64.

Tandis qu’ils filaient sur la M505, l’archevêque jeta un coup d’œil vers Julián qui regardait toujours par la fenêtre de la voiture.

À quoi pensait-il ?

Le prince n’avait rien dit depuis une demi-heure, ni bougé, excepté pour chercher machinalement son téléphone qui n’était plus dans sa poche.

Il faut que je le garde dans l’ignorance, songea Valdespino. Encore un peu.

À l’avant, son novice roulait en direction de la Casita del Príncipe. Bientôt, le prélat l’informerait que ce n’était pas leur destination.

Julián se tourna brusquement vers le chauffeur.

— Allumez la radio, s’il vous plaît. Je voudrais entendre les infos.

Avant que son novice ait le temps d’obéir, Valdespino l’arrêta en lui mettant la main sur l’épaule.

— Restons plutôt au calme.

Julián regarda l’archevêque, agacé d’être contredit.

— Pardonnez-moi, s’empressa-t-il d’ajouter. Mais il est bien tard, pour tout ce bruit. Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je préfère le silence de la réflexion.

— Justement, j’ai réfléchi. Et j’aimerais savoir ce qui se passe dans mon pays. Nous sommes coupés du monde ce soir. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

— Au contraire, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Et je vous remercie de m’avoir fait confiance. (Valdespino retira sa main de l’épaule du novice et désigna la radio.) Mettez donc les informations. Sur Radio María España, par exemple ?

Il espérait que la radio catholique serait plus mesurée dans ses propos que les autres stations.

La voix du présentateur résonna dans les haut-parleurs bas de gamme de l’Opel, évoquant l’assassinat de Kirsch lors de sa présentation.

Tous les médias ne parlaient donc que de ça ! Valdespino espérait que ses confrères ne citeraient pas son nom.

Par chance, le sujet du moment était les dangers du message antireligieux de Kirsch, en particulier son effet délétère sur la jeunesse espagnole. Pour illustrer le propos, la station diffusa un extrait d’une conférence de Kirsch à l’université de Barcelone.

— Nombre d’entre nous n’osent se déclarer athées, disait Kirsch. Et pourtant l’athéisme n’est pas une philosophie, ni une vue de l’esprit. L’athéisme est simplement l’acceptation de l’évidence.

Des applaudissements fusèrent.

— Le terme « athéisme », poursuivit Kirsch, ne devrait même pas exister. Personne n’a besoin de s’identifier comme « non astrologue » ou « non alchimiste ». On n’a pas de mot pour nommer ceux qui pensent qu’Elvis est encore vivant, ou que des Aliens traversent l’espace-temps pour martyriser du bétail. L’athéisme n’est rien d’autre que l’agacement des gens sensés face à des croyances iniques sans fondement.

Cette fois, les vivats furent plus fournis.

— Cette définition n’est pas de moi. Mais du neurologue américain Sam Harris. Si vous ne l’avez déjà fait, je vous engage à lire Letter to a Christian Nation*.

Valdespino se renfrogna, au souvenir de l’émoi causé par ce livre en Espagne.

— Nous allons faire un sondage à mains levées. Combien d’entre vous croient en l’existence des anciens dieux : Apollon ? Zeus ? Vulcain ? (Silence.) Pas un seul ? Je vois que nous sommes tous des athées convaincus concernant ces dieux, plaisanta Kirsch. Pour ma part, j’en ai juste ajouté un autre.

La salle applaudit à tout rompre.

— Mes amis, je ne dis pas qu’il est certain que Dieu n’existe pas. Je dis que s’il y a une force divine quelque part à l’œuvre derrière l’univers, elle doit bien rigoler en regardant les religions qu’on a créées pour la décrire.

L’amphi se tordait de rire.

C’est une bonne chose que Julián entende ça, se félicitait Valdespino. Cette morgue. Ce ton charmeur… Les ennemis du Christ ne se contentaient pas d’être sur le bord de la route, mais s’employaient activement à détourner les bonnes âmes du chemin de Dieu.

— Je suis américain, continuait Kirsch. J’ai la chance d’être né dans un pays à la pointe de la technologie et de la science. Et pourtant je suis chaque fois surpris de découvrir que la moitié de mes concitoyens croient réellement en l’existence d’Adam et Ève, qu’ils sont persuadés qu’un Dieu tout-puissant a créé deux êtres humains dans leur forme définitive et qu’à eux deux ils ont peuplé la terre, et généré toutes ces ethnies, et tout ça sans le moindre problème de consanguinité !

Encore des rires.

— Au Kentucky, le pasteur Peter LaRuffa a déclaré : « Si dans la Bible je trouve un passage où il est dit que deux plus deux ça fait cinq, alors je l’accepterai comme vérité universelle. »

L’hilarité était à son comble.

— Je suis d’accord. C’est risible, mais je vous assure que ces croyances n’en restent pas moins terrifiantes. Beaucoup de ces gens sont intelligents et instruits — on trouve des médecins, des avocats, des professeurs, et même parfois des personnes occupant les plus hautes fonctions de l’État. J’ai une fois entendu un membre du Congrès, Paul Broun, affirmer : « L’évolution et le Big Bang sont des mensonges sortis du puits de l’enfer. Je crois, pour ma part, que la Terre a huit mille ans et a été créée en six jours, comme nous le savons tous. » (Silence.) Plus troublant encore, ce même homme politique siège à la commission du Congrès pour la science, l’espace et la technologie, et quand on l’interroge sur la présence de fossiles que l’on trouve sur des strates couvrant des millions d’années, il répond que Dieu les y a placés pour mettre notre foi à l’épreuve.

Le ton de Kirsch devint soudain grave.

— Autoriser l’ignorance, c’est la laisser croître. Ne pas empêcher les représentants du peuple de proférer de telles absurdités est une négligence criminelle. Comme laisser nos professeurs et nos hommes d’Église enseigner des contrevérités à nos enfants. Il est temps de passer à l’action. Tant que nous n’aurons pas libéré l’humanité de ces superstitions, nos esprits ne pourront révéler tout leur potentiel. (Kirsch fit de nouveau une pause pour obtenir toute l’attention de la salle.) J’aime l’humanité. Je crois que l’esprit humain est sans limite. Je crois que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère, un monde où c’en est fini des religions, et où la science triomphe enfin.

Un tonnerre d’applaudissements retentit.

— Dieu du ciel ! grogna l’archevêque en secouant la tête de dégoût. Éteignez-moi ça !

Le novice s’exécuta et le silence retomba dans la voiture.

*

À près de cinquante kilomètres de là, Suresh Bhalla, haletant, tendait un téléphone à Mónica Martín.

— C’est une longue histoire, je te raconterai plus tard, annonça le responsable de la sécurité informatique du Palais, mais il faut que tu lises ça. C’est un SMS qu’a reçu Valdespino.

— C’est le téléphone de l’archevêque ? Comment as-tu…

— Plus tard. Lis !

La jeune femme regarda l’écran. Elle blêmit.

— Seigneur, Valdespino est…

— Très dangereux !

— C’est inconcevable ! Qui lui a envoyé ça ?

— Un numéro caché. Je travaille dessus.

— Pourquoi il ne l’a pas effacé ?

— Va savoir ? La négligence ? L’arrogance ? Je vais récupérer les autres messages et tâcher de voir avec qui Valdespino a été en contact dernièrement. Je voulais d’abord te prévenir. Il faut faire une déclaration à la presse.

— Hors de question ! Le Palais ne peut divulguer cette information.

— Mais quelqu’un va le faire à notre place.

Suresh expliqua que c’est sur le conseil d’un informateur de ConspiracyNet.com, un certain monte@iglesia.com, qu’il avait fouillé le téléphone de l’archevêque. Autrement dit, cette information serait bientôt sur la toile.

Mónica Martín ferma les yeux, se représentant la réaction en chaîne quand on saurait qu’un membre haut placé de l’Église, proche conseiller du roi d’Espagne, était impliqué dans un complot meurtrier.

— Suresh, murmura la chargée de communication. Trouve qui est ce « Monte ». C’est vital.

— Je vais essayer.

— Merci. (Elle rendit à Suresh le téléphone et tourna les talons.) Et transfère-moi une copie de ce SMS.

— Où vas-tu ?

Mónica Martín ne lui répondit pas.

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