Le gendarme commande : halt ! tout le monde !… ils ont aperçu quelque chose ?… non !… c'est une des femmes embourbée !… ils se mettent à trois… à quatre… ils la sortent, et en avant !… halt ! encore !… quelque chose ?… un petit étang il paraît à l'extrémité de notre file… à droite… un petit étang riche, avec des gros osiers au bord… allez les gitans !… qu'ils se grouillent ! la récolte !… nous nous attendrons… je crois qu'on va mettre au moins trois jours à se rendre compte qu'on a hersé la plaine pour rien, pas plus de schnok que de beurre au chose !… ah, une idée du pandore !… encore une !… pendant que les gitans coupent leurs branches, envoyer quatre bibelforscher très en avant, à la découverte !… il dit qu'il voit des fumées, lui le stratège, là-bas vers un bouquet d'arbres, très à gauche… qu'il faut y aller voir !… bon !… il est le seul qui voit des fumées… on est trois cents à pas les voir… on se rassemble pour mieux regarder… non !… non !… rien !… ce gendarme a bu !… et nos quatre bibelforscher au fait ?… on attend qu'ils soient assez loin… oui !… oui !… au moins deux kilomètres de nous… oui !… oui !… « y en a ! »… ils voient quelque chose aussi !… Us font des signes… ils voient des fumées !… par conséquent, nous les footits ! pas le gendarme !… nous les miraux !… et pas loin de Zornhof, cinq… six bornes !… il nous demande de faire l'effort… y aller !… à travers betteraves !… salut !… même avec mes cannes, je pouvais plus… les autres, toute la ligne s'affale, bibelforscher, prisonniers, l'épicière, gisent… je les voyais pas beaucoup courir !… même jusqu'aux bourgerons là-bas, les derrières rayés mauve rouge… pas qu'ils refusaient, ils voulaient bien, mais comment ?… du coup le gendarme se fâche ! « vadrouilles ! alcooliques ! scélérats ! parachutistes ! » qu'il nous appelle… « pourris ! fainéants ! »… qu'ils s'extirpent !… moi aussi !… avec mes cannes !… une guibolle !… oh hiss ! une autre !… ça y est !… peut-être après tout y avait rien ?… une fumée d'un éclat de vieille bombe ?… ou d'une hutte de braconniers ?… enfin ça y est nous repartons en ligne, les mains dans les mains, sa première idée… six romanichels en avant… y a de la tactique !… nous n'avançons pas au hasard… on les voit là-bas ramper… on ramperait bien, nous aussi… leurs derrières rouges mauves, et les six gitans… net, ils s'arrêtent ! ils se penchent… ça doit être un creux… creux de quoi ?… trou de bombe ?… route ?… tunnel ?… Kracht croit pas qu'il y ait quelqu'un… ils restent pourtant au-dessus du creux, tous penchés… ils regardent… et ils nous font signe qu'on s'amène !… vite ! ils hurlent ! « ohé ! Kracht ! »… maintenant y a plus d'hésitation, ils voient quelque chose !… Kracht est pas sûr… si !… si !… je crois qu'on n'aura plus de genoux quand on sera au rebord… un ravin ?… oh, mais y a pas que de la fumée… ça braille !… et fort !… ils sont plein de monde au fond de ce trou… je crois que c'est un ravin… on verra de plus près… ça y est !… nous y sommes !… pas que les genoux, partis… tout le pantalon, par déchirures… et les coudes !… on a fait nos « petit Poucet », on a semé nos loques dans les glaises, loin derrière nous… on pourra nous retrouver facile, à la trace… tout de même ça y est, on regarde aussi… ils sont beaucoup… c'est une crevasse… ils sont combien au fond là-dedans ?… pas ils ! elles ! tout des femmes !… autour d'un feu de bois… elles ont dû amener du bois de loin !… pas un petit feu, un vrai bûcher !… elles ont mis quelque chose à cuire, sur le feu, à même… pas étonnant qu'on voyait rien de loin, cette crevasse est très profonde, avec une petite mare au bout… elles se sont établi un campement… elles se font la cuisine… plutôt elles se font brûler des viandes… que ça sent si fort !… des énormes morceaux !… oh, mais je connais ces rôtisseuses, je crois… elles aussi doivent nous connaître, nos tronches… elles nous regardent d'en bas… tout de suite les insultes ! « traîtres ! espions ! enculés ! voleurs ! »… je vous traduis approximatif, mais c'est le sens… et tout de suite, une crise leur passe, peut-être qu'on les regarde ?… elles se mettent à se battre !… pas un petit peu !… à coups de bâtons !… elles tombent toutes sur deux d'entre elles… et les deux ce qu'elles hurlent ! y a de quoi !… qu'est-ce qu'elles prennent ! qu'est-ce qu'on leur file ! une sauvagerie !… elles vont les tuer !… et vlang !… et brang !… pas qu'un bâton, pieds, poings, tout !… à cause de nous !… les malheureuses !… je crois, à cause de nous !… dans la fange du fond… elles beuglent les deux… des bêtes qu'on achève !… et qu'elles braillent vers nous !… d'à même la fange !… du fond !… ces deux qu'on roue nous connaissent !… par nos noms !… hilfe ! hilfe ! Kracht ! Kracht !… oh, je crois que j'y suis… je saisis !… je comprends !… ces deux qu'elles sonnent sont pas des femmes !… des hommes c'est !… y a qu'à y aller !… déboulinons !… le gendarme veut pas !… c'est trop profond !… il objecte… il doit croire surtout que c'est un piège !… c'est une pente de glaise très glissante… en bas les mégères et c'est tout… Kracht est armé, il peut se risquer !… hilfe ! hilfe !… je sais pas ce qu'elles font aux deux victimes !… Kracht se lance, dérape, déboule… nous aussi… on se laisse aller bien vingt mètres… en paquets de boue… culbutes… moi j'arrive avant tous les autres, en bas, avec mes cannes… Lili tout de suite après moi avec sa musette et Bébert… et puis La Vigue et le feldgendarme… personne ne s'est rien cassé !… la bonne pente molle, comme autrefois la butte Saint-Vincent, un vrai truc à mômes… mais une chose nous regardons tout de suite, la mare, et le bûcher, et dessus, les bidoches… de ces énormes morceaux de barbaque !… que ça grille et fume ! là presque en dessous, deux formes, des loques, dans la boue… ces formes qu'elles sonnaient !… je vois pas les têtes… je tâte… ah, j'en reconnais un !… tout le monde le reconnaît… ils viennent tous voir !… c'est le Rittmeister, notre Rittmeister ! lui-même !… comment il a fini ici ?… pas parti par ici du tout ! on l'avait vu sur sa Bleuette ! direction Berlin… Sud !… pas Ouest ! et que c'était lui !… pas d'erreur ! il peut plus bouger mais c'est lui !… l'autre non plus peut plus bouger… on lui tourne la tête… qu'on le regarde !… personne le connaît… c'est un homme… tout grisonnant… on lui enlève des paquets de boue… il a bien dérouillé de même… il était temps qu'on arrive !… il est tout plaies et je crois fractures… bosses, bourrelets… il se met un peu à bafouiller… il peut pas articuler il lui vient avec la bave plein de sang, par le nez, la bouche, à gros grommelots… le Rittmeister hoque… hoque… veut nous parler… nous fait signe…

« Was ? was ?… vas-y ! »

Entre deux renvois il y arrive…

« Revizor !… Revizor ! »

Ce qu'il voulait nous dire !… ce qu'il était !… on comprend !… celui qui devait venir !… lui !… alors ils s'étaient rencontrés ?… comme ça, à travers la plaine… ou à Kyritz ? pendant qu'on se demandait ci… ça… les femmes se sauvaient !… elles escaladaient l'autre versant en face… qui c'était elles ? nous ne les avions pas reconnues… Kracht lui, si !… oui… oui ! en effet !… les prostituées ! celles qui nous avaient traités de tout !… celles de Moorsburg !… elles s'étaient sauvées elles aussi !… marre des égouts et des poubelles !… marre des trottoirs ! elles voulaient plus obéir !… elles avaient sonné un facteur, le seul qui restait à Moorsburg, y jeté toutes ses lettres à l'égout… elles voulaient plus du tout se soigner, elles allaient plus aux piqûres… mutinerie totale !

Broum !… brang !… ça grondait, tonnait autant, remarquez, au fond de cette crevasse que là-haut au manoir ou dans la cellule à La Vigue… vous dire si cette plaine était secouée… Nord, Sud, et d'Ouest… et si Berlin était servi ! je vois pas ce qui pouvait en rester ?… ah, Pretorius !… ah notre « Zenith » !… même la Chancellerie, le bunker du Führer devait plus être qu'une galette, jour et nuit comme ça braoum !… on en parle, La Vigue, Lili… pendant qu'on se parle, toutes là du fond, se sont sauvées, toutes les féroces et rôtisseuses… elles nous avaient pas attendus… je les voyais pouloper là-bas… leur tour ! les grisettes !… les révoltées vérolées !… loin déjà !… une qu'était restée en arrière… la seule… « brutes ! brutes ! »… qu'elle gueulait… à nous !… exprès… « têtes de biques ! » le vent nous apportait ses sottises, nous qu'on serait pas arrivés qu'elles les finissaient tous les deux, le Revizor et l'autre !… elles les passaient au brasero avec les autres viandes !… au fait là les deux dans la boue étaient pas beaux sur le flanc… je voyais qu'ils pourraient jamais se relever… ils hoquetaient encore… par bouts de phrases ils faisaient leur possible… je comprenais que les prostituées avaient cru qu'elles avaient été dénoncées et que c'étaient eux le Comte et le Revizor qu'avaient fait venir le feldgendarme… encore par bouts de mots le Commandant raconte qu'il s'était égaré à cheval… qu'au lieu de piquer Sud il avait cru mieux, par mouvements tournants, de surprendre l'armée russe vers Potsdam… il était tombé sur les filles qui venaient tout juste de se sauver !… la même nuit !… plaqué tout, lazaret, poubelles, facteur… leur but les putains, était l'Ouest, n'importe comment !… Hambourg, la Belgique, le Rhin… l'Ouest, où on mangeait, on leur avait dit… elles savaient pas trop, mais une chose, plus de voirie !… et plus de lazaret ni de piqûres !… nous voyant venir elles s'étaient crues reprises en baraques, alors la colère !… et qu'elles étaient en plein manger !… grillades de ces énormes morceaux !… à même le bûcher !… cette fumée que le cogne avait vue ! qu'il avait pas eu de cesse qu'on y aille !… maintenant il voulait tout savoir, pas feldgendarme pour des prunes !… comment ils s'étaient fait prendre ?… tous les deux ?… le comte von Leiden d'abord ?… il avait du mal… même à ânonner… on le fixe assis… il est pas bien non plus, assis… il a froid, il grelotte, l'autre aussi… mais moins… alors ?… l'enquête ! elles les avaient beaucoup battus, à coups de manche de pioche… et de manche de pelle, et de marmites… elles avaient tout volé là-bas, de leur camp, tout ce qu'il fallait pour bivouaquer… mais c'était de trop à trimbaler à travers sillons… trop de matériel… là elles avaient rien à en faire… elles avaient trouvé une crevasse et une mare au bout… un campement tout fait !… seulement à trouver des branches pour le feu… j'avais pas vu beaucoup d'arbres… elles avaient dû les amener de loin… elles étaient là depuis combien de temps ?… l'interrogatoire… le Rittmeister savait pas juste, il savait qu'une chose c'est qu'elles l'avaient beaucoup battu, j'avais qu'à regarder ! exact !… son corps était que plaies et bosses… le côté droit surtout, de la tête aux talons… comment ça se passait ?… elles l'agrippaient le tenaient sous elles et elles l'assommaient… coups de pied ! coups de pioche !… vlang ! prang !… hardi !… comme ça deux… trois fois par jour… le Revizor de même, mais moins… lui le von Leiden c'était son uniforme, elles l'avaient tout déshabillé, et rhabillé en prisonnière, comme elles, sarrau, fichu, tablier de cuir… une avait mis son uniforme, ses éperons, et sa schapska… c'était celle-là qui les lardait avec un tison… je comprends qu'elles s'étaient sauvées !… et sa jument ?… elles l'avaient tuée à coups de pioche !… pas vite… lentement… par grosses blessures, en trois jours… et puis elles l'avaient découpée… voilà pour l'enquête !… en attendant ces femmes s'éloignaient… une seulement qu'était restée en arrière… à portée de voix, pour nous agonir… « brutes !… espions ! bourriques ! »… elle s'en allait pas… ses compagnes à l'horizon, plus que des points… le vieux von Leiden qu'aimait se faire cravacher par ses petites espiègles avait eu son compte !… guéri, peut-être ?… sûrement il avait des fractures… et des fractures à son âge ne s'arrangeraient pas facilement… surtout nous là, sans hôpital, ni radio, ni ambulance… le gendarme voulait tout savoir… comment la jument était morte ?… comment elles l'avaient fait rôtir ?… d'abord abattue ?… à coups de pioche dans le ventre et dans le crâne !… et puis elles l'avaient découpée… membre par membre… et puis mise à cuire… nous pouvions voir ! elles en avaient déjà mangé… beaucoup !… lui aussi en avait mangé… le Revizor aussi !… entre deux séances de coups de pied… coups de bêche… il fallait qu'ils mangent tous les deux… qu'ils avalent !… l'un comme l'autre ! et boire ? le gendarme demandait… l'eau là-bas ! une eau pas belle !… une eau de boue, noire, verte… tous les boyaux de Bleuette dedans, à tremper… bien des bouchères !… complètement vidée la bête, et mis les bons morceaux au feu, à rôtir… y en avait encore à griller !… elles arrêtaient pas de se faire des biftecks… combien d'évadées elles étaient ?… bien une centaine, selon le vieux… « oh plus ! » l'avis du Revizor… « bien deux cents ! »… ça se saurait à Moorsburg, leur registre, leur nombre exact, le gendarme irait… plus tard… nous là y en avait plus une, sauf celle qui nous injuriait, de là-haut, d'en face… peut-être là-bas, j'ai dit, très loin, on pouvait en voir encore… et que ça poulopait les bougresses !… pas comme nous !… y avait pourtant des vieilles parmi, je les avais vues à Moorsburg, des archi-grand-mères publiques… tout ça très loin, pas une à la traîne, sauf celle d'en face… je regarde leur eau, l'espèce de mare… vraiment l'eau croupie, et pleine de boyaux… alors ? et les biftecks sur le feu… plus des énormes morceaux saignants… peut-être quelqu'un avait faim ?… au fait ! peut-être ?… les blessés d'abord !… je demande au Rittmeister… « ja ! ja ! » il a faim !… dans son état !… il m'épate… le Revizor aussi a faim… j'aurais pas cru… ils avaient pris le goût… les folles pétasses les dérouillaient deux fois par jour mais les gavaient de viande entre-temps… et leur faisaient boire cette bonne eau… nos romanis, nos récolteurs, hommes, femmes, mômes, sont bien attirés par les viandes… ils demandent à Kracht… s'ils peuvent goûter ?… les biftecks qui grillent… et les énormes cuisses de Bleuette… ils osent pas se servir mais ils voudraient bien… ils ont des très tranchants couteaux, coutelas plutôt, courbés… Kracht demande au gendarme… « ja ! ja ! »… tout le monde alors ! pas que le vieux uhlan, chacun son bifteck… ! un romani qui découpe… petites tranches ? minces ?… ou des épaisses ?… il nous demande notre goût ?… on voit qu'il est à son affaire… en temps de paix il doit servir, il a du style… il doit être quelque chose dans un hôtel ou restaurant… ce qu'on préfère ?… dans le gigot ?… l'encolure ?… il faudra en remporter, on pourra jamais tout finir… ça sera encore bon… on fait honneur, et puis voilà !… ces dames ne peuvent plus nous voir, dommage !… qu'est-ce qu'elles vont briffer elles là-bas ?… elles la sauteront ! sanguinaires garces, elles retrouveront bien un petit cheval ! et peut-être un gendarme ?… à la broche !… je veux faire rire Kracht… il rit pas… il a du ressentiment…

« C'est elles qui cuiront ! »

Il peut courir !… elles sont au diable !… nous en tout cas il faut rentrer… on a retrouvé le Rittmeister et le Revizor, pas en bel état, l'un comme l'autre, un peu chiffonnés, assommés, mais en vie !… je crois, avec quelques fractures… on les trouvait pas, ou seulement deux jours plus tard, ils étaient morts… huit jours qu'elles étaient sur eux, au fond de cette crevasse, à s'amuser… le gendarme aurait pas vu la fumée, nous passions, allions droit devant nous… enfin tant bien que mal… on se faisait aussi kidnapper par d'autres putains, d'autres bagnes… il devait y en avoir… pourquoi pas ?… une chose là nos deux numéros pouvaient pas se sortir de la glaise… ils faisaient l'effort, ils collaient… ils étaient un petit peu mieux, mais que sur le dos, et dans la boue… ils grelottaient… elles leur avaient passé leurs jupes, leurs tabliers, leurs camisoles… réhabillés comme elles !… elles leur avaient emporté tout, la redingote du Revizor et sa sacoche et ses dossiers… et tout l'uniforme du vieux, je vous ai dit, et son sabre, ses bottes, et son revolver… le gendarme prenait note, par là qu'elles se feraient ravoir elles essayeraient de revendre, fatal ! je pensais : peut-être ?… en attendant nous là, nous avions les deux englués, tabassés, concassés, comme !… des loques… pas question qu'ils marchent… heureusement nous étions beaucoup, on les porterait jusqu'au manoir… à dix au moins sous le Revizor autant sous le comte von Leiden… ils se trouveraient portés à bout de bras, pas mal du tout !… ils geignaient toujours… mais surtout du froid… l'automne, le vent assez fort, de l'Est… les corbeaux sont au-dessus de nous, et dans la crevasse… y en a partout… forcément, la viande… et des mouettes !… les mouettes c'est de Rostock… Warnemünde… du littoral… c'est par là Rostock !… je pense au littoral… chez Marie-Thérèse y a sûrement les cartes, et en relief… dans la bibliothèque du vieux… il a de tout, le vieux… pas que des cartes, des partitions de tous les opéras et ballets… et des romans, tous les classiques… et George Sand, Paul de Kock, Jules Verne, illustrés… Lili devait monter là-haut voir Marie-Thérèse… cette excursion subite, en dingues, qui avait tout bouleversé… cette poulopade aux betteraves… je pensais à ça de sillon en sillon, très en arrière des porteurs… on voyait déjà l'église, le cadran, les chaumes… qu'est-ce qu'on allait faire de ces deux délicats ?… sans doute tout plaies et fractures ?… une fois là-bas ?… c'était mon affaire à moi de décider… je voulais d'abord qu'ils s'arrêtent !…

« La Vigue !… Lili ! eh ! nom de Dieu ! »

Ils se retournent, tous…

« Attendez-moi ! »

Ils veulent bien… ils déposent leurs deux écharpés… je dois dire maintenant le sol est moins mou, c'est plus de la bourbe, presque du gravier… je peux me tenir mieux… me voici !… alors ?…

« Docteur, où vous voulez les mettre ? »

J'y ai pensé… commode d'arriver à la traîne… l'esprit d'à-propos… la réflexion…

« Tous les deux en bas, au salon !

— Ensemble ? »

Ils comprenaient pas… je leur explique, le très grand salon, celui de l'armoire, ils seront bien !… ils seront pas seuls, nous coucherons nous dans les fauteuils, Lili, moi, La Vigue… j'aurai tout ce qu'il faut à portée… ouate, ampoules, gaze… les fractures, je verrai… je pouvais pas m'en occuper là… tout d'abord, qu'ils ne grelottent plus !… les faire prendre par une ambulance ?… billevesée !… « aide-toi et le Ciel ! »… l'huile camphrée, j'avais… encore une boîte… deux boîtes… ça irait… je prends le pouls du comte von Leiden… et de l'autre… bien… bien faibles !… je demande à Kracht… « du rhum ! » je sais qu'il a de tout quand il veut… c'est le moment ! et « deux couvertures ! »… je veux pas les recouvrir comme nous, d'un mètre de paille !… ils étoufferaient… le rhum est important, un grog… mais au fait, je pense, y avait un page au salon, le divan du vieux !… on y va… et ses couvertures ? et ses polochons ?… on farfouille, trouve rien… ce qui se barbote tout de suite, oreillers, draps, couvertures !… j'ai vu chez moi rue Girardon, à Saint-Malo, à Sartrouville… à peine vous hors, pssst ! y en a plus ! c'est fusées comme disparitions !… première main basse !… tous les grands redressements nationaux commencent par les vols de literie… à l'instant même !… vous retrouverez jamais un drap !… ni après la Convention, ni après la Terreur blanche, ni après celle de 44… un régime, un autre, tampons ! mais les draps !… quelqu'un !… je dis à Lili…

« Perds pas ton temps, monte chez la dorade, tu lui diras qu'on a son frère, qu'il était loin dans la plaine, qu'il est malade, très, qu'elle descende le voir !… mais d'abord ! d'abord !… qu'elle te donne deux couvertures, que c'est pas pour nous ! que c'est pour son frère, que je vais pas le couvrir de notre paille que j'ai peur qu'il l'avale, qu'il étouffe !… »

Lili comprend, elle file… Kracht part aussi, chercher le rhum… le feldgendarme veut pas rester… nein !… nein ! absolument pas ? même pour goûter à notre faux jus, là chaud… même pour le coup de rhum qui doit venir… nein !… dienst ! dienst ! service ! il devait ramener le Revizor, c'était fait !… pas rutilant, mais bien lui !… maintenant il a bien d'autres urgences !… d'abord et d'un, Moorsburg, rendre compte ! et puis d'autres recherches… bien d'autres !… je lui demande si ils sont beaucoup ?… je veux dire à son groupe, sa légion ?

« Nein !… nein ! allein ! seul ! »

C'est vrai j'en avais pas vu d'autres feldgendarmes… il pouvait un peu pouloper !… allein ! allein ! l'itinérant ! allein ! je le voyais, pas un gamin… il serait de la classe 10, à peu près… plus de cheveux blancs que moi…

« Guten tag !… lebe wohl ! bonne vie ! »

Il part… on se serre fort les mains…

Tout de même on a un peu mangé, là-bas, dans cette crevasse… je récapitule… à propos qu'est-ce qu'ils ont fait de ce qu'ils ont pris, les autres ? je les ai vus en emporter, chacun un morceau… j'ai jamais su… maintenant, moi aussi une urgence… faire bouillir ma seringue… où j'irai ?… en face, à la ferme… ou chez Léonard, à l'étable… Léonard avait un réchaud, une sorte de Primus… ou chez la Kretzer ?… j'irai où il faudra le moins parler, raconter, expliquer… terrible les explications !… tenez là encore, je vous explique… il faut !… et encore mille pages ! je serais riche, je vous expliquerais rien du tout !… j'aurais pas de contrat, pas d'Achille… j'irais à la mer, je prendrais des vacances… fatigué, pantelant… tout le monde me plaindrait…

Alors ?… pour moins parler ?… je crois à la ferme, aux moujiks, on se comprend pas…

Tiens, le gendarme revient !… il nous resserre les mains, fort !… il se repent du trop sec « au revoir »… et heil ! heil ! il l'avait oublié aussi !…

Maintenant il se sauve… je reste seul avec La Vigue… et les deux là, sur le dos…

« Eh bien !… tu crois ? tu crois ? »

La Vigue me demande… il louche un peu… il voudrait aussi que je lui explique… j'aime mieux qu'il louche et qu'il se taise… mes deux clients respirent mal… un fait… irrégulier… je les ausculterai tout à l'heure… je ne me sens pas la force… La Vigue me demande si j'ai froid ?

« Regarde la plaine !

— Eh bien ! tu sais !

— Tu vois quelque chose ?

— Non !… rien !

— Alors ça va !… mais attention ! »

Je veux qu'il s'occupe… moi là qui vous raconte l'histoire je pourrais me taire aussi… d'ici de sous ma fenêtre j'ai plus la plaine à regarder… ni Zornhof… ni Moorsburg… ni les deux vieillards… où tout ça peut être ?… et l'Apotheke ?… et le Fontane, en bronze redingote ? et Kracht ?… et la dorade dans sa tour ? et la petite Cillie ?… personne sait… rien qu'en parler vous vous faites regarder drôle… vous avez été voir des choses, des gens, des domaines, des oies, qui n'auraient pas dû exister… vous auriez un peu de tact vous diriez rien de ceci… cela…

Les corbeaux sont rares par ici… les mouettes en grand nombre ! planantes ! haut du Ciel !… aux premières tempêtes !… là-bas elles venaient de Warnemünde… ici elles doivent venir de Dieppe… des gens le disent… on le disait déjà autrefois… et de bien plus loin…


* * *

Évidemment même abrégeant au possible, je vous ai demandé beaucoup… lecteur patient, certes, presque attentif, ami ou ennemi, vous approchez de la millième page, vous n'en pouvez plus… butant, ma faute !… de-ci, de-là, d'un mot… un autre… au trop long cours de ce pensum… vous fûtes arrêté par un « merde »… oh, oh mais que vous fûtes satisfait !… pristi !… Théodule Ribot nous affirme « l'homme ne voit que ce qu'il regarde, et ne regarde que ce qu'il a déjà dans l'esprit »… de là de Ribot, à conclure que la ciboule du lecteur n'est qu'un gros étron, vous pensez, quelle pente facile !… répugnante vengeance !… surtout vers un auteur comme moi, honni au possible, par tant de plagiaires, jaloux tous poils, bords, droite gauche ou centre… dénoncé monstre ennemi de l'homme, traître à tout, de Cousteau condamné à mort, à Madeleine Jacob, muse des charniers, de l'« Huma » à l'« Écho du Pape »… rarissime que les hommes s'entendent… surtout les Français… notons, vous notez, vous ne les verrez jamais d'accord, sur les mérites, vertus, ou crimes, de personne !… de n'importe qui… même archi-saouls, dégueulant, roulant… que ce soit sur Landru, Petiot, Clemenceau, Poincaré, Pétain, Guillaume II, Mistinguett, De Gaulle, Dreyfus, Déroulède, Bougrat… controverses dialectiques, baveries, à plus finir !… le petit succès de mon existence c'est d'avoir tout de même réussi ce tour de force qu'ils se trouvent tous d'accord, un instant, droite, gauche, centre, sacristies, loges, cellules, charniers, le comte de Paris, Joséphine, ma tante Odile, Kroukroubezeff, l'abbé Tirelire, que je suis le plus grand ordure vivant ! de Dunkerque à Tamanrasset, d'U.R.S.S. en U.S.A… tous ces pauvres films, soi-disant d'horreur, me font rire !… allons !… allons ! rien ne m'est impossible décidément ! toute honte bue ! que je vous ramène là-haut en Prusse, où je vous ai laissé en plan… à mon histoire, si peu aimable !… à la chronique de ces espaces de boues et chaumes… aux petits faits, gestes et épouvantes de tous ces gens si disparus… comment ?… où ? de ces villages ?…

Maintenant, au sérieux !… ma seringue, là-haut… mes seringues ! j'allais les faire bouillir peut-être ?…

« Viens… La Vigue ! »

Il faut que nous traversions le parc… il fait déjà noir… la cour de la ferme… je frappe à la cuisine… et à la porte de l'escalier… je cogne… rien !… silence… ça va !… ils veulent pas répondre… tant pis !… à l'étable !… sûrement ils y sont !… les deux !… oui !… leurs voix… « salut ! »… on voit pas leurs têtes… ils n'ont pas de bougie… enfin, ils l'ont pas allumée… ils nous parlent, on peut pas beaucoup les entendre, à cause des cochons… ceux-ci alors font un concert !… de faim ?. de peur ?… ça grogne… on dirait qu'ils sont mille… Léonard a vraiment à me dire, à l'oreille, plutôt il me chuchote, mais très fort…

« Vous avez pensé à nous ?

— Oui !… oui !… oui !

— Alors ?

— Alors ?

– Ça suffit pas de penser à nous ! »

Brutal, je trouve… je devais leur apporter de ci !… ça !… j'avais pas eu le temps !…

« On va vous dire aussi quelque chose… »

Qu'est-ce que ça peut être ?… les cochons grognent de plus en plus… je demande, je m'intéresse…

« C'est pas de cochons qu'il s'agit mais de penser à nous avant que ça se gâte ! »

Presque menaçant…

« Vous avez pas une calebombe ?… ni un “Primus” ?… »

Je sais qu'ils ont…

« Non !

— Je voudrais faire bouillir ma seringue.

— Pour quoi faire ?

— Pour soigner le vieux von Leiden… et le Revizor… on les a retrouvés dans la plaine !…

— Oui, on sait !… avec le gendarme !… ils ont qu'à crever !… mais nous ?… mais nous, on n'existe pas ?…

— Si ! la preuve je vous ramène ce qu'il faut !

— Quand ?

— Tout de suite ! on va et on revient ! mais d'abord mes seringues à bouillir !… d'abord !… et dix minutes ! »

Ah, puisqu'ils sont catégoriques !… je les vois pas… ils se chuchotent encore… de nous, sûr !… si ils vont ou non ?… oui !… ils veulent… Joseph va chercher leur « Primus »… tout dans le fond… voici l'instrument… il pompe… il pompe… et il allume… ça va… un peu d'eau…

« Dix minutes ! »

Je commande…

« Pas deux ! attendez qu'on revienne !… »

Le « Primus » donne une certaine lueur… là je peux voir un peu les deux… je les regarde, voilà, y a plus à chuchoter… Joseph me demande…

« Ils vont pas bien ?

— Non pas du tout !

— Amenez le rhum et le gin et le pernod… tout ce que vous trouverez ! et tous les cigares !

— Pourquoi ?

— Harras va revenir ! »

Ils en savent des choses !

« Bon !

— On pensera à vous ! »

Qu'est-ce qu'ils peuvent penser à nous ces deux fienteux galapiats ?… ça doit être chouette !… toujours à force de quiproquos, les seringues ont bouilli… pas dix minutes, mais au moins cinq, ça suffira !… j'aime mieux les prendre avec moi…

« Attendez-nous !… on revient tout de suite !… je vous rapporterai la casserole !… »

Nous reprenons la cour… et puis l'allée, le sous-bois… La Vigue me demande…

« Qu'est-ce que tu crois ?

— Rien ! »

Il fait moins noir que dans l'étable, les nuages envoient un peu de clarté… rose… et vert pâle… ce serait joli dans une fête… nous voici au péristyle… et au grand salon… tout de suite l'huile camphrée !… deux ampoules chacun…

« Lili, la bougie ! »

Elle nous attendait… tout ce qu'il faut… enfin, presque… ma boîte d'ampoules… mais pas d'alcool, ni de coton… vite, chacun deux centicubes… ils ne vont pas mieux que tout à l'heure… toujours, ils respirent !… ils me semblent avoir un peu de fièvre… j'aurais dû prendre un thermomètre à Moorsburg… j'aurais dû faire beaucoup de choses à Moorsburg !… « ont-ils faim ? » je demande à Lili… non pas du tout !… ils ont vomi… ah ?… la viande ?… l'eau ? ils pouvaient ! ils pourraient vomir encore… on verra plus tard, on a toute la nuit… pour le moment c'est de fouiller le meuble, de sortir la gniole et les cigares… en somme obéir à ces crouillats, les deux de l'étable, te les gaver !… pitié, des malagaufres pareils ! enfin il fallait !… qu'est-ce qu'ils pouvaient avoir à dire ?

« La Vigue, cherche un sac en bas !…

— Quel sac ?

— Un sac à betteraves ! un grand, un vide !

— Qu'est-ce que tu vas mettre dedans ?

— Tout !… drope ! »

Il se décide…

« Toi Lili, monte chez l'héritière, va à sa bibliothèque… redescends une géographie !… une grande, avec cartes !… la carte du Danemark surtout ! dépêche-toi ! »

Lili est jamais longue en rien… le seul hic, elle va me demander ce que je veux au Danemark… je lui dirai de se taire, elle se taira… La Vigue remonte avec deux sacs, deux énormes… il a bien fait !… je veux les régaler d'un seul coup nos deux sournois brutes, qu'ils soient schlass là : ptof !… qu'ils dégueulent tout, comme les vieux !… j'ai le sentiment qu'ils savent quelque chose… et dans le moment ça peut être qu'une petite finesse… on verra ! ces deux « plus que louches » savaient mieux que moi ce qu'était au fond.. j'avais jamais vraiment fouillé, juste pris les paquets de Lucky, jour après jour… et pas pour nous !… oh, j'avais prélevé en tout cinq… six cartons…

« La Vigue !… soulève ! »

Je lui indique le pan du fond.. il force… il fait glisser… on voit !… si y en a !… pour des années !… cartons et boîtes !… l'Harras s'était pas tant magné pour rien, cavalé les airs !… dessous ?… qu'est-ce que c'est dessous ?… nos deux frisepoulets savaient, eux ! un panier de champagne !… on va pas tout leur porter !… une caisse de pernod… oui !… cigares !… tout un plancher en boîtes de « havanes » !… plus, plus profond, caisses de sardines !… plein !… et boîtes de caviar… et jambons ! nous n'avions rien vu !… ils savaient, eux ! une vraie armoire d'Ali Baba ! nous n'avions fait qu'effleurer… et pas pour nous !… pour nous ?… nichts ! nix !… le cas de le dire !… tout pour Kracht, et sous contrainte !… si on nous demande… un peu de Navy Cut pour la cuisine des Bibel… soit !… j'admets… s'il faut tout avouer !

La Vigue me trouve louf…

« Tu vas pas leur porter tout ça ?… »

Il me voit en verser plein le sac…

« J'en laisse !… j'en laisse ! »

Je laisse les trois quarts de l'armoire… au moins !… y a du stock !… mais l'urgence d'abord !… servir nos goulus !… j'ai le sentiment qu'ils sont dangereux… je croyais pas au premier abord, maintenant je les vois sur un turbin…

« Allez oust ! en route ! »

Chacun un sac plein… je prends qu'une canne… en allant doucement, ça ira… on connaît bien le parc… même dans le noir… à tâtons… la piste dans les feuilles, le sentier… je remarque une lumière de calebombe… aux gitans, leur roulotte, à droite… rien aux isbas ?… là-haut au ciel toujours le vrrrrr des « forteresses »… et les longs badigeons aux nuages… les projecteurs… et loin, très loin, les incendies… roses… c'est plus Berlin, la ville doit plus exister… même s'ils s'en prennent aux cratères !… je vous fais grâce des braoum ! et vrang ! je vous en ai assez fait !… fastidieux tonnerres !… et des tremblotements des feuilles, des futaies, de tout !… vous savez… ça n'a pas cessé, tonner et trembler, pendant six… huit mois… le jour… la nuit… je dis les feuilles, les pavés aussi… la cour… la mare au purin… l'étable…

« Vous voilà ?

— Oui !… on a ! »

J'annonce… qu'on perde pas de temps !

« Amène la bougie ! »

Une toute petite… les allumettes…

Ils voient ce qu'on leur a amené… pas rien !…

« Ah, alors !… alors ! »

Ils savaient qu'il y avait beaucoup… mais pas tant !… champagne !… porto !… foie gras !… absinthe !…

« C'est pas fini ! y en a encore !

— Ah pardon ! pardon ! »

Ils extirpent des sacs, tout !… l'étalage que c'est… ils regardent les bouteilles, les étiquettes…

« C'est pas fini !… encore plein !… hein, La Vigue ?

— Oui !… oui !… une autre armoire ! »

Il attige…

« Ah, alors, alors !… alors ! »

Ça dépasse ce qu'ils imaginaient… ils s'assoient… Léonard prend l'autre par le cou… ils oscillent ainsi, ils se balancent… ravis..

« Ah, ça va fort ! »

Ils en reviennent pas !…

« Qu'est-ce que vous en dites ? »

Ils posent des questions !

« C'est de la vraie absinthe ? »

Léonard veut pas être trompé…

« Soixante-dix degrés ! vous savez pas lire ?… merde !

— Bien sûr !… bien sûr !… on sait lire ! y en a d'autres, vous dites ? »

Léonard veut pas me vexer.

« Vous voulez qu'on vous en ramène ? »

On se parlait dans le noir, bougie éteinte…

« Oui ! oui !… mais nous appelez pas… on saura que c'est vous… jetez tout là par là !… »

Le tas de paille à gauche…

Ils se méfient encore… moi aussi, zut !… qu'ils crèvent !…

« Vous en ramenez d'autres ?

— Oui ! »

J'entends que l'autre farfouille dans sa poche, Joseph… c'est un tire-bouchon qu'il cherche…

« Je vais l'ouvrir ! »

Plof ! il l'a !… mgnam ! il goûte !

« C'est de la bonne ?

— Oui !… vraie ! »

Il était temps, j'allais partir !… l'autre maintenant goûte, Léonard… mgnam !

« Alors Léonard maintenant dis ?… y a un secret !… on a attendu !… assez de manigances ! »

Je crois que c'est le moment d'attaquer…

« Vas-y !

— Vous comprenez, c'est pas tout… on va partir, nous aussi… »

Ah, ça vient !

« Toi et Joseph ?

— Oui ! »

Quelle direction ?… enfin ça les regarde ! ils veulent boire tout et tout fumer… avant de partir ?… l'idée ?… non, c'est pas ça !… ils veulent emporter les fioles !… comment et où ?… avec une brouette ?… c'est leur affaire !… mais nous là-dedans qu'est-ce qu'on fabrique ?… leur amener des sacs de pernod ?

« Écoutez, vous deux !… vous trois !… laissez pas votre femme au manoir… demain soir les gens de la roulotte vont donner une comédie pour le Landrat et les von Leiden..

— Je croyais que c'était supprimé…

— Bidon !… tout le village y sera !… Kracht aussi !… contrordre de Berlin !… ils y seront tous !…

— Berlin ?

— Oui !… oui !… quittez pas Kracht !… ça se fera chez les bibelforscher, à leur scierie… vous connaissez !… au Tanzhalle… qu'on vous voie là-bas tous les trois… bien tous les trois ! et partez pas avant la fin !… pas avant la fin !… voilà ce qu'on avait à vous dire !

— Je croyais que c'était remis ?…

— Non ! la preuve, c'est demain soir !… quittez pas Kracht… et maintenant dites, rentrez chez vous !… vous aurez pas le temps de revenir… ils vous ont vus de la roulotte, sûr !… ils voient tout !… revenez pas !… demain en passant, vous allez toujours aux gamelles, dans votre benouse planquez une boîte..

— Quoi ?

— Cigares d'abord !… vous balancez loin !… ça fait pas de bruit… à gauche !

— Que des cigares ?

— Oui, d'abord… après on verra… vous parlez pas, vous ?

— Non !… jamais ! »

La preuve, que je donne pas leurs noms… je pourrais… leurs véritables… pourtant après bien des années…

Ça que je suis fort : mémoire, discrétion…

* * *

Je pensais qu'ils allaient parler de notre expédition, etc.. que nous avions retrouvé le vieux… et le Revizor… qu'ils commenteraient à un point que je serais forcé de les faire taire… basta !… pas un mot !… ni à table, au mahlzeit, ni à la scierie, ni le sergent manchot, ni aucun des bibelforscher… motus !… ni la Kretzer dans sa chambre… comme s'il s'était rien passé… pourtant la Kretzer, la carne, une furie aux commérages… zéro !… sûr, certainement ils le font exprès, aucune allusion… personne me demande s'ils allaient mieux les deux, comment la nuit s'était passée ?… même l'héritière dans sa tour, pourtant assez affectueuse, qu'avait l'air de tenir à son frère, avait donné des couvertures, mais était pas descendue le voir… non !… le Revizor non plus, personne avait rien demandé, si y avait espoir qu'il se remette ?… les Kretzer, pourtant premiers intéressés puisqu'il venait vérifier leurs comptes, tous les registres de la Dienstelle, auraient pu être un peu curieux… non ! pas un mot !… elle pourtant si hystérique, si aux aguets… on nous laissait bien tous les trois, Lili, moi, La Vigue avec nos gisants, nous n'avions qu'à nous débrouiller !… Kracht, il faut le reconnaître, se montrait un peu plus soucieux… il savait que question « huile camphrée » je serais bientôt à court… ils n'en avaient plus en Allemagne, ni chez Athias à Moorsburg, ni à Berlin, mais lui avait du « cardiazol » dans sa réserve personnelle… le « cardiazol » est assez dangereux, toni-cardiaque certes, mais brutal… enfin à bout d'huile, le « cardiazol » valait mieux que rien… fourni par Kracht ?… je pouvais encore me demander… mais zut !… doutes partout, alors ?… je prépare la solution, ma seringue, j'injecte, aux deux… aussi avachis l'un que l'autre… ils sont mal en point, on peut le dire… les filles folles les auraient achevés si on n'était pas survenus, avec le gendarme… enfin ils ne valaient guère mieux… sûr ils étaient brisés ci… là… crânes, jambes, thorax… je voyais bien des petits traits de sang… mais j'allais pas trop les palper, les faire souffrir, pour quoi faire ?… leur tenir le cœur à peu près battant, c'était tout, c'était déjà bien… « cardiazol »… celui de Kracht… à toutes petites doses… première injection… je les ausculte… pas d'incident… nous pouvons aller aux gamelles, on verra eux ce qu'ils ont à dire, là-bas… si c'est exact que la soirée est rétablie, le festival gitan ?… s'ils repréparent leur salle ?…

« En avant La Vigue !… toi Lili, reste, on sera pas longs ! va nulle part, bouge pas… regarde, écoute s'ils respirent bien, les deux… si t'entends qu'ils hoquent ou qu'ils appellent… saute me chercher !… tu sais où, au Tanzhalle ! »

Ça va donc !… dans le parc, personne !… à la route, quelques ménagères… elles font la causette… elles nous connaissent… elles nous regardent pas… les oies aussi nous connaissent… elles trifouillent le fond de leurs mares, remuent toute la vase, elles montent même plus jusqu'à la route nous insulter, elles battent plus des ailes, c'est l'indifférence, nous passons… nous voici au Tanzhalle… vite nos ganetouses !… je demande au sergent cuistot « vous vous préparez pour demain ? »… je pourrais un petit peu me douter !… c'est plein de bibelforscher là-dedans et qui rigolent pas !… en plein ménage… à sortir des caisses, et de ces bastringues d'outils, fraiseuses, tous !… et à ratisser, balayer, et vas-y ! y a quelque chose comme détritus ! des années que les ordures s'entassent, des années aussi qu'on ne danse plus… ce Tanzhalle a servi à tout, casernement, Intendance, stand de tir, scierie, jeu de boules… il leur faudra au moins deux jours rien que pour y voir clair…

« Vous serez prêts demain ?

— Demain ?… pensez-vous ! ce soir ! »

Je veux bien… à leur aise !… ils ont pas dit mot, je remarque, ni du Revizor, ni du uhlan von Leiden… ils savent pourtant, sûr !… c'est pas moi qui vais en parler ! on s'en va… « guten tag ! salut ! »… on repasse devant les ménagères… mêmes trombines, les regards ailleurs… elles nous voient pas…

Au manoir, à nos deux concassés, tout de suite ! ils sont pas plus mal… cependant, ils auraient dû reprendre connaissance, et c'est pas le cas… ils sont sonnés c'est entendu, mais avec le « cardiazol » ils devraient au moins ouvrir les yeux… et même avoir changé de côté… je demande à Lili !… non !… ils ont fait sous eux, c'est tout… ils ont bu une cuillerée d'eau… mais pour manger, ils ont refusé… j'essaye, je leur présente un peu de soupe… non ! ils refusent… je peux pas dire : mauvaise volonté !… mais dégoût… alors ils ont qu'à attendre !… on a justement à faire, nous, on n'a pas qu'eux !… capricieux loques !… notre mahlzeit, heil !… et d'abord l'étable, nos zigotos si inquiétants, nos petzouilles pirates… que d'activité, palsambleu !… quand je compare ce que je suis devenu, presque aussi croulé que le vieux von Leiden, uhlan-la-godille, je me dis : ça a été vite !… que l'existence m'a durement mené !… c'eût pu être pire, bien sûr, à Buchenwald ou à Montrouge… la suite, on verra !…

Au moment là, les cigares !… chacun deux boîtes, des longues, des « Cuba » on a pas de mal à se les caser derrière nos ceintures, on n'a pas grossi… La Vigue porte des benouzes fuseaux à la gauloise, il serait à la mode à présent… moi des très larges, velours à côtes, d'avant 14, « terrassier-artiste »… mais j'ai plus de bas de pantalon, ils sont restés dans les betteraves, à ramper… je peux me mettre trois boîtes dans la ceinture… La Vigue aussi, mais deux suffisent… nous voici devant l'étable… je lance toutes nos boîtes vers où ils m'ont dit, tout au fond, par-dessus les porcs. les porcs grognent pas, ils dorment… les oies aussi dorment, le long de la mare à purin… jamais ça a été si calme… on a lancé nos Havanes, maintenant le mahlzeit !… là, on va entendre quelque chose !… ou bien ils moufteront pas, exprès !… pourtant on a ramené l'uhlan… et le Revizor ! y aurait un peu à commenter… on a fait fuir les cent femmes folles… qu'étaient prêtes à bouffer les deux… les trois !… je compte Bleuette… et que tout ça fut abominable, éreintant, dangereux… je parle pas de reconnaissance, d'effusions, non !… mais d'un mot : bravo !…

Zébi !…

Au portemanteau comme d'habitude je remplis l'étui-revolver, Lucky, Navy, et trois Havanes… je veux gâter le Kracht ! j'en donnerai aussi aux commères en passant allant à la soupe, les dérider !… aussi à tous les moujiks… et aux cochons !… qu'il me reste plus rien dans l'armoire !… puisque le Reichsgesundt s'en fout, et de nos mille soucis, au Portugal ou au Diable !… hardi !… hardi !… les Lucky !… on vide nos poches !… maintenant à la soupe !… j'attends qu'ils me demandent des nouvelles… comment vont nos deux amochés ?… et nos aventures dans la plaine ?… comment nous en sommes sortis ?… ils me demandent rien… ils parlent de tout, sauf de ça… de petites sottises de leur travail, qu'ils ont perdu une quittance… qu'un tampon leur manque… que la soupe est meilleure au cumin… pourtant le Revizor devrait les intéresser, lui qui supervise leurs registres… pas du tout !… je me risque… « il va mieux ! » personne répond, les nez s'abaissent… ils veulent rien entendre, c'est tout… je comprendrais du Rittmeister, sa fugue de chienlit… son galop à travers la plaine, sabre au clair… mais le Revizor, délégué du Reich, lui s'était tenu impeccable, rien à lui reprocher ! victime des petites gares et des vérolées en folie… j'attendais la Frau Kretzer, bien remise de sa crise, descendue pour le mahlzeit, celle-là alors, championne aux ragots, ce qu'elle allait pouvoir déconner ?… j'incite… je provoque même…

« Ils vont bien mieux !… les deux ! »

Elle non plus ! m'entend pas ! c'est elle qui me pose une question… rien à voir avec mes deux vioques…

« Vous y serez aussi, vous Docteur ?

— Où ?

— Mais à la soirée des gitans !

— Oh, je pense bien !… moi et ma femme et mon ami ! et mon chat ! »

Y a de la petite manœuvre… je veux couper court, qu'ils soient fixés… elle d'abord, cette furieuse jacasse… et que ça se répète !… qu'on sera tous au Tanzhalle !… pas un qui restera au manoir !… tous aux gitans !… tous les trois !… j'ajoute !

« On se fera faire l'avenir ! j'y crois !… vous aussi Frau Kretzer ?

— Certainement ! certainement Docteur ! »

Ah, que c'est donc drôle !… pas tant ! pas tant !… où je veux en venir ? j'attaque Kracht…

« Avec vous n'est-ce pas mon cher ?

— Certainement !… certainement, Docteur ! »

Il peut pas dire non… j'ai mis toute la table mal à l'aise avec mes histoires de la plaine et des deux chnoks, mes informations de leurs santés… j'aurais pas dû parler d'eux… tous là savaient quelque chose, le nez dans leurs assiettes, d'abord qu'il ne faut rien dire du tout de ce qu'est plus ou moins militaire… moi je sais le principal, que je quitterai pas Kracht d'un pouce, Léonard est au courant de quoi ?… de qui ?… du retour d'Harras ?… douteux je pense, menteurs comme ils sont ces deux apaches à bougies… on verra… en tout cas, au Tanzhalle ils disent rien… et sûr ils sont affranchis… pas que de la récréation gitane, la fête du « Moral par la Joie », programme Göbbels… à la ferme aussi ils se taisent… et Marie-Thérèse est pas descendue nous voir… je l'ai demandée, pour son frère… rien !… à propos, sa géographie ?… Lili en a trouvé une, splendide, elle l'a descendue au salon, j'ai qu'à regarder… j'y vais, vraiment un important ouvrage, tout le Brandebourg, Schleswig… les côtes, les ports, les fonds… bien ce que je cherchais… mais encore la soupe !… à la soupe ! Kretzer nous verse deux louches chacun… la « Force par la Joie » !… je me sens tout mutin… je lui répète… je récidive !… je la fais rire… son rire à elle… vieille hyène, profond, gras… zoo… mais elle refait pas son numéro d'aller insulter le tableau, le formidable portrait.. on a plus droit à la grande crise… je vous dis : il se prépare du nouveau… ne restons pas là, on trouverait que nous sommes responsables ! heil ! heil ! debout et à nos chers malades… voyons au salon !… les deux brancards… le Revizor est un peu mieux, et même il peut me dire quelque chose… je m'approche… « vous savez, il ne respire plus !… » le Rittmeister son voisin… j'ausculte… si, il respire mais par à-coups… le cœur faible et irrégulier… j'hésite à lui faire une piqûre.. j'attendrai…

« Il doit avoir le crâne fêlé, vous ne croyez pas ? elles lui ont frappé fort la tête !… deux fois par jour !… à dix !… à vingt !… »

Lui, le Revizor va beaucoup mieux, la preuve l'intérêt qu'il prend à ce qui se passe…

« Pourquoi cette femme rit ? »

La Frau Kretzer qu'il entend… rire !… rire ! à travers un… deux… trois murs…

« C'est la femme du chef-comptable, elle rit pour la “Force par la Joie” !…

— Ah, le chef-comptable… »

Il réfléchit… lui, je ne lui ferai plus de « cardiazol »… il me dit qu'il a mal à la jambe… je regarde… le péroné… un trait de fracture… je ne peux rien faire…

« Herr Revizor, restez tranquille, ne bougez plus… dans quelques jours nous verrons… »

Des bonnes paroles…

Lui je crois est un homme sérieux… pas le birbe fol comme l'autre, uhlan prêt à reprendre Berlin, et faire qu'une bouchée des cosaques… cézig grisonnant, le fonctionnaire ponctuel et c'est tout ! venait voir les comptes… et qu'était tombé sur la horde des furies pétasses… elles l'avaient pas haché menu, mais l'esprit y était… oh, il se rendait compte !…

« Vous êtes français ?

— Oui ! oui ! oui !

— Vous êtes réfugié ?

— Certainement !

— Ils m'ont parlé de vous à Berlin… »

Je veux pas le fatiguer… je veux qu'il dorme…

« Demain, nous parlerons ! »

Dehors c'est toujours pareil, l'aller et retour des « forteresses »… acharnement… et braoutn !… l'autre hyène Kretzer en finit pas… elle veut qu'on l'entende, elle sait qu'on l'écoute… Ach ! ach ! braoutn ! les bombes lui font piquer de ces rires !… je vous dis : à travers deux trois murs… nous autres au moins avec nos écorchés pantelants on nous fout la paix… pas tant ! pas tant ! d'un coup ils s'esclaffent ! tous ! positif ! une marrance subite ! en bas !

Mais nos affaires !

« Lili, la géographie ! »

Ce morceau !… ce poids !… elle a du mal à me l'apporter…

« Et la bougie !… et un crayon !

— Qu'est-ce que que tu vas faire ?

— Tu vas voir ! »

Assez simple ! je vais recopier comme à l'école… à l'école c'est encore plus simple, on décalque… là, je vais faire très attentivement… je pourrais déchirer la grande page… certes !… deux pages même !… tout le Brandebourg Sud… Nord… le littoral… les villes… les rails… tout le Mecklembourg et Schleswig… Rostock surtout !… Warnemünde, le port… et le Danemark, en face !… je pourrais découper… elle doit pas la regarder souvent sa géographie !… peut-être tout de même… on ne sait jamais… j'aime mieux recopier… je serais mieux dans l'autre salon au fond, une plus grande table… à côté… on emporte tout, on étale… ça va !… je m'applique…

Les Mahlzeit s'esclaffent toujours… on les entend… à propos de nous ?… sans doute !… alors ?… ce qu'est important c'est les noms, que je les épelle bien… Nordenborg est pas Nord-borg… le port du Danemark d'arrivée… le bateau de Rostock… je connais cette ligne, je l'ai prise en temps de paix… Copenhague-Berlin… mais en ce moment ?… ils ne passent plus du tout par là, peut-être ?… Lili regarde comme je m'applique… elle ne pose pas de questions… La Vigue, le divan en face, assis, me pose pas de questions non plus, mais il arrête pas à chaque braoum ! sur Berlin de commenter… sa réflexion, en écho, comme ça : « à côté !… à côté !… » il en sait rien ! si c'est à côté ! ils peuvent taper juste !… en tout cas il louche à chaque coup… là, assis, baisse la tête… redresse !… broum ! « à côté ! »… il était pas question de dormir… j'avais à aller voir mes deux étourdis de la pampa… et fignoler encore mes cartes… surtout les petites îles sud-Baltique… La Vigue arrête pas de faire sa remarque « à côté !… à côté !… » et il me demande la bougie !… culot !… on a qu'une !…

« Robert ! Robert ! tais-toi !…

— Et les autres, tu les entends pas ? »

Il veut dire la salle à manger… les éclats de rire…

« De nous qu'ils se marrent ! nave !

— Et les vieux ? ils pleurent eux, alors ? »

C'est mieux que je me taise… on n'en finirait jamais…

* * *

« Dis donc Ferdine, regarde mon front ! »

La Vigue me demande… il doit être cinq heures… on peut pas dire qu'on a dormi… eux, peut-être ?… j'ai dû souffler la bougie vers deux… trois heures… j'ai eu le temps de recopier les cartes… qu'est-ce qu'il a au front ?… je rallume… je le vois son front… rien !… peut-être un peu de rouge vers une tempe… une marque de doigt…

« Où tu t'es fait ça ?

— Pas moi !… les gens !

— Quels gens ? je les aurais vus ! personne n'est venu !…

— Moi je les ai vus !… toi tu vois rien ! »

Sa manie qui le prend, les apparitions…

« T'es Bernadette, fils !

— Non pas Bernadette mais j'ai vu ! »

Je sais jamais si c'est du mensonge ou si vraiment il y croit… sa manie de bluffer… ou s'il est victime ?… en tout cas il ferait pas bon que je le contredise… il casserait tout… je le laisse m'étonner… je fais : ah ?… ah ?… il me raconte, pendant qu'on dormait Léonard et l'autre sont entrés ici au salon, et le géant russe, Nicolas… ils ont tout fouillé, les commodes, l'armoire et ils ont volé plein de bouteilles… et ils se sont sauvés… mais il s'est mis en travers !… mais oui ! y a eu grande lutte, d'où je peux voir ses marques rouges au front…

« Oui, oui La Vigue ! je les vois ! »

Je le regarde bien, il est malade… je veux dire très nerveux…

« Dis Ferdine, je suis dans le rêve !… me trouble pas !… t'y seras aussi, comme moi !… Lili aussi ! Bébert aussi !… tous les quatre dans le rêve !… c'est pas beau ?

— Si !… si !… splendide ! je vais voir l'armoire ! »

Oui !… en effet… je vois… on y a farfouillé… mais qui ?… je crois pas Léonard ni Joseph… d'autres visiteurs… mais quels ?… Léonard Joseph se risqueraient pas… je crois pas… ils aiment mieux nous envoyer nous… lui là La Vigue de me raconter cette lutte de nuit, il en tremble… en « état de scène »… il louche comme dans son dernier film… même plus, il me semble… d'habitude c'est au petit matin qu'il a son accès…

« Le rêve Ferdinand !… le rêve ! je vous emmène tous !… tu vas voir avec d'autres yeux !… tout, tu vas voir !…

— Je veux bien La Vigue !… ça va être bath ! »

On avait besoin ! question divaguer, entendu !… sa nature… pas à discuter !… il était arrivé des choses… mais quelles ?… je ne saurai jamais !… ça se calmerait dehors, à l'air… il devait faire assez froid dehors…

« Tu sais Ferdinand les braoum… je les ai comptés !… tu sais combien il y en a eu ?

— Non !… dis-le-moi !

— Deux mille deux cent quatre-vingt-sept !… tu peux pas dire moins !

— Non ! certainement !

— Eh bien !… je me goure ! trois mille quatre cent quatre-vingt-douze !…

— C'est un chiffre ! »

Nous sommes dehors… oui il fait froid… je voyais, ça allait pas mieux… il louchait pire…

« Dis donc, on va à la ferme ? »

Je veux qu'il bouge…

« Pour quoi faire ?

— Regarder s'il y a du nouveau… tu sais, ça se peut !…

— Alors donne-moi le bras, me lâche pas ! »

J'étais moi-même pas très d'aplomb…

« Pourquoi ?

— Parce que tu comprends, je suis heureux !… je sais combien il en est tombé !… »

Il me tiendrait là encore des heures à me raconter le chiffre, les chiffres, j'aime mieux qu'on avance… mais on a pas regardé les vieux… avant de sortir !… on revient sur nos pas… là, ils sont tranquilles… enfin il me semble… ils dorment… par à-coups je dirais… ils respirent par à-coups aussi… leurs fractures doivent les réveiller… et ils retombent…

« Lili toi tu vas remonter les Atlas… et tu demanderas à la dorade si elle descend ? et si elle va à la soirée ?

— Vous, vous serez longs ?

— Oh, y aller !… revenir !…

— Pour quoi faire ?

— Voir si ils sont partis ?…

— Oui… tu as raison… »

Je lâche pas La Vigue… je dois dire il est drôle… plus que d'habitude… il marmonne… il compte les échos… il était déjà tout en tics… maintenant il est comme automate… « en rêve » qu'il a dit… un état !… pendant qu'on y est, moi aussi !… Lili aussi !… on verra !… mais lui La Vigue, rêve pas rêve, est à se méfier… toujours on va voir Léonard… qu'ils soient venus, lui, Joseph et le moujik, je crois pas… je répète… qu'on ait farfouillé, sûrement… mais qui ?… les marques à La Vigue, son front ?… il s'est peut-être cogné quelque part ?… pas grand-chose… il a voulu les empêcher, qu'il dit… je peux rien faire aux deux ratapoils… ils geignent un peu… en revenant je leur ferai une piqûre, ils dormiront… enfin, on s'en va… le parc… La Vigue arrête pas de grommeler… « ce que je suis heureux ! » et de me demander… « t'es pas heureux, toi ?… » je le rassure… « oui !… oui !… » enfin la cuisine… je cogne et recogne !… personne ! à l'escalier d'Isis non plus ! nous longeons la mare à purin… aux étables, j'appelle… rien !… que les cent et quelques porcs… ça grouine… nos arsouilles sont peut-être au fond, veulent pas répondre ?… demi-tour !… encore le parc, nous revoici au salon… Lili y est déjà… Marie-Thérèse nous fait dire de pas nous éloigner, qu'elle nous descendra des gâteaux, qu'en même temps elle verra son frère… La Vigue louche toujours…

« Délouche ! tu peux !

— Non !… je ne peux pas !

— T'es toujours heureux ?

— Oui !… toi aussi ?

— Oui !… cabotin ! »

Je l'attaque pas plus, je le réveillerais… il dit qu'il rêve, il prétend bon !… je le laisse… nous n'irons pas au mahlzeit… je décide… on attendra le soir… je veux pas revoir la Kretzer, réentendre son rire… pas que je sois tellement délicat, mais l'hystérie certains moments amène des drames… ce qu'elle veut cette Frau !… on finira notre gamelle ici, au salon… la séance est à huit heures, il faudra que j'attrape Kracht à sept heures et demie… et qu'on ne le quitte plus d'un pouce… je ne sais pas pourquoi… je ne suis pas, de loin !… si doué que certaines personnes qui savent comme par ondes ce que l'avenir fricote… mal ou bien… plus sûr que le marc ou les cartes… naissances, fille, garçon, gros lot, attentat, cancer, passage à niveau… je serais un petit peu intuitif, peut-être, mais pas plus… je suis trop sceptique… mais là dans le cas, je ne doute plus, c'est plus à rire… les deux bouzeux à la chandelle nous avaient prévenus ce qu'il fallait… pourtant deux satanés faux jetons !… bien avertis que nous sommes !… « ne pas bouger en attendant ! » bien ! bon !… en attendant, encore une boule !… La Vigue découpe… toujours rêveur… nous regardons la plaine…

« Dis Ferdine, c'est pas à croire ce que je suis heureux !… toi aussi n'est-ce pas Lili ?… hein, crois-tu pote ?

— Aux anges cher La Vigue ! aux anges ! »

C'est un peu moins bruyant là-bas, Berlin… mais toujours en lumière, aux nuages… rose d'incendies et jaune de soufre…

« Ce que je suis heureux !… »

Il répète…

« Je t'ai dit, aux anges !… nous sommes bénis !… »

Pour des mouettes, y en a !… par grands envols… et encore d'autres !… elles planent… s'abattent… les corbeaux se sauvent…

« La Vigue tu vois une plaine comme ça… c'est infini !

— Infini ?

— Non !… pas infini !… de la Somme à l'Oural !… »

Je veux le faire réfléchir…

« Oui ! oui !… t'as raison !… mais Ferdine est-ce que t'es heureux ? »

Que ça qui le tracasse… le temps passe… on a fini nos gamelles, à fond… là-bas à la ferme, j'y pense, le cul-de-jatte et sa femme étaient en train de se faire « l'avenir »… parbleu !… on pouvait toujours y aller !… défoncer le battant !… d'abord c'est pas qu'eux, c'était tous qui interrogeaient les brèmes… les ménagères donc ! brise-bise rabattus !… les gitans, virtuoses !… elle l'Isis et son cul-de-jatte tellement dans les cartes étaient pas à voir !… l'épicière, une habituée !… deux, trois jeux derrière ses « faux-miel »… on comprend qu'ils ne soient pas tranquilles, mais s'ils étaient à notre place ! la preuve La Vigue, qui dessous sa dinguerie se rend compte, ose plus voir les choses comme elles sont…

« Dis Lili, notre dorade là-haut se fait pas les cartes ?

— Tu peux le dire !… elle arrête pas… »

J'étais sûr…

« Pour ça qu'elle est pas descendue… pas le temps !…

— Faut pas être en retard ! »

Ils ont dit au mahlzeit qu'il y aurait un petit casse-croûte à la séance récréative… pas sûr du tout !… en tout cas on piquera le Kracht et on le lâchera plus !… je suis con, mais le godiche décidé !… pas toujours, hélas ! les fois où l'hésitation m'a pris je me repens encore…

J'entends des pas dans le vestibule… vers le mahlzeit

« Hop ! on y va ! »

En fait nous sommes à l'heure exacte… même avant tout le monde… la table est mise… plein de butterbrot… on nous gâte !… quatre piles de sandwichs « margarine-rillettes »… ça peut aller !… ah, voici les autres !… notre doche héritière, la Kretzer et son mari, et tout le personnel dienstelle… pas un manque !… je suis un peu étonné… tous !… et Kracht !… lui ! bon ! guten tag ! heil ! peut-être un petit peu de moustache ?… il se la serait remise ?… sa mouche à l'Adolf ?… non, je vois, il ne s'était pas rasé… prudence ?… bouderie ?… pas de commentaires, ça me regarde pas… mais ce qui me regarde : les deux gravos… si ils clabotent en mon absence, pataquès sûr, ce que j'aurais dû et patati… j'attaque carrément… à voix haute… qu'ils m'entendent tous…

« Kracht, cher ami… vous allez à cette soirée ?… tout le monde y sera !… nous aussi !… mais je vais vous demander…

— Je vous en prie, cher Docteur…

— A l'entracte !… y aura des entractes… je vous demanderai de faire un saut jusqu'ici pour voir nos malades… je ne veux pas les laisser seuls longtemps… vous avez bien entendu ?

— Mais certainement, cher Docteur !… »

Voici qui est net !… personne moufte… plongés qu'ils sont dans leurs sandwichs… ils se régalent… ça va !… Kracht regarde sa montre… presque huit heures… y a assez longtemps qu'on se prépare !… il a pris ses lampes électriques… ses « torch », une très grosse… il a droit aux « torch » lui, S.S… alors, en avant !… le Landrat doit venir, présider… il y est peut-être déjà… la « Force par la Joie » n'est pas un simple divertissement, c'est une soirée « pour la Victoire » sous l'haut patronage de Göbbels… nous verrons bien !… je serais surpris qu'ils nous amusent… mais pas à bouder !… bien applaudir !… en même temps que Kracht !… j'étais pas tranquille… une chose, laisser les vieux là, sans personne… je peux pas les emmener !… ça sera pas long à être l'entracte, je crois, je reviendrai voir avec Kracht, c'est entendu… alors en avant ! encore le parc, puis le village, les ruelles, tous ensemble… nous passons devant l'épicière, la wirtschaft, l'église… nous trébuchons, butons pas mal, plus qu'en plein jour… forcément… Kracht pourrait nous éclairer… il veut pas, il a peur de se servir de ses « torch »… il paraît qu'on les voit de très haut, des nuages… j'entends les voix des dactylos, en avant de nous… j'entends pas Isis, ni le cul-de-jatte, ni la comtesse Tulff-Tcheppe… ils doivent être déjà au spectacle… le Tanzhalle peut pas être loin… Kracht pourrait nous éclairer, on trouverait tout de suite… il refuse… c'est à tomber dans une mare… y a aussi les buttes à betteraves… en terre molle… Kracht veut pas !… soi-disant les « forteresses » !… salut ! y a longtemps qu'elles savent où nous sommes, putaines « forteresses » si elles brûlent pas ce foutu hameau c'est qu'elles veulent pas !… Kracht déconne !… son Tanzhalle… après où les routes se rejoignent… oui !… la guitare !… oui !… oui !… ils sont déjà à la musique… « Hier ! hier ! par ici ! » et ils nous appellent… leur porte !… un rien ! une lampe à souder devant la porte !… nous entrons… grand allumé, ce hangar ! aux quatre coins ! à l'acétylène !… « la porte ! la porte ! »… d'autor on se fait agonir ! et leur lampe eux ? dehors ? ça, ils regardent pas ! tant pis dehors, mais qu'on referme la lourde ! à leur aise, flopée de choucroutes ! maintenant là, la salle, je vois tout le plateau… je vois que ça… blafard… question du public je peux rien discerner, que des nuques d'hommes et des chignons… ces phares à l'acétylène sont d'une violence ! l'effet noir blanc… vous êtes aveuglé… mais on voit les romanichels… hommes… femmes… mômes… le vieux à cheveux blancs qui s'intéressait tant à Lili… à ses castagnettes surtout, et à sa bague… toute la tribu je crois est là, tassée, les vieilles dans le fond, les jeunes devant… je pense qu'ils vont danser tout de suite… un fandango !… une grosse houri chante… une gitane ou une Hongroise pas jeune, grosse, grasse, de ces bourrelets !… et des bras d'homme, un ventre pour au moins trois fibromes… des nénés, une bouée !… elle chante une romance brandebourgeoise… ce que me dit Kracht… pas une vilaine voix, même claire et un charme… elle relève sa jupe… haut !… elle va nous danser quelque chose… le vieux annonce : une séguedille !… vive ! très !… des talons !… des nichons !… elle martèle !… toute la scène en tremble… une femme dans la cinquantaine… pas laide même encore assez jolie… et un chaud tempérament… bien plus de feu que les fillettes autour… les fillettes autour ont beau sortir d'une roulotte on voit qu'elles pensent à autre chose… pas les tempéraments de feu, du tout !… se marier gentiment je crois, les petits soins, les grands magasins, le coiffeur, se faire teindre en blond, houblon… s'établir, se faire respecter, fonctionnaire quelque chose, aux postes, vendre des timbres… pas gesticuler là pour nous, pignoufs ! sur un plateau vous voyez tout, tous les avenirs, tous les désirs… le théâtre trompe pas… peut-être encore un peu faucher aux étalages, question de rester dans la note… pas trop, pas de scandale !… les garçons aussi, sont plus ça, gitans tragiques !… ils guinchent entre eux, frotti, frotta, la jota pédé… « tout finira par la canaille »… pardi !… pas besoin de Nietzsche, vous pouviez être sûr à Zornhof… la grosse nichonne, la cinquantenaire croyait encore au feu sacré, la jeunesse plus… la salle demandait qu'à comprendre… que la grosse aux nénés se retrousse davantage, plus haut ! plus haut ! ils réclamaient ! qu'elle empoigne un des pédés et qu'elle l'embrasse sur la bouche !… küss ! küss ! ça qu'ils veulent ! exigent !… elle en empoigne un… il fait la grimace… elle le gifle ! voilà du spectacle ! yop ! mon ami !… toute la salle hurle ! hurra ! hurra !… couples de garçons !… couples de filles ! frotti-frotta ! en avant la danse ! la fougue ! vraie de vraie !… on est évolué à Zornhof !… transe de transe !… on aurait pas dit… ah le moral, un fameux coup ! s'il est remonté !… quelque chose !… pas à se plaindre, la Propaganda ! et en moins de deux !… ils font pas que rempailler les chaises nos romanichels !…

Oui, mais pardon maintenant j'y vois mieux… les yeux se font aux projecteurs… je discerne des gens dans tout ce monde… je voyais tout blafard… je reconnais les uns… les autres… je cherche Isis, si je la vois… et le Landrat ?… ils doivent être aux premières places… je crois… je les trouve pas… la salle est bien aménagée, banquettes et banquettes… ces bibelforscher travaillent bien, pas en luxe mais solide, pratique… en plus au moins trente rangées de chaises, je compte… tout ça comme prêt pour un prône, protestant dirons… y a de quoi asseoir tout le village… et si ça trépigne !… si ils bissent la grosse mémère et son greluchon ! s'ils les redemandent, hurlent !… c'est vrai que ça serait bon n'importe où !… je voyais presque de l'enthousiasme… je rigole avec !… c'est pas le moment des chichis… je stimule…

« Allez vas-y !… et toi Lili !… et vous, Kracht !… vous êtes pas bien ? »

Je crois à la « Force par la Joie » moi !… La Vigue boude plutôt… il pourrait réciter quelque chose !… la bouderie fait mal… sûr on nous regarde !…

« Oui ! oui ! t'as raison ! »

Il se rend compte… alors on s'y met… nous applaudissons ! Kracht avec, fort !… ce qui me turlupinait, de repérer le Landrat… sûr il était là, dans l'ombre… ou aux places d'honneur… je ne voyais qu'Isis, sa petite fille… je scrute… et encore… oui ! oui !… les von Leiden ! entre deux femmes que je connais pas… la comtesse Tulff-Tcheppe un peu plus haut, vers nous, toute seule… la petite Cillie un autre banc… comme fait exprès ils s'éloignent les uns des autres… toute la famille dans l'auditoire… répartie… mais pas un près de nous… aucun doute, accord qu'on ne nous connaît pas !… tocards, à l'index !… mesure morale et salutaire, en Bochie là-bas comme en France… à Moorsburg comme à Meudon…

« Ne pas fréquenter ces gens-là ! réprouvés puants pustuleux… »

Vu de l'autre bord c'est assez chouette… vous avez plus à bavarder perdre votre temps à être aimable, le statut de paria a du bon… quand je vois de Gaulle chez Adenau… Adolf et Philippe à Montoire… Charles-Quint chez Élisabeth… que de salamalecs, rouge à lèvres, poudres de riz, pour rien !… « l'intouchable » a plus à se farder, un peu plus de merde, et c'est tout, du haut en bas, tout ce qu'on lui demande !

Mais que je revienne à mes brebis ! je vous mène à cette fête ! et me perds en philosophies !… vous allez dire : il se moque du lecteur !… pas du tout ! je vous faisais voir la salle… la Kretzer et son mari… et tout le personnel Dienstelle… je commençais à m'y retrouver, repérer celui-ci… celle-là… les Kretzer sont une autre travée… un peu derrière nous… ils ont l'air de bien s'amuser… la première fois que je les vois rire.. sur la scène ça barde… les vieilles gitanes bougent du fond… elles traversent les couples, s'avancent à la rampe, elles vont chanter… le chef romani à boucles d'oreilles annonce…

« Le Chœur du Danube avec guitare et castagnettes ! »

Bravo ! bravo !… ça fait bien une heure que dure cette forte séance à nous ravigoter le moral, et c'est pas fini… je demande à Kracht…

« L'entracte ?

— Non, pas encore !

— Alors il faudrait y aller !

— Si vous voulez ! »

Je pense aux deux vieux… La Vigue qu'on se lève lui plaît pas, il grogne… Lili est pas contente non plus, elle attendait les castagnettes… nous partons donc très discrètement, travée par travée… je crois pas qu'ils aient fait attention, ils étaient à reprendre le « Chœur du Danube », toute la salle, en tapant des mains et des pieds… la « Force par la Joie » ! nous voici dehors, il fait froid… ça serait bien que Kracht nous éclaire… il a deux torch… ça serait bien mais juste une seconde !… au fait ça va, le ciel suffit… toujours la certaine lueur rose… jaune… aux nuages… en regardant bien on voit la route… on voit les murs… les chaumes… le manoir est pas loin… mais juste là brusque : halt ! un peu après l'épicerie… et devant nous quelqu'un !… une tête !… Kracht braque sa lampe… la tête parle… lui parle, chuchote… je connais pas ce quelqu'un… je comprends pas ce qu'ils se disent… c'est en allemand… en patois… une tête blafarde, plus que blafarde, comme passée au plâtre… et à grosses lèvres, et à longs cils… y a pas de projecteurs dehors ! ça serait l'effet de moi, que j'ai été aveuglé par l'acétylène ? je crois pas… un pierrot ?… des pierrots ? Kracht aussi a l'air surpris… ils se parlent avec ce blafard… encore une autre tête sort de l'ombre !… et puis une autre !… une ribambelle !… et qui lui chuchotent en patois… j'ai jamais vu des têtes si blanches, si poudrées… des réfugiés ?… d'où ?…

« Qu'est-ce qu'ils se disent ? »

Je peux pas répondre, La Vigue me demande, j'ai rien compris… ça doit être grave…

Pas le temps de faire : ouf !… Kracht tire !… en l'air !… pistol !… deux coups !… d'où pouvaient venir ces hommes poudrés ?… j'ai jamais su… ils sont partis sans dire au revoir… jamais rencontrés par la suite… Kracht maintenant allait devant nous avec ses deux lampes… il se gênait plus… la hâte qu'il avait de je ne sais quoi ?… des gens arrivaient de partout, essoufflés… ceux-ci du hameau je les connaissais de vue… les deux coups en l'air les faisaient accourir… « Kracht ! Kracht !… » ils l'appelaient du fond du noir… ils devaient venir aussi de la séance… ça devait s'être arrêté là-bas, net… je voyais des gens de l'assistance, autour de nous, piétiner là, bafouiller… « qu'est-ce que c'est ? »… les coups de revolver de Kracht… mais on n'en savait rien non plus !… on allait voir !… foutre rien !… le petit bois d'abord !… le parc… le manoir là !… les gens veulent nous suivre, bien sûr ! entrer avec nous… Kracht les chasse… il a tôt fait !… un coup en l'air ! encore ! pang !… ils se sauvent tous… décidé maintenant le Kracht… le pétard et les lampes !… lui moi Lucette La Vigue allons tout de suite aux blessés… c'est le moment !… le Revizor d'abord… il va mieux… guten abend ! bonsoir !… le pouls est faible, mais quand même… je l'ausculte… il respire bien… et pas de fièvre… ils n'ont pas eu froid ?… non !… à la jambe, sûrement une fracture… qu'il ne bouge pas, on verra plus tard !… l'autre, le comte uhlan, ne dit rien… je prends la lampe… à sa tête, ça va, ça y est… Kracht me demande « glauben sie ? » croyez-vous ? « oh ja ! ja !… » il est mort depuis plus d'une heure… j'ai l'habitude des « constats »… le Revizor à côté de lui est surpris, a rien entendu !… pas une plainte… le comte von Leiden est mort vite… nous sommes restés dehors deux heures à peu près… il n'était pas bien… mais j'aurais pas cru… si vite… une syncope ? enfin voilà, il faut l'annoncer, qu'on nous foute la paix !… « le Rittmeister comte von Leiden est mort »… je propose : est mort au combat… non ! non !… Kracht veut pas !… d'abord, avertir Moorsburg !… comment avertir ?… il va y aller en vélo !… tout de suite ?… oui !… dans la nuit ?… la route ?… je proteste…

« Kracht, on part avec vous ! nous n'allons pas rester ici, seuls !… » rassemblés comme ils étaient là, tous, ménagères, moujiks, prisonniers, ils attendaient que l'occasion de nous trouver sans notre S.S… comment qu'ils nous feraient notre affaire !… si ils la finiraient l'armoire !…

« Ja ! ja ! ja ! sicher ! »

Il me donnait raison… les Allemands sont pourris de défauts mais ils ont une qualité… vous leur dites ce qu'est vrai raisonnable, ils admettent… les Français, jamais !… là Kracht était d'accord que lui parti il nous retrouverait en papillotes… pillage et chipolata !… la ruée du hameau… nous réfléchissons… à l'instant on frappe… « herein ! entrez ! »… personne !… si, une tête !… pas poudreuse, au plâtre, une tête ordinaire, mais pas du hameau… je connais les têtes…

« Qu'est-ce que c'est ? »

Kracht braque ses lampes les deux… l'inconnu parle… patois encore… je comprends un mot… deux… oh ça se complique !… il est question d'un homme dehors… où ?… à la ferme ?… dans la cour ?… et encore d'un autre !… tout près là !… ils ont profité de notre absence, il me semble !… il faut que Kracht y aille !… pardon ! pardon !… pas sans nous !… on pouvait se méfier de Léonard, le petzouille prêt à tout, sûrement… mais il savait ce Léonard ce qui arriverait si on nous faisait notre affaire, que ça serait le pillage total… à zéro ! qu'il ne resterait rien… ni pour le porcher… ni pour lui… « le quittez jamais ! » avait un sens !… quand les gens s'occupent de vous c'est à eux qu'ils pensent, ils ont leur idée… « le quittez jamais !… » tu parles qu'on allait pas le quitter !… allons voir ce qu'est arrivé ! de quoi il s'agit ? nous voici dehors avec Kracht… bien !… on nous escorte… on nous conduit… ils savent où c'est, eux… côté plaine, dans la mare, sous la fenêtre à Le Vigan, il y couchait plus, je vous ai raconté… une chambre, briques et terre battue, fenêtre à barreaux… plutôt une cellule… la mare est là, très peu d'eau, mais comme algues !… herbue, touffue, bouffie d'herbe… herbes et sable… à la lampe on voit le fond, les ruisselets d'eau vive… et les reflets d'en haut des nuages… l'incendie de loin… les lueurs projetées roses, jaunes… ça serait joli… je dis : ça serait… et puis nous venons voir autre chose… nous voyons… côté plaine profond enfoui sous les algues les gens nous montrent : des bottes… je demande à Kracht : « ja ! ja !… ça y est ! » on se comprend… quelqu'un au fond !… ce quelqu'un, je pressens… il s'agit de le sortir de l'eau… ça sans doute qu'ils lui avaient dit les « poudrés »… j'avais pas compris… à la sortie du Tanzhalle… Kracht commande : quatre bibelforscher !… ils viennent, eux pigent tout de suite, ils voient les bottes… ils descendent à l'eau… ils s'embourbent… ils empoignent les bottes, et tirent le corps, l'arrachent de sous les algues… le voici ! c'est lui, sur les algues, sur le dos maintenant, tout de son long… oh, pas de surprise, je me doutais !… le Landrat Simmer… il vit plus, il a bu la tasse et pas que ça !… étranglé qu'ils l'ont, en plus !… on lui dénoue la corde du cou… un gros cordon de soie… où ils ont trouvé cette soie ?… ça c'est une énigme, je vois pas de soie à Zornhof, surtout en cordon !… ni à Berlin ! enfin pas d'erreur c'est de la soie… d'abord, ils l'ont assommé… il a une plaie… profonde, bien saignante encore… en plein crâne… je dirais un coup de pioche… au-dessus de la tempe droite… ils l'ont garrotté, et puis étranglé… mais le coup de pioche d'abord, sans doute… ils enquêteront… ils l'ont mis à l'eau après, sous les algues… d'où il venait ?… d'où il sortait ?… il devait présider la soirée… il avait dîné à la ferme ? sans doute… on ne savait pas, mais presque sûr… en tout cas nous avions bien fait de pas être au manoir… ou dans la cour… j'ordonne ce qu'il faut… qu'ils lui appuient sur le ventre, sur l'estomac… fort !… ils le retournent dans tous les sens, bien ! qu'il vomisse !… rien !… il est très froid… mouillé, forcément… raide comme s'il était mort des heures… ce que je comprends pas bien… l'eau qui dégouline de partout… de ses vêtements, de ses bottes… le visage est calme, pas crispé, jaunâtre… y a pas eu lutte… ça chuchote dur autour de nous… et encore !… ils savent tout !… rien ils savent, menteurs !… je peux pas dire qu'on était prévenus… même le Landrat là dans la mare devait pas se douter… pourtant il avait sa police et les renseignements… non ! un peu de vape il serait pas sorti !… alors ?… alors ?… La Vigue louchait dur…

Juste au moment. vzzzz ! un petit avion pique… de très haut… nous passe par-dessus, pas le temps de faire : ouf ! et nous repasse !… et encore !… en loopings !… je me ressaisis… je le vois… c'est un « Marauder », un escorteur de « forteresses »… c'est déjà arrivé deux fois… il y a un mois… comme ça, qu'ils piquent se rendre compte… là je comprends c'est les torch à Kracht… ils ont tout de même autre chose à faire, je pense !… on dit rien nous aux « forteresses » !… et les revoici !… vrai, ils insistent !… et chaque « piqué » ils illuminent vingt… trente chandelles au phosphore !… et qui se balancent, voguent… d'un nuage l'autre… ils veulent tout voir… les chandelles crépitent, flamboient… on a plus rien à leur cacher !… plus clair que le plein jour… les arbres, les isbas, la roulotte, la mare, tout !… comme au soleil !… et les ménagères, et le Landrat qui attend dans l'herbe, sur le dos… plutôt je dois dire sur une litière de feuilles trempées… les bibel l'ont tiré de la mare, l'ont déposé au bord des algues, les mains jointes, là… je pense ces avions à chandelles vont peut-être se décider nous verser ce qu'il faut ? qu'on en finisse !… un bon coup : broum ! le hameau, l'église et nous !… et le Landrat ! bordel ! vzzz ! broum !

« Dis donc pote, tu crois pas que ça y est ? »

La Vigue est plus béat du tout, il me demande plus si je suis heureux… non !… il est même sûr que ça va mal… il reprend conscience… je veux pas dire comme lui, mais vraiment on a tout fait pour… que les acrobates R.A.F. nous giclent et broum ! ça sera pas volé… surtout Kracht avec ses torch… il voulait plus les éteindre… tout le public de la séance était là, et les gitans, et qui savaient tout ! ils commentaient !… ils ne savaient rien, ils y étaient pas, ils étaient là-bas avec nous, donc ils inventaient !… et avec détails ! quels détails ! comment le Landrat était mort, la façon qu'on l'avait saisi et étranglé !… pour se rendre intéressants les gens inventent n'importe quoi… vous me direz : et vous sale merle ?… moi c'est du vrai, c'est de l'exact, rien de gratuit !… qu'on se le dise !… je minimise plutôt… chroniqueur aimable… ils étaient pas à la ferme, ni dans la cour… alors ? qu'est-ce qu'ils ont pu voir ?… ils savent, c'est tout… la preuve ils nous mènent… où ?… c'est pas assez du Landrat, y a un autre noyé !… qu'ils disent !… qui c'est l'autre ?… je vois la comtesse Tulff-Tcheppe… elle nous évitait depuis huit jours… là elle est là, je profite pour l'interroger… où était le Landrat ?… à la ferme ? oui, elle avait dîné avec lui… donc il sortait juste quand ils l'avaient attaqué et estourbi et noyé… où il allait ?… nous retrouver, pardi !… puisqu'il présidait la séance !… c'est en traversant la cour qu'ils l'avaient abattu d'abord, et puis garrotté… la comtesse hésitait pas, elle accusait, mais qui ?… les assassins l'avaient traîné jusqu'à la mare, et jeté dedans… je le savais comme elle, il était sur un lit d'algues… qu'elle aille y voir !… la R.A.F. nous gâtait, c'était illuminé, une fête !… des bougies maintenant par centaines, plein l'air !… j'ai dit !… plus éclairé que du plein jour !… qu'est-ce qu'il fallait regarder maintenant ? ils nous houspillent tous qu'on se dépêche, qu'on profite qu'il fait si clair !… tout l'hameau est là, et les Kretzer, Monsieur, Madame, et les bibel et les prisonniers… j'avais bien du mal, mais hop !… je remarque, je vois pas Léonard, ni l'autre… Nicolas le colosse est au beau milieu de la cour, à genoux, en train de rendre… trop bouffé ? trop bu ?… il a fini paraît-il toutes les bouteilles de la cuisine… y avait de la réserve… il savait… bon !… pourtant je l'avais jamais vu saoul… une folie, parce qu'on était à la soirée ?… peut-être qu'il faisait seulement semblant ?… et son cul-de-jatte ?… où il l'avait mis ?… il le portait partout… le quittait jamais !… tout le monde lui demande…

« Nikolas !… Nikolas ! dis où ? »

Nikolas dégueule vraiment, je vois… et il se fait secouer !… tout le monde le secoue ! qu'il réponde quelque chose !… c'est pas tout de vomir !

« Sagt Nikolas !… dis ! dis ! »

Il répond rien, il s'allonge…

« Sagt ! »

Sur le flanc il vomit encore plus… à même la boue, et des glaires… un poison ?… je me demande… la R.A.F. se surpasse, une illumination grandiose… on voit tout le parc, l'église, les chaumes… jamais si bien, si net…

« Sagt Nikolas ! dis ! »

Il se crispe, il fait des efforts… plein de petites flammèches à présent… et qui remontent au ciel… voguent… ça pourrait mettre le feu partout !… des virgules… ça y est peut-être déjà ? quelque part ?… une chose qui compte, le reste on verra, ce qu'est devenu le cul-de-jatte ?… au moment juste, si critique, une ménagère attire Kracht, par son ceinturon, elle veut lui parler, absolument lui parler… ils s'éloignent… là-bas je les vois, elle fait des gestes, elle lui montre vers nous, quelque chose… ah, ça y est !… la fosse ! la fosse au purin qu'elle lui montre du doigt, là… pour ça qu'elle voulait lui parler… tout de suite, mon intelligence… je me dis : elle, elle sait !… pas très ardu !… elle, elle a vu le grand Nicolas balancer le cul-de-jatte… je me gourais pas !… Kracht siffle deux coups, à roulette !… il avait au moins quatre sifflets… et que ça radine !… plein de bibelforscher ! il leur donne un ordre… des ordres !… je crois, qu'ils aillent chercher le cul-de-jatte… tout de suite ! au fond du purin ! il me semble… ce trou-là est plus dangereux que l'autre… l'autre était qu'en herbes et en boue… celui-ci est en ciment armé… j'entends ce qu'ils discutent… profond il paraît, hauteur d'homme, et pas vidé depuis trois ans !… ils attendaient la fin de la guerre… le tronc, s'il est au fond, peut attendre la fin de la guerre !… avec La Vigue on se marrerait si y avait pas Isis et la môme… ça discute autour de la cuve… construite exprès pour les betteraves, le jus des silos, et puis après pour le purin, les quatre cents vaches… on apprend des choses… cette cuve, on pouvait pas y aller comme ça, il fallait d'abord la vider… comment ? ouvrir la vanne… et on trouverait le cul-de-jatte au fond !… Nicolas avait rien dit il était toujours sur le flanc là, à essayer de vomir.. il hoquetait…

« Sagt Nikolas ! »

Tout le monde essayait qu'il parle… la ménagère l'avait vu !… elle !… ballotter le cul-de-jatte !… elle montrait comment… il était seul dans la cour, avec l'infirme sur son dos, à califourchon, comme d'habitude, il longeait le purin, et vloff ! te l'avait balancé ! loin !… elle avait vu… plouf ! ça avait fait !… il allait au Tanzhalle, avec son cul-de-jatte… le Landrat devait nous rejoindre… aussi… lui avait fini dans l'autre mare… lui aussi venait de la ferme von Leiden… mais lui personne avait vu le coup… le cordon… la strangulation… pourtant presque au même moment… enfin ça se saurait… plus tard… si on avait le temps !… l'urgence, sortir le cul-de-jatte !… ouvrir la vanne !… ça ils savaient ! c'était paraît-il une grosse perte, ce purin lourd valait très cher… ils s'y mettent… à six… à huit… que ça dégouline, se déverse ! et à flots !… y en a !… de là-haut il ne descend plus de bougies, ni de flammèches… on les amuse plus, ils savent… ils éclairent plus, il fait noir… juste les deux torch à Kracht… l'R.A.F. nous a rien largué !… qu'avec une seule petite bombe ils auraient pu tout finir et Zornhof avec nos mystères et les mares et nos avenirs si compromis et l'épicerie et le Tanzhalle !… ils s'étaient amusés c'est tout, on n'avait pas valu une bombe… les bibel avaient fait céder la vanne à coups de bêche… le jus cascadait, du jus précieux, de quoi fumer bien des hectares… Kracht à genoux sur le rebord essayait de repérer le cul-de-jatte… dans la glu du fond… l'épaisseur… ça y est !… tout de suite !… il l'a !… il me montre… une profondeur d'au moins deux mètres !… que Nicolas l'ait fait exprès ?… possible !… qu'il se soit rendu malade lui-même ?… qu'il puisse pas répondre ?… bien capable ?… avec quoi ?… la gniole ?… un poison ?… de la mort-aux-rats ?… pas moi qu'irai dire ci… cela…

Le cul-de-jatte on le voyait à présent… dans la bourbe, oui c'était lui, le fils von Leiden… replié sur lui-même, un gros tronc, les jambes atrophiées… pas d'erreur !… recouvert de purin, noir et jaune, barbouillé comme peint, enduit… il avait pas de cordon au cou comme l'autre, ils l'avaient pas étranglé, lui… heureusement Kracht éclaire, les bibelforscher pouvaient voir, fouiller… quatre costauds l'extirpent !… ils le hissent jusqu'à la margelle… à moi, maintenant ! mes fonctions !… je tâte, j'ausculte… vraiment c'est un purin très âcre… l'avant-bras est raide… il est mort subit… peut-être d'abord une syncope ?… j'en parlerai pas !… ils avaient fait joliment vite pendant qu'on était au spectacle ! pendant même pas jusqu'à l'entracte !… au poil !… certainement on pouvait se douter… mais pas tant et en pas une heure !… le Rittmeister, son fils, le Landrat… tout ça regardait Kracht l'S.S. ! pas nous ! oh, pas nous !… nous on était en pleine « soirée »… tout le monde nous y avait regardés… Lili, moi, La Vigue, Bébert !… nous devions quelque chose à Joseph… certes, je ne nie pas !… pourquoi il nous avait prévenus ce croquant haineux… sûr de l'autre bord, qu'avait jamais pu nous piffrer, « recruté obligatoire » ? qu'avait toutes les superbes raisons de nous faire disparaître, traîtres, etc… pourquoi ils nous avaient prévenus Léonard et l'autre ?… pour les liqueurs ?… pour les cigares ?… peut-être un peu, mais pas seulement… vingt ans après je suis encore à me demander…

Enfin maintenant il s'agissait de ce qu'on allait faire du cul-de-jatte, notre troisième défunt… Kracht décide que nous allons le porter ailleurs, à côté de l'autre, qu'il ne peut pas rester dans la cour… il faut le disposer décemment… étendu aussi sur les feuilles… il donne l'ordre… les bibel s'y mettent, encore eux, à six… soulèvent le paquet… bien plus noir gluant que le Landrat… Isis, sa fille et la comtesse suivent le corps… et Marie-Thérèse et tout le personnel Dienstelle et les Kretzer, et nous trois… et tous les gitans… à travers le parc… voici l'endroit !… la même litière que le Landrat… la toilette, un peu… on le décrasse, dépoisse… y a l'eau, là !… on lui joint les mains… et maintenant ? d'urgence avertir Moorsburg !… il paraît… au moins, la Kommandantur !… Kracht va y aller en vélo !… eh là ! oh je m'oppose !… absolument pas !… il reste ou on part avec lui !… sitôt lui parti, c'est le massacre, ils nous dépiautent ! il nous retrouvera pas !… c'est simple !… ils attendent que ça ! tout l'hameau !… ils en rugissent qu'on reste seuls !… il admet…

« Vous avez raison ! »

Que lui nous tue tout de suite plutôt ! je le lui offre, je préfère, sans plaisanterie ! il veut pas… il reste avec nous… il envoie quatre bibelforscher avec un petit mot… dringend… « urgent »… on attendra la réponse… parfait !… La Vigue comprend rien, plus rien… je lui demande…

« Ça va ?

— Non !… pas du tout ! »

Le voici je dirais, somnambule… il était de même rue Lepic quand il se battait avec un rôle, qu'il le possédait pas… pas encore… absent… entre le réel et scène… je le secoue…

« Montons ! »

Il veut bien… il me suit… hep ! hep !… on nous appelle… c'est Kracht… il a déjà reçu la réponse !… pas de Moorsburg, de la route même !… ils ont rencontré le capitaine qui savait ce qui s'était passé… oui !… tout !… le capitaine commandant d'armes… même qu'il a l'ordre là, écrit… « de ne plus bouger, sous aucun prétexte, de rester tous dans nos chambres, et de ne pas toucher aux morts »… salut ! on les avait bougés un peu ! si y avait enquête je nous voyais pas beaux !… la loi vraiment européenne : pas toucher aux morts !… vivants, vous leur cassez la gueule ! parfait !… même à l'agonie : tant pis ! mais si froids ? vous y coupez pas ! fous criminels !… je nous voyais dans un vilain cas… ça serait le moment de nos clics… nos clacs… mais où ? vers où ?… et comment ?… j'avais des idées, je vous ai dit, mais les autres ils ont pas d'idées ? plein d'idées ? et des baths !…

« Ça va pas, Ferdine ! »

Y avait qu'à répondre comme lui…

« Ça va pas !… »

Lili aussi… « ça va pas » !… on verrait demain !… on s'est endormis sur les marches, là, assis… ça bombardait toujours au Sud… Sud-est… pas trop fort… assez régulier… c'est ça qu'il faut… broum !… pas trop fort… régulier…

* * *

Pendant que vous êtes à votre travail les gens se disent : hardi c'est le moment !… ils sautent vous saccagent, sabotent tout !… eux qui ne foutent rien, jamais, que leurs mille sottises et simagrées… vous saboter vos instruments, vous démolir vingt ans de labeur, quelle merveilleuse occasion, quel stupre ! matin, soir, observez-les, bâfrer, roter, pinter, se faire faire les cartes, se regarder encore les braguettes, s'envoyer des fleurs, et hop ! en voiture ! une autre gargote ! un autre caviar !… vous vous absentez vous retrouvez votre chantier dessus dessous, poutres, briques, balcons, arcades, endroit, envers, mélimélo ! l'hideux tumulus !… ils sont passés par votre travail, discutants hagards, gibbons écumants ! haineux !… allez vous reconnaître !… vous avez plus qu'à vous recoller, tout refaire, avec énormément plus de peine, vous fouetter, hardi les ferveurs !

Là je voyais où j'en étais, presque à la page 2 500… à cet endroit où j'ai trois morts, trois assassinés, je dois dire… qui cela peut intéresser ?

Juste Mlle Marie vient me voir, ma secrétaire… je lui demande ce qu'elle croit…

« Oh, vous savez… vos livres… depuis le Voyage

— Le Voyage quoi ?

— Vous ne pouvez plus attendre grand-chose…

— Que je n'attendrais rien du tout, je vous jure, Mademoiselle Marie, si ils ne m'avaient pas tout volé !… moi qui vis de si peu, qui tiens si peu de place, et ne demande à voir personne…

— Donc ?

— J'irai finir sous un autre nom… dans un endroit où on ne va pas… dans les dunes, tenez… quelque part… »

Mlle Marie ne rêve pas… je lui ai raconté mes malheurs mille fois !

« Oui mais votre “relevé” ?… vous avez vu ? »

Je comprends que je l'ai vu !… neuf millions de dettes !… une paille ! pour un homme qui vit de rien !…

« On me sabote, Mademoiselle Marie ! »

Elle sait aussi… tous les détails…

« Je suis accusé de tout !… et par tous !… de Cousteau le condamné à mort à Petzareff, le Buchenwald d'honneur… comment voulez-vous que je m'en sorte ?

– Évidemment ! »

Oh, bien sûr je suis averti… combien de fois ils m'ont répété : vos livres ne se vendent plus !… d'ailleurs pas que vos livres, tous les livres ! les gens n'achètent plus ! ils ont n'est-ce pas les impôts ! la télévision, les vacances, l'apéritif, plus la voiture, les assurances !… ils n'ont même plus le temps !… encore en plus, à vrai dire, on a jamais acheté de livres, on se les faisait prêter et on les gardait… on les volait chez des amis ou aux étalages… un sport ! mais à présent, le golf, le strip-tease, les blousons ! les têtes sont ailleurs !

« Je m'en fous ! je dis… je vais voir l'affreux ! »… il est plus à voir !… ma secrétaire est renseignée… depuis son avatar aux ouïes, il s'est mis en coffre… protégé !… il vit, dort dans son coffre-fort… il compte ses sacs, et ses francs lourds… « on le verra »… je fais… « on le verra ! »…

« Mademoiselle Marie, faites-moi la grâce, accompagnez-moi, vous serez témoin ! »

Je demande un taxi, voici ! nous y sommes !… le lieu est connu… sinistre… larges dalles de marbre, noires et blanches… un immense amphithéâtre.. bien froid… bien morgue… on attend… ah, un canapé… un seul… installé, jambes croisées, le frère de « l'affreux »… il ne nous parle pas… je pense à la page que je viens de quitter, qu'était à m'attendre, la 2 500… ce frère de « l'affreux » me fait tartir, le temps que je perds !… et les trois maccabs là-bas… sur les algues mouillées… j'attaque ce morne…

« Où est Brottin ? »

Il hoche, il ne sait pas…

« Et les autres ? »

Ah, il répond !

« A la leçon !

— Leçon de quoi ?

— Trompette ! »

Voilà qui ne m'avance pas du tout…

« Et M. Nimier ?

— Aux “huit jours” de Trébizonde… »

C'est tout, je vois qu'il ne répondra pas plus… je l'ai excédé… il bâille vers le buste de son frère, tout à l'autre bout de l'amphithéâtre… et puis il rebâille et puis s'en va… il est très las.. nous restons seuls avec Mlle Marie… contre le buste… j'avise une banquette… un meuble vraiment indigent, pas qui ferait cent francs (légers) aux « Puces »… tous ses ressorts, tire-bouchons hors…

Du couloir il vient des voix… je veux écouter… ça discute dur… j'y vais… personne !… c'est dans les bureaux…

« Pour qui vous votez ? »

Y a des opinions… deux fois… trois fois !… « pour qui ? » et puis tout d'un coup une chanson… scandée par des applaudissements…


Vous allez l'avoir dans le baba !

Ollé ! ollé !

Des hommes, des femmes…


Ils vont l'avoir dan le baba !

Olla ! olla !

Ah, une qui sort !… congestionnée, tomate… elle me voit… elle m'interpelle…

« Alors vous !… et vous ?… pour qui vous votez ?… »

Urgence, on dirait ! j'ai rien à dire… je vote pour personne…

« Oh, mais vous n'êtes pas Céline ? »

L'idée lui vient…

« Si ! si ! moi-même !

— Vous venez pour la leçon ? »

Je dois avoir l'air « tombé de fusée ! »… irresponsable…

« Vous ne savez pas ?… après les bains de pieds ? la réunion des flagellants ?

— Non ! non ! je vous assure… nous venions pour voir Achille… lui demander un peu…

— Ah, qu'il est drôle ! »

Elle pouffe… je suis si comique ?

« Depuis ses oneilles, depuis trois mois, Achille est dans le coffre !… vous ne savez pas ? »

Elle se sauve… elle va le dire aux autres… au fond… et elle les fait rire, tous les autres au fond… qui ils sont ?… un sort maintenant, un en chandail et à lunettes… et pipe à la bouche…

« Je suis Rastignan, je me présente, vous ne me connaissez pas, Céline !… Directeur de la “Revue Compacte” !

— Félicitations, cher ami ! mais quels sont ces gens qui hurlent ?

— Mais notre Comité, Céline !

— Ils hurlent et ils votent ?

— Parfaitement ! l'idée est géniale ! mon idée !

— Je n'en doute pas ! mais qui sont-ils ?

— Gens du monde et fortunés, oisifs absolus !… pédérastes… alcooliques, il faut ! j'y veille !… quelques assassins… quelques blousons…

— Je vous comprends, Rastignan…

— La “nouvelle vague”, vous saisissez ? Comité de lecture ! tous strictement incapables, j'y tiens ! ces gens-là jaugent ! savent “juger”… toute leur vie !… et parlent anglais… et kirghize !…

— Oui ! »

Rien à répondre…

« Vous avez votre manuscrit Céline ? le Comité est prêt ! êtes-vous prêt ?

— Il m'a déjà refusé le Voyage

— Oh vous savez, en ce temps-là… tous étaient des lettres !… gens de lettres !…

— Je vous ai “disturbé”, Rastignan !

— Oh “disturbé” ! redites ! Céline !… redites ! quel verbe charmant ! »

Je l'ai ému…

« Disturb ! Rastignan ! »

Mais que ça beugle ! et du fin fond !… ils veulent voter ! le « Comité de lecture »… ils l'appellent…

« Fumier !… bavard !… saloperie !… magne !…

— Vous les entendez ?

— Oh oui !… oh oui ! nous vous laissons !… ils veulent voter !…

— Cher Céline redites-le-moi-le !

— Disturb ! disturb ! Rastignan ! »

Ça va !… Mlle Marie me fait signe que ça suffit, que nous pouvons nous éloigner…

Certainement !… tout ce que nous pourrions dire ou faire !… la gaffe est de revenir dans un lieu où les gens dansent comme ci… comme ça… plus du tout la même chose que vous… vous ne savez plus !… on vous regarde drôle… je réfléchis… fil en aiguille le temps a pris bien des personnes… celui-ci… celui-là…

« Ma propre fille, tenez Mademoiselle !

— Vraiment ?

— Je l'ai jamais revue…

— Et puis ?

— Je ne sais pas… »

Nous avions échoué où j'ai l'habitude… où tout mène par là, d'une rue l'autre, square Boucicaut… autour du square les autos tournent… tournent… trois… quatre personnes viennent de la rue, entrent… pas plus… sur quatre, trois curés… leur maison mère est tout près, rue de Babylone… j'ai demeuré môme là tout contre… rue de Babylone… leur Mission… je me souviens encore ding ! ding ! leurs matines… maintenant je vois, nous pouvons aller… le boulevard Raspail… mais quel bruit, vraiment pas l'endroit pour se souvenir précisément de ceci… cela… salut !… cette visite m'a exaspéré ! foutre du Brottin ! et de son Comité et de son coffre !

« Certainement ! certainement ! taxi ! »

Mlle Marie est d'accord..

En voici un !

« Taxi !… Meudon !… à mes histoires !

— Certainement ! en avant ! »

Voici au moins un homme poli !

« Mademoiselle Marie, dites-moi, ces gens des Éditions Brottin ne nous ont-ils point insultés ?

— Oh à peine !… à peine !…

— Qu'avais-je été foutre chez eux ?

— Leur dire bonjour !

— Exact ! exact ! ils n'ont pas été bien corrects…

— Oh, si !… oh, si ! leur genre !… ils étaient en plein travail…

— Nous les avons dérangés ?

— Peut-être ?… peut-être ?… »

* * *

Vous pensez !… je n'allais pas y retourner de sitôt ! qu'ils trafiquent, se moquent, carambouillent ! gredins et gredines !… s'en fassent sauter le pédicule ! fol qui s'occupe de ces gens-là !… tarabiscotés mal pensants, cogiteurs traviole !… dansant contre-temps !… là !… là !… et sachant plus d'un couloir l'autre… on les appelle… ils savent plus qui ?… quoi ?… rien !… leur téléphone répond pour eux… « M. Péliotrope est parti !… attendez-le !… il revient tout de suite !… » toc !… on raccroche !… n'attendez pas !… M. Péliotrope revient jamais, le bougre !… vous non plus !… zut ! un peu plus de patience, j'aurais pu parler à Nimier peut-être ?… de son projet de comics ? je me demande s'il y pense toujours ?… sérieusement ?… je me permettrai la prochaine fois… la prochaine fois, dans quelques années… de lui dire un mot… mais là nous-mêmes ?… où suis-je ? où sommes ?… la tête ébranlée… je vous perds encore !… certes quelques excuses, mais enfin… vous perdre est grave !… mon dernier lecteur, peut-être ?… allons ! allons ! où nous étions ! ne flânons plus !… d'autres soucis !… moi qui dors si légèrement, m'éveille d'un rien, je dors plus du tout… que se passe-t-il ?… là, dans le parc ?… à peine le petit jour… ni les « écrasements » ni les « Marauders » ne me réveillent… tout ça fait partie du décor, du tintamarre, en plus, en moins, aux nuages… et au sol… le tremblotement des murs de même… non, là c'est autre chose… ce sont des gens !… et des gens en automobile, on n'a pas vu d'automobile depuis des mois… même des « gazogènes »… une voix que je reconnais : Kracht !… et d'autres voix… le sentiment, c'est sûrement pour nous… y a qu'aller voir !… ils viennent peut-être pour nous pendre ?… ils ont le droit, ils ont tous les droits… on est vite debout… pas difficile, on reste habillés… on prend Bébert dans son sac et nous voici !… en effet j'avais raison : une grosse Mercédès à essence et cinq hommes autour… mais pas pour nous pendre !… pour l'enquête !… Kracht nous présente… le juge d'Instruction !… l'Untersuchungsrichter ! bouffi, barbu, très grisonnant… il s'est levé de bonne heure !… quatre réservistes avec lui, landwehr… ils viennent d'où ? de Berlin ?… non ! d'ailleurs !… chutt ! on ne dit pas !… je vois, ils ont encore des autos… elles doivent être garées profond !… toujours, ce juge nous regarde… Kracht le renseigne, qui on est, d'où on sort… lui, ne parle pas français… il a que la casquette militaire… le reste, civil… le brassard croix gammée, un vieux complet et le paletot de chasse… il fait pas riche… oh, mais sûrement il mange bien, il pourrait être de bonne humeur, il est pas… il est même brutal…

« Tout le monde en bas ! vite !… schnell !… schnell ! »

Que tout le monde descende !… tout le manoir !… il est pressé de s'en aller… qu'est-ce qu'on dirait nous !… oh Kracht veut bien ! aux isbas !… deux corvées tout de suite ! et deux de la ferme !… plus le grand rassemblement !… tout le personnel ! dactylos, comptables !… et les Kretzer !… et Isis von Leiden et sa fille !… et les servantes et jardiniers… ce juge rigole pas !… il veut aussi Marie-Thérèse… il attend, il ne nous dit rien… si !… il s'adresse à moi… « wo sind die ? où sont-ils ?… » de l'allemand que je comprends… sûrement il veut dire les maccabs !… « einer ist da !… un est là ! tzwei sind da ! » je lui fais signe, un au salon, à l'intérieur… les deux autres où on les a mis, sur le tas de feuilles, le cul-de-jatte et le Landrat… au bord de l'eau, enfin de la mare… au fait le cordon du Landrat ?… le cordon de soie qui l'étranglait ?… qu'est-ce qu'il est devenu ? il veut voir d'abord ceux qui sont chez nous… au salon !… bien !

« Sie wohnen da ?… vous demeurez là ?

— Ja ! ja ! ja !

— Alors venez ! »

Que je le conduise… nous y sommes… il se penche sur les deux…

« Sie sind Arzt… vous êtes médecin ? »

Kracht a dû le renseigner…

« Ja ! ja !

— Tot ?… mort ?… »

Il me demande… et il se penche encore, soulève une paupière… il s'est trompé !… pas le mort, l'autre !… la paupière du Revizor !… qui ronflait !…

« Ooh !… ooh !… »

Ça hurle !… il réagit !…

« Die Frauen !… les femmes ! »

La frayeur !… il les croit revenues !

« Nein !… nein ! »

Je le rassure… je montre au juge celui qu'est cadavre… le Rittmeister… celui-là il peut y aller !… lui secouer tout ce qu'il veut !… il essaye le bras… rien à faire !… raide ! un bâton !…

« Tot ?… tot ? »

Il prend son carnet, il note… il sort sa montre… acier noir… l'heure… il note encore…

« L'autre ?…

— Revizor !

— Ach !… ach ! »

Il note… voilà qui est fait…

« Die andern ? les autres ? »

De l'autre côté… dehors, je lui ai dit…

« Nun !… nun ! »

Il est pressé… on y va… voici les deux autres…

« Ceux-là aussi sont morts… bien morts !… noyés ! ertrunken ! »

Un mot que je sais… ceux-là il peut toujours les secouer !… il y touche pas, il me croit sur parole… il note sur son petit carnet, l'heure la date…

« Da der Landrat ? da der sohn Leiden ? »

Il veut pas se tromper…

« Là le Landrat !… là le fils Leiden ! »

Il me demande pas où est le cordon… c'est pas moi qui vais en parler !

« Gut ! gut ! nun Kracht ! »

Kracht arrive… il amène du monde, une petite foule… tout ce qu'il a trouvé à la ferme… et au manoir, dans les étages, et au jardin… et les dames… toutes !… Isis von Leiden et la petite Cillie, et Marie-Thérèse l'héritière… et les Kretzer… et tout le personnel du Dienstelle, je vois pas Léonard ni Joseph… personne parle… ils font drôle là qui se taisent tous, muets… eux qu'étaient toujours si bignolles, papoteurs dans tous les coins, au bureau, à table, dehors… la première fois que je les prends absolu discrets figés… voici Nicolas, le géant russe… il vomit plus, ils l'ont fait lever, ils sont à quatre pour le soutenir, ils sont pas de trop… vraiment un bœuf… ils le font s'asseoir sur les feuilles… sonné, abruti, plus là !… le barbu lui pose une question… en russe… dur ! sec !… il répond rien… je sais pas ce qu'il a bu… ou bouffé ?… ou s'il fait semblant ?… mettons qu'on lui vide l'estomac… je vais pas suggérer !… ah, le sergent manchot arrive… lui aussi, et le chef cuisinier du Tanzhalle et encore d'autres !… prisonniers russes et allemands… le barbu veut que tout le monde soit là… il doit avoir d'autres questions… il allume un tout petit cigare, mégot mâchonné… je vois il en sort encore plein de sa poche, trois poignées de mégots mâchonnés, et qu'il les renfourne… je pourrais lui en offrir d'autres, des baths, des neufs… on verra plus tard… brutal, c'est sûr !… méchant je ne sais pas encore… nazi peut-être ?… il a le brassard… mais la croix gammée prouve rien… je me rendrai compte… là, il veut tout le monde autour de la mare… en cercle… ceux qui tiennent pas debout, assis ou couchés… mais tous là !… Nicolas lui s'est allongé, il a pas tenu… il s'est endormi, il me semble… il respire bien… les autres sont presque tous debout accolés les uns aux autres, comme agglomérés autour de la mare… ils ont mauvaise mine, ils pipent pas… Isis von Leiden dit rien non plus, ni Marie-Thérèse presque à côté d'elle… le barbu va parler… il crache son mégot, il graillonne, voilà !… il annonce, très lentement, et fort… qu'on puisse traduire au fur et à mesure… pour les Français il se tourne vers nous… « vous me comprenez ?… ja ! ja ! »… il est huit heures du matin, je vois le cadran, au-dessus des chaumes… il fait pas encore bien jour…

« Tous qui êtes ici, savez-vous quelque chose ?… vu, entendu quelque chose ? »

Personne répond… il pointe du doigt Isis von Leiden.

« Nein ! »

Elle était au Tanzhalle… « et vous ? »… à nous qu'il s'adresse…

« Nein ! »

Nous aussi nous étions à la séance…

« Und der ? »

Der c'est Nicolas, il dort sur le tas de feuilles, il ne peut pas répondre…

« Später ! plus tard !… »

Ah, Kracht !… qu'il approche !… il lui donne un ordre… je comprends qu'il s'agit de cercueils… särge… Kracht y avait déjà pensé… les cercueils sont prêts… le barbu veut les voir… un mot, les voici !… trois cercueils épais… sapin rouge… y a plus qu'à mettre les trois en boîte… le barbu veut que ce soit fait tout de suite !… encore les bibelforscher !… ils sont là… le corps du cul-de-jatte entre mal… il a la tête presque dans le dos, retournée… l'effet des efforts qu'il a faits dans la cuve, ou bien les autres pour le sortir ?… là maintenant ça y est !… les couvercles !… Léonard ?… Joseph ?… Kracht me demande… je les ai pas revus ?… absolument pas !… ni l'un ni l'autre…

« Demain matin, six heures ! »

Le barbu annonce… encore l'enquête ?… non !… l'enterrement des trois !… « provisoire » !… le définitif dans deux mois, après l'autopsie ! ils ont tout ce qu'il faut à Berlin mais en ce moment tout est ailleurs, déménagé… leurs Instituts et leur Morgue… maintenant il paraît vers Brême… enfin nos trois là seront enterrés « provisoire »… nous connaissons le petit cimetière… un peu après l'école « volkschule »… un enclos tout sable, en pente, pas loin… deux… trois cents mètres… avant le bois de bouleaux…

« Entendu !… au péristyle ! »

Et je dis moi, j'ajoute…

« Cinq heures trente ! »

Comme enquête, ça a été vite… enlevé, je dirais… ce barbu doit avoir une raison… on saura peut-être plus tard… pour le moment : cinq heures trente ! je vois qu'on ne va pas dormir beaucoup… oh, il ne s'agit pas de sommeil ! La Vigue dort un peu… plutôt somnolent, absent… et là je le regarde… il recommence à loucher !… le coup que je le regarde, il crie ! il s'y met… et en allemand !…

« Leute ! leute !… ich bin der mörderer !… ich ! ich ! »

Il se frappe la poitrine ! il s'accuse !…

« Moi ! moi ! l'assassin !

— Tais-toi voyons ! con ! t'étais avec nous ! »

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