il voulait c'était de la marée, du poisson vif… heureusement y avait la bossue… celle-là vraiment très très aimable… son père demeurait à Berlin, dans un grand bunker… il était pêcheur de la Spree… ça tombait bien… chaque lundi sa fille nous ramènerait une bouteille pleine de petits poissons… c'était entendu… Bébert se régalerait toute la semaine… ça durerait ce que ça durerait… ! y a du bon cœur où que ce soit, on peut pas dire que tout est crime…
Harras était pas le méchant Fritz, mais… mais à voir !…
« Harras, quand partez-vous, Confrère ?
— Demain matin ! mais si vous voulez Céline, je vous demanderai un petit conseil… et un petit travail… si vous voulez bien !… je vous demanderai que nous en parlions, si vous voulez bien… un projet ! ce soir ! nous serons tranquilles après le dîner ?… vous voulez bien ?…
— Certainement Harras ! certainement !… mais pas trop tard…
— Neuf heures !… neuf heures ça va ?
— Oui… oui, je serai là… Lili aussi… et La Vigue… et Bébert.
— Certainement ! »
Je connaissais Harras, j'avoue, depuis des années, jamais je n'avais eu l'impression qu'il nous prenait très au sérieux, ni non plus qu'il se moquait de nous… on était français et voilà… plus tard avec tant et tant d'autres j'ai eu bien nette la certitude que nous étions guignols… et encore tous les jours en France… et je crois pour la vie… à propos la pire espèce de saloperie, la plus redoutable : les bienfaiteurs, les pires sadiques… à bien se marrer de vos contorsions… quelle secte !… le public des corridas, et de tous les cirques… du moment où vous ne pouvez plus « porter plainte » vous devenez le « joujou », c'est plus que question de vous faire hurler plus ou moins… vous avez tout à redouter, d'abord et d'un, du commissaire, vos empreintes au « Bulletin des recherches »… et vos portraits… tête de pipe… le vrai amusement des familles !… « Ah celui-là, regardez-le, qui n'a plus le droit de “porter plainte”, qu'est-ce qu'on va lui mettre ! » d'abord lui faire brûler son lit, sa table, et les chaises… et le refaire passer devant la Cour sous un de ces réquisitoires que ses tripes lui jailliront toutes seules du bide, qu'il en fera le tour de la terre au pas de gymnastique par les sentiers des éclats de verre et la piste des planches à clous… je craignais pas Harras pour ce genre de distractions mais lui c'était ses « absences » !… vous pouviez le voir, un moment, toc !… il cessait d'être là avec vous, bien là, raisonnable, et brusque !… un autre bonhomme !… une certaine exaltation… le regard… les paroles… plus tard… bien plus tard… repensant à lui… repensant aussi à d'autres Allemands, médecins et malades, ce qui me chiffonnait de les voir se perdre dans ces sortes « d'états seconds », plus tard, bien plus tard j'ai compris que c'était leur manière inspirée, leur transe mystique… pauvre Harras, fatal qu'il ait tourné si mal !… encore bien plus mal que moi…
Oh, pardonnez !… que je vous retrouve ! nous avions un point commun Harras, moi… exacts ! militaires !… neuf heures !… je descends au salon… je le trouve à la porte… on entre… il referme… je regarde sa figure, il a bien mangé, bien bu… je l'écoute…
« Mon cher Céline, le moment est venu, je crois, pour nous, pour l'Europe nouvelle, de bien faire connaître, pas seulement au monde savant, au grand public, l'ancienneté de la collaboration de nos deux nations dans tous les domaines, philosophique, littéraire, scientifique, et médical ! médical ! le nôtre, cher Céline !… depuis huit siècles, combien de professeurs allemands ont enseigné dans vos écoles ?… croyez-vous ?… Montpellier ?… Paris ?… Sorbonne ?… »
Le moment d'avoir l'air convaincu… de bien être d'accord…
« Vous trouverez tout ceci ici !… dans ces dossiers ! »
Un coffre que je n'avais pas ouvert… quelques pièces de velours… et puis des dossiers ! ah, dossiers !
« Tout ceci nous vient des Archives… du Musée des Sciences… »
Une façon je crois saisir, qu'on ait l'occupation qu'il faut !… officielle !… une liasse !… une autre ! plusieurs manuscrits en gothique… gothique vert et rouge… et les portraits des professeurs !… gravures sur bois…
« Vous me ferez ce plaisir Céline ? vous me comprenez ? »
Je vois ce qu'il demande…
« Certainement ! certainement, Harras ! »
Une rédaction, que je vais faire traîner un mois… deux mois… les autres auraient rien à dire… on serait pas oisifs parasites !… nous ! mais historiques propagandistes !… prima ! prima ! excellent ! oach !… son rire le reprenait ! la bonne farce !… oh mais on trouve une autre gravure… les Quatre Cavaliers de Dürer…
« Celle-ci pour notre préface n'est-ce pas ?
— C'est une idée !…
— Mais attention ! attention Céline ! grande révolution ! vous savez ? la Peste est devenue toute petite… la Famine aussi… toute petite !… la Mort, la Guerre, tout à fait énormes !… plus les proportions de Dürer !… tout a changé !… vous êtes d'avis ?… »
Bien sûr que je suis d'avis ?
« Oh, l'Apocalypse, certainement ! mais perdues la Peste, la Famine !
— La Famine encore un petit peu… »
J'objecte…
« Vous avez l'armoire Céline ! ooach !… »
Que c'est drôle !
« La calamité Céline, je vous l'ai dit, à Berlin, vous avez vu les télégrammes, les épidémies ne prennent plus… ni en Mongolie… ni aux Indes !… cette guerre sous Dürer serait terminée depuis deux ans !… celle-ci ne peut jamais finir… vous le direz dans votre préface !… deux cavaliers au lieu de quatre !… pauvreté !
— Harras, à vos ordres ! tout sera écrit !
— L'Apocalypse vaccinée ? impossible !
— Je vois !… je vois Harras ! »
Il était remonté… je pensais à Lili, elle devait être un peu inquiète… elle avait Bébert avec elle… La Vigue dans sa cave-cellule devait pas être rassuré non plus… je voudrais bien qu'Harras se taise, me laisse remonter… mais il a la grande habitude des rencontres internationales… je connais l'atmosphère, j'ai fait le tour du monde plusieurs fois avec plein de savants comme lui… là, vous pouvez dire que la raison existe plus… pour peu que vous prêtiez l'oreille !… pas que les politiques qui déconnent, les savants donc ! jaloux de la tribune comme pas ! soliloques !… colloques ! plus de sottises dans les mémoires de Hauts Instituts techniques que dans les comptes rendus de la Chambre… ou dans votre journal habituel… et pas qu'ici, ça serait trop beau, là-bas, partout : astronomie, histologie, sur tous les méridiens possibles… pas de couleurs de peaux, rideaux de fer, sectes, races qui tiennent ! qui déconne plus est gagnant !… fanatisés, fascinés !… doctes comme ignares ! à genoux ! de ces sottises qui dépassent la Lune, vous savez plus jusqu'elles iront d'une galaxie l'autre !… mille ans !… mille ans !… je voyais notre Harras bien parti… une chose j'étais sûr, peu à peu, il m'ensommeillait à me parler dossiers… et de cette préface !… de ses Quatre Cavaliers !… de la petite Famine et de la petite Peste… je me voyais passer des mois sur l'Apocalypse !…
A la S.D.N., où je fus, ce que j'ai pu entendre !… les plus puissants cerveaux de l'époque, génies à la Nième puissance ! lui Harras tout fort technicien qu'il était, faisait pas le poids… du tout ! du tout !… je veux dire à la toise des Bertram Russel, Curie, Luchaire… ceux-là alors des Titans en l'art de rien dire… Harras son Apocalypse, peutt !… peutt !… zébi !… j'en tirerais peut-être deux… trois mois… pas plus ! je l'avertis…
« Ooaah ! nous avons aussi l'arme secrète ! »
Ça il veut encore m'expliquer…
« Harras, si vous voulez, demain ?
— Oui ! oui ! entendu ! demain soir ! heil ! heil ! »
Lili devait en avoir assez, là-haut dans notre rondelle de tour… à peine la hauteur d'être debout… Harras insistait… développait sa thèse : la médecine franco-allemande à travers les siècles… les preuves ! tel dossier !… tel autre !… pour chaque portrait une anecdote !… que je me souvienne ! tel professeur fritz à Paris, à Montpellier… dès le XIe siècle… XIIe… XVe… leurs controverses !… oh, pas des petits bricoleurs ! des savants, déjà… bien en cour ou persécutés… de tout…
Je vois la porte qui bouge… je me doute… Harras voit pas… Lili qui me fait signe… ça va !… je me lève tout doucement… Harras en a bien encore pour deux heures… au moins… il est homme à passer des nuits sur un petit détail statistique, sur un « Résumé de Conclusions »… que vous retrouverez plus tard au fond d'un jardin, dactylographié… d'une cabane, trempé, plus lisible… que personne sait plus ce que ça fout… Harras était de la bonne espèce à passer des nuits à mettre au point ce qu'il vraiment fallait penser de cette rougeole aux îles Féroé… XVIIe siècle… pour le moment sa passion c'était les Fritz à Montpellier XIIe… XVe…
Nous étions sortis du salon sans qu'il s'aperçoive… il se faisait une conférence… pour lui tout seul… on l'entendait par l'escalier… mais là dans la paille je dormais pas… je me disais : sûr il va s'apercevoir !… il va être vexé !… y avait pas que l'écho de ses paroles, y avait l'écho des broum au loin… ça le dérangeait pas, il a bien tenu une heure et demie sur les professeurs du XIIe… nous on se reposait un peu… je somnolais presque… tant pis !… toc ! toc ! pas de surprise !… lui !… la porte !
« Confrère ! Confrère ! vous m'excuserez ! il faut que je parte ! »
Je me lève… je vais lui parler… je le vois sur une marche… il est en grande tenue de campagne… triple manteau… grenades à manches… je le vois très bien, il fait l'effet cinéma avec sa grosse « torch », sur le noir de l'escalier…
« Je pars maintenant Céline, il faut !
– Ça va mal ?
— Oh, ils ont un peu bombardé… vous n'avez pas entendu ?
— Si !… mais loin !…
— Il vaut mieux voyager la nuit… ils ne s'occupent des routes que le jour !…
— Bonne chance, cher Harras !…
— Vous aurez ça prêt ?
— Prêt quoi ?
— Le résumé du coffre, voyons !
— Mais évidemment cher Harras !… huit jours, j'ai fini !
— Doucement Céline ! doucement !… prenez votre temps !
— A vos ordres, Harras ! à vos ordres !
— Attendez encore !… je peux entrer ? deux mots !… vous voulez bien m'excuser, Madame ? »
Je le prie…
« Certainement voyons… Harras ! »
Je referme derrière lui… jamais nous ne l'avions vraiment vu en grande tenue de guerre… lui déjà énorme, il fait monstre… surtout dans notre rondelle de tour… il est trop grand, il baisse la tête…
« Voilà mes amis, attention ! je ne sais pas quand je pourrai revenir ! Kracht me téléphonera… je peux retourner au front russe… peut-être ?… ou repartir à Lisbonne… cela dépendra… vous là vous savez… vous ne bougerez pas… pour les gens, je vous ai dit !… d'abord le Landrat vous le connaissez… vous l'apercevrez, n'essayez pas de le rencontrer, c'est un vieux absurde et méchant… vous avez vu le genre du manoir et de la ferme… l'autre vieux, le Rittmeister et ses soubrettes n'est pas dangereux… des manies c'est tout… vieillard !… le fils von Leiden l'invalide et sa femme, la ferme en face, ont une petite fille Cillie… cette petite fille viendra vous voir, c'est entendu, elle vous apportera du lait, pour vous et Bébert… voyons !… voyons !… »
Il réfléchit…
« La femme du fils, Isis, a un caractère difficile… elle n'est pas à la ménopause, mais pas loin… belle femme incomprise, vous voyez ?…
— Oui… oui… certainement…
— Attendez !… la complication !… lui, le cul-de-jatte, se drogue… on le drogue… il est infirme depuis quatre ans… à peu près… les deux jambes… sclérose en plaques ?… syringomyélie ? il a été examiné dix fois… vingt fois… Paget ? la suite démontrera n'est-ce pas ?
— Bien sûr !… bien sûr !…
— Il fait des crises genre tabès… mais pas tabès… la suite démontrera n'est-ce pas ?… très douloureuses… il est aussi, assez psychique, nettement, là il est dangereux… des colères… ce n'était pas un homme méchant en temps normal, maintenant il est… avec sa femme, avec sa petite fille, avec tous, avec vous s'il vous voit trop… je lui ai donné les calmants usuels… et puis des piqûres… finalement, de l'opium… en sirop… son cœur cède aussi… il vous demandera de l'ausculter… sa femme, Isis, fait tout ce qu'elle peut… je lui dis : pas trop de médicaments !… n'est-ce pas dans ces cas on se demande toujours… Kracht vous dira… ah, encore, j'oubliais !… vous ne l'avez pas vue !… dans l'autre tour par là, en haut !… Marie-Thérèse von Leiden, la sœur du vieux… l'autre tour du manoir… baronin Marie-Thérèse !… elle ne voit ni son frère, ni son neveu en face, ni surtout sa nièce Isis !… elle vit chez elle, elle va chercher ce qu'il lui faut à Moorsburg, elle-même, elle fait sa cuisine chez elle, ses petits plats, elle a peur d'être empoisonnée… elle ne sort que le jeudi, pour Moorsburg… et le dimanche pour tenir l'orgue… peut-être vous irez à l'église… pasteur Rieder !… anti-nazi !… elle joue assez bien… vous pourrez l'entendre au piano, chez elle, elle vous invitera, elle est très aimable, quand elle veut… elle parle français, elle a été élevée en Suisse… toutes les jeunes filles des bonnes familles, alors !… »
Il résume :
« Voilà, maintenant vous savez tout… vous vous méfierez des Kretzer… s'ils se montrent hostiles, Kracht me téléphonera…
— Bien mon cher Harras, entendu !
— Et mon petit travail, n'est-ce pas ?…
— Je ne pense qu'à votre petit travail !
— A la bonne heure !… sacré Céline ! »
Un coup d'ooach ! comme on est drôles !… on se secoue les mains ! poignées !
« Toutes mes excuses Madame Céline ! pardonnez-moi !… pardonnez-moi ! »
Je descends avec lui… je veux voir comme il part… il veut bien… Kracht est en bas du perron avec deux grosses valises, très bourrées.
« Vous n'emmenez pas les documents, Harras ?
— Oh, pas de danger ! tout ça, victuailles ! poulets ! beurre !… jambons ! je vous cache rien !
— Harras, vous êtes un ami ! »
On case ses énormes valises… et il met en marche… moteur !… en route !… saluts hitlériens !
« Vous vous souviendrez Céline !
— De tout !… et fraternité ! »
Kracht me serre la main, la première fois qu'il me la serre… il est pas liant… il remonte chez lui… moi, dans ma tour… l'auto au loin… on l'entend…
Et aussi plus loin… bien plus loin… plein de petits ptaf ! ptaf !… les éclatements de leur « Passive »… on a pas eu d'alertes, ici… ici l'alerte c'est au bugle… ils m'ont raconté… le garde champêtre, Hjalmar, fait le tour du hameau… il est plus vieux que le vieux von Leiden… quand c'est l'urgence, c'est au tambour… on a eu l'urgence qu'une seule fois, et par erreur… c'était un avion allemand du camp d'à côté qu'était tombé sur Platzdorf… Platzdorf, à mi-route Moorsburg et nous…
La Vigue est remonté avec nous… y avait pas à en mener large d'après ce que nous avions appris, sur ce Zornhof, sur le manoir et sur la ferme et sur les von Leiden… et sur ce Kracht, l'S.S. pharmacien, bourrique de service… et sur le personnel Dienstelle… Harras s'était débarrassé… bel et bien… nous étions mieux à Grünwald… mais après tout, peut-être pas ?… peut-être mieux placés à Zornhof ?… du moment où vous avez plus rien à dire, plus qu'à obéir, vous avez plus qu'à espérer, vous êtes animal…
Oh, bien le cas du monde actuel ! tout le monde sous le Spoutnik qui va venir ! n'importe quel filon à fond de mine, dans les grisous, tout ! ils veulent bien tout mais pas le « Spoutnik » !… « volontaires » aux petits wagonnets ! zut ! et que c'est donc chacun son tour !… tout ça a un petit peu crâné depuis 44… la fête est finie !… ganguesters au vestiaire !… nous là déjà à Zornhof nous avions bien à être fixés… à la merci c'est tout… tous ces gens autour, prisonniers, Fritz du hameau, ou Russes ou polaks, pensaient qu'à mal… notre compte était bon !… Kif en France, où tous nos frères nous attendaient, Bretagne et Montmartre, pour nous débiter en lamelles… donc, bien à rire ! la petite Esther avait le monde entier pour elle, nous le monde entier contre… la petite Esther Loyola préparait son film dans les greniers d'Autredam… nous on ne nous a rien tourné… taule et silence !… propagande tout pour ? imposture, l'autre côté : ruine, honte…
Autour du « Mirrus » nous mettions un peu au point, ce qu'il faudrait faire… ce qu'il ne faudrait absolument pas… à peu près tout… ce que les uns les autres avions vu… impressions… pas fameuses !… on verrait demain pour la suite… en attendant, un peu de rab… Lili avait mis de côté, moi aussi, d'à table, deux tranches de pain noir… La Vigue du céleri et de la mie… on partage… les araignées viennent regarder… elles se laissent filer du plafond, elles gafent… et zzz ! elles se renroulent… c'est des curieuses… on habite chez elles, exact… La Vigue veut aller voir en bas, chez lui, sa cellule, mais que je l'accompagne !… bien !… alors tous les trois ! on laisse Bébert… on prend une bougie… on va passer devant les chambres où demeurent toutes les secrétaires de la Dienstelle… on voit rien, sauf des petites lueurs sous chaque porte… ça se chuchote un peu… et aussi des voix de radios… pas de courant, y a plus de courant… des radios à piles… les demoiselles de la Dienstelle doivent s'offrir des petites soirées, tout à fait entre elles… des moments pour tout, des moments pour être discrets… nous descendons donc, les grandes marches… nous appelons d'en haut Iago, qu'il sache… ça va, il grogne mais pas fort… pour juste qu'il nous a entendus… il nous laisse passer… on va la voir cette cellule !…
Autant d'araignées que chez nous… et nous repassons devant Iago… et nous revoici sur notre paille… on voudrait s'en foutre complètement, dormir… le moment des soucis au contraire ! le monde des Grecs, le monde tragique, soucis tous les jours et toutes les nuits… pareil au même pour les personnes hors-la-loi… le monde nouveau, communo-bourgeois, sermonneux, tartufe infini, automobiliste, alcoolique, bâfreur, cancéreux, connaît que deux angoisses : « son cul ? son compte ? » le reste, s'il s'en fout ! Prolos Plutos réunis ! parfaitement d'accord !… nous là, cloches traqués, nous n'avions pas à dormir !… nous avions à penser aux gaffes… ce qu'on aurait dû, pas dû dire ?… examens de conscience… une toute petite gaffe peut très bien vous précipiter… La Vigue en bas dans sa cellule devait aussi drôlement réfléchir… que Bébert qui pensait à rien, c'était à nous d'être astucieux… animal pour animal il était plus heureux que nous… je dis plus rien, je remue pas… je voudrais bien que Lili dorme un peu… je peux passer des heures, moi, allongé, sans dormir… j'ai l'habitude, j'écoute mon tintamarre d'oreille… je sais attendre le jour… la meurtrière là-haut devient grise… puis pâle… pas à espérer beaucoup plus, nous sommes en septembre… il doit être six heures, à peu près… je vais pas réveiller Lili… je vais voir La Vigue… mais le jus, comment ? je vais lui demander… quel jus ?… à la ferme ?… il saura peut-être ?… je descends nu-pieds… je passe encore devant Iago… Iago dort à même la pierre…. il me grogne un peu… il me laisse passer…
La Vigue est réveillé aussi… je lui demande s'il a pensé au jus… tu parles qu'il y a pensé !… même on va y aller !… pas à la ferme, là dans le couloir, y a une cuisine, genre de secrète, il est certain, deux, troisième porte… on cogne, on frappe… il les a vues, elles sont quatre, trois Russes et une des mômes du vieux… personne répond… Iago grogne qu'on frappe… les autres doivent se le faire passer dans leurs piaules… si c'est cachottier ces morues, chacun pour soi !… et l'autre le vieux, sa cuisine à lui dans sa cave ! sûr ils ont tous des petits pains !… mais lui La Vigue comment il s'est éclairé ? aux allumettes !… il me montre et il m'offre une boîte… lui avec trois allumettes ça a suffi pour se coucher… nous aussi avec la bougie, mais dangereux !… c'est veine qu'on brûle pas… maintenant on va aux petits pains… une idée… si pas à côté, à la ferme !… La Vigue s'habille… enfin ses grolles… on se déshabille plus depuis longtemps… il est pas long, on est dehors, il fait frais dans le parc… au premier tournant de l'allée, nous tombons sur des hommes forçats… genre forçats… une douzaine, qui ajustent des troncs de sapins les uns sur les autres… qu'est-ce qu'ils foutent ? qui ils sont ?… je vais leur demander… mais j'ai pas le temps, un soldat me coupe la parole, un vrai, un assez vieux S.S., il sort du taillis… lui me demande ce que je veux ?… et ce que nous sommes ?… pas aimable… je lui explique que nous demeurons au manoir dans la tour, là… réfugiés français, et que nous allons à la ferme voir s'ils ont pas quelque chose de chaud ?… il se radoucit… il nous verserait bien un peu de jus, mais eux l'ont pris à quatre heures, lui et ses bagnards… il n'a plus rien !… il retourne son bidon, il me montre, plus une goutte !… leur réveil, quatre heures !… il sort de sa plus profonde poche une énorme tocante acier noir… six heures et demie !… même bien appliqués, raisonnables, on est toujours des sortes d'oisifs… y a que les bagnards qui bossent vraiment… les levés avant l'aube… ceux-ci en mettaient un coup… on voyait… ils bâtissaient une genre d'isba, bien trente mètres sur trente, tout en troncs de sapins… et sur lambourdes ! sûrement ils avaient une scierie… je demande à l'S.S… pas là, l'autre bout du hameau, au Dancing !… Tanzhalle !… puisque ce S.S. est dégelé je demande qui ils sont ? « travailleurs de l'Évangile » !… j'avais entendu parler d'eux… c'était ça ? menuisiers gros bides, et « objecteurs de conscience »… si ils avaient été français on leur aurait un peu montré à jouer de la Bible et de l'objection… je dis à l'S.S…
« Hitler est bon !… en France, Kapout !
— Ja ! ja ! hier auch ! Ici aussi ! »
Et il tape sur son gros Mauser… joyeusement !… on rigole !… on est amis !
« Heil ! Heil ! »
Je propose…
« On va chez les von Leiden en face, ils auront peut-être du café ?…
— Sicher ! bien sûr !… »
Ça va ! on va !… à travers le parc et puis la grande cour… à gauche les étables, la porcherie… et les hauts silos à betteraves, qui sentent si mauvais… le sentier en ciment tout le long de l'étang au purin qui sent encore bien plus fort… ils ont tout mis dans cette cour… plus les oies, les canards, les poules… sans doute pour tout surveiller, voir tout ce qui se passe, d'en haut, de la ferme… je vois pas nos travailleurs, les deux Français, Léonard, Joseph… j'entends des chants russes… je vois des femmes et des enfants… nu-pieds… et des hommes, en bottes… ils traversent la cour… ils nous font des gestes… ils crient des choses… peut-être aimables ?… non ! ils ont plutôt l'air en colère… mais y a de l'entrain !… ils doivent aller biner, sarcler… là-bas, dans la plaine… on voit que ça, des buttes de patates… des petites… des énormes… des longues, jusqu'à Moorsburg… tout l'horizon… ils doivent y aller… c'est quoi ces gens-là ?… Harras m'avait dit… tout Russes ramassés d'Ukraine… ils sont ici comme « volontaires »… soi-disant… des villages entiers… Ivan aussi, au Zenith, était « volontaire », lui de la Sibérie… et les bagnards « bibelforscher » ? La Vigue remarque comme moi, ils sont gras… du bide tous… et ils sont forts ! ce qu'ils remuent on serait écrasés net… pour qui les isbas ? encore une complication… pour des médecins finlandais, des « collaborateurs » comme nous… ils vont venir se reposer ici… peut-être ceux de Grünwald ?… Harras m'avait dit, j'avais écouté que d'une oreille… la vérité, notre guerre avait fait des petits, tous les bouts de l'Europe… preuve j'en ai trouvé moi-même plus tard à Copenhague, Danemark, plein les cellules, des étages entiers, tassés, tous les âges, tous les poils, traîtres belges, yougoslaves, lituanes, lettons, apatrides, juifs, relaps, mongols par la mère, asniérois du père, le tutti frutti la godille des cent drapeaux à la conquête et trains d'équipage sens dessus dessous… là maintenant je me demandais si ces confrères allaient se construire encore un bain à réactions… froid chaud ?… certainement ! La Vigue était sûr ! ce coup-ci j'avais plus de grenade à leur glisser dans la piscine… une chose que je voulais m'enquérir, ces gros bagnards, qui les nourrissait ?
« Viens !… on va demander à l'S.S. !… »
L'S.S. nous explique, ils ne manquent de rien !… à leur cuisine, au Tanzhalle, ils ont toujours tout ce qu'il faut… lui mange avec eux… macaroni, céleri, carottes, choux… tant qu'ils veulent !… autre chose que nous notre mahlzeit !… de temps en temps même, une oie, un poulet, pour le goût, on en trouve… je me renseigne…
« Vous les trouvez sur les routes, écrasés !… »
Bien ! c'est à retenir ! il ne passe rien sur les routes… nous toujours pour le moment nous sommes en quête d'un petit café… on lui dit : on va à la ferme !… le parc avec ses allées si gracieuses est d'un frisquet ! d'une humidité en plus que vous pouvez plus parler… de tremblote… on se dit au revoir avec l'S.S… il m'a rappelé le Passage Choiseul avec ses lessiveuses de nouilles… la seule cuisine tolérée, les nouilles à l'eau, les nouilles qui ne donnent pas d'odeur… la terreur des dentellières, l'odeur de cuisine !… j'ai été élevé je peux dire, toute mon enfance et la jeunesse, dans le labeur et les nouilles à l'eau… aux bibelforscher pour d'autres raisons, même ordinaire… l'S.S. nous avait pas invités mais ça pouvait venir… je dis rien à La Vigue mais il y pensait, certainement… ah, nous voici à la ferme… à la porte de leur cuisine… on frappe ! fort !… rien répond !… comme au manoir… bien, on va voir le fils !… on prend le petit escalier… si on est viré, on verra ! quelque chose à dire, qu'on vient s'excuser pour la veille, qu'ils nous avaient invités, qu'on s'est trompés de jour… une contenance… ça sent le café !… une chose ! et le vrai café !… peut-être ils ont pensé à nous ?… rigolade !… toc ! toc !… on frappe encore… herein ! on entre dans l'espèce de petit salon… ils sont assis, le fils cul-de-jatte et Isis, à une petite table carrée, ils sont en train de se faire les cartes… Nicolas aussi est là, le géant russe qui porte le fils von Leiden, il est debout contre son fauteuil… ils se font l'avenir.
« Pourquoi venez-vous ? »
D'emblée pas content… je m'attendais.
« Si y a pas un petit frühstück ? petit déjeuner ? »
J'allais dire : quelques petits pains !… j'en voyais plein une grande corbeille… il me laisse pas finir…
« Frau Kretzer est chargée de vous… pas nous !… pas ici ! »
Sa femme Isis est moins brutale… elle nous fait comprendre…
« Excusez-le !… il est à bout !… il a souffert toute la nuit !… j'ai envoyé ma fille en face, Cillie… avec le lait… pour vous… vous le trouverez là-bas… »
Elle nous vire bien sûr, mais moins sec… nous c'est le jus qu'on veut !… le lait, on verra !…
« Alors, les cartes ? »
La Vigue s'agace…
« Quoi les cartes ?
— Qu'est-ce qu'elles disent ?
— Elles disent que vous partiez d'ici !… vite !… »
Décidément le cul-de-jatte est à ressort, foutu tronc ! on redescend, on dit pas « au revoir »… nous revoilà dans la grande cour, pas plus avancés…
« Ils doivent avoir un boulanger quelque part ?… une épicerie ?… un bistrot ?
— On peut essayer !… »
Où ça peut être ?… de la cour on a vu un clocher… ça serait en France, on trouverait autour de l'église… on avance… personne dans cette sorte de rue… que des oies, par troupes… elles se rassemblent, elles foncent à l'attaque, becs en avant… le cou horizontal… couac ! couac ! nous passons… finie leur colère !… elles volettent… vers les grosses mares… profondes, bourbe et sable… je vous dis la rue, la route plutôt… d'une largeur d'avenue… là que vous voyez un pays vaste, les hameaux énormes, les ruelles des avenues… le village imposant, route largeur des Champs-Élysées… les bords en chaumières, mais trois, quatre fois grandes comme les nôtres… vraiment démesurées masures… sûr, plaines qu'ont pas de raison de finir… vous voyez aux vallonnements… un autre !… et un autre !… Harras m'avait fait remarquer pour rire, plaisanterie boche, mais bien exacte…
« Vous voyez cette plaine, ce ciel, cette route, ces gens ?… tout ça triste, n'est-ce pas ?… russe !… triste !… jusqu'à l'Oural !… et après ! »
On n'avait qu'à voir… un hameau… un creux… un autre hameau… des oies… des sillons… nous au moins nous avions un repère, le clocher, le cadran… neuf heures !… on y va !… si un épicier existe ?… il doit être ouvert… deux… trois chiens aboient après nous… je vois, cette route très large fait le tour de Zornhof, mais en deux… elle se sépare aux premières chaumières elle se retrouve au bout du hameau… et puis elle s'en va tout droit… et encore plus loin… c'est des genres de paysages qui sont faits pour les musiques russes, fanfares à clochettes… régiments de cosaques qui s'éloignent… mais nous un petit peu le clocher !… l'église, voilà !… on y est ! pas du tout le genre Felixruhe, pas l'église croulante, en parfait état… et dedans plein de mômes au ménage, tous les bancs… et si ça frotte !… filles et garçons… si ça s'amuse !… nous qu'arrivons ! pas surpris de nous voir ! ils nous font signe qu'on va s'organiser un jeu… eux se mettront d'un côté de la chaire, nous de l'autre… à qui s'enverra le plus de balais !… en avant le ménage !… que ça nous apprendra un peu le russe… j'entends, ils sont russes et boches… polonais aussi… ensemble… ils se font la guerre, mais pas la nôtre… mais ils ont bien l'esprit quand même !… ils voudraient qu'on entre dans la leur… qu'on apprenne aussi leurs cris de guerre… lourcha ! lourcha ! me paraît être pour nous… moi aussi maintenant je leur demande : où est le pasteur ?… je m'adresse à ceux qui parlent allemand… « il est aux abeilles ! » aux abeilles, ça doit être les ruches… on les quitte… on se sauve même… il faut, ils nous visent… tout y passe, balais, seaux, brosses !… ils nous aiment plus, on veut pas jouer… le presbytère est sûrement là, tout près… on regarde, une maison bien propre, repeinte, les fenêtres grand ouvertes… et des petites filles aux croisées… ravies… toutes à rire… on leur demande où est le pasteur ?… elles nous comprennent…
« Où est le pasteur ?
— Aux abeilles !
— Là ?… là ? »
On montre le jardin..
« Non !… non !… loin ! loin ! »
Elles font le ménage du presbytère comme les autres font les bancs de l'église… mais là ici moins brutales… elles nous lancent pas leurs brosses, balais, elles pourraient, on est juste dessous… elles sont au moins quatre par fenêtre… elles nous demandent si nous ne montons pas ? oh, elles sont à se méfier quand même ! plus tard, en prison, j'ai connu des soldats allemands qu'avaient fait la guerre aux Russes dans les forêts, Est de Trodjem, qu'avaient fait des prisonnières, des très très dangereuses fillettes, tireuses d'élite… leur truc, perchées haut des arbres, elles savaient reconnaître l'officier, à plus de deux mille mètres, pourtant vêtu comme ses hommes, tout blanc… elles le rataient pas ! ptaf ! d'une seule balle, rigodon !… l'instinct ! les femelles savent… les chiennes aussi… celui qui commande !… tenez, Jeanne d'Arc à Chinon, Charles VII qui se dissimulait…
Nous en tout cas question du jus, je n'en voyais goutte… on regarde le jardin, poireaux… pommes de terre… pommiers…
« Loin, les abeilles ?…
— Oui !… oui !… ja ! ja !… loin !… loin !… »
Je crois qu'il y en a pour un moment que ce pasteur revienne… nous ce qu'on voudrait, c'est un petit quelque chose de chaud… je peux dire, surtout pour ramener à Lili… on fait : au revoir, à ces mignonnes… elles sont toutes coiffées pareil… leur mouchoir noué sous le menton… bien riantes mômes !
Tout de suite après le hangar, une grande pancarte… Tanzhalle !… Dancing… fermé le Tanzhalle !… mais à l'intérieur ça cloue ! fort !… et ça scie ! et un plom !… plom !… de moteur… ça doit être là, leur atelier ? un de là-dedans a dû nous voir… une porte s'ouvre… un bibelforscher en sort… un forçat à bourgeron cerclé jaune, rouge, comme les nôtres là-bas, à l'isba… ils ne doivent parler à personne… mais celui-ci nous parle, bel et bien… « qu'est-ce qu'on veut ? »
« On cherche un bistrot d'ouvert !… wirtschaft ! wirtschaft ! »
Il me fait signe d'attendre son chef sans doute ?… le voici !… c'est le même que là-bas, à l'isba, on vient de lui parler !… il commandait aussi là-bas !… Zornhof est pas grand, il a vite fait le tour… il nous accueille…
« Mais teufel !… diable ! fini le café ! venez voir ! »
Nous entrons dans ce Tanzhalle… il nous montre son casernement… le plancher, et la paille, ils couchent tous à même, les trente-cinq « objecteurs » et lui… assez épais de paille… on a couché sur moins épais, pas pendant un jour, des années… question du jus, trop tard, trop tard, il me montre la cafetière… on parle de choses et d'autres… de puces… ils n'en ont pas…
« Verboten !… »
Mais des araignées ? plein !… nous aussi !
« Nicht verboten ! pas défendu les araignées ! »
A côté, on voit l'établi… les établis… y a de l'outillage !… d'ici, le bruit de moteur !… ici qu'ils débitent les troncs… je vois, ils sont pas fainéants, ils en empilent plein la route… comme « objecteurs » ils gagnent leur soupe ! qu'on voie leur popote !… contre le dortoir… trois grandes lessiveuses sont à mijoter… il faut que je goûte… La Vigue aussi… une louche d'escouade… y a plus que du rata là-dedans !… y a deux oies !… on le fait avouer à l'S.S… deux oies de combien ?… deux… trois kilos ! je comprends que les forçats aient du bide !… où ils les trouvent ?… dans les champs !… en tout cas c'est un petit peu mieux que le potage Kretzer !… je pense à Lili et à Bébert… jolie notre petite virée, on s'est fait sortir de la ferme, mais on s'est repus à la louche… égoïstes ! pour Lili, Bébert, une gamelle ? j'ose pas… j'ose pas trop… oh, mais j'y pense !… La Vigue aussi… on est pas encore très potes avec cet S.S. garde-chiourme mais ça va venir… tout ce qu'il y a de nutritive cuistance !… sûr ils ont pas la vie douillette, ils marnent en robots, mais ils clapent… ils sont mieux qu'au front, et mieux que nous. Nous reprenons la route, on a vu des choses, on en reparlera… je vous ai dit, c'est que des chaumières des deux côtés… personne nous regarde… les hommes jeunes sont à la guerre et les femmes aux champs les mômes avec… on voit que des oies et des canards… des mares jusqu'au milieu de la route, nous pataugeons… je me dis que dans ce hameau il doit y avoir un débit… tout de même… on l'aurait passé ?… non !… sur un des toits, côté plaine, un écriteau… Wirtschaft… ah !… en vert… veine !… nous entrons… c'est une salle commune de ferme, des bancs tout autour… il fait tiède… c'est le poêle en briques… au milieu, je vois ils se chauffent à la tourbe… une table au fond, je l'avais pas vue, et un comptoir… ce sont des laboureurs, là debout… je les compte… six !… ils parlent français… d'emblée tout de suite, ils se chuchotent, nous regardent… ils savent ce que nous sommes… et tout de suite ça y est, vers nous ! « collabos !… fumiers ! » Zornhof ou la Butte, ou Meudon, trente ans plus tard, la renommée !… ça serait amusant dans un sens, avec de l'argent, mais sans pognon ça complique bien… enfin tant pis, du jus s'y en a !… je vais jusqu'au comptoir… ils se poussent les coudes… je les regarde là tous… ils se ressemblent, un peu plus culotté, je crois, plus insolent, celui qui nous a appelés « chleus », ça doit être lui le chef de la « Résistance » au hameau… en tout cas, là je vois, pain blanc, beurre, tartines… ils se débrouillent… Fräulein !… j'hésite pas non plus… une frida à nattes… la patronne, peut-être ?… elle s'est défilée nous voyant… elle réapparaît… nichts ! nichts !… rien pour nous ! il est gentil notre petit bled ! aussi aimable que le 18e !… il avait bien choisi l'endroit notre Oberführer… le petit coin tranquille…
Où il pouvait être celui-là, à propos ? Harras ? un Lisbonne quelconque, à la chasse aux épidémies, en train de s'en foutre jusque-là ! caviar, porto, fraises à la crème… s'il s'en tapait des typhus !… et que le rideau tombe sur la guerre, et ses furieux combattants !… on la verrait l'épidémie ! pas besoin de cavaler si loin ! elle passerait bien à Zornhof ! qu'on verrait les rates des demoiselles éclater de microbes !…
Oui ! oui !… mais en attendant nous rentrons bredouilles ! évidemment ! exactement ! et même menacés ! nous allions avouer à Lili ?… non ! certainement !… nous repassons devant les chaumières vides… voici un coup de bugle !… deux coups !… plus loin… je dis à La Vigue : c'est le garde champêtre, on va lui demander !… où il pouvait être ? dans une impasse entre deux granges, il s'occupe pas de nous… il souffle… un bugle à piston qui doit avoir que trois notes, qui donne tout de même un genre d'alerte… on l'entend au loin, de jour… et même la nuit… il doit être prévenu par quelque part… y a plus de téléphone… je crois moi qu'il souffle par principe… il a pas une tête à savoir… c'est sa fonction, il fait ce qu'il faut… une ruelle, une autre… il est mis en « territorial », casque à pointe d'avant 14, « prusco » réglo… un large baudrier cuir verni, pour son tambour… mais pas de tunique, un bourgeron troué aux coudes, le grimpant en loques… on l'a pas gâté !… en galoches, enfin je crois, on peut pas voir, qu'une motte de boue à ses pieds, ses jambes, des bottes… nous aussi, on est dans le ton, on a qu'à se promener dans Zornhof… on le regarde… il est fatigué, il s'adosse, il joue plus… son casque à pointe lui retombe sur le front… il se suce la moustache, les bouts, jaunes et blancs…
« Dites-nous ! dites-nous, Herr Landwehr ! l'épicerie ? Kolonialwaren ? »
Lui doit savoir… il nous regarde, faut pas qu'il ait oublié !… mais lui qui nous demande !…
« Où vous demeurez ?
— Chez le Rittmeister ! là ! là ! »
On lui montre la direction.
« Ach ! ja !… ja !… franzosen ! »
Il est au courant, pas hostile ! au contraire il va nous mener… l'épicerie ?… mais par là !… juste notre direction ! après la deux !… troisième chaumière !… il compte sur ses doigts… deux… trois… quatre… cinq !… il ira pas avec nous !… on peut pas se tromper… on se serre les poignes… je dis à La Vigue :
« Fais attention !… Si y a du monde, motus !… on essayera quand on sera seuls !… si ils sont comme au bistrot !
— Tu veux lui secouer ?
— Non !… mais au charme !… dis, t'es là pour !… tes yeux !… vas-y ! sûr, c'est une femme !… »
En fait !… j'avais bien prévu, c'était une grosse blonde, pas mal… question l'épicerie, une grande chaumière comme les autres, mais là-dedans rien que des étagères… tout le tour des murs… j'ai vu comme ça au Canada, à Saint-Pierre aussi, Miquelon… aussi au Cameroun en 18, le genre factorie… je veux pas vous bluffer que je suis le bouleversant voyageur, le « Madon des Sleepings », maintenant qu'aller-retour Le Cap est un petit impromptu de week-end !… New York par la stratosphère plus ennuyeux que Robinson…
Question factorie, j'en ai eu une moi-même comme ça, tout en paillotes, ribambelles d'étagères autour, c'était en 17, chez les Maféas, à Bikomimbo… un édifice, trois étages, entièrement construit par moi-même, et les menuisiers du hameau… anthropophages, paraît-il… je ne les ai pas vus dîner… mais pirates, je suis certain… aussi pillards que mes fifis rue Girardon et que demain les Chinois, ici… j'avais de tout là-bas, autre chose qu'à Zornhof ! cassoulet, riz, filets de morue, pagnes… pas d'eau par exemple !… l'eau du marigot pardonne pas… boyaux la compote, pour toujours… à la première tornade tout part… étagères, camelote, haubans de liane, riz, fûts de tabac !… toutes les livraisons de John Holdt Cie… vous parlez des nuits des tropiques ! il ne vous reste plus que les scorpions, et les serpents, et les puces-chiques… tout le reste s'est envolé, parfait !… comme mon bazar rue Girardon… une fois que vous avez pris le pli… tenez à Copenhague, Danemark, pareil au même… je ne vivrai pas assez longtemps pour connaître la suite… mais ça sera du pareil au même… « Jeunesse oublieuse »… moi, la mienne oublie rien du tout, la preuve que je gagne ma vie avec… vous raconter ceci, cela, et que ça vous servira à rien… cocktails et babils et vacances ! nous n'étions pas là pour rêver… je voyais une étagère de pains… « tickets » ? elle me demande… je suis sûr que c'était entendu entre les Kretzer, les von Leiden, le Landrat, l'S.S. Kracht, et toutes les demoiselles Dienstelle que nous reverrions jamais nos cartes… vingt ménagères discutaient devant les provisions… à réclamer leur pot de moutarde, leur quart de faux brie… absolument comme à Montmartre, rue Girardon, et plus tard plus haut au Danemark.
L'idéal des personnes sérieuses, avoir l'épicière aux tickets… devant la tranche elles se sentent plus… tout d'un coup elles s'aperçoivent qu'on est là, qu'on gafe… panique ! komm ! komm ! ramassent leurs cabas et leurs mômes… komm ! komm ! et si ça décampe ! l'Harras qui cherche pestes et véroles à finir la guerre, moi je crois qu'à nous trois faisons la terreur et le vide, admirablement… toute cette chaumière… « kolonialwaren », ménagères, morveux, ont pas tenu trois secondes à notre vue, tous dehors… le vide !… vous dire notre puissance annihilante ! Harras nous aurait promenés sur le front Est la guerre se serait arrêtée pile, les armées pris le mors !… plus à voir !… la déroute des ménagères, jambes à leur cou, jupes sur la tête, que personne aille les reconnaître…
Certainement, j'admets, Montmartre eût été bien pire, les mêmes en « furie Bibici » se seraient ruées nous découper menu, se chamailler, se battre sur nos rognons… un bout de foie… nous emporter dans leurs filets… oh, ça pouvait venir !… même, certainement ! question de semaines… Zornhof… Montmartre… alignement des épilepsies… je vois encore aujourd'hui même je reçois des lettres de menaces très horribles, vingt ans après, de personnes qui n'étaient pas nées… il va de soi, j'ai bien l'habitude !… je note à propos, que les lettres de menaces les plus agressives ne sont jamais signées… tandis que les lettres de l'autre bord, d'admirateurs tant que ça peut, portent toutes, les noms et adresses… gentils amateurs d'autographes !… rigolo, c'est que peut-être ce sont les mêmes qui vous préviennent qu'ils vont venir vous mettre en pièces et puis l'autre semaine, d'une autre écriture, vous trouvent l'incomparable génie qu'ils se désolent et pleurent nuit et jour à penser combien l'humanité tellement abjecte vous a traité et vous traite… beaucoup plus mal que le dernier des parricides… il faut de tout pour faire un monde, et plus que tout dans le même être… à comprendre, vous avez bonne mine !… là en tout cas une bonne chose, nous étions seuls avec l'épicière !… je dis à La Vigue…
« C'est le moment !… »
Je crois… j'attaque avec un « cent marks », je lui offre…
« Pour le pain ! brot ! »
Cent marks bien repliés… voilà !… c'est fait !… elle me passe la boule… on s'est compris…
« Avez-vous du miel ? »
Je vois les pots…
« Kumthonig !… miel artificiel ! mais tickets !
— Moorsburg ! »
La vache !… encore cent marks !… ça va, un pot !… elle me prévient…
« Il est pas bon !… le vrai vous le trouverez chez le pasteur ! Rieder !
— Nous le savons !… il est aux ruches !… pas chez lui ! »
Elle sait aussi… les ménagères de Zornhof doivent pas souvent la gâter… moi mes deux cents marks ont bien fait… elle se dit que je suis riche et compte pas… du coup le pasteur, elle me renseigne…
« Il court après les essaims !… il a toutes les ruches de Zornhof… les femmes ont peur des abeilles… il a l'église et les abeilles… mais vous le trouverez le soir et le dimanche… le soir, après huit heures !… »
Bon !… c'est à savoir !… je lui parle de café… encore cent marks ! gi ! à la poigne !… mais là vraiment elle en a pas… que de l'avoine grillée !… le soir après huit heures peut-être ?… si je veux revenir ?… du pain aussi… mais que je tape à sa persienne… quatre fois… elle me montre… que je prévienne… en même temps : franzose !… elle saura…
Nous ne sommes pas sortis pour rien… une boule… un pot de miel… par exemple on s'est fait remarquer… tant pis !… La Vigue a pas eu besoin de courtiser la dame épicière… les cent marks ont très bien agi… et l'encore cent !… et que c'est le mien pécune, pas du Pape, pas d'Adolf, ni de Juanovici, le mien de mes migraines… quand je pense que je suis encore là à essayer de vous distraire !… que de très vaillants Européens en pourraient plus, poseraient la chique sous tant d'avanies, tels torrents d'outrages…
Mais en somme, récapitulant, nous rapportons un petit quelque chose… nous n'avons pas être si honteux !… certes, nous aurions pu rapporter plus !… une autre gamelle du Tanzhalle ? l'S.S. aussi avec cent marks ?… fichtrement possible !… on aurait peut-être dû risquer… ou un paquet de Navy Cut ? y avait l'armoire et j'avais la clé… Harras était pas près de revenir ! et puis il comprendrait tout de suite… sûrement il était faux derge, mais raisonnable… le cas était majeur ! il m'avait dit : tapez dedans ! je lui expliquerais… maintenant nous étions à notre parc… la grande allée… le péristyle… oh mais du nouveau !… un peu à l'Ouest, une autre isba… ils ont été vite !… je regarde l'heure, l'église… vraiment des charpentiers de choc !… y avait rien quand nous sommes partis !… pourquoi cet autre bâtiment ? je vais aller leur demander… mais ils ne doivent parler à personne, l'S.S. m'a prévenu, et même pas entre eux !… ils nous regardent même pas… nous qu'est-ce qu'on fout à être curieux, avec notre faux miel et notre boule ?… vite, montons ! Lili doit s'en faire… quatre à quatre les marches !… j'exagère !… ça y est !… tout de même !… notre grosse porte… notre rondelle de tour… Lili n'est pas seule… y a réception !… je vois d'abord une petite calebombe, toute petite, dans un haut bougeoir… on se fait les cartes… elles sont combien là ? des femmes ?… trois… quatre… en plus de Lili… je discerne les figures, peu à peu… une des figures parle… dans un français un peu chantant… à moi…
« Docteur, je me suis permis ! Mme Céline était seule !… je suis Marie-Thérèse von Leiden… votre servante… et votre amie !… la sœur de celui d'en bas, vous le connaissez ! le comte Hermann von Leiden… l'original ! et la tante de celui d'en face… de la ferme ! l'infirme !… maintenant les présentations sont faites !… je le disais à Mme Céline, je ne suis pas aussi impossible que mon neveu en face, et mon frère en bas !… ni que ma nièce, terrible celle-là, Isis ! pas du tout aussi malade et maniaque que les gens qui me veulent du mal ont pu vous faire croire ! sans doute aussi le gros Harras !… jaloux celui-là !… et méchant ! jaloux de mon français !… oui !… vous imaginez, Docteur !… j'ai été élevée à Lausanne ! la belle affaire !… »
Cette demoiselle Marie-Thérèse faisait bien les soixante ans… à peu près… je la voyais mieux, peu à peu… l'œil se fait… l'autre femme c'était la Kretzer… elle avait pas voulu non plus laisser Lili seule… les femmes pour chercher des ragots ont toujours tous les prétextes… Kretzer c'était pour nos tickets, qu'ils étaient plus à Moorsburg, que nous en aurions d'autres, de Berlin… mais que ça pouvait durer un peu… bien fait de compter que sur nous !… et que j'avais la boule et le faux miel… et que j'en aurais d'autres !… ah, encore deux femmes dans l'ombre… maintenant je vois les têtes… deux secrétaires du bureau… elles sont venues aussi pour les cartes… une, notre petite bossue aux poissons… elle me montre une bouteille pleine d'ablettes, vivantes, frétillantes, pêchées au filet dans la Spree, par son père… il braconne… en barque… ils sont logés dans un bunker, en forme de donjon, super-épais, ciment armé… pour eux là-dedans une alvéole, privilège, parce qu'elle a perdu cinq frères et deux oncles… deux sur le front Ouest, quatre en Russie… c'est le tellement sur-blindé bunker, toute épreuve, que les bombes peuvent juste ricocher, mais l'ébrèchent pas… j'ai vu à la sortie de Berlin ces si hautes ventrues bétonnades, exactement pas rassurantes, que vous êtes certain qu'entré là-dedans, on vous revoit plus… elles avaient tenté d'y loger, la petite bossue et sa mère, elles avaient pas pu… en fait de ricochets tout ce château de béton roulait, tanguait sous les mines, pire qu'un navire à la houle, elles avaient pas tenu… elles avaient rien dit, personne dit rien, personne n'y demeure, sauf quelques bandits, détrousseurs, pirates… ou des dingues… j'en ai connu pas qu'un, des dizaines, plus tard, en prison, fridolins, Russes, Français, polaks, ils m'ont raconté leurs manières d'aider les personnes affolées, les mères surtout et leur marmaille, à se pressurer par les petites portes… ils leur portaient leurs valises… et hop ! ni vus ni connus, trous dans la nuit ! « flagrants » bien sûr, y avait des déboires, délits, fusillés sec sur place !… mais combien se sont fait des fortunes, acheté de très beaux fonds de commerce, avec ce sang-froid aux valises ? moi pour mon compte, mes déménageurs de la Butte sont tous passés « Commandeurs »… preuve que le culot, bien placé, vaut mieux que roulette et baccara… là tout compte fait, sauf les voyous, toutes les familles des héros morts, qui en avaient goûté un peu, fuyaient ces formidables abris… de minuit à cinq heures du matin, centaines « forteresses » R.A.F. passaient sur la ville, s'occupaient plus des quartiers, larguaient la sauvette ! tout leur bazar sur les bunker, repères faits pour !… ceux des familles privilégiées qu'avaient voulu tenir quand même étaient sortis, sans yeux, sans oreilles, rendant leur cerveau par le nez, sonnés pour le compte… total, elles demeuraient n'importe où, dessous de porte, fond de métro, mais pas en donjon !… l'Apocalypse que l'autre voulait me faire écrire si elle existait !… sous son blase !… minuit à cinq heures du matin, pour les familles très éprouvées, prioritaires, à au moins trois fils tués au front… en tout cas cette petite bossue s'occupait de Bébert très gentiment, et son père aussi, pêcheur à grands risques !… pas que des ablettes, gardons, goujons… si Bébert la voyait venir, avec sa bouteille !… quand on connaît un peu les greffes, si peu liants, tellement sur leurs gardes, c'était la surprise de le voir, il l'aimait bien avec sa bosse… et pas je crois, tout intéressé, aussi parce qu'elle pensait à lui, il se rendait compte… je voyais encore une autre figure… un profil… une fillette… toute pâle… un très fin profil, joli… onze… douze ans… Cillie, la fille d'Isis von Leiden ?
« Ma nièce ! elle vous apporte du lait !… »
Maintenant je suis fixé… nous avons au moins deux amies !… Cillie von Leiden et la bossue… pas mal dans notre condition !… d'abord n'importe où et n'importe quand, paix, calme plat, guerres, convulsions, vagins, estomacs, verges, gueules, braquets, à ne savoir où les mettre ! à la pelle !… mais les cœurs ?… infiniment rares ! depuis cinq cents millions d'années, les verges, tubes gastriques, se comptent plus, mais les cœurs ?… sur les doigts !…
Zut et mes philosophies ! ce qu'était à savoir pour nous c'est ce qui se préparait… sûrement, pas que les cartes !
La Frau Kretzer bien dans l'ombre, loin de la bougie, je l'attaque… j'en ai assez !
« Frau Kretzer, nos tickets ? »
D'emblée elle pleure, elle sanglote…
« Ils sont à Berlin ! »
Et pour bien qu'on en parle plus, elle nous fait voir encore une fois les deux dolmans de ses deux fils, elle a amené exprès, nous montre les endroits des balles, et les plaques de sang caillé, à la lueur, tout près, plus près, de la bougie… et son visage aussi tout contre… comment elle est à bout de chagrin !… elle nous avait déjà montré !… si elle vit encore elle doit l'avoir très au point, cette scène de larmes et des dolmans…
Mais où elle peut être à présent ?… Kretzer ?… Est de l'Oural ?… Est du Baïkal ?… des gens qui me paraissent renseignés m'affirment que cette Prusse est maintenant devenue toute tartare, tous ces êtres dont je parle seraient maintenant devenus fantômes, par la force des choses… ils étaient déjà, je dois dire… même la petite Cillie, là, si délicat profil, à la chandelle…
Au moment, autour de la table, fantômes ou pas, en plus d'interroger les cartes, elles dégustaient un petit café… on nous offre… oh, pas un vrai !… un ersatz pâle, tiède… Marie-Thérèse a fini l'avenir, elle bat…
« Et alors ?… alors ?… »
Je demande.
« Un homme nu vient !… un homme tout nu ! »
Et de rire !… en voilà une divination !…
« C'est tout ?
— Oui, c'est tout ! et des flammes !… plein de flammes ! »
Que c'est original !
« Maintenant venez voir chez moi !… faites-moi l'amitié ! »
Elle nous convie…
« Il vous faut des livres, n'est-ce pas ?… des livres français pour Mme Céline… la bibliothèque de mon frère est juste à côté de ma chambre, vous verrez, vous choisirez ! lui ne lit plus ! »
En avant ! on lève la séance… je crois surtout qu'elle veut nous parler, sans Kretzer et sans la fillette… bon !… quelque chose à nous dire ?… Cillie et Mme Kretzer partent d'abord… on les entend dans l'escalier… nous restons avec la tante et la petite bossue… bien !… maintenant elle n'a pas à se gêner…
« Vous êtes invités demain soir à dîner, la ferme en face !… bien entendu tous les trois !… je vous préviens !… chez mon neveu… vous l'avez vu !… l'invalide !… vous connaissez sa femme aussi, Isis !…
— Oui !… oui !… certainement !
— Vous les connaîtrez bien mieux ! le Landrat sera invité aussi !… Harras aussi serait invité s'il n'était pas parti au diable !
— Nous sommes enchantés ! »
Là, elle remarque, sec :
« Moi, on ne m'invite pas ! »
Soupirs… et elle continue…
« Peut-être sa mère sera invitée… vous la verrez !… attention, sa mère !… sa mère adoptive !… comtesse Tulff-Tcheppe !… ils sont de Königsberg… de parfaite noblesse… mais pas Isis ! non ! du tout !… peut-être une bâtarde ?… enfant adoptée, mais pas plus ! situation délicate, n'est-ce pas ? Tulff-Tcheppe, le père, était un coureur !… qu'il l'ait ramenée à sa femme ? la belle histoire !… Isis en veuille à tout le monde !… de cette fausse naissance ! vous voyez ça !… méfiez-vous !… »
Va pour Isis, fille adoptive !… qu'est-ce qu'on avait à nous mêler ? écarts de noblesse ! que l'Isis était dangereuse ? alors ?… elle avait de belles relations, si elle voulait se débarrasser !
Là, notre amie Marie-Thérèse, elle vraie héritière si je comprenais bien, et elle la prochaine comtesse von Leiden !… nous allons voir son local… pas de notre côté du manoir… l'autre tour, côté plaine… il fait bien noir dans l'escalier, on emmène Bébert dans son sac… un étage… vers l'autre aile… l'autre tour… encore un étage… nous voici chez elle… deux grands chandeliers Louis XV… elle nous allume tout… elle manque de rien cette demoiselle… très coquet boudoir je vois, vous diriez une rétrospective de portraits de famille et de vieux petits meubles… mais pas bric-à-brac, pas boutique comme chez Pretorius… non… du goût, même les broderies, paysannes, locales, sont intéressantes… cette demoiselle Marie-Thérèse est une fine personne, son étage est très agréable… ses fenêtres, pas des meurtrières comme chez nous, donnent sur la plaine… on peut admirer le grand spectacle… ils sont au moins cent projecteurs en action au-dessus de Berlin, à badigeonner… ça fait de la clarté jusqu'ici… c'est l'alerte comme à l'habitude, tout le ciel des nuages, tout bel écran, d'un horizon l'autre… l'Apocalypse tant annoncée, l'affaire sino-russe-yankee aura pas besoin de projecteurs ! rancart accessoires !… nous là toujours chez cette Thérèse nous attendions les confidences !… Lili, La Vigue, moi… nous étions venus pour…
« Mes chers amis, vous savez, ne parlez jamais de rien devant cette femme Kretzer… ni devant Kracht… ni aux autres… tout est répété !… vous avez rapporté un pain… je l'ai vu… bien sûr ils l'ont vu aussi !… et du miel !… faites attention !… moi-même je me méfie extrêmement !… je suis guettée par ceux d'en face, par mon propre frère et mon neveu… ils ont des espions partout… la petite Cillie est délicieuse, n'est-ce pas ? jolie comme un cœur, je l'aime bien, elle aussi je crois, mais tout de même elle raconte en face tout ce qu'elle a pu voir… elle viendra chez vous pour le lait, alors elle regardera tout… j'espère que vous n'avez pas d'armes ?
— Non ! oh non ! Mademoiselle !
— Il me fait plaisir de vous montrer mon local… vous me faites l'honneur… mais vous devez redescendre bientôt… ces gens du bureau vous ont vus… je vais vous dire vite tout ce qu'il faut que vous sachiez !… mon frère en bas à son étage avec ses petites Polonaises se livre à ses perversités… il est très vieux, quatre-vingt-quatre ans, un âge n'est-ce pas ?… où vous ne pouvez plus rien dire !… il est tourné tout bébé avec ces fillettes, il urine sur elles, elles urinent sur lui, ils s'amusent !… je n'ai pas peur de vous l'avouer, vous le savez, elles le fouettent ! il a vécu trop vieux, c'est tout !… des infirmières, ce serait pire !… nous avons eu des infirmières, elles lui volaient tout !… celles-ci veulent seulement du sucre et des gâteaux secs… enfin je vous dis tout ça très vite, il faut… vous allez redescendre… mon frère, les petites filles, sottises !… Harras ?… votre ami Harras plus grave, il ne vaut pas grand-chose !… il ne vous a pas tout montré… vous le découvrirez !… moi je le connais !… j'ai bien failli l'épouser… Simmer aussi j'ai failli… ça ne s'est pas fait !… 1912 !… nous nous connaissons !… Isis ce n'est pas le même moral, les mêmes principes, elle a capturé mon neveu !… ce soir vous irez à la ferme, bien !… ne parlez pas de moi !… cette femme me hait, je ne l'aime pas !… elle n'est pas laide, je conviens, mais quelle âme ! comment s'est-elle fait adopter par les Tulff-Tcheppe… personne ne le sait !… Harras peut-être ?… en tout cas elle ne sera jamais comtesse von Leiden !… elle est baronne par mon neveu, et c'est tout !… il faudrait que je meure, je ne veux pas !…
— Mais voyons, voyons ! »
Quelle idée risible ! oh ! ah ! ah !
« La femme n'est pas philosophe, jamais ! n'est-ce pas Docteur !… les hommes si dégradés sensuels cochons qu'ils soient sont avant tout : philosophes !… une perte de temps pour les femmes !
— Tout à fait juste, Mademoiselle ! pour nous taire, soyez assurée ! et nous parlons l'allemand si mal !… rien dire nous sera bien facile !
— Vous me comprenez très bien Docteur !… Harras connaît toutes ces choses, parfaitement ! le Landrat aussi !… ils s'amusent avec cette femme !… et bien d'autres ! une seule héritière ici ! moi !
— Bien entendu ! »
Nous étions d'accord…
« Personne ne monte jamais ici ! ni elle, ni mon neveu infirme ! vous pensez ! lui est très malade, vous le verrez… très aigri… il lui mène une existence !… oh, elle mérite ! un enfer !… elle vous racontera, laissez-la parler !… elle n'héritera pas quand même !… ni du titre, ni du domaine ! si elle vous parle, je n'ai rien dit, je n'existe pas !
– Évidemment !
— La petite fille est héritière… bon ! soit !… après moi ! »
Cette dorade est acharnée, zut ! mais nous on n'a pas nos soucis ?… tickets, s'il vous plaît, un petit peu !… elle a assez parlé d'elle ! elle lâche pas son bout, et nous ?… ça va !… je risque…
« Vos tickets ?… Simmer les garde, vous ne vous êtes pas douté ?… il déteste Harras et tous les S.S. !… et vous avec ! Isis les aura si elle veut, si elle veut se donner la peine ! »
Qu'Isis la très dangereuse nièce se fasse enfiler par les deux… et mille autres !… vétilles… mais nos tickets ? ah, Messaline ! ah, Zornhof !
« Vous verrez Docteur !… vous verrez !
— Mille grâces Mademoiselle ! nous ne verrons rien !
— Oh, pardonnez-moi Docteur !… les hommes traqués perçoivent… perçoivent… »
Et la voici repartie à rire…
« Vous avez bien vu les sandwichs, n'est-ce pas ? »
J'allais pas nier, La Vigue non plus… un de ces plateaux !… au moins cent butterbrot épais !… sous une cloche cristal… du mieux servi qu'à Grünwald !…
« Ils sont pour vous !… si vous voulez me faire l'honneur !… je crois que vous ne buvez pas de bière ?… alors, n'est-ce pas, une citronnade ?… une orangeade ?… voulez-vous ?
— Oh, certainement ! »
Disons les choses, ce ne sont pas des sandwichs au beurre… sûrement elle ne reçoit rien de la ferme…
« Vous savez Monsieur Le Vigan, ce sont de pauvres sandwichs de guerre !
— Hé là ! hé là Mademoiselle ! délicieux !… si seulement Mme Kretzer !…
— Vous savez ce sont mes tickets ! j'allais encore le mois dernier à Moorsburg… mon frère me prêtait leur tilbury… j'ai toujours fait mes commissions moi-même… ils n'ont plus de chevaux il paraît… tous au labour… Kracht me rapporte ce qu'il faut… lui peut aller à Moorsburg… Au fond, je préfère… la route n'est pas longue, Moorsburg ici, sept kilomètres, mais pas sûre, non ! les dernières fois je n'étais pas tranquille… seule sur la route…
— Ah ?… ah ?…
— Oh, vous savez des gens qui traînent… de tout !… des déserteurs… des prisonniers… des réfugiés de l'Est… des bibelforscher maraudeurs… des filles prostituées de Berlin… elles ont leur camp près d'ici, à Katteln… la police ne peut pas être partout !… très débordée notre police !… le Landrat aussi ! Kracht lui n'a rien à craindre, il est armé !… je ne vais pas sortir armée pour aller chercher ma ration, trois poignées de faux thé ! Kracht me rapporte du vrai thé, aussi des bougies… ils ont de tout aux S.S…. depuis un an nous n'avons plus rien, vous avez remarqué ? plus de lampes, plus de courant, plus de charbon, même plus de tourbe… tout est réservé à Berlin, vous avez vu leurs projecteurs ?… tout pour les nuages !… pour ça qu'ils nous laissent dans la nuit !… ils s'amusent à peindre en blanc le ciel !… et jamais ils n'abattent d'avion !… je l'ai dit à Simmer ! à Kracht !… ils ne servent à rien eux non plus ! je vous donnerai un paquet de bougies, vous n'y voyez pas dans votre tour ? je vous donnerai aussi du miel, du vrai des ruches du pasteur… à propos vous l'avez vu ?
— Nous avons été pour le voir, il n'était pas au presbytère…
— Il n'y est jamais !… il est toujours après ses ruches, courir après les essaims… les essaims des uns chez les autres ! il est comique !… on vous l'a dit ?…
— Oui, les bibel du Tanzhalle…
— Ils ne vous ont pas tout dit, allez ! pas tout !… je vous parlerai du reste !… parlez un peu au garde champêtre !… vous le connaissez ?
— Oui, le casque à pointe !
— Bugle et tambour !… le tambour c'est “la grande alerte”… mais vous pouvez regarder vous-même ! s'il y a plus de projecteurs aux nuages c'est la “grande alerte” ! vous entendez les “forteresses” aussi bien que lui !… »
Certes ils passaient au ras de l'église… question de bombes ils auraient pu détruire Zornhof depuis des années !… vous pouviez juger aux moteurs comme ils passaient près !… le manoir arrêtait pas de trembler… pas que les vitres, les murs !… des vraies usines d'atmosphère qu'ils amenaient au-dessus de Berlin… Hjalmar pouvait battre son tambour ! et puis ça flambait, on voyait !… jaune… orange… bleu… de ces langues géantes d'un nuage à l'autre… vous dire s'ils amenaient de fortes torpilles !… notre casque à pointe pouvait se démener !… tambouriner sous les fenêtres !… il avait peur c'était tout… il grelottait au tambour !… j'aurais dit que ça lui fait plaisir… Marie-Thérèse aussi, pareil… tout le manoir nous serait tout tombé dessus ils auraient joui… les boches et les bochesses ont le certain goût des catastrophes… comme la francecaille le goût des bons vins… seigneurs les uns, goulafs les autres… tous bien saloperies très dangereux… je vois pour mon compte ce qu'ils m'ont gâté les uns comme les autres… toutim ! tout squelette j'en parlerai encore, qu'ils sont foutus le camp en 40, qu'ils sont revenus pour me voler, me condamner à tout, et eux s'ériger des statues… passez muscade ! jamais ils retourneront d'où ils sortent, gardes-charniers ! je raconterai tout dans mes Mémoires…
« Où ça vos Mémoires ? »
Attendez !… ceux qu'iront me les secouer, mille fois plus marles que mes voyous de la Butte, et de Saint-Malo Ille-et-Vilaine… pas peu dire !… je vous raconte ces tout petits riens !… j'ose !… je vous sais en sympathie !… là-haut, à Zornhof, tous ces gens, y compris Thérèse l'héritière me semblaient terriblement douteux… mais le choix ?… c'était eux ou rien !… le retour en France ?… la Villa Saïd ?… l'Institut dentaire ?… les amis si dévoués donneurs ?… pas bandant !
« Chère Madame Céline, je me permets, il paraît que vous êtes danseuse ?… dansez-vous encore ?
— Lorsque je trouve un endroit… où danser !… à Baden-Baden nous avions, mais à Berlin… »
Au moment même le garde champêtre, il semble, exprès, tape et vas-y ! tant que ça peut !… et souffle ! bugle !… la double alerte !… sous la fenêtre, en bas…
« Lorsque je trouve un endroit…
— Si vous voulez me faire l'honneur… vous viendrez ici chère Madame, mon parquet est très convenable, je crois… je ferai rouler les tapis !… vous voyez là, mon piano ! on peut l'entendre… ils ne bombardent pas toujours ! »
Comme c'est drôle !… nous rions aussi, moi, La Vigue…
« Vous voudrez bien me permettre de vous jouer tout ce que vous voudrez !
— Peut-être Monsieur votre frère ?…
— Monsieur mon frère n'a rien à dire ! nous ne manquons pas de partitions, vous choisirez ! ma mère avait trois pianos, j'ai gardé son Steinway… je l'accorde moi-même, nous jouions de la harpe autrefois… mon père chantait… les accordeurs ne viennent plus… toutes les partitions de ma mère et les miennes sont à côté !… la pièce à côté !… vous m'entendez ?
— Oui !… oui !… oui !… »
Elles criaient très fort finalement… Marie-Thérèse en était rouge… plus fort que le tambour et les moteurs des « forteresses »… Marie-Thérèse force encore…
« Les accordeurs ne viennent plus de Berlin ! nous nous arrangerons, vous choisirez !… j'ai tout je crois ! tous les ballets ! »
Elle veut qu'on aille voir tout de suite ! et nous emmène… deux marches… une porte… elle annonce…
« A droite l'allemand et l'anglais !… les livres !… le français là, et la musique !… vous voyez ?… vous n'aurez qu'à faire votre choix !
— Nous reviendrons demain, si vous voulez bien, Mademoiselle !… »
Un petit peu de repos ! surtout que crier sert plus à rien, l'autre casque à pointe doit être entré dans la maison même… dans l'escalier… il fait un bruit qui couvre tout… toutes nos voix et l'écho des bombes, et les « forteresses »… il veut pas rester dehors ! bugle et tambour ! je réfléchis… y a du conde ! je suis sûr que la Marie-Thérèse mange pas que des sandwichs à la margarine… tout le monde ici s'empiffre chez soi… y a des odeurs plein les étages… ragoûts… poulets… gigots… dindes… le pire au sous-sol, tout le couloir à Le Vigan, ces cuisines que nous n'avons pu voir… la Vertu c'est nous et Iago leur grand chien danois… lui en plus il promène le dab, il le tire, le « Rittmeister », le fouettard à vélo, le tour du village, chaque matin, que les femmes et les prisonniers voient bien que Iago est juste squelette et que pourtant il en fout un coup, le tour de Zornhof, deux fois chaque matin… preuve qu'on s'amuse pas au manoir, qu'on observe les grandes Ordonnances « Privez-vous de tout » ! Iago tout le monde peut se rendre compte est bien privé ! un os un bout de pain par semaine, pas davantage !… l'effort qu'il donne, tire le vieux tout le tour du hameau, deux fois, au ras des fossés, les fondrières, à la cravache !… yop !… ce qui va venir pour nous un jour, pas rester là des inutiles !… tirer quelque chose… aider aux betteraves ?… sortir les vaches ?… une chose qu'on savait déjà, manger réellement très très peu… si y avait eu à choisir j'aurais opté bibelforscher… personne nous demandait rien du tout… même pas à rentrer en France nous faire finir Villa Saïd, les organes en bouche, nous prouver que nous avions eu tort… non ! nous n'avions de choix en rien !… un certain moment tout tourne drôle, il ne s'agit pas d'exagérer, s'en rendre malade, la belle histoire ! mettez, que j'aurais été présent au même moment rue Girardon, quel spectacle s'offrait à ma vue ?… quatre Commandeurs des Légions d'honneur embarquaient mes meubles !… vous êtes surpris regarder ce fric-frac ? quatre voitures de déménagement… diantre, vous réchappez pas !… tout un gros Colt !… benêt le surpris ! que l'homme est identique et même depuis cinq cents millions d'années !… il va pas muter d'un iota, caverne ou gratte-ciel ! gibbon motorisé, alors ? aéroporté ? plus vite voleur et assassin ! la belle affaire ! fusée guidée !… Zornhof, Berlin ou Montmartre, nos comptes sont bons… damnées viandes !… toutes les guerres totales, Révolutions, Inquisitions, chambarderies, pirouettes de Régimes, sont des occasions magnifiques, providences pour bien des personnes… la preuve mézig rue Girardon, comme mon local me fut soufflé, et tout ce qu'il contenait… vous croyez peut-être qu'ils m'auraient mis une petite plaque « Ici demeurait, et fut pillé, etc… » je peux attendre !… zéro !… je vais me mettre en colère ? oh que non ! que de Gaulle prenne Cousteau ministre ?… et de la Justice ! jamais il aura vu tel zèle à faire rouvrir Villa Saïd, y faire passer à la broche tous les partisans de l'Amnistie ! qu'il sera forcé de modérer ces fanatiques !
« Cousteau ! Cousteau ! je vous en prie !… »
Tout ceci pour vous amuser, petits à-côtés… le seul récit de nos avatars peut vous paraître monotone… quand vous avez tant de choses à faire ou simplement à vous asseoir, boire… vedettes, télévisions, pancraces, chirurgie du cœur, des nichons, des entre-fesses, des chiens à deux têtes, l'Abbé et ses spasmes homicides, whisky et longues vies, les joies du volant, l'alcôve de la Grande-Duchesse, basculeuse de Trônes… que je vienne moi en plus vous demander de vous procurer mon pensum d'une façon d'une autre !… je vois mal !… arrive que pourra !… tant pis !… la suite !
Sur la paille… La Vigue dans sa cellule de cave… moi Lili dans notre quart de tour… La Vigue remonte de son trou, nous avons un peu à nous dire… la dorade et son piano et ses tapis et ses bafouilleries d'héritage, elle aurait fait bath à sa fenêtre, je trouvais, pendue par les pieds… comtesse de mes deux !… j'y aurais mis le Landrat en pendant !… et l'Harras l'autre bord, quand il reviendra !… pas de jaloux !… l'Isis en plus et son cul-de-jatte…
« Oh, que tu as raison, Ferdine ! tous par les pieds !… mais nous un peu ? partons pour où ?… comment ? »
Exact ! je vous disais dans le précédent livre, du moment que vous êtes désigné, votre cou, la corde !… vous faites qu'aggraver votre cas à ce qu'on vous remarque mal convaincu, rechignant au nœud…
Je leur dis, et zut !… autre chose !…
« Dis pote ! on a oublié ! tu y as pas pensé toi Lili ? »
Je les surprends !
« Voyons, le dîner !… on était invités en face !… à la ferme !… chez le cul-de-jatte ! »
Ils sortent des nuages !
« T'en fais pas !… comme ça la nuit traverser le parc ?… ça vaut mieux qu'on ait oublié !… leurs parcs sont drôles ! »
Je vois ce qu'il veut dire, Grünwald, l'alerte… qu'on a bien failli, c'est vrai… mais maintenant là c'est différent… on est attendus… je veux que tout tremble… les murs, l'escalier… l'impression aussi au loin de chez Marie-Thérèse que Berlin est tourné volcan… que c'est un grondement perpétuel… Grünwald doit être un lac de feu, les demoiselles au fond, et les télégrammes !… et le cratère des bains finlandais… et ma grenade !… pas fol l'Harras !… je le voyais pas revenir de si tôt s'occuper de nos avatars… lui avait plus rien à Grünwald, sûr !… avec ce qui passait au-dessus de nous, trains de mines et phosphores, ça serait pas long que notre plaine-là brûle, pareil… pour être du séisme, c'en était !… ils feront mieux la prochaine fois ?… pas certain et pas longtemps !… ils se finiront au couteau… en tout cas pour une fois La Vigue parlait raisonnablement… se risquer dehors ?… ce qu'on voyait et ce qu'on ne voyait pas… dingues !… on irait demain à la ferme, première heure !… en attendant, puisqu'on était seuls, personne autour, on pouvait encore réfléchir… il fallait, sûr, certain l'endroit était moche… pas pour une raison, pour dix !… cent !… Harras s'était bien foutu de nous… endroit de détente !… le garde champêtre tambourinait… une allée… une autre… il arrêtait pas… il était sorti de l'escalier… rrrr ! rrrr !… il m'empêchait pas de réfléchir… j'avais une petite idée… je la gardais pour moi… les idées qu'on dit tournent mal… nos bougies faisaient juste assez clair pour se voir nos têtes… dans notre tour il fait un doux noir… en plus l'effet « Le Nain » nous trois… bien misères… la bougie est implacable… je leur dis : le moment de nous régaler ! souper fin !… on a la boule, cent marks je l'avais payée et le faux miel de l'épicière… le moment exact avant qu'ils viennent nous faucher tout… prétexte, un autre !… je vois par la meurtrière les reflets de Berlin… sûr des incendies au phosphore… jaune jonquille…
« La Vigue, ton couteau ! »
Toujours son gros eustache, à cran… il tape dans la boule… on peut dire du pain bien tassé, humide, bourratif… ils peuvent réduire Berlin en poudre et l'Obergesund et le Pretorius et ses fleurs rares, et l'Adolf et sa Chancellerie et le « Zenith » et tout ce qu'on a vu, je leur fais cadeau !… et l'Alsace et la Lorraine !… et mon domicile, Saint-Malo… je troque !… pour une véritable confiture, marmelade « Dundee » !… qu'elle m'a fait vivre, je peux dire, y a un demi-siècle, et ma jeunesse, Bedford Square London, Mile End road, et en bien des docks !… zut ! que c'est maintenant que les hauts S.S., les Titans de la Ruhr, Krupp Konzern, et les Kommissars du Kremlin, qui reçoivent des « Dundee »… tenez là, remarquez, les mêmes derrières, mêmes appétits. Kommissars, Archevêques, Magnats… vous leur regardez les insignes, croix, banderoles, brassards, galons, vous perdez votre temps !… rêvez aux étoiles ! leurs étrons qui comptent ! leurs étrons de grâce !… les plus gros fias, les plus forts bides, plus puissants cacas, toute l'autorité !… et la mystique ! doubles triples bajoues ! nous là plaisantant nous étions aussi des jouisseurs dans notre genre ! une boule !… une autre boule !… le truc de cent marks à l'épicière, plus la tambouille du Tanzhalle !… on pouvait voir venir… zut, là j'y pense !… ma canadienne !… je dois avoir encore un pain noir !… ma canadienne sous la paillasse… ils avaient pas vu, sûrement… je la cherche, sous les couvertures… ça bouge !…
« Passe la bougie !… »
Je comprends !… trois rats sortent… ils se sauvent pas, ils s'en vont, c'est tout… nous les avons dérangés… des gaspars de moyenne taille, j'ai vu des bien plus gros aux temps où j'étais médecin de bord, surtout en Baltique… Dantzig, Gdynia… là vous voyiez des champions !… des bêtes redoutables… ceux-ci devaient venir des silos… le rat vous dit bien si l'endroit est riche… ce sont ici que des silos moyens… en tout cas que Bébert fasse gafe !…
« Sors-le de son sac ! »
Un bond ! il y est ! Bébert a vu !… bien ! calme… on pourrait essayer de dormir… je dors jamais beaucoup, ni profond… je me contente de m'allonger tout droit… bien raide, je pense à ce qu'a eu lieu… y a beaucoup eu lieu et beaucoup à venir…
La Vigue part avec sa calebombe, pour son sous-sol…
« Bonne nuit ! »
Je l'entends dans les marches… il hésite, remonte, redescend… je l'entends plus… je me dis : il est rentré chez lui !… une minute encore… des pas… je l'appelle…
« La Vigue !
— Ohé !
— Ouvre !
— Alors ?
— Tu sais, Iago !
— Alors ?
— Il est en travers du couloir !
— Alors ?
— Viens avec moi…
— Non !… toi, reste ici ! »
Je vais pas descendre à la cave, laisser Lili seule… il a aussi qu'à s'allonger, on manque pas de fourrage… mais sa bougie !
« Souffle-la ! »
On a des couvertures en rab… des couvertures, je les reconnais, de cavalerie allemande de 1914… les nôtres étaient franchement bleues, eux les leurs, pistache, une jolie couleur… ce que c'est d'avoir des souvenirs !… Madeleine Jacob n'était pas née, ni Cousteau, que je ramenais déjà dans nos lignes des chevaux d'en face… perdus de patrouilles…
Tous ceux que je regarde tant et tant, qui font tel foin, droite centre ou gauche, étaient encore dans les limbes… sont éclos tout déraisonneurs !… la raison est morte en 14, novembre 14… après c'est fini, tout déconne…
La Vigue hésite, il souffle pas sa chandelle…
« Qu'est-ce que t'as ? t'as vu des fantômes !
— Non !… mais comme rats ! ils font la queue !…
— Passe-moi ta lueur !… »
J'y écrase, entre les doigts… il s'allonge, tout de suite il ronfle… j'aurais dormi si vite que lui, nous brûlions vifs !… si vous êtes pas terrible en quart, de jour et de nuit, fatal que vous finissiez torche…
« T'entends pas le canon, con ? »
Une brute, un sac !
« T'entends pas le tambour ? »
Rien du tout…
« Tu sens pas que ça remue ? »
Zéro !… il ronfle…
Je réfléchissais à notre dorade, comtesse héritière, musicienne cartomancienne… Lili s'était fait une amie !… elle nous avait prédit plein de flammes, et un homme tout nu…
« De quoi tu ris ? »
Tiens, je me marre, il a entendu !
« De rien !… de comment ils vont être aimables !
— Qui ?
— Le cul-de-jatte et Madame !… »
Un petit bruit… Bébert qui grignote… il doit finir les ablettes de la petite bossue… elles étaient dans le gros bocal… il a dû tout renverser… lui, il se fout du jour ou de la nuit !… tout de suite ils peuvent partir, qu'il pense… avec les greffes c'est pas nos paroles qui comptent c'est ce qu'ils sentent, eux… il doit se dire ça va pas durer… je crois pas non plus…
Pour dormir il faut de l'optimisme, en plus d'un certain confort… zut ! encore de moi !… il est très vilain de parler de soi, tout moimoiïsme est haïssable, hérisse le lecteur…
« Vous ne faites que ça ! »
Oui, mais tout de même, de temps en temps, à titre expérimental, un certain moi est nécessaire… la preuve par exemple, le sommeil, pour vous faire comprendre… je peux dire que je ne dors que par instants depuis novembre 14… je m'arrange avec bruits d'oreilles… je les écoute devenir trombones, orchestre complet, gare de triage… c'est un jeu !… si vous bougez de votre matelas… donnez un petit signe d'impatience, vous êtes perdu, vous tournez fou… vous résistez, étendu, raide, vous arrivez après des heures à un petit instant de somnolence, à recharger votre faiblard accu, à pouvoir le lendemain matin vous remettre un peu à la rame… demandez pas plus !… vous seriez riche, évidemment la question se poserait tout autre !… personne vous demanderait rien foutre, qu'aller vous faire couper les cheveux, passer à la banque, chez le pédicure, chez Coccinelle… mais dans les conditions précaires, je dis sérieusement difficiles, il s'agit de demeurer bien fixe, bien raide, étendu, attendre que tous les trains se tamponnent, chutt ! poum !… bifurquent !… sifflent… enfin trissent !… que vous ayez vous, un quart d'heure, pour recharger vos accus de vie… et pouvoir la gagner le lendemain votre garce de chirie d'existence… vous voyez que j'abuse pas du moi, puisque c'est moi qui endure, pas un autre ! j'en ai un côté de la tête que tous mes cheveux sont partis à me forcer le crâne dans l'oreiller, ou la paille, ou la planche, selon… je vous disais pour dormir il vous faut un certain confort en plus d'un certain optimisme… pour moi et les hommes dans mon cas les trains arrêteront pas de siffler !
Je reçois une lettre : « c'est un prêtre qui vous écrit ! » suivent six pages tassées de morale…
Cette façon d'écrire !… la mienne !… que je devrais avoir bien honte…
« Sale con, et ta locomotive ? »
Je n'ai pas toujours obtenu mon bref instant de somnolence, mais où que ce soit, j'ai toujours tenté… en chambre à coucher ordinaire, ou en cellule, ou en case bougnoule, ou sous iglou, j'ai toujours fait mon possible… depuis novembre 14… sans rien dire, bien sage… attendant bien que mes trains démarrent… même rigolo à l'infirmerie, dans la cellule des agités, condamnés à mort, l'enclos spécial tout illuminé toute la nuit où le sapristi arrêtait pas de se larder la cuisse sous sa couverture à coups d'éclats de cruche, et hurlant tout ce qu'il pouvait… jamais j'ai tiqué… absolument fixe, bien sage, attendant bien que mes trains démarrent, et que l'autre damné se tranche enfin la fémorale, pâme, vide…
« Vous pourriez vous faire opérer, vous, pour votre oreille ! »
Me direz-vous…
« Avec les progrès actuels ! »
Je vais vous confier une bonne chose… progrès !… ils sont comme les ministères, ils se montent, on les gonfle, ils se défont… le temps de les voir, ils existent plus…
Mon cher jeune ami, une de mes clientes est atteinte du même mal que vous, bourdonnements intenses et vertiges, elle possède un très grand parc, elle se fait tirer par son garde-chasse douze à quinze salves, tous les soirs… cela semblait la soulager… elle renonce… elle n'en peut plus !… croyez-moi faites comme elle, ne bougez plus !
Lermoyez avait très raison… avec les années, les décades, et à travers tant d'événements je suis devenu assez habile accordeur de tous les tintamarres possibles… et vertiges avec !… de jour et de nuit… je me dis que tout aura une fin… mon radotage, mon nerf auditif, mes carillons, mes petites habiletés du cerveau… tout ça aura été utile, un petit moment, comme Lermoyez, comme Gallimard et ses contrats, comme nos ennuis à Moorsburg…
Le Landrat lui-même, ce féroce gugusse, nous a joliment servi, je vous raconterai…
Mais là je vous ai encore promené ! justement j'étais dans la paille, je n'avais pas encore bougé… mais j'avais entendu Lili… j'ouvre un œil… je la vois… oh, presque dans le noir… elle regarde par la meurtrière… j'y vais… il s'agit de mouvements… escarbilles bien au-dessus des arbres… et puis de flammèches… le brasero de Berlin… on y avait été !… qu'est-ce qu'ils pouvaient brûler encore ? les façades ?… ils s'amusaient… je crois qu'il était parti à temps notre Harras… il devait avoir pris le dernier avion… qu'est-ce qu'il pouvait ramener de Lisbonne ? d'autres insignifiances ! il se sera gentiment amusé… quand il reviendra il pourra tisonner l'endroit de son bunker Grünwald !… chercher les demoiselles dans les cendres… avec le jour nous voyons très bien que les avions ont changé de tactique… ils ne passent plus au ras des chaumes… ils piquent de très haut chacun, en flèche… un long tracé de mousse… et broum !… dardent ! broum !… dans le cratère ! en plein ! Lili s'intéresse bien plus à un petit scandale des mésanges… une bûche évidée dont elles sortent, par un tout petit trou… y a des « elles » et y a des « ils »… mais je crois que c'est « elle » qui fait la loi… elle qui fait le ménage… aussi en colère, mauvaise crête, que la mère de famille au labeur… toute la nichée est sur la branche, en face, pas fière, becs baissés… en même temps elle jette hors les pailles, crottes, et leur dit ce qu'elle pense, couic ! couic ! d'où ils peuvent lui ramener tout ça ?… bien immobiles sur la brindille, tous becs en bas, rien à répondre… telles algarades chez les oiseaux ont pas que des raisons de sentiments, de ménage aussi, de propreté des lieux, des troncs où ils demeurent…
La flambée des restes de Berlin est pas raison de laisser le tronc plein de pailles ! le nid souillon ! nous là, ménage, le mieux serait de laisser Lili s'arranger… si on déblaye, s'y met à trois, on va se faire du mal… trop étroit… nous d'abord, La Vigue moi, on a à aller à la ferme, nous excuser…
« De quoi ?
— Qu'hier soir nous devions y aller !… tu ne savais pas ?
— Ah si ! la petite Cillie me l'a dit ! »
De toutes les vexations de l'exil, la plus déprimante peut-être, est celle de devoir s'excuser… et de ceci !… et de cela encore !… un moment, vous faites plus que demander pardon… vous êtes de trop, en tout, partout… même la tragédie terminée, le rideau tombé, vous êtes encore toujours gênant… tenez ce qui se passe dans l'Édition… que je sois encore là et les regarde les autres ! pontifier, conner…
Un fait !… nous devions aller à la ferme…
« Hop ! dis La Vigue ! »
Lili irait rendre visite à l'héritière Marie-Thérèse, l'autre aile du manoir… elle avait offert son piano, cette doche, et son salon, ses partitions… une amitié bien soudaine je trouvais, et bien ardente… enfin, on verrait !… nous l'urgence, c'était le cul-de-jatte et sa femme… on s'excuserait pour la forme, mais on avait eu très raison de pas sortir la nuit, traverser le parc… les Armadas de « forteresses », Berlin et ses éruptions de mines, vétilles !… mais ce que je voyais pour nous sérieux, passer trop près des fourrés !… à Grünwald ç'avait été juste qu'on fasse un carton… rrrrr !… personne responsable !… déjà ç'avait été milli que Lili n'écope dans le parc du Centre de Santé, Sartrouville… de la berge en face, Maisons-Laffitte… rrrrr !… d'une patrouille estafette allemande… la veille que nous prenions la route avec les archives de la ville, la pompe à feu et l'ambulance… le mémorable raid dont personne cause plus, ce parcours la « victoire à rebours », Sartrouville — Saint-Jean-d'Angély… pas nous tout seuls ! toute la francecaille, armée, villes, bourgs, bas les culottes…
Je voyais là Zornhof, le parc, création de Mansard, aurait fait joliment l'affaire d'une petite rafale… même de jour !… je vous dis de ces fourrés, de ces voûtes d'arbres !… en plus des bibelforscher… des fentes de leur espèce d'isba… et vers la fin des allées… cette haie si touffue… vous pouviez vous attendre à tout… je précise à La Vigue… « toi tu gafes à droite ! moi la gauche ! »… dans notre condition, toute cette ramure d'hêtres, chênes, sapins bleus, était pas à s'engager… quand vous avez le monde bien hostile, toutes les ondes en épilepsie, qu'enfin on vous hache, écartèle, vous pouvez vous méfier un peu du moindre tas de cailloux, de la brouette…
Rien jusqu'à la route… juste quatre… cinq… six bibelforscher qui ne relèvent même pas la tête pour nous voir passer… trop pris à racler des troncs d'hêtres pour encore une autre isba… les galériens étaient bavards, il paraît… pas ceux-ci, bien silencieux. J'ai vu travailler bien des chevaux, des bœufs, des fourmis, des Américains à la chaîne, des noirs au potopoto, vous leur trouviez des petits soupirs, des petits remerciements de mandibules, ceux-là : rien du tout… nous traversons l'espèce de route… et puis la grande cour de la ferme… du bâtiment près des silos, les deux Français, travailleurs soi-disant libres, nous font signe de venir… eux veulent rester dans l'étable… bon !… on y va ! de l'autre côté de la cour des gens sont comme rassemblés… je demande aux deux Français ce que c'est ?… voilà ! le pasteur a été fait aux pattes à l'aérodrome… ce pasteur qu'on n'avait pas pu voir… Hjalmar, casque à pointe, garde champêtre, Hjalmar il s'appelait, le tient à la chaîne, lui a passé une menotte, pas deux… il en avait qu'une !… le fourgon cellulaire devait venir cet après-midi chercher le délinquant, l'emmener à Berlin… pas très sûr… vu l'état du ciel, et des routes… comment le pasteur s'est fait piquer ?… nous sommes curieux… chassant un essaim il paraît… il s'était fait interpeller par le sergent aviateur, qui l'avait remis au garde champêtre, Hjalmar casque à pointe… maintenant c'était question de fourgon… le coup de poursuivre les essaims dans les ailes mêmes des appareils le mettait dans un très mauvais cas… et c'est de ça qu'ils discutaient tous, là-bas de l'autre côté de la cour… y avait Hjalmar et son pasteur, avec chaîne et menotte, y avait bien sûr les servantes russes, et les ménagères du hameau, et même notre Kolonialwaren et des soldats en uniforme français, polonais, et fritz… ce coup du pasteur fait aux pattes et que le fourgon devait venir chercher faisait dire à chacun ce qu'il pensait… y avait des « pour »… y avait des « contre »… « si j'étais la Justice allemande ! » l'avis de nos deux, là, Léonard, l'autre… ils nous renseignent… Hjalmar casque à pointe, ne sort son sabre que le dimanche… bien !… on regarde en face, de l'autre côté, le rassemblement… sûrement eux, pour du jus !… et chaud !… à la porte de la cuisine… je demande ce qu'ils croient, Léonard, Joseph…
« Vous pouvez y aller !… mais pas nous !… pas nous ! »
Entendu !… qu'est-ce qu'on risque ?… nous traversons donc toute cette cour… eh bien ! une énorme cafetière ! et comme pain, pardon !… plein de brötchen !… autre chose que notre boule !… ah mais, ils veulent bien partager !… et qu'on se réchauffe ! Hjalmar donne des ordres aux servantes, qu'elles nous sortent des sièges, comme à eux, qu'on s'installe, et donne notre opinion aussi, nous ne nous faisons pas prier… pour dire il fait plutôt frais, octobre… mais avec le jus, ça va !… maintenant notre avis sur le pasteur ?… qu'il aurait dû rester chez lui, pas cavaler sous les avions, qu'il avait cherché son malheur, abeilles ou pas ! la majorité pensait de même, qu'il n'avait que foutre sous les appareils…
Mais Lili ?
J'espérais bien que la Kretzer était montée… elle manquait jamais d'apparaître sitôt que nous étions partis, La Vigue, moi, elle venait aux ragots… elle et ses tuniques et ses larmes… elle monterait peut-être à manger ? petits pains, petits fours ? en même temps ? qu'elle était cordon bleu, la garce !… vicieuse en tout, fignoleuse de gâteaux feuilletés, demi-amandes… je pensais toujours au cyanure… une idée… oh, la périlleuse sorcière !… peut-être dans le tas, ferme et manoir, la plus imprévisible de toutes, avec les dolmans de ses deux fils… et ses soupes mauves, transparentes tièdes…
Je me laisse emporter !… ma verve ! je reviens vite où nous en étions… au petit déjeuner servi chaud… à Hjalmar et son pasteur apiculteur malheureux… pour le moment tout allait bien !… du vrai café et du pain de miche, à gogo !… plein de servantes… à disposition !… et la cuisine…
« Pour quand le fourgon ?
— Pas tout de suite, il vient de Berlin… »
L'impression de Berlin comme tout tonne, flambe, jette des étincelles aux nuages, je le vois pas venir leur fourgon !
« Restez donc assis ! votre femme n'a qu'à venir !… y aura toujours à manger !… c'est l'ordre ! »
Hjalmar y va fort ! il reçoit… il enlève sa menotte au pasteur, qu'il puisse boire manger à son aise et il passe la chaîne autour de sa propre cheville… comme ça personne pourra s'enfuir… service ! le pasteur profite qu'on est autour pour nous faire entendre la parole…
« Dieu voit tout ! »
Tranquille sur son tabouret, il demande encore un autre jus… il s'adresse à nous…
« Sie verstehen ?… vous me comprenez ?
— Ja !… ja !… »
Qu'il continue !… en allemand… ou en français… à son idée !
« Les hommes ne sont rien !… les chaînes non plus !… Dieu pense à nous !… le jour se lève !… prions !… »
Il faisait pas jour n'importe comment, trop de nuages !… Hjalmar garde champêtre tenait pas du tout à prier… il chuchotait à la bonniche… c'était pour en plus du café le petit « remontant », je crois du genièvre… pourvu je pensais à la Kretzer, qu'elle soit montée voir Lili… pour le ragot c'était certain… mais aussi avec du café, du pain, et du beurre… ils avaient de tout ces Kretzer… quand ils voulaient… nous en tout cas, qu'on veuille ou non, les von Leiden !
Je vous parle toujours du pasteur mais je vous raconte pas son costume, il était pas en redingote, mais en longue blouse grise, et sur sa tête un bada immense, gris aussi, et une voilette nouée sous le menton… l'apiculteur en pleine récolte… d'ailleurs il m'explique… il ne veut pas qu'on s'en aille avant ! il faut qu'on sache… sa garde des ruches, la chasse aux essaims l'avaient mené dans les ailes d'avions… il trouvait toutes ses abeilles là, dans les carlingues… ça faisait plus de deux ans qu'un avion avait décollé… le dernier avion, le dernier pilote, avait fait un trou dans le terrain… l'appareil y était encore et le pilote, enfoui profond… on comptait encore douze avions, immobilisés au sol, bien tranquilles… alors forcément, les essaims se trouvaient attirés !… surtout par l'intérieur des ailes…
« Je leur dirai à Berlin !… ils ne le savent pas, ils ne viennent jamais !… le ciel appartient à Dieu ! Dieu a créé les abeilles ! que sa volonté soit faite !
— Sicher ! certainement ! »
Nous étions d'avis !… Hjalmar casque à pointe approuvait… j'aurais bien parlé du miel…
Quelqu'un venait du fond là-bas… un botté… Kracht, notre Sturmapotheke !… qu'est-ce qu'il venait foutre ?… Hjalmar me le dit, il vient observer… il doit rendre compte de nous, de tout à son Standartführer, Berlin… bon !… le voici !… il a traversé la cour… vite… il pose pas de question au pasteur, mais il nous fait signe : tous debout ! rassemblement !
« Komm ! komm ! »
Qu'on le suive !… où il veut aller ?… Hjalmar enchaîné au pasteur, peut pas bouger… vite ! vite !… la clé ! il se lève !… on lui ôte sa menotte ! voilà… on va aller tous ensemble à la queue leu leu… enfin Kracht parle, nous allons au camp d'aviation, pour l'enquête… il peut pas nous laisser ici ?… bien !… nous voici sur le sentier… d'abord à travers les luzernes et puis par un bois… on va… on va… c'est loin, je trouve… depuis Berlin je trouve que tout est loin… je boquillonne dur… je les suis à distance… ah, ça y est !… une très grande clairière… nous y sommes !… Hjalmar a emporté son bugle, et son tambour… tout ça dans son dos, bringuebalant… il boite aussi, même plus que moi… il doit être aussi, blessé de guerre… nous devons être dans les mêmes carats… ses instruments font un vacarme !… il a repris le pasteur à la chaîne, par le bout, par la menotte… je comprends pas bien ce que veut Kracht, le pourquoi il nous a amenés ?… moi qu'avais à faire au manoir et à la ferme et chez l'épicière… qu'est-ce qu'on venait perdre le temps ici ?… sitôt qu'ils peuvent c'est bien simple tous les gens vous font perdre des heures, des mois… vous leur servez comme de fronton à faire rebondir leurs conneries… et bla ! et bla ! et reblabla !… une heure de cette complaisance vous aurez quinze jours à vous remettre… bla ! bla !… prenez un pur-sang, mettez-le à la charrue, il en aura pour un mois, deux mois, à reprendre sa foulée… peut-être jamais… aussi vous peut-être, d'avoir voulu être aimable, prêter une oreille…
Kracht, pourtant pas le lascar causant, ni chaleureux, devait avoir une bonne raison pour nous amener là, sur ce terrain militaire… nous surtout, Français très spéciaux… où nous n'avions vraiment que foutre !… je vois émerger quelque chose de terre… d'une tranchée… une casquette… une tête… et puis le buste… c'est un aviateur… sergent aviateur… le petit liseré jaune au calot… heil ! heil !… nous tous fixe ! heil ! heil !… il sort tout à fait de son trou… il a plus qu'un bras… si je comprends, il garde le camp, et les avions… quels avions ?… où ?… loin !… il nous montre au bout de la clairière… avec sa jumelle, je vois… il a une jumelle… six avions au sol, en effet… c'est lui le sergent qui avait arrêté le pasteur… sous une carlingue… flagrant délit… ça allait plus… il l'avait déjà pris trois fois !… il s'occupait plus de lui maintenant !… repassé à Hjalmar !… ce sergent aviateur je comprenais ne commandait que par intérim… le Commandant en titre était parti à Berlin… ou Potsdam, chercher des ordres… le sergent essayait de le joindre… toutes les lignes étaient sectionnées… avec ce qui tombait y avait pas à être surpris… une sorte de journal officiel arrivait quand même à Zornhof, à l'aube, le « Communiqué de la Wehrmacht » plus deux trois sérieuses « mises au point »… « Nous reculons sur tous les fronts mais très bientôt notre arme secrète aura anéanti Londres, New York, Moscou. »
Personne faisait plus attention à ces « mises au point »… ni les grivetons, ni les ménagères, ni les prisonniers… le papier seul intéressait, ce papier si rare nous arrivait par cyclistes… déjà quatre avaient disparu, aucune trace !…
A propos, le fourgon cellulaire avait pas non plus beaucoup de chances d'arriver jamais… le pasteur se faisait une raison, Hjalmar de même… en attendant là-haut, aux nuages, c'étaient des sillages de mousse les uns dans les autres, amusants… longs… très longs… et puis brusque ! coupés ! « abstraits » nous dirions… et broum ! cratère sur cratère !… que nous là sur ce terrain à cent kilomètres nous ressentions les rafales de mines… pas du rêve !… j'avais bien fait d'acheter mes cannes… ce magasin maintenant devait être en poudre… qu'était déjà à clairevoie !… question de leur gazette, à propos, où ils l'imprimaient ?… je demande à Kracht…
« Dans un bunker, dix mètres sous terre, au sud de Potsdam !… »
Vraiment, on peut dire des têtus !… mais toujours la question que je me pose : pourquoi il nous avait amenés ?… du moment qu'ils vous invitent à faire un petit tour c'est qu'ils ont une intention… comme l'Harras pour Felixruhe ? qu'est-ce qu'on avait été y foutre ?… je me demande encore… nous étions donc là à admirer le ciel, les mélis-mélos mousse et nuages… brusque il me fait :
« Docteur voulez-vous ? venir avec moi jusqu'aux avions ? vous les voyez ? au bout du terrain… je voudrais vous demander votre avis, pour mon rapport…
— Certainement !… certainement !… »
Mais quel but ?… ce si soudain familier S.S. ? promenade dans les bois ?… m'éloigner des autres ?… le terrain est couvert de cendres… mais tout de même très mou… lui avec ses bottes enfonce encore plus que moi… il a plus de mal à avancer…
Ah nous voici aux avions… six appareils… un là ! il retrousse sa bâche, je vois le triste état !… de ces trous dans l'aile !… les ailes !… des trous tout élargis… rouillés… et les carlingues, et les hélices !… la ferraille ! je le dis à Kracht, y a personne autour… il me répond très franchement…
« Docteur je vais vous dire le pire !… bien pire !… ils n'ont plus de pilotes !… plus d'huile !… plus d'essence !… le dernier pilote est là !… »
Là, il me montre un peu plus loin, un trou… une crevasse dans la piste même… et une queue d'avion qui en sort… dépasse !…
« Le pilote est au fond du trou… le dernier pilote… enterré… les experts devaient venir de Berlin, ils ne sont jamais venus… j'ai fait verser de la chaux vive… c'est tout ce qu'on pouvait faire n'est-ce pas ?… le trou est plein de chaux vive… j'en fais verser chaque semaine… »
Mais les essaims ?… il me montre… à l'intérieur ! dans chaque aile… je vois ! trois… quatre essaims… le pasteur avait raison de chercher… la preuve il avait laissé toutes ses boîtes et son filet à papillons à l'endroit même où le sergent l'avait surpris… mais il n'avait pas pu le garder dans son bout d'abri… pas la place ! il n'avait ni chaîne ni menottes, il l'avait repassé à Hjalmar qui faisait office de prison, en attendant « la cellulaire »… le tout était de s'accommoder de conditions bien difficiles…
« Écoutez Docteur, voilà… je vous ai fait venir pour vous demander un petit service…
— Très heureux Kracht… très heureux !… »
Ah, je me dis, enfin !…
« Un petit service très délicat… assez délicat… vous avez des cigarettes ?…
— Moi non, Kracht !… je ne fume pas… ma femme non plus… mais j'ai la clé de la grande armoire… vous le savez… »
Inutile qu'il m'en dise plus long, ce qu'il veut c'est que je tape dans le stock… je peux pas lui dire non… je peux pas lui dire carrément oui ! il m'avait emmené au bout du terrain pour me tâter le moral… quand vous avez un peu vécu vous connaissez toutes les façons de tous les agents provocateurs… ils commencent toujours leur travail par un petit pastis « cœur ouvert »… après le « cœur ouvert » accré !… le mec se montre ! je revenais jamais du bout du terrain si j'avais dit ce que je pensais…
« Mais certainement mon cher Kracht !… des “Craven” ? “Lucky” ? “Navy” ? »
Je lui faisais l'article…
« Mieux des “Lucky” ! vingt cigarettes… c'est tout !… pas plus !…
— Mais où ?
— Là !… dans mon étui-revolver ! »
Il me montre…
« Je le laisserai exprès dans l'entrée… au portemanteau !… suspendu !… quand nous descendrons… vous savez ?… au mahlzeit ! »
Que nous rions du mahlzeit !
« Vous refermerez bien l'étui !… »
Il ajoute :
« Oh, vous pouvez être tranquille !… Harras ne reviendra jamais !… »
Voilà pour me rassurer ! certain qu'il reviendra jamais Harras ?… il me semblait plutôt que notre affaire nous était cuite… qu'il pouvait se permettre le pire… nous proposer cent carambouilles… que ça ferait jamais qu'un tout !… cette façon de lui refiler des cigarettes dans son étui au portemanteau c'était pour que tout le monde s'aperçoive ! autant dire !… pensez toute la Dienstelle, toutes les demoiselles, et les Kretzer… si c'était en quart ! Kracht jouait épais je trouvais, autant dire faisait ce qu'il faut qu'on soit expédiés, chaîne et menottes… même fourgon que le pasteur Rieder… pas que moi, La Vigue, Lili, et le greffe… nous devions les gêner au manoir, ils devaient être en connivence… trafiquer de je ne sais quoi ? je ne savais pas, mais c'était !… les oies ? le miel ?… un condé !… en tout cas on les agaçait… un moment les gens se grattent plus, vous verrez à la prochaine… quand sonnera l'heure que toutes les villes flambent, qu'ils auront plus qu'une seule idée, que vous brûliez avec !
« Très bien Kracht !… tout à fait d'accord !… votre étui au portemanteau ! »
Ce qui était le plus important, qu'on revienne sur nos pas !… qu'on retrouve La Vigue… cette petite promenade avait bien assez duré, on avait vu les avions, les essaims, les boîtes du pasteur… et on s'était entendus pour les cigarettes…
Je regardais encore ce terrain… grand je dirais deux fois la place de la Concorde… on voit très loin, au-dessus des sapins, le clocher de Zornhof, le cadran… question de ce terrain et de l'abri, les « forteresses » qu'arrêtent pas de passer, savent certainement ce qu'il en est, que le dernier pilote est au fond, depuis trois mois, dans la chaux vive, et qu'il peut attendre ! que personne est venu enquêter… pour ça qu'ils nous laissent tranquilles… y a que Hjalmar qui bugle l'alerte !… fait semblant d'y croire… on reprend le même sentier, boue et cendres… et on se retrouve !… La Vigue… ouf !… il s'était demandé ce que Kracht pouvait me vouloir ?
« Oh, rien !… un petit renseignement… tu sais, à propos de ma demande…
— Quelle demande ?
— Le permis de pratiquer…
— Ah oui !… ah oui !… »
J'allais pas lui parler de l'armoire… il saurait bien… je lui dirai plus tard… maintenant voyons !… le sergent du camp est « rationnaire » à la ferme, il va y chercher sa gamelle… le lieutenant aussi avant de disparaître… les cuisinières russes des von Leiden font la popote… pour tous ces gens, civils, militaires… nous voici à la queue leu leu le sergent manchot avec Kracht, ce sergent boite aussi… au moins autant que moi… il aurait bien besoin d'une canne… je pourrais pas lui donner l'adresse du magasin où je l'ai achetée… ce magasin doit être aux nuages, maintenant, sûr !… je demanderai pas l'adresse non plus du « Zenith Hotel ! »… il paraît, la bossue m'a dit, que la Chancellerie était broyée, l'Adolf devait être en voyage…
Après Kracht et le sergent manchot, toujours à la queue leu leu, peut-être à deux mètres, fortement boitant lui aussi, vient Hjalmar, équipé comme nous sommes partis, avec son tambour et son bugle, et son pasteur à la chaîne… remise la chaîne ! ôtée ! remise encore !… il boite plus qu'aucun d'entre nous, Hjalmar casque à pointe !… le pasteur lui donne le bras, l'aide… là voilà on y est ! tout de suite Hjalmar impatient… il voudrait que les femmes se magnent… lui regarde le ciel… il est parti depuis très longtemps… qu'est-ce qui se passe ? peut-être une alerte spéciale ?… téléphone ?… je lui demande…
« Nein ! ach !… nein ! Kaput !… Kaput ! telefon ! »
Belle lurette qu'il ne marche plus ! telefon ! il doit donc y aller à l'estime !… bugler quand il veut ! d'abord il les voit lui-même ces putains d'avions ! aller, revenir !… et l'horizon… là-bas la folle haute armée des flammes ! jaunes… vertes… je lui montre…
« Achtung ! Hjalmar !… attention ! rrrrrr ! »
Qu'on rigole un peu !… non, il rit pas, il prend trop à cœur… il va se faire du mal, les événements sont comme l'amour, ils sont d'abord tout ce qu'il y a de graves, palpitants, et puis tout grotesques… Hjalmar son horloge intime n'était pas à l'heure, il se croyait encore en 14… son Berlin ? qu'une bouillie de ruines, Moscou, Hiroshima, New York, pourront plus jamais horrifier ni même être pris bien au sérieux… le monde 60 est trop jean-foutre, nicotinisé, alcoolique, aéroporté, blablaveux, pour qu'on trouve pas tout naturel qu'il n'existe plus… là, le pasteur Rieder qui aurait bien pu être inquiet nous donnait au contraire l'exemple du plus parfait calme… même il chantonnait des bouts de psaumes… je comprenais pas tout, mais presque… un chant que j'ai entendu souvent, en Angleterre, au Danemark… « Sagesse est ma force »… cependant, tout de même, son histoire de chasse aux essaims sur un terrain militaire pouvait lui valoir des ennuis… tels qu'il aurait plus envie de chanter, jamais… les tribunaux de la Luftwaffe avaient jamais été bénins… mais maintenant depuis le fiasco total, que la R.A.F. faisait ce qu'elle voulait, pulvérisait une ville par jour, ils ne voyaient plus qu'espions partout et tous les suspects, pasteurs, pas pasteurs, te les fusillaient en série… le pasteur s'en tirerait pas chantant, je pensais…
Voici, nous approchons de l'autre porte… je vois, leur cuisine est grand ouverte… les trois servantes sortent, elles sont pieds nus, les cheveux dans le dos… ce sont des gaillardes, pas maigres, je dis : elles se privent pas… elles ont leurs tabliers noués, façon russe, au-dessus des seins… pas que ce soit coquet, mais pratique… c'est nous qu'elles trouvent drôles !… avec notre pasteur enchaîné, qui donne le bras au garde champêtre, et le sous-off manchot et Kracht… et surtout La Vigue son expression, qu'il tombe de la Lune… pourquoi elles nous trouvent si comiques ?… Kracht leur demande, il parle un peu russe… elles savent pas… Berlin qui brûle, elles sont blasées, les « forteresses » qui passent et repassent, elles regardent même plus… mais nous là, Hjalmar et son pasteur à la chaîne, nous valons la peine… eh bien, qu'elles amènent la marmite ! le sous-off a pas à se gêner, il est « rationnaire » et que ça saute !… elles apportent… une de ces panades ! bien plus riche, plus grasse, que celle des bibelforscher… le sous-off nous en commande trois gamelles qu'elles plongent en plein dans la marmite… il leur ordonne d'amener trois chaises… pas des tabourets !… on est cinq à se régaler… je dirai il fait assez frais, la soupe tombe bien, le café et la boule… je pense à Lili… je devais lui monter quelque chose… mais peut-être Marie-Thérèse ou la trouble Kretzer lui ont monté ce qu'il fallait… oh, pas sûr ! je crois à rien de ces femmes, sauf à encore quelque entourloupe… je pense à notre dorade héritière avec son piano à queue… et l'autre avec ses deux tuniques… je regarde l'heure au cadran de l'église… le café, la boule, la panade agissent bellement sur le pasteur… il change de mine, il change de ton… il chante plus de psaumes, maintenant, des lieder ! et il a de la voix, il le sait ! un organe !… ratichon artiste, on entend plus que lui, il gueule plus fort que les étables… les cuisinières russes qui le trouvaient ennuyeux aux psaumes, godent aux lieder… elles sortent toutes de la cuisine, par trois, six qu'elles sont !… et elles applaudissent qu'il recommence !
Il faut avouer il chante bien, la vraie voix de lieder, grave, passionnée, chaude… passionnée d'arriver où ?… « ô père ! ô père ! » Le Roi des Aulnes !… précipitation ! ils sont ainsi, ils ont voulu !… Berlin, le V 2 et la suite ! je les voyais galoper, comment ! Vater ! ô Vater !
« C'est mieux aux bibel ! »
Je réfléchis… pas si simple ! je sais ce que veut leur feldwebel, il veut aussi des cigarettes… et comment !… ils sont tous au courant de l'armoire, et que j'ai la clé ! tout, d'abord, qu'ils savent !… pas que les cigarettes… le nombre des oies et des dindes, les œufs mêmes, combien à couver sous chaque poule… cigarettes ?… ils auraient pu m'en faire le compte !… à attendre je regarde, nous étions revenus juste à l'entrée de l'escalier… le moment de monter pour les excuses… après on irait au Dancing… et puis à la Kolonialwaren… là, pour le pot de miel « synthétique »… plus à compter sur le pasteur, ni les ménagères… mais pas se faire voir du bistrot ! méchamment repérés… têtes à massacre, première occase !… en fait la première occasion ? les Russes içagui ?… descente sur Zornhof ?… « commando » des nuages ? les communiqués de la Wehrmacht étaient plus du tout à comprendre, sauf qu'ils étaient de forme, de ton, plus glorieux résolus que jamais, sur des « positions préparées d'avance »…
Aussi borné bouché qu'on soit nous pouvions donc être quasi sûrs de voir surgir nos exécuteurs d'un moment l'autre, de l'air ou de la plaine, avec vraiment tout ce qu'il fallait, paniers, guillotines, cornemuses et mille tambourins, nous faire danser les rigodons, nos têtes bilboquets libérés !… ce dont on nous prévenait sans doute par ces dentelles de mousse au-dessus, ces grands signes d'un horizon l'autre… certain, tout tremblait… l'eau des étangs et des mares, les arbres jusqu'aux plus petites feuilles, les murs du manoir, et la porte de la cuisine… et nous-mêmes sur nos fortes chaises… et sans doute de plus loin que Berlin ?… Le Vigan était sûr… plus Nord selon lui… Nord c'était l'armée anglaise… Ouest c'était Eisenhower… ils en voulaient tous à Zornhof ?… Harras avait choisi l'endroit pour nous refaire un bon moral… il avait choisi aussi les vraies bonnes personnes accueillantes… le Rittmeister, son fils cul-de-jatte, Kracht l'S.S., la Kretzer et ses tuniques… et cette suave dorade dans sa tour… les bibelforscher laconiques… tous à nous épier, sans aucun doute, nous mijoter quelque drôlerie…
Là sur ma chaise à la porte de la cuisine, je regardais le sergent manchot… il me regardait, lui aussi…
« Aus Paris ? aus Paris ? »
D'où on venait ?
« Ja ! ja !
— Schöne frauen da !… jolies femmes ! »
Que vous vous trouviez n'importe où… sous les confetti, sous les bombes, dans les caves ou en stratosphère, en prison ou en ambassade, sous l'Équateur ou à Trondhjem, vous êtes certain de pas vous tromper, d'éveiller le direct intérêt, tout ce qu'on vous demande : le fameux vagin de Parisienne ! votre homme se voit déjà dans les cuisses, en pleine épilepsie de bonheur, en plein vol nuptial, inondant la barisienne de son enthousiasme… il me le disait, le sergent manchot… bien triste…
« Niemehr wieder !… niemehr ! jamais plus !… »
Plus de Paris !… ce qu'il voyait dans la catastrophe !… son bras, voilà c'était fait ! il s'était peu prou habitué… mais le coup de « plus jamais Paris »... niemehr ! niemehr !… passait pas ! ça devait être les grands boulevards, son niemehr ! niemehr !… quand les Allemands se mettent à être tristes, c'est tout à fait comme quand ils boivent… ils s'anéantissent…
« Mais vous y retournerez à Paris, voyons !… Berlin, Paris, une heure, à peine !… c'est pas moi qui vais vous apprendre !… les progrès de demain ! après la guerre !… une seule monnaie et l'avion ! une heure !… plus de passeports ! »
Là il m'écoute.
« Vous croyez ?… vous croyez vraiment ?
— Mais c'est pour ça que les guerres existent !… le progrès ! plus de distances ! plus de passeports ! »
Je suis sûr de moi !… je suis convaincant…
« Na !… na !… na ! »
Il doute un peu, il dodeline… ses traits se détendent… un peu plus il sera de mon avis… il se reverra place Saint-Michel…
Notre Kracht là, nous l'agaçons à parler de Paris, lui qu'a jamais été en France… il aurait voulu me parler… je me lève, je fais quelques pas dans la cour, vers notre parc, comme pour aller chercher Lili… il se lève aussi… il me rattrape…
« Docteur !… ce soir, entendu ? dans mon étui ?
— Ja ! ja !… sicher !… certainement ! »
Tout ça est plus qu'indélicat mais je ne connais pas le fond des choses… et où nous en sommes !… là ! zut !…
Je retourne chercher Le Vigan… y a du spectacle !… Hjalmar a profité des marmites, il a fini trois gamelles, lui tout seul… mais il peut plus, le roupillon l'a pris, doucement, son casque à pointe penche… son tambour roule aux cailloux, il laisse aller… ses bras tombent, mous… il se tasse sur sa chaise, pantin… on le regarde, La Vigue, moi, se tasser… le pasteur qui le retient par sa chaîne, il roulerait aussi aux cailloux… avec son tambour… mais qu'il croule donc ! il dormira mieux… une idée !… La Vigue a la même… la clé de la menotte !… il l'a après lui, à une ficelle autour du cou… on la lui dégage là, tout doucement… la menotte !… et tac ! et voilà !… le pasteur est libre ! oh, il se sauve pas !… il est sommeillant lui aussi, le dos au mur… Hjalmar-le-casque ronfle tout de son long, nous avons l'air fin avec la menotte, la chaîne, la clé ! on ne peut pas laisser ces objets à la porte de la cuisine ! que Kracht rapplique ou qu'Isis descende… je fourre tout dans ma poche… quand ils se réveilleront, ils se douteront…
Maintenant, au cul-de-jatte, nous n'avions fait, d'une sissite l'autre, que remettre à plus tard… fini de lanterner ! nous montons !… on verra bien !… ce petit escalier en bois est très raide, et très crasseux, plein de badigeonnages de cacas… l'escalier du manoir en face, le nôtre, a une autre allure !… cependant, je dois dire, au premier étage, ça va mieux… je dirais même très cossu… dans le genre baldaquins, plateaux de cuivre, carafes de Bohême, poufs et statues florentines… souvenirs de voyages… oh, ça ferait pas cher à la Salle, ni même aux Puces !… mais enfin là c'est assez gentil, rococo boche… comme à Berlin chez Pretorius, son bric-à-brac… on passe beaucoup de choses aux Allemands vu leur climat et le paysage, n'importe quel chichi, verroterie, fait toujours plus gai… mais ce qui rachète tout, c'est leur verrière, toute la largeur de la maison, tout le panorama côté Nord… ils ont un point de vue magnifique, comme chez la dorade, de sa tour, mais eux sur les grands étangs, plus loin que les sillons… je regarde que le point de vue, je cherche à me repérer… rien de saillant, que des cimes d'arbres, très… très loin… je voyais pas le cul-de-jatte, ni sa femme, ils étaient pourtant là, tout près, au beau milieu du salon, à une table à jeu, ils se faisaient les cartes… on avait frappé ils ne nous avaient pas répondu, trop pris par les cartes… j'aurais un peu réfléchi, je serais pas monté les surprendre, dans le moment j'aurais pu penser qu'ils étaient tous à se faire l'avenir… oh, pas que les von Leiden… et pas que les Allemands !… Moscou… London… Montmartre… la façon que ça allait tourner ? à genoux ! un vœu !… grand jeu !… signe de Croix !… Mme de Thèbes ou saint Eustache !… l'avenir au Déluge ou aux roses ?…
Les deux là Isis, son cul-de-jatte, étaient pas contents de nous voir… surtout je crois vexés d'être surpris aux brêmes…
« Qu'est-ce que vous voulez ? »
Lui me demande, sec… le grand Nicolas à côté de lui…
« On vient s'excuser pour hier…
— Vous excuser de quoi ?
— Nous avons été retenus en face par Mlle Marie-Thérèse…
— Nous ne vous avons pas attendus !… allez-vous-en !… sortez d'ici !… »
Isis sa femme doit trouver qu'il est un peu brusque.
« Docteur, ne faites pas attention ! il n'a pas dormi… il n'a pas pu s'endormir… il a vraiment beaucoup souffert… je vous dirai…
— Oh, Madame, je comprends très bien ! »
Mais c'est pas son avis du tout ! cul-de-jatte !
« Non, Isis !… nein !… nein !… los ! los ! raus !… qu'ils partent tous ! »
Elle ne l'écoute pas…
« Vous avez vu ma fille Cillie ?… elle est en face vous porter du lait pour votre chat… et le petit déjeuner pour votre femme et votre ami et vous-même…
— Pourquoi tu leur parles encore, garce ?… dis ? ce sont des saboteurs, tu ne vois pas ?… tous les deux !… tous les trois !… tu m'entends, putain ?… vas-tu les foutre à la porte !… Nicolas ! Nicolas !… sors-les !… non !… emporte-moi ! »
Nicolas s'approche… le cul-de-jatte l'attrape par le cou, à deux bras… Nicolas le soulève tout doucement… l'amène vers le fond, moignons ballants… par une grande tenture… ça doit être leur chambre à coucher…
Nous n'avons pas à être surpris… il ne veut pas nous voir, et alors ?… les autres non plus !… Montmartre, Bezons, Sartrouville, Londres, Tegucigalpa mêmes sentiments ! honnis partout ! au plus, otages ! et palsambleu, qu'on l'est encore !… que demain on re-épure ?… le pli est pris ! ça sera pas d'autres, ça sera nous ! qu'ils soient en conflit du tonnerre, s'arrachent toutes les tripes à qui qu'aura tort ou raison, bouffent cru le rideau de fer, rages, races, religions, sectes, couleurs, absolument total d'accord, que c'est nous les coupables, pas d'autres ! que c'est nous tous les crimes !
Les systèmes nerveux, les magazines, les Académies, les salons, les Chambres, ont besoin de certaines certitudes…
Là, ce qu'ils pouvaient voir, le cul-de-jatte et sa femme, tout l'horizon Nord, je vous ai dit, ils pouvaient être un peu fixés, pas besoin de demander aux brêmes !… les nuages d'abord, aussi noirs les leurs que les nôtres, au Sud… encore plus bitumés peut-être… plus lourds… de derrière la tenture le cul-de-jatte se plaint… assez haut… de quoi ? de douleurs ?… si il recommence, je demanderai si je peux être utile ?… non !… il recommence pas… on a assez d'aller et venir… on reste assis…
Je pense à Harras qui me voyait mettre au point sa grande idée « l'histoire de la Science et Médecine »… « les médecins franco-allemands à travers les âges »… le voyou ! comment qu'il était foutu le camp !… et que nous ne le reverrions jamais ! question typhus et vérole il aurait eu qu'à être ici, calamités, il aurait eu tout ce qu'il voulait !… pas besoin de dossiers !… c'était écrit, toutes les couleurs, là-haut, dessous et sur les nuages, très au point ce qu'il fallait penser des Sciences, fulminates, phosphores, soufres… d'Ouest… Nord… quelle armée ? quelles hordes ?… loin encore… certes… mais tout de même depuis quatre jours les fumées étaient plus épaisses… ils devaient brûler des forêts…
En tout cas une chose, pour les Fritz là, les von Leiden, le Landrat et même les Kretzer, ça allait pas être une bonne note de nous avoir logés nourris, très mal, mais quand même… y aurait des comptes… oh, ils savaient… ils s'attendaient… ils demandaient qu'à se débarrasser… mais où ? et comment ? je pensais bien en dire un mot à Isis, elle me semblait plus prête à saisir… pas bien favorable, mais moins sotte… le mari, l'hostile absolu, pas à lui parler, jaloux dingue… crises ? crises de quoi ?… drogues ?… je verrai…
« Madame, nous vous embarrassons… mais croyez bien !…
— Je sais ! je sais… je vous comprends allez, Docteur !… vous êtes très très malheureux… je peux vous comprendre… je suis aussi très malheureuse… peut-être… »
Elle n'ose pas dire : plus que vous !… la première fois que je la regarde cette femme… au vrai, je regarde plus les femmes depuis des années… l'âge sans doute, et puis aussi les événements… quand la forêt brûle les plus loustics animaux et les plus féroces pensent plus ni aux bagatelles ni à se dévorer… nous pour notre compte ça faisait depuis 39 que notre forêt brûlait… je veux qu'il y ait des exceptions, des gens qui s'en ressentent raison de plus, qui godent qu'aux supplices, que les yeux les langues arrachées portent aux galanteries… pareil de manger du caca, et s'abreuver aux pissotières… je ne suis pas doué… là cette dame il faut que je la regarde !… une personne dans la quarantaine… une jolie figure, dans un genre… aux traits très nets, très dessinés… où je dirais que la Nature s'est donné du mal… achevé le portrait… la Nature se donne pas beaucoup de mal sur nos « minois chiffonnés »… nos charmeuses, nos ravissantes, de la scène et des magazines, crétines et fières de l'être… « mannequins », que le monde nous envie, faces foutues bric broc fards et faux cils… demi-bistrotes, demi-gardeuses… je parle pas du reste, corps qu'en squelette, panne, cellulite, poils et soutiens-gorge… demoiselles au comptoir ou clientes, elles ont conquis le monde !… voilà !… Ambassades ou Passage des Princes, vous avez qu'à sortir un peu, vous verrez la foule à leurs trousses… les supplier qu'elles succombent… beautés gravées, zut !… « à peu près » foutus à la serpe, jambes atrophiques et manches de veste, fesses baladeuses, nichons itou, vous font de ces recettes !
Mais là, l'Isis ? hé là ! prudence ! c'était d'avoir l'air ému, sensible… elle s'attendait… beaux yeux en amande, noirs… les femmes se regardent dans les glaces depuis leur toute petite enfance, vous pensez si à quarante ans, leur fascination est au point… bon !… elle tenait que je sois fasciné… moi question des « miroirs de l'âme »… quand il faut il faut, je peux aussi être très attentif… ses yeux valent la peine… d'habitude les yeux des dames sont simplement « garce veloutée »… elle, un peu plus, une prête à tout !… oh, simple impression !… la première fois que je la regardais… le corps, maintenant ! on peut dire, j'y reviens, on peut dire que le monde ne s'occupe pas des corps, vous avez qu'à regarder un peu les grands Illustrés de la Beauté, ma doué !… je me répète !… quels musées d'horreurs !… indéniables ! là devant vous ! pas « imaginaires » !… ces genoux, ces derrières, ces chevilles, ces varices, ces tétins !… ces atrophies, kilos de panne, bourrelets et fanons, des plus primées idoles d'écrans ! milliardaires stars, égéries de papes !… pas besoin d'engins et atomes pour détruire notre jolie espèce !… les femmes sont déjà plus regardables… je veux dire vétérinairement, à la façon saine et honnête dont sont jugés poulaines, lévriers, cockers, faisanes… y aurait plus de concours agricoles s'il fallait couronner les « foâmmes » !
Mais les « foâmmes » ne sont pas que corps !… goujat ! elles sont « compagnes » ! et leurs babils, charmes et atours ? à votre bonne santé ! si vous avez le goût du suicide, charmes et babils, trois heures par jour, vous pendre vous fera un drôle de bien !… haut ! court !… soit dit sans méchante intention ! ou vous passerez toute votre vieillesse à en vouloir à votre quéquette de vous avoir fait perdre tant d'années à pirouetter, piaffer… faire le beau, sur vos pattes arrière, sur un pied, l'autre, qu'on vous fasse l'aumône d'un sourire…
Là, question d'Isis, vu où nous étions et le moment, il ne s'agissait pas que je fasse fi… ni le sceptique, ni le fatigué… fort intéressé au contraire !… je pouvais un peu deviner son corps… je devais !… en négligé, grande robe de chambre à volants… satin, mousselines… rose et vert… je devais voir là-dessous, un corps adorable, désirable, je devais être troublé… bégayer, rougir, plus savoir… tout ça !…
Elle s'est allongée… enfin, presque… assez pour que je lui voie les jambes même un peu les cuisses… par l'échancrure, les seins aussi, sans soutien-gorge… voici le moment, j'y pense, où toutes les littératures, de la mercière ou des Goncourt, des sacristies ou des fumeries, partent à débloquer… « la peau satinée exquise, le galbe des reins… » je devrais moi aussi, je sens, y aller du couplet… voilà, je n'ai plus le sens ni l'esprit !… bien sûr j'aurais pu autrefois !…
Question de faire partie d'une secte, d'une académie, ou même d'une terrasse, la littérature attend toujours comme les salons, que les viandes soient un peu blettes pour pâmoiser… y a du chacal dans leurs jugements… sur le vrai, le neuf, ils n'osent pas… une certaine pudeur… il leur faut voir un peu de varices, beaucoup de vergetures, des chevilles en œdèmes, pour que vraiment l'ardeur les prenne… tout sac d'os, ou demi-panne, foies gras… mais là, pardon, pas le moment d'avoir l'air ceci… cela !… La Vigue non plus : enthousiastes ! là à la voir de tout près je dois avouer qu'elle se tenait encore… cuisses, seins, le visage… certainement née de parents solides, ni alcooliques, ni vérolés… élevée dans les bois, en Prusse orientale, bien nourrie… honte et détresse, terrible handicap des jeunesses pauvres ! je sais ce que je dis…