102.

Il existe trente-trois « Jardins Shakespeare » dans le monde. Ces parcs botaniques ne cultivent que les fleurs citées dans les œuvres du dramaturge — comme la rose de Juliette qui « sous un autre nom sentirait aussi bon », et le bouquet d’Ophélie, composé de romarin, pensées, fenouil, ancolies, rues des jardins, marguerites et violettes. Outre ceux de Stratford-sur-Avon, Vienne, San Francisco, Paris et New York, l’un de ces jardins se trouvait à Barcelone, à côté du Centro Nacional de Supercomputación.

Assise sur un banc parmi les ancolies, Ambra Vidal terminait sa conversation avec le prince Julián quand Robert Langdon sortit de la chapelle. Elle rendit le téléphone aux agents de la Guardia et agita la main dans sa direction. Elle eut un petit sourire en le voyant s’approcher. Visiblement, elle le trouvait plus détendu — il portait sa veste sur son épaule et avait relevé ses manches, ce qui mettait en valeur sa fameuse montre Mickey.

— Hello ! lança-t-il avec entrain, malgré son épuisement manifeste.

Ils marchèrent dans les allées du jardin, les gardes les suivant à distance pour leur laisser un peu d’intimité. Ambra lui rapporta sa conversation avec le prince… il lui avait même proposé de rompre leurs fiançailles pour repartir de zéro.

— Un vrai prince charmant !

— Il s’est inquiété toute la nuit. Il m’a demandé de le rejoindre à Madrid au plus vite. Son père est mourant et…

— Ambra… Vous n’avez pas à vous justifier. Partez donc.

Elle crut discerner une pointe de désarroi dans la voix du professeur — un sentiment qu’elle ressentait elle aussi.

— Robert, je peux vous poser une question personnelle ?

— Bien sûr.

Elle hésita.

— Est-ce que les lois de la physique vous suffisent ?

— Comment ça ?

— Sur un plan spirituel, je veux dire. Est-ce qu’un univers où la vie est apparue spontanément vous suffit ? Ou avez-vous besoin… de Dieu ? (Elle semblait gênée.) Après tout ce que nous avons traversé ce soir, je sais que ma question peut paraître bizarre.

— J’aurais besoin d’une bonne nuit de sommeil pour réfléchir à tout ça ! Mais votre interrogation est tout à fait pertinente. Souvent, les gens me demandent si je crois en Dieu.

— Et que leur répondez-vous ?

— La vérité. Que, pour moi, la question de Dieu tient à la différence entre codes et motifs.

— Entre codes et motifs ?

— Les gens confondent souvent les deux, or dans mon domaine la différence est fondamentale.

— Mais encore ?

Langdon s’arrêta pour se tourner vers la jeune femme.

— Un « motif » est une séquence organisée. On en trouve partout dans la nature — la spirale des graines de tournesol au cœur d’une fleur, les alvéoles hexagonales dans les ruches, les ondes concentriques à la surface de l’eau quand un poisson fait un saut, etc.

— D’accord. Et les codes ?

— Les codes sont différents. Par définition, ils sont porteurs d’une information. En plus de représenter un motif, ils véhiculent un sens. Par exemple, les langues écrites, la notation musicale, les équations mathématiques, le langage informatique, et même des symboles simples comme le crucifix. Tous ces exemples transmettent un message, contrairement à l’agencement en spirale des graines de tournesol.

Ambra ne voyait pas le rapport avec Dieu.

— La seconde différence, essentielle, continua Langdon, c’est que les codes n’apparaissent pas spontanément. Les partitions de musique ne poussent pas sur les arbres et les symboles ne s’écrivent pas tout seuls dans le sable. Les codes sont le résultat d’une action consciente.

— D’accord, derrière les codes se cache une intention.

— Absolument. Un code n’est pas issu de la nature. Il est fabriqué.

Ambra regarda Langdon, perplexe.

— Et l’ADN ?

— Bingo ! Voilà le paradoxe !

Ambra voyait où Langdon voulait en venir. Le code génétique qui contenait des informations, des instructions pour bâtir des organismes…

— Vous pensez que l’ADN a été conçu par une intelligence !

Le professeur leva la main.

— Tout doux, mademoiselle Vidal ! Vous entrez en terrain miné. Je vous dirais seulement ceci : depuis que je suis petit, j’ai l’intuition qu’une conscience est à l’œuvre derrière l’univers. Quand je vois la précision des mathématiques, la fiabilité de la physique, la symétrie du cosmos, je n’ai pas l’impression d’observer des sciences dépourvues d’âme. Plutôt de regarder une empreinte animée… laissée par une force supérieure, inaccessible au commun des mortels.

La jeune femme prit le temps de méditer les paroles de Langdon.

— Si seulement tout le monde avait votre sagesse. La question de Dieu suscite tant de débats. Chacun a sa propre version de la vérité.

— Oui. Voilà pourquoi Edmond espérait que la science nous rassemblerait un jour. Comme il disait : « Si on avait pour dieu la gravité, personne ne se ferait la guerre pour dire de quelle façon elle s’applique ! »

Du talon, Langdon dessina des traits dans les gravillons.

— Vrai ou faux ?

Ambra étudia le dessin — une simple addition en chiffres romains.

I+XI=X

— Faux, répondit-elle sans hésiter.

— Et existe-t-il une autre façon de lire cette opération ?

Ambra secoua la tête.

— Dans un sens comme dans l’autre, c’est faux.

Langdon lui prit la main et l’attira de l’autre côté. Quand la jeune femme examina de nouveau l’équation à ses pieds, elle ne put cacher sa surprise.

X=IX+I

— Dix égale neuf plus un ! Parfois, il suffit d’un simple changement de point de vue pour distinguer une autre réalité.

Ambra acquiesça. Elle-même était passée maintes fois devant l’autoportrait de Winston sans en saisir le véritable sens.

— Les trompe-l’œil, les illusions sont partout, continua Langdon. Tenez, il y a un symbole caché juste là… sur le flanc de ce camion…

Suivant le regard de Langdon, Ambra vit un camion FedEx arrêté à un feu rouge sur l’Avinguda de Pedralbes.

Un symbole caché ? Elle ne voyait pourtant rien d’autre que le logo familier de la société de livraison :

— Ce nom est un code, expliqua Langdon. Il contient un second niveau de lecture — un signe qui traduit le mouvement, la vitesse.

— Ce ne sont que des lettres, objecta Ambra.

— Je vous assure que ce logo contient un symbole très commun — qui pointe vers l’avant.

— Vous voulez dire une flèche ?

— Absolument ! Vous êtes conservatrice de musée — pensez espace négatif.

Ambra observa à nouveau le logo, mais ne décela rien de particulier. Lorsque le camion s’éloigna, elle se retourna vers Langdon.

— Dites-moi où elle était !

Il éclata de rire.

— Non, vous finirez bien par la distinguer. Et quand ce sera fait, vous ne verrez plus qu’elle !

Ambra allait protester, quand les agents de la Guardia s’approchèrent.

— Mademoiselle Vidal, l’avion vous attend.

Elle leur fit un signe de tête.

— Et si vous veniez avec moi ? murmura-t-elle à Langdon. Je suis sûre que le prince aimerait vous remercier et…

— C’est très gentil à vous, interrompit Langdon, mais vous savez comme moi que je serais de trop, et j’ai déjà réservé une chambre là-bas. (Il désigna la tour de l’hôtel Princesa Sofía, où Edmond et lui avaient déjeuné.) J’ai ma carte de crédit, et j’ai emprunté le téléphone du labo. Vous voyez, je suis paré.

Les adieux étaient difficiles, d’autant que Langdon, malgré son air stoïque, paraissait ému. Se moquant de la présence des gardes, Ambra se jeta à son cou.

Il l’étreignit chaleureusement et la retint un moment dans ses bras — sans doute quelques secondes de trop — avant de la libérer.

À cet instant, la jeune femme comprit ce qu’Edmond voulait dire quand il affirmait que l’énergie et la lumière se diffusaient partout dans l’univers.

L’amour est infini.

Il y en a toujours dans nos cœurs.

Comme des parents aiment instantanément leur nouveau-né, sans que cela diminue leur affection réciproque, Ambra éprouvait une profonde tendresse pour deux hommes différents.

Il peut naître partout, spontanément, à tout moment — une ressource inépuisable.

Une fois dans la voiture qui l’emmenait vers Julían, Ambra jeta un dernier regard à Langdon, seul dans le jardin. Il lui fit un petit signe de la main, puis détourna les yeux. Il resta immobile un long moment avant de jeter à nouveau sa veste sur son épaule et prendre le chemin de son hôtel.

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