75.

Il m’a cassé les côtes !

Ávila avait le souffle coupé. Des pointes acérées lui transperçaient la poitrine à chaque inspiration. Accroupi juste au-dessus de lui, le professeur ne le quittait pas des yeux, son arme pointée sur lui.

L’instinct militaire de l’amiral se réveilla aussitôt. Il analysa la situation. D’un côté, son ennemi était armé et mieux placé que lui. De l’autre, vu la manière dont il tenait le pistolet, ce dernier avait peu d’expérience des armes à feu.

Il n’a pas l’intention de tirer, conclut Ávila. Il va me tenir en joue jusqu’à l’arrivée des renforts.

D’après les cris qui résonnaient à présent dans la basilique, les agents de sécurité de la Sagrada Família avaient entendu les coups de feu, et s’étaient précipités dans le sanctuaire.

Il devait agir. Et vite.

Levant les mains en l’air, Ávila se mit lentement à genoux.

Il espérait ainsi endormir la méfiance de Langdon.

Malgré sa chute, le pistolet en céramique dont il s’était servi pour assassiner Kirsch était toujours dans son dos. Il avait inséré la dernière balle avant d’entrer dans l’église, mais n’en avait pas eu besoin. Quand il avait tué le premier garde, il s’était emparé de son arme — un pistolet bien plus efficace que Langdon était en train de pointer sur lui.

J’aurais dû mettre la sécurité, songea-t-il. Le professeur n’aurait sûrement pas su l’enlever.

Que faire ? Prendre le pistolet glissé dans sa ceinture ? C’était risqué. Étant donné la situation, il évaluait ses chances de survie à cinquante-cinquante. C’était tout le problème avec les tireurs inexpérimentés : ils avaient tendance à faire feu par erreur !

Si je fais un mouvement trop brusque…, se dit-il.

Les appels des vigiles se rapprochaient. À en croire le Régent, s’il était arrêté, le Victor tatoué sur sa paume était censé garantir sa libération. Cela dit, après avoir liquidé deux agents de la Guardia Real, Ávila n’était plus certain d’être aussi facilement tiré d’affaire.

J’ai une mission à accomplir, se rappela-t-il. Et je dois aller jusqu’au bout. Éliminer Robert Langdon et Ambra Vidal.

Le Régent lui avait conseillé d’entrer dans l’église par l’entrée de service est, mais Ávila avait préféré sauter par-dessus les grilles. Il avait repéré des policiers du côté est.

J’ai dû improviser.

Langdon le fixait d’un œil noir.

— Vous prétendez qu’Edmond a tué votre famille, mais c’est un mensonge. Edmond n’était pas un assassin.

Vous avez raison, se dit Ávila. Il était bien pire que ça.

L’amiral avait appris la vérité une semaine plus tôt, lors d’une conversation téléphonique avec le Régent :

— … Le pape vous a choisi, amiral. Vous et personne d’autre. Parce que votre cible… c’est l’homme qui a tué votre famille.

— Qui est-ce ?

— Le futurologue Edmond Kirsch. C’est lui le responsable de l’attentat à Séville.

Au début, Ávila avait refusé de le croire. Il ne voyait pas pourquoi un génie de l’informatique aurait posé une bombe dans une cathédrale.

— Vous êtes un ancien militaire, avait expliqué le Régent, vous savez mieux que quiconque que le soldat qui presse la détente sur le champ de bataille n’est pas le véritable meurtrier. Il n’est qu’un pion manipulé par les puissants — les gouvernements, les généraux, les chefs religieux. Des hommes qui l’ont payé, ou convaincu qu’il défendait une noble cause.

« Les mêmes règles s’appliquent au terrorisme, amiral. Les plus dangereux ne sont pas ceux qui fabriquent les bombes, mais ceux qui soufflent sur les braises de la rancœur, et poussent de pauvres hères à commettre des actes désespérés. Une seule âme maléfique peut faire des ravages en insufflant l’intolérance, le nationalisme et la haine dans l’esprit des plus faibles.

Ávila était du même avis.

— Les attaques terroristes contre les chrétiens, avait continué le Régent, se multiplient partout dans le monde. Ces attentats ne sont plus soigneusement planifiés. Ce sont des actions spontanées, exécutées par des loups solitaires qui répondent à l’appel au meurtre des ennemis du Christ. Et l’un des plus influents est l’athée Edmond Kirsch.

Ávila avait pensé que le Régent déformait la réalité. En dépit de la campagne abjecte que menait le prophète de la high-tech contre le christianisme, il n’avait jamais appelé à massacrer les chrétiens.

— Avant de vous faire une opinion définitive, avait ajouté la voix au téléphone, j’ai une autre information à vous livrer. (Le Régent avait poussé un profond soupir.) Personne ne le sait, amiral, mais l’attentat qui a causé la mort de votre famille… était un acte de guerre contre l’Église palmarienne. Cette déclaration avait laissé Ávila sans voix. Ça n’avait aucun sens : la cathédrale de Séville n’était pas un sanctuaire palmarien.

— Le matin de l’explosion, avait repris la voix, quatre éminents représentants de notre Église s’étaient rendus à la congrégation de Séville à des fins prosélytes. C’étaient eux, les cibles de l’attentat. Vous en connaissiez un — Marco. Les trois autres ont péri dans le drame.

Marco… son kinésithérapeute qui avait perdu une jambe dans l’explosion.

— Nos ennemis sont puissants, et très déterminés. Comme le terroriste n’a pas réussi à infiltrer notre siège à El Palmar de Troya, il a suivi nos quatre missionnaires à Séville et exécuté sa mission là-bas. Je suis vraiment navré, amiral. C’est en partie à cause de cette tragédie que les palmariens font appel à vous — votre famille est une victime collatérale d’une guerre dirigée contre nous.

— Une guerre initiée par qui ? avait demandé l’amiral, sceptique.

— Consultez vos e-mails.

Ouvrant sa messagerie, Ávila avait découvert une série de documents qui retraçaient les attaques subies par les palmariens depuis des années. Celles-ci incluaient des actions en justice, des menaces, du chantage, et d’énormes donations à des « lanceurs d’alerte » antipalmariens, comme le Palma de Troya Support et Dialogue Ireland.

Plus étonnant encore, cette guerre acharnée était apparemment orchestrée et financée par un seul et même individu — le futurologue Edmond Kirsch.

Ávila n’en était pas revenu.

— Pourquoi Kirsch voudrait-il détruire les palmariens ?

Le Régent lui avait répondu que personne dans l’Église — pas même le pape — ne pouvait expliquer la haine de Kirsch à leur encontre. Néanmoins, de toute évidence, l’un des hommes les plus riches de la planète voulait anéantir leur organisation. C’était sa croisade !

Le Régent avait ensuite attiré l’attention d’Ávila sur un dernier document — la copie d’une lettre envoyée aux palmariens par le poseur de bombe à Séville. Dès la première phrase, le terroriste affirmait être « un disciple d’Edmond Kirsch ». Ávila avait été incapable d’aller plus loin ; la rage l’avait submergé.

Cette lettre n’avait jamais été rendue publique, avait précisé le Régent, pour ne pas aggraver la mauvaise image dont souffrait l’Église palmarienne. Être associée à une attaque terroriste lui aurait porté un coup fatal.

Oui, c’est bien Edmond Kirsch qui a tué ma famille.

Évidemment, se dit Ávila, Langdon ignorait probablement tout du combat de Kirsch contre l’Église palmarienne. Ainsi que son rôle dans l’attentat qui avait coûté la vie à sa famille.

Peu importe ce qu’il savait ou pas. Il n’était qu’un pion, comme lui-même. Ils étaient tous les deux piégés dans ce trou à rat, et un seul en sortirait vivant. Un soldat exécute les ordres !

Posté plusieurs marches au-dessus de lui, le professeur tenait son arme comme un amateur — à deux mains.

Mauvais choix.

Le militaire avait discrètement pris appui sur la marche inférieure, et se préparait à bondir.

— Je sais que c’est difficile à croire, reprit Ávila en regardant Langdon dans les yeux, mais Kirsch est bel et bien responsable de leur mort. Et en voici la preuve…

Il ouvrit sa paume pour montrer son tatouage. Bien sûr, cela n’avait rien d’une preuve, mais son geste eut l’effet escompté : le professeur baissa les yeux.

Profitant du bref moment d’inattention de son adversaire, l’amiral se redressa d’un bond et se plaqua contre la paroi pour sortir de la ligne de mire. Comme il s’y attendait, le professeur pressa instinctivement la détente. La déflagration eut l’effet d’un coup de tonnerre dans la spirale de pierre. Ávila sentit la balle lui érafler l’épaule avant de ricocher.

Sans lui laisser le temps de réajuster son tir, le militaire plongea sur Langdon et abattit ses deux poings sur les poignets son ennemi. L’arme lui échappa des mains et dévala l’escalier avec fracas.

Quand Ávila retomba à côté de Langdon, une douleur fulgurante lui traversa le torse et l’épaule. Mais l’adrénaline fit des miracles. Vif comme l’éclair, il dégaina son pistolet furtif — étonnamment léger comparé à l’arme du garde.

Il tira.

En plein dans la poitrine de Langdon.

Le coup de feu retentit de manière inhabituelle, comme du verre brisé. Ávila sentit une onde de chaleur dans sa paume, et comprit que le canon avait explosé. Ces armes « furtives » n’étaient pas conçues pour servir plus d’une ou deux fois. Le militaire se demanda un instant où était passée la balle, mais dès qu’il vit Langdon se relever, il lâcha le pistolet et se précipita sur lui. Les deux hommes s’empoignèrent.

Ávila sut qu’il avait gagné la partie.

Ils étaient tous les deux désarmés, mais il était en meilleure position.

L’amiral avait repéré la trouée au centre de la spirale — une chute mortelle assurée. Décidé à faire basculer Langdon dans le vide, il prit appui sur la paroi extérieure, et le poussa de toutes ses forces.

Langdon tenta de résister, mais sa terreur était perceptible ; il se rendait compte que c’était la fin.

*

Le dos arqué sur l’abîme, Langdon savait qu’il n’aurait pas la force de repousser son adversaire. Sa grande taille et son centre de gravité élevé le désavantageaient.

Dans les moments critiques, disait-on, le cerveau se mettait en mode turbo et prenait des décisions en une fraction de seconde.

Langdon jeta un coup d’œil au-dessous de lui. Le puits était exigu — environ un mètre de diamètre — mais assez large pour le passage d’un corps.

Une chute mortelle.

Ávila poussa un grognement et redoubla de vigueur. C’est alors que Langdon comprit qu’il n’avait qu’une seule solution.

Au lieu de résister à son agresseur, il devait lui faciliter la tâche !

Alors que son assaillant était sur le point de le faire basculer, Langdon se ramassa sur lui-même, les pieds bien en appui sur les marches.

Il avait de nouveau vingt ans… il se trouvait dans la piscine de Princeton… au départ de la course de dos crawlé… les genoux pliés… les muscles bandés… dans l’attente du signal de départ.

Tout est une question de timing, se dit-il.

Cette fois, Langdon n’eut pas besoin de coup d’envoi.

Il se détendit brusquement et se jeta en arrière, le dos au-dessus du vide. Ávila, qui pesait sur lui de tout son poids, perdit l’équilibre, surpris par la brusque inversion des forces.

Le militaire lâcha aussitôt prise. Trop tard. Emporté par son élan, il plongea la tête la première.

Langdon s’attendait à faire un vol plané par-dessus le puits et à atterrir sain et sauf de l’autre côté, deux mètres plus bas… Apparemment, il avait mal calculé son coup. D’instinct, quand il entra en collision avec la pierre, il se mit en boule.

C’est fini ! Je suis mort !

Persuadé d’avoir heurté le rebord de la spirale, il se prépara à être aspiré par l’abîme.

Mais la chute fut de courte durée.

Langdon était retombé sur une surface irrégulière en se cognant la tête. La violence du choc faillit l’assommer, mais il comprit qu’il était bien passé au-dessus du puits avant de heurter la paroi extérieure de l’escalier, et de s’effondrer sur les marches.

Le pistolet, se dit-il malgré le brouillard qui envahissait son cerveau. Si Ávila…

Trop tard.

Avant de perdre connaissance, Langdon entendit un bruit étrange… une série de coups sourds, de plus en plus espacés.

Comme la chute d’un sac poubelle plein à craquer dans un vide-ordures.

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