Chapitre 12 Cités en ruines

Param s’était toujours imaginé les villes au gré de ses lectures, faute de pouvoir les visiter. Elle en avait déjà vu plusieurs, mais uniquement en peinture, sur les toiles accrochées aux murs de la maison – ou plutôt, la geôle – familiale. Lors de sa fuite hors de chez Flacommo en compagnie de Rigg, c’était à la hâte, la peur au ventre et par ses sombres venelles, que la princesse avait visité Aressa Sessamo.

Et comme la capitale gisait au fond d’une cuvette… difficile d’en apprécier la grandeur sans grimper sur ses toits. Par la suite, Umbo et Rigg lui avaient décrit O – une « vraie ville », d’après eux – mais sans s’étendre sur les détails.

Puis était venue cette cité déserte, dans l’entremur de Vadesh. Mais, là encore, leur exploration s’était limitée à ses faubourgs et sous-sols, vers lesquels ils s’étaient carapatés sans même s’offrir un crochet par le sommet d’une tour.

Si bien que rien dans la vie de Param ne l’avait préparée au paysage offert depuis leur nouveau belvédère, pas même les premiers kilomètres dans l’entremur d’Odin, ces terres peuplées d’étranges êtres arboricoles, sans une maison, une baraque, une hutte ou même une tente à l’horizon. Une vaste vallée s’étendait désormais devant eux, creusée en son milieu par une rivière aux flots impétueux.

Le versant qui s’ouvrait sous leurs pieds était couvert d’une centaine d’habitations sommaires, simples tertres renforcés d’occasionnels murs, poteaux et toits. La pente ressemblait aujourd’hui à un champ de dunes mi-terreuses mi-herbeuses, en raison de la poussière soufflée en continu par le vent d’est, et accrochée par le relief au passage. Mais les restes de constructions humaines suffisaient par leur nombre à conférer à l’ensemble une impression d’ampleur – sinon de désolation.

En face, l’histoire était tout autre. Sur le versant opposé, qui se redressait peu à peu en un haut plateau, les constructions de bric et de broc avaient en effet cédé la place à de somptueuses tours. La plupart se réduisaient à des squelettes de madriers, mais du fait de leur hauteur et de l’absence de façade, Param pouvait voir à travers chacune d’elles, jusqu’au sommet de la pente.

Sur le replat de la butte, cette architecture élancée disparaissait au profit de bâtiments plus tassés, étroits, qui avaient fait front contre les bourrasques pour préserver leurs façades. Celles-ci exhibaient les vestiges de riches ornementations et de peintures vives. Chacune était percée d’innombrables fenêtres.

Param entreprit de décompter les bâtiments ; elle s’arrêta à deux cents.

« Combien de personnes vivaient ici ? Vingt mille au moins ! hasarda-t-elle.

— Presque, indiqua Saute-Nuages. Plus ou moins un million. Et la ville qui s’étendait sur les berges de la rivière en comptait à peu près autant. »

Elle disait vrai. Malgré une perspective faussée par les dimensions et le relief de la vallée, et une visibilité limitée par la végétation autour, il apparaissait clairement que les tours vides en contrebas rivalisaient en nombre avec les maisons de la ville haute. Ne manquaient que leurs façades.

« Un million… » se mit à rêver Param.

Ce nombre théorique dépassait son imagination. Et Aressa Sessamo qui s’enorgueillissait de ses deux cent mille habitants… Cette cité les aurait engloutis dans un seul quartier !

« Comment faisiez-vous pour nourrir autant de monde ?

— Ce n’était pas un problème, affirma Père-Souris. Nos rendements agricoles sont cent fois supérieurs à ceux des exploitations rudimentaires de l’entremur de Ram. Notre plus gros souci a toujours été l’énergie et les déchets.

— Les fosses septiques devaient vite déborder avec autant d’habitants… » commenta Rigg.

Umbo salua la brillante intervention d’un rire tout en finesse.

Ce que les garçons pouvaient être pipi-caca ! Param se demanda quand ils se décideraient à changer de registre. À devenir adultes, comme Olivenko.

« Que sont-ils devenus ? s’enquit Param.

— Ils sont morts, quelle question ! répliqua Saute-Nuages.

— Que s’est-il passé ? Une épidémie ? Une guerre ? chercha à comprendre Param. Ils ne sont pas morts de faim, si la nourriture abondait. »

Il n’y avait pas cinquante raisons pour une ville de se vider de ses habitants, d’après ce qu’avait appris la princesse dans les livres.

« Non, vous n’y êtes pas, l’aida Père-Souris. Nous mourrions jeunes à l’époque – à cent ans, en moyenne. Un âge où vos fonctions vitales déclinent et où la vie perd de sa saveur. La plupart y perdent forcément goût. Du moins m’a-t-on dit.

— Nous n’avions pas encore réglé le problème du vieillissement, résuma Saute-Nuages.

— Cent ans, c’est l’âge du doyen de l’entremur de Ram ! s’exclama Rigg.

— Nous compatissons, déclara la femme.

— Quel rapport ? chercha à comprendre Param. Je ne vois pas en quoi mourir à “seulement” cent ans explique la mort de millions de personnes…

— Notre population avait atteint six milliards d’individus à la fin de notre première ère, déclara Père-Souris. Puis les humains sont arrivés.

— Vous dites cela comme si nous n’étions pas humains », fit remarquer Olivenko.

Saute-Nuages esquissa un sourire.

« Mais nous le sommes, n’est-ce pas ? lança-t-elle mystérieusement.

— Je ne vois toujours pas le rapport ! s’impatienta Param.

— Cette petite affectionne les réponses courtes, nota Père-Souris.

— Ou simples, enchérit Saute-Nuages. Alors voici une réponse courte et simple. Un jour est arrivée du futur une lettre nous annonçant la fin du monde. Il fallait agir, et vite. Nous avons décidé de procéder à des coupes démographiques, en limitant notre population à dix mille personnes regroupées à distance de marche du Mur. Notre nombre actuel.

— Coupe démographique ? sourcilla Param. Je crains de ne pas comprendre.

— Faire le moins d’enfants possible. Aucun, si possible. Ce qui explique que les deux miens fassent partie de mon nom.

— Saute-Nuages est l’optimisme même, ajouta l’homme.

— Une incurable optimiste », sourit la principale concernée.

Mais sa voix était empreinte de nostalgie et de tristesse.

« Les gens ont fait une croix du jour au lendemain sur leur descendance ? » s’étonna Miche.

Param fut la première surprise du ton incrédule du tavernier. Jusqu’à preuve du contraire, lui et Flaque n’avaient jamais voulu d’enfants.

« Le désir d’enfanter ne les a jamais quittés, expliqua Père-Souris. Le besoin de reproduction reste un réflexe vital. Mais nous devions ce sacrifice au Jardin.

— Quand les humains sont arrivés, le premier et unique entremur visité fut celui d’Odin, le seul visible depuis l’espace.

— Visible depuis l’espace… répéta Umbo. À ses tours ?

— À ses lampes, rectifia Saute-Nuages. Chaque rue, chaque bâtiment était éclairé. Des lampes partout, allumées toute la nuit, éclairant tout à un million de kilomètres à la ronde. Notre entremur les a attirés comme un papillon dans la nuit. Ils pensaient que nous avions fait du reste du Jardin une réserve géante. Le nom même de ce monde venait confirmer pour eux cette hypothèse.

— Puis ce monde leur a dévoilé son vrai visage, regretta Père-Souris.

— Comment cela, son vrai visage ? s’exclama Rigg.

— Creusez-vous la cervelle, même une demi-seconde, et vous aurez votre réponse, affirma Père-Souris.

— Le visage d’une planète ayant donné naissance à dix-neuf humanités distinctes ? risqua Param.

— Et aux voyageurs du temps, ajouta Umbo.

— Oui, enfin, trois, précisa Olivenko.

— La plupart des habitants de notre entremur n’agissent pas sur le temps, confirma Umbo.

— Vous savez bien que c’est faux, contesta Père-Souris. Et ce n’est pas le temps en soi que vous manipulez. Vos esprits génèrent des champs capables d’altérer la marche du temps du fait de votre lien particulier avec le passé de la planète.

— Et vous, que faites-vous, au juste ? s’enquit Umbo.

— Ils déplacent des objets dans le temps et l’espace, intervint Param. Écoute un peu !

— En quelque sorte… Disons que c’est un de nos talents parmi d’autres. Notre entremur a eu la chance de bénéficier du savoir des humains, ce qui ne fut pas le cas de tous. Les sacrifiables nous ont offert la possibilité d’approfondir leurs connaissances, tout en nous informant de leur mission : diviser la planète en dix-neuf colonies et aider l’espèce humaine à tendre vers des morphologies et des cultures différentes.

— L’histoire humaine sur Terre s’est écrite en douze mille ans, rappela Saute-Nuages. En englobant l’ère glaciaire, comme l’appellent les Terriens – cet âge au cours duquel la Terre fut prise dans les glaces.

— Mais son historiographie, les preuves écrites de son passé, ne remonte qu’à cinq mille ans à peine, resitua Père-Souris. Et ses avancées scientifiques majeures, au dernier millénaire, avec un bond exponentiel au cours des deux derniers siècles.

— Les sacrifiables faisaient figure d’automates domestiques du temps de Ram Odin, poursuivit Saute-Nuages. Les matériaux indestructibles, les synthétiseurs vocaux multilingues, toutes ces technologies ne remontaient pas à plus d’un demi-siècle, mais une telle durée représentait une éternité sur l’échelle fulgurante du progrès.

— Imaginez, le premier humain avait été envoyé dans l’espace moins de deux cents ans plus tôt, enchaîna Père-Souris. Les colons de l’entremur d’Odin pensaient le progrès inarrêtable. Mais la faible population de la colonie et l’énergie dépensée à survivre leur firent rapidement comprendre que le temps n’était pas aux recherches.

— Alors nous avons fait des bébés ! reprit Saute-Nuages. Des bébés, des bébés et encore des bébés ! Il nous fallait au moins décupler notre population pour pouvoir relancer la machine du progrès, pour que les estomacs se remplissent et que les cerveaux les plus brillants tournent à plein régime.

— Mais partons plutôt à la découverte de la ville, proposa Père-Souris. La vue est belle d’ici, mais vous devez être impatients de découvrir ses dimensions de plus près, n’est-ce pas ? »

L’homme avait lu dans leurs pensées. Ils se mirent en route dans la pente, tandis que les deux Enfants d’Odin poursuivaient, intarissables, le récit de l’histoire de leur entremur.

L’explosion de la natalité s’avéra insuffisante. L’une des raisons d’être du Jardin n’était-elle pas d’assurer l’évolution, en îlots isolés, de nouvelles espèces humaines ? Alors les Enfants d’Odin se mirent au travail. Et comme la génétique n’avait plus de secret pour eux, ils firent des miracles.

« Nous ne parlons pas seulement de croisements sélectifs, précisa Père-Souris. Ça, c’est ce que je fais avec mes souris lorsque je sélectionne avec soin mes géniteurs et mes porteuses, en fonction de leurs caractéristiques. Non, nous sommes carrément entrés dans les gènes, ces marqueurs de l’organisme qui nous disent à quoi ressemblera la génération suivante. »

Ils découvrirent des traits disparus depuis des siècles, des traits rares dont ils voulurent faire la norme et, bientôt, tous leurs bébés se ressemblèrent.

« Quels traits en particulier ? chercha à savoir Rigg.

— Les pattes courtaudes, lâcha Umbo.

— Non, réfuta Père-Souris, nos jambes n’ont raccourci qu’à la période yahou.

— Nos premières silhouettes étaient longilignes, expliqua Saute-Nuages. Et notre rendement métabolique exceptionnel. Nous nous nourrissions de trois fois rien.

— Puis nous nous sommes entièrement métamorphosés, en mettant le paquet sur le cerveau, poursuivit Père-Souris. Plus il gagnait en volume, plus il pompait de sang. Il fallut donc éliminer le gaspillage et les organes inutiles.

— De plus gros cerveaux ? » s’étonna Param.

Leurs têtes n’étaient pas à l’échelle de leurs corps, mais pas disproportionnées non plus.

« Un cerveau se plie selon des motifs complexes, leur apprit Père-Souris. Le nôtre, plus que les autres. Et nos crânes sont plus fins. Moins d’os, plus de matière. Plus de fragilité également, mais nous n’avons pas à craindre les mêmes ennemis que nos ancêtres. Et quand il y a danger, nous mettons un casque. »

Les Fils d’Odin tentèrent également, aux prémices de leurs expérimentations, de développer chez leurs congénères des talents « savants » : mémoire visuelle et auditive parfaites, résolution d’équation en un temps record, richesse verbale digne d’un dictionnaire, entre autres. Sauf que…

« Ce ne fut pas une réussite. Nous avons découvert qu’avec les attributs d’un savant venaient ses tares : absence totale de sociabilité et de créativité. C’était trop cher payé. Il fallut donc retrouver de l’harmonie entre créativité d’un côté et mémoire, sens de l’observation et capacité de raisonnement, à la fois abstrait et spatial, de l’autre. »

La réussite fut cette fois totale. Les cerveaux ainsi façonnés absorbaient tout comme des éponges : trois, cinq, dix disciplines d’un coup, quand ceux de la génération précédente saturaient à une ou deux à peine.

En moins de cinq cents ans dans le Jardin, les Enfants d’Odin créèrent des machines capables d’intercepter et de déchiffrer toutes les transmissions échangées entre sacrifiables et vaisseaux, qui n’eurent bientôt plus aucun secret pour eux. Ils fêtèrent leur premier millénaire en bidouillant le code des Murs pour que leurs champs ne se limitent plus seulement à exacerber les peurs humaines, mais libèrent également les cerveaux de leurs blocages linguistiques.

« La grammaire des grammaires, la clé de tous les mots, clama Père-Souris. Comme si, lorsque vous traversez le Mur, nous fredonnions à votre oreille une invitation à rêver dans toutes les langues.

— Sauf que personne ne le traverse à part nous, fit remarquer Param.

— Par “traversée du Mur”, nous entendons le fait d’entrer à un endroit et de sortir à un autre, clarifia Père-Souris. Vous êtes des pionniers dans sa traversée de part en part, mais des milliers de personnes y sont entrées avant d’en ressortir, et certaines se sont attardées à l’intérieur plus longtemps que vous ne pourriez l’imaginer.

— Mais dans quel but, si vous restez prisonnier de votre entremur ? s’interrogea Param. Quel intérêt à apprendre des langues que vous n’utiliserez jamais ?

— Vous n’avez pas écouté, Param, la tança Saute-Nuages. Ces concepts sont pourtant largement à votre portée. »

Param se replongea dans ses réflexions… puis rosit d’embarras.

« Celui qui traverse le Mur n’apprend pas de nouvelles langues. Il se voit offrir le Langage.

— Exactement ! la félicita Saute-Nuages.

— Rien compris, admit Miche.

— La capacité de l’homme à formuler des messages compréhensibles par d’autres, l’éclaira Rigg. La grammaire instinctive enfouie dans les tréfonds du cerveau humain. Le socle de toute langue. Père y avait fait allusion. Une énigme pour tous les chercheurs du monde.

— Notre entremur l’a résolue, plastronna fièrement Père-Souris. Moins de mille ans après notre arrivée ici, nous avons trouvé la clé. Il ne nous restait plus qu’à la tendre aux autres ; du moins, à ceux suffisamment téméraires pour endurer la souffrance du Mur le temps que le verrou saute dans leur cerveau.

— Nous voici à la rivière, annonça Saute-Nuages. Nous sommes censés être des yahous, il n’y a donc pas de ponts, seulement un chemin de pierres pour traverser à gué. Vous risquez d’avoir les pieds mouillés, mais rien de méchant. Quelques pas sur la pelouse de l’autre côté et ils seront secs. »

Elle et Père-Souris ouvrirent la voie après avoir ôté leurs chaussures. En quelques bonds sur des roches plates affleurant tantôt sous, tantôt sur la surface, et ils avaient traversé. Rigg, que des années de vie dans les bois avaient habitué à l’exercice, les suivit le premier. Umbo et Miche l’imitèrent, le pied tout aussi alerte. Seul Olivenko prit la peine de rester en retrait pour aider Param, que ce genre d’acrobaties et la perspective d’une mauvaise chute n’enchantaient guère. La main sûre du garde parvint à la convaincre ; en à peine deux fois le temps qu’il avait fallu à ses compagnons, elle atteignit l’autre berge.

Là, les bâtiments commençaient à prendre de la hauteur. La couche d’herbe sous leurs pieds semblait posée à même un sol parfaitement terrassé.

Des silhouettes de curieux avaient émergé des plus grands arbres en bordure de rivière. Ils saluèrent leurs visiteurs de signes de bras et d’avenants sourires, mais aucun n’osa ni se joindre à eux, ni leur adresser la parole. Père-Souris et Saute-Nuages semblaient les seuls autorisés à leur tenir compagnie. Param se demanda bien pourquoi.

Le groupe s’engagea dans les ruines en pente de la ville, tandis que les deux guides reprenaient le cours de leur récit.

La population avait explosé dans l’entremur d’Odin mais la nourriture poussait en abondance, grâce à des rendements maîtrisés. Les colons vivaient dans de splendides tours élancées pour exploiter au mieux la surface au sol, avec un nombre d’habitations minimal. L’entremur ne compta bientôt plus ses têtes pensantes, affairées à résoudre tous les problèmes scientifiques et technologiques imaginables – sans compter les artistes, écrivains, historiens et philosophes.

Mais alors que l’entremur vivait tranquillement son apogée culturel, un événement vint semer le trouble : l’arrivée d’un message en provenance de leur propre futur.

Les chroniques de leurs cinq prochains millénaires, gravées d’une écriture délicate sur de minces feuilles d’inox.

Ce Livre du Futur était sorti de nulle part, en plein colloque sur la téléportation. Un conférencier venait de quitter l’estrade, un autre s’apprêtait à prendre la suite quand soudain, sur le pupitre, apparut l’objet, iridescent, flambant neuf.

Lecture en fut faite à la demande générale. Son contenu avait été rédigé à l’intention des scientifiques assemblés, dans une variante légèrement maladroite de leur langue d’alors.

Les premières pages confirmaient les espoirs des chercheurs de pouvoir appliquer un jour à la pratique leurs théories sur le déplacement des objets à travers le temps et l’espace. Les Messagers, comme furent appelés plus tard les auteurs de ce livre, avaient choisi cette date précise pour transmettre leur présent, car les travaux dans ce domaine étaient à cette époque déjà bien avancés.

L’ouvrage décrivait ensuite dans les grandes lignes l’histoire de l’entremur d’Odin jusqu’à l’an zéro, puis les quatorze années suivantes.

Il mentionnait pour conclure la venue des premiers Terriens : les Éclaireurs. En chronologie terrienne, le vaisseau de Ram Odin n’avait effectué son saut que quatorze ans plus tôt. Quelle ne fut pas leur surprise en découvrant six milliards d’individus parqués dans un seul entremur.

Leur étonnement grimpa d’un cran lorsqu’ils apprirent que le vaisseau mère s’était dupliqué en dix-huit copies conformes, chacune à l’origine d’une colonie isolée des autres par des barrières électromagnétiques appelées Murs.

Une de leurs premières décisions fut de les désactiver, ce que personne sur le Jardin n’avait jamais réussi à faire. Ils firent ensuite ce qu’aucun Enfant d’Odin n’avait jamais réussi à faire : explorer les entremurs à la découverte des autres races humaines.

Puis ils rentrèrent chez eux.

Onze mois plus tard, en l’an quinze, dix-neuf vaisseaux vinrent assombrir le ciel au-dessus de l’entremur d’Odin. Ils pensèrent les Éclaireurs de retour, mais non : la Terre avait envoyé ses Nettoyeurs. Sans sommation, ces escadrons de la mort activèrent les systèmes d’attaque des orbiteurs satellisés autour du Jardin onze mille ans plus tôt. Toute vie animale et végétale disparut de sa surface pour la seconde fois de son existence.

Une nuée de drones fut ensuite envoyée pour empoisonner les eaux et l’air, et des machines laissées sur place s’assurèrent qu’aucune plante ne refleurisse avant deux siècles au moins.

Les Messagers du Livre se cachèrent au fond d’une mine, où leurs réserves d’oxygène leur permirent de tenir le temps d’achever la gravure de l’ouvrage à plusieurs mains et à l’aide d’une machine. Ils avaient également emporté un téléporteur avec eux, qui se chargea de déposer le fruit de leur travail, à travers le temps et l’espace, dans les mains de ces scientifiques armés pour le comprendre.

C’est dans cette grotte que s’achevait l’histoire de Père-Souris et Saute-Nuages. Les promeneurs étaient arrivés au cœur de la ville, où parois et fenêtres habillaient encore des charpentes presque intactes, comparées aux carcasses vides des faubourgs. Des amas de terre et de poussière s’étaient formés au pied des murs orientés à l’est. De fines pelouses étaient venues les verdir. Ici et là avaient même poussé quelques arbres. L’ensemble gardait un aspect de vraie ville, mais sans âme qui vive. Et Param ne pouvait que s’ébahir, non pas face à la monumentalité des lieux, mais à la pensée du mode de vie de ses anciens habitants.

« Tous les magasins et commerces donnaient sur la rue, bien entendu, expliqua Père-Souris. Et tout le monde se déplaçait à pied. Les transports empruntaient des voies souterraines. Il y avait des parcs partout. Et les rues étaient couvertes d’herbe. Pas aussi haute que celle-ci. Une variété plus rase, douce à fouler, persistante.

— Pourtant, elle a fini par mourir, nota Olivenko.

— Des brumisateurs se chargeaient de son entretien quotidien, précisa Père-Souris. Cette prairie que vous voyez est montée en graine. Elle a atteint une telle taille malgré les saisons sèches que le gazon en dessous fut masqué du soleil. Il a dépéri en quelques années à peine.

— Je rêve ou on est en train de parler d’herbe ? intervint Param. Et si on parlait de gens, plutôt ?

— Les habitants vivaient, travaillaient et étudiaient dans ces bâtiments que des passerelles reliaient entre eux, indiqua Saute-Nuages. Vous n’avez jamais connu une telle densité de population, j’en suis conscient – mais nous, actuels habitants de l’entremur d’Odin, encore moins. Cela paraît tellement anonyme, de parler d’un million de gens. Tous avaient une vie, une famille, des projets, des problèmes. Chacun écrivait sa propre histoire, tissait son fil dans la toile de l’entremur.

— Mais le Livre du Futur les a tués, commenta Param.

— Non, vous n’y êtes pas. Il n’a fait qu’infléchir le cours de leurs existences, rectifia Saute-Nuages avant de se reprendre. De nos existences. Notre priorité a basculé du jour au lendemain du développement des sciences au sauvetage de la planète. Nous étions en tort, vous comprenez ? Ce que les Éclaireurs ont vu en nous, nous ne le saurons jamais. Mais pour décider, dès leur retour sur Terre, que le mieux était encore de nous exterminer, cela ne devait pas être joli.

— Donc vous avez passé les cinq mille années suivantes à vous préparer à l’affrontement, en déduisit Miche.

— Non ! s’écria Père-Souris, horrifié. C’était un combat perdu d’avance. Un combat de la surenchère. Si nous avions pris le dessus sur leurs vaisseaux, ils en auraient envoyé le double. Si nous leur avions opposé de meilleures armes, ils en auraient développé d’autres, plus puissantes. Notre seule issue aurait été de remonter dans le passé pour détruire la Terre. Un scénario auquel personne n’était et ne sera jamais préparé.

— Pourtant, les candidats à l’annihilation de la planète mère ne manquaient pas, les surprit Saute-Nuages. Mais c’était compter sans les vaisseaux et l’immunité de leurs programmes. Les sacrifiables nous avaient à l’œil. Dans la plupart des entremurs, ces machines avaient pour rôle d’encourager le changement, pour le bien du futur, pour rendre l’homme autonome. Ce n’était pas le cas dans le nôtre. Les Enfants d’Odin étaient gardés sous étroite surveillance, pour les empêcher le jour venu de faire une grosse bêtise, comme pirater les codes informatiques des vaisseaux.

— Ou développer des armes plus dévastatrices que les leurs, compléta Saute-Nuages. Tout chercheur qui lançait des recherches sur un attirail capable de prendre pour cible des objectifs au-delà des Murs ou dans l’espace était invariablement retrouvé raide mort, la tête sur ses croquis. Une fin expéditive, sans procès ni interrogatoire.

— Mais vous disiez avoir réussi à vous infiltrer dans leurs programmes… hésita Umbo.

— Nous avons accédé à la plupart en lecture, précisa Saute-Nuages. Les plus perméables ont pu être modifiés, comme ceux des champs. Mais nous ne pouvions les contrôler. Et certains nous ont envoyé un message clair : essayez de nous bidouiller et nos orbiteurs s’occuperont de vous.

— Donc vous étiez sans défense, comprit Miche.

— Ces systèmes n’avaient pas été configurés pour nous défendre de la race “humaine” – au sens de “terrienne”, ajouta l’homme.

— Mais les sacrifiables nous ont dit que leur tâche était d’assurer notre protection pendant notre établissement dans le Jardin, souligna Rigg.

— C’est en effet le cas aujourd’hui, confirma Père-Souris. Mais ces machines sont limitées par cette même programmation qui nous bloque, nous. Il fallait donc pousser les Éclaireurs à tirer d’autres conclusions sur notre compte. »

Les Enfants d’Odin pensèrent d’abord les Éclaireurs effrayés par la maturité de leur civilisation. Ils entreprirent donc de réduire leur population et de dissimuler leurs technologies les plus sophistiquées. Mais, douze ans plus tard, ils reçurent un nouveau livre.

Limité, cette fois, à une simple feuille recto verso. Une feuille d’or, et non plus d’inox. Le message aussi avait été simplifié : bravo pour vos initiatives, mais vous pouvez reprendre de zéro. L’issue n’avait pas changé.

Tout le monde se remit au travail. La natalité chuta de moitié, les recherches technologiques connurent un coup d’arrêt. La troisième édition du Livre du Futur arriva : ils avaient encore fait fausse route.

Alors ils persévérèrent en adoptant cette fois une stratégie radicalement opposée : en mettre plein la vue aux Éclaireurs pour les rendre jaloux de leurs technologies et avoir quelque chose à proposer en échange de leur survie.

Un nouvel échec, comme le confirma la quatrième livraison.

« Et il y en a eu neuf comme cela ! s’exclama Père-Souris. Nous avons reçu le dernier livre il y a trois mille ans, au moment où a été voté le “projet yahou”. L’idée nous est venue d’un livre ancien, Les Voyages de Gulliver. À la fin, le héros visite un pays dont les êtres les plus sensés descendent du cheval, et dont les plus proches physiquement de l’homme sont des créatures sauvages qui vivent dans les arbres, s’expriment par grognements et balancent leurs excréments sur les étrangers. Nous les avons pris pour modèles de nos générations futures et, depuis, nous attendons.

— Les pattes courtaudes nous viennent de là, nos pieds préhenseurs également. Nous avons essayé de nous rapprocher au plus près des anciens primates terrestres, expliqua Saute-Nuages. Et quand il ne resta de notre colonie que dix mille d’entre nous, intelligents, presque immortels mais aux silhouettes suffisamment simiesques pour passer pour des bêtes, nos exemplaires aïeuls se sacrifièrent pour nous. Ils se laissèrent mourir de faim pour nous permettre de survivre.

— Pourquoi ce sacrifice ? s’étonna Param. Vous ne saviez même pas si c’était votre entremur qui avait convaincu les Éclaireurs de raser le Jardin.

— Non, mais nous ne pouvions modifier que le nôtre, déclara, fataliste, Saute-Nuages.

— Sois plus précise, l’encouragea Père-Souris.

— Très bien, reprit Saute-Nuages. Nous ne pouvions modifier que le nôtre aussi radicalement. Il nous aurait été difficile d’en faire autant avec les autres. Mais nous avons tout de même procédé à certains ajustements chez nos voisins.

— Comment ? s’enquit Param.

— Comment cela, comment ? À quels ajustements ? Ou comment avons-nous réussi à procéder à des ajustements ? chercha à comprendre l’homme. Vous savez que nous pouvons envoyer des choses à reculons dans le temps en n’importe quel point du Jardin, comme cette pierre déposée sous les yeux d’Umbo par exemple. Eh bien, nous avons regroupé toutes les gemmes – initialement, chaque entremur ne possédait que sa propre pierre de commande – et les avons remises à Ramsac.

— Ramsac… hésita Rigg. Le sacrifiable qui m’a élevé ?

— Dans notre langue, indiqua Père-Souris, chaque sacrifiable est nommé d’après le fondateur de l’entremur, auquel nous ajoutons le suffixe “sac”, comme “sacrifiable” : Ramsac, Vadsac, Odsac.

— À ce propos, où se trouve votre sacrifiable ? interrogea Olivenko.

— Il vaque à ses occupations, éluda la femme. Vadsac est venu à votre rencontre car vous étiez ses premiers visiteurs depuis des millénaires. Mais si un inconnu débarquait dans l’entremur de Ram, pensez-vous que Ramsac se donnerait la peine de l’accueillir ? »

Ces digressions avaient le don d’agacer Param.

« Pourquoi avoir regroupé les pierres ? Et pourquoi ne pas les avoir utilisées vous-mêmes ?

— Impossible, résuma l’homme. Pour pouvoir contrôler un vaisseau, il faut d’abord traverser un Mur sans utiliser les pierres. Ce n’est qu’après que vous pouvez traverser librement les autres.

— Donc si nous n’avions eu que cette pierre… commença Param.

— Il vous aurait fallu d’abord rejoindre votre vaisseau. Et ensuite, vous n’auriez maîtrisé que votre moitié de Mur.

— Ce qui n’explique toujours pas votre décision de nous les remettre toutes, insista Param.

— Personne d’autre que vous ne possède de tels pouvoirs, confia Père-Souris avec un haussement d’épaules. À vrai dire, le vôtre nous échappe un peu, Param. Nous avons cru comprendre que Rigg s’était lié à une trace du passé pour traverser le Mur avant son activation.

— Mais dans ce cas, nous n’aurions pu acquérir le don des langues qu’il transmet, fit remarquer Umbo.

— Pour tout vous dire, si Umbo n’avait pas eu la brillante idée de nous ramener au présent alors que nous étions en plein dans le Mur, nous n’aurions jamais ressenti ses effets, glissa Olivenko.

— Je ne l’ai pas fait exprès.

— Ils allaient nous tuer ! le défendit Param.

— Je sais, merci », répliqua Olivenko en trahissant une certaine lassitude.

Param n’en revenait pas de s’être adressée à Olivenko sur ce ton. Mais de quel droit accusait-il Umbo ? Il n’était même pas là ! Certes, ce retour au présent les avait exposés à la torture du Mur – et plutôt deux fois qu’une, après leur aller-retour catastrophe pour tirer Rigg d’affaire. Mais de là à insinuer qu’Umbo devait en assumer seul la responsabilité…

« Personne n’accuse personne, tempéra Rigg. Il est évident qu’on nous cache une part de vérité, mais… »

Il balaya d’un signe de main un semblant de protestation des Enfants d’Odin.

« Vous en gardez un peu pour plus tard, c’est de bonne guerre, poursuivit-il. Et comme vous espérez de nous un geste, vous édulcorez votre récit en conséquence. Je ne critique pas : à votre place, je ferais pareil. J’attends juste de savoir ce que vous attendez en secret, et dans quelle mesure vous avez déjà infléchi le cours de nos actions à notre insu. »

D’une main levée, il coupa court à toute tentative d’objection de la part de ses interlocuteurs.

« N’y voyez là aucune critique. Pourrait-on enfin mettre de côté nos susceptibilités, tous autant que nous sommes ? À moins de nous laisser des notes, que nous n’aurions ni comprises ni crues, vous ne pouviez pas tout nous expliquer. Et merci pour les pierres. J’ignore d’où vous vient votre confiance à notre égard, mais j’espère que nous nous montrerons à la hauteur de vos attentes – quand bien même nous consentirions à y répondre, à tout le moins. »

Param ne se sentit pas peu fière du discours de son frère. Quelle éloquence… elle en était presque jalouse ! Et quelle conscience du pouvoir de ses mots sur l’assistance ! Le Jardinier – Ramsac – avait été fin pédagogue : il avait fait de Rigg un vrai meneur d’hommes, et un garçon capable d’appliquer à la lettre ses enseignements, avec zèle et sagesse. Notre Roi en la Tente, se prit-elle à rêver. Mais non, quelle pensée farfelue, la princesse héritière, c’était elle ! Mère m’a répudiée, a attenté à ma vie, et me voilà réduite à suivre mon cadet de frère, que je connais à peine, et à m’enticher d’un rat de bibliothèque reconverti en garde civile comme une ado rendue gaga par son premier flirt.

« Dans quelle mesure avons-nous déjà infléchi le cours de vos actions, répéta Saute-Nuages d’une voix blanche. Vous avez de quoi noter ?

— Oui, répondit Param du tac au tac.

— Et dans l’ordre initialement prévu, s’il vous plaît, exigea Rigg.

— Crachez le morceau ! » les pressa Umbo.

L’attitude des Enfants d’Odin avait changé du tout au tout. L’ambiance était devenue glaciale.

« Tout dépend de vous, temporisa Père-Souris. L’histoire des yahous… ce fut notre dernière tentative, mais elle a échoué.

— Vous nous mentez donc depuis le début, comprit Olivenko.

— Comme Rigg l’a laissé entendre, confirma la femme. Bon, voici comment les choses se sont réellement passées. Nous avons effectivement appris à téléporter des objets, mais minuscules, et vers des endroits et à des instants extrêmement précis. Plus spécifiquement, nous sommes parvenus à extraire l’information génétique d’un ovule fécondé avant son implantation dans la muqueuse utérine, pour l’altérer selon nos désirs avant de le réimplanter une microseconde plus tard. »

Les questions se bousculaient dans le cerveau de Param.

« Vous avez testé cela en pratique ?

— Oui, sur votre père, dans l’utérus de sa mère, confirma Père-Souris. Nous nous sommes assurés, par le biais de légères modifications, que votre mère se marie avec Knosso et lui fasse deux jolis enfants.

— Qu’avez-vous modifié dans ses gènes ? s’enquit Rigg.

— Nous savions ses deux parents déjà doués dans la manipulation du temps. Nous avons donc ajouté nos propres gènes aux siens, en espérant que la greffe prenne. Et elle a pris, en nous donnant un pisteur et une demoiselle plutôt habile dans le fractionnement temporel. »

Param regarda Rigg pour voir s’il était aussi dévasté qu’elle par la nouvelle. Le visage de son frère ne trahissait aucune émotion.

« Comment avez-vous osé ? se désola-t-elle d’une voix éteinte.

— Mon nom est aussi Sauve-le-Monde, rappela Saute-Nuages. À quoi fait-il référence, selon vous ?

— Quoi d’autre ? la pressa Rigg.

— Une certaine dague, intervint Père-Souris. Déposée au hasard très tôt dans le monde, pour qu’elle vive un peu, avant de la glisser à la ceinture d’un homme. L’objet extirpé de votre premier voyage dans le passé, avec Umbo.

— La dague… articula Umbo en portant machinalement une main à son fourreau. Mais pourquoi ?

— Il ne vous a pas échappé que sa poignée était incrustée de fidèles reproductions des gemmes de commande », poursuivit l’homme.

Param entendait cette histoire pour la première fois ; il faut dire que, qu’il s’agisse de pierres ou de couteau, les garçons n’étaient pas très prêteurs avec elle.

« Une minute, l’arrêta Rigg. Vous me dites que vous n’avez rien laissé au hasard, mais qu’en est-il de Miche ?

— Un coup du sort, admit la femme. Tout comme l’apparition d’Olivenko. Mais vous avez su choisir vos compagnons. Vous n’auriez pu mieux faire, bravo. »

Si Miche resta de marbre, Olivenko fit immédiatement volte-face. Pour manifester son dépit mais aussi sous le coup de la surprise à cette inattendue flatterie, songea Param.

« Nous plaidons coupables, c’est vrai, poursuivit Saute-Nuages. Mais nous ne pouvions nous permettre d’attendre des années que vous tombiez par hasard sur quelqu’un capable de vous projeter dans le passé. Alors nous vous avons donné Umbo.

Donné Umbo ? » s’exclama Rigg.

Param vit le principal intéressé virer à l’écarlate. De colère ? D’embarras ?

« Allez-y, dites ce que je suis, les défia le jeune cordonnier. Une expérience génétique, moi aussi ?

— Oui, mais d’un genre différent, répliqua Père-Souris. Votre mère était pétrie de talent, contrairement à votre père. »

Umbo acquiesça.

« Le jour de votre conception, nous avons donc remplacé sa semence par celle de notre meilleur téléporteur. »

De chaudes larmes se mirent à rouler sur les joues d’Umbo.

« Mon père n’est pas mon père, renifla Umbo.

— Tu n’as absolument rien hérité de lui, mon garçon, confirma Père-Souris.

— Et votre téléporteur… qui est-ce ?

— Il est mort, lui apprit Père-Souris. Nous sommes revenus dans le passé pour recueillir son sperme.

— Alors je suis à moitié… d’ici, conclut Umbo.

— Oui, attesta Saute-Nuages. Nous n’étions déjà plus tellement filiformes à l’époque de votre père. Mais pas encore des yahous. »

Umbo aurait aimé disparaître dans les hautes herbes. Il se pencha, prit appui des deux mains sur ses genoux, et fondit en larmes. Miche s’approcha et enroula un bras autour de ses épaules. Umbo se blottit contre lui.

« Umbo est donc le plus intelligent d’entre nous, fit remarquer Rigg.

— Il possède le potentiel d’un Enfant d’Odin, observa Père-Souris. Mais toi et ta sœur avez également hérité de notre intellect.

— Après neuf échecs en autant de tentatives, décision avait été prise de ne plus rien tenter par nous-mêmes, continua Saute-Nuages. Nous avons donc sélectionné quelques profils génétiques dans un entremur prometteur, le vôtre, et les avons croisés avec nos meilleurs gènes. Nous comptons aujourd’hui sur vous pour résoudre notre problème.

— J’aimerais que l’on se mette bien d’accord sur vos intentions, reprit Rigg. Votre problème, ce sont les Éclaireurs et l’image qu’ils auront de vous ?

— Vous avez tout compris, confirma Saute-Nuages.

— Nous ne sommes pas prêts. Combien de temps avons-nous avant leur arrivée ?

— Plus qu’il n’en faut, le rassura Saute-Nuages.

— J’avais cru entendre parler de deux ans… hésita Rigg.

— Exact. Mais renouvelables, grâce à votre pouvoir, le flatta la femme. Laissez les Éclaireurs venir – nous vous cacherons le temps de parfaire votre éducation. Ensuite, un petit saut temporel dans le passé et hop ! vous bénéficierez d’une petite rallonge dans votre préparation. Vous pourrez recommencer ainsi autant de fois que nécessaire. En prenant soin de ne pas croiser vos doubles, cela va de soi.

— Et en gardant aussi à l’esprit, les prévint Père-Souris, que plus vous vous démultiplierez, plus vous nous compliquerez la tâche. D’après les Livres du Futur, les Éclaireurs adorent fouiner et ne se laissent pas duper facilement. Et ils peuvent compter sur l’aide des sacrifiables.

— Voilà pourquoi nous agissons dans le plus grand secret avec Odsac. Nous ne lui mentons jamais, mais ne lui révélons pas non plus ce qu’il ne doit pas savoir. Il n’est pas au courant de votre présence ici.

— Mais Père sait tout sur nous, les alerta Rigg.

— Il en a su beaucoup jusqu’à sa mort, nuança Saute-Nuages. Après cela, il vous a perdus. Il avait beaucoup de projets pour vous tous, mais ne saura jamais s’ils se sont réalisés.

— Au risque de vous décevoir, reprit Rigg, c’est lui qui dictait les réponses du vaisseau de Vadesh lors de ma prise de commandes. »

Saute-Nuages manifesta son agacement d’un geste désabusé de la main.

« Quelqu’un l’aura prévenu. Je l’aurais parié.

— Nous savons de source sûre que les Éclaireurs ignorent tout des sauts temporels, reprit Père-Souris. Ils les croient impossibles à accomplir, du fait du caractère autodestructeur des boucles temporelles. C’est là que réside notre avantage. Tant qu’on restera en vie, on pourra les recevoir autant de fois qu’il le faudra. Jusqu’à trouver la solution.

— Ce que vous avez fait jusqu’à présent, fit observer Olivenko.

— Pas au sens strict, objecta l’homme. Nos pouvoirs se limitent à l’envoi de messages. Vous, vous pouvez agir sur le terrain, recommencer à l’infini. Comme Umbo et Miche l’ont prouvé dans cette banque à Aressa Sessamo.

— On a vu le résultat, débita Miche d’une voix calme. Les choses ont empiré jusqu’à devenir impossibles à démêler.

— Cela vous aura servi de leçon, le réconforta Père-Souris. »

Rigg soupira.

« Que sait Vadesh de tout cela ? »

La question provoqua l’hilarité de Saute-Nuages.

« Absolument rien. Du moins, rien qu’il n’ait vu. Tout cela le dépasse complètement. Il ne lui est pas venu à l’esprit un seul instant qu’en vous déposant ici il vous ramenait à la maison.

— Comment pouvez-vous en être si sûre ? questionna Rigg.

— Notre sacrifiable lui ment, expliqua l’homme. Comme tous les autres.

— Il a tout raté, voyez-vous, enchérit Saute-Nuages. La gestion des humains de son entremur a été une catastrophe.

— Pas tout, contesta Miche en pointant du doigt son crocheface.

— Vous avez raison, ironisa Père-Souris. Un regard sur vous, et les Éclaireurs prendront toutes les mesures pour sauvegarder à tout prix le Jardin.

— Insinuez-vous que je doive rester à l’écart de notre petite… mission ? le questionna Miche.

— Je n’insinue rien de tel, se défendit l’homme. Nous ne vous avions pas prévu dans notre plan, pour la simple et bonne raison que nous n’en avons pas. Vous avez toute latitude pour en élaborer un. Nous nous ferons un plaisir d’arranger pour vous ce qu’il faudra pour le mener à bien.

— Nous avons cependant un petit conseil à vous donner, si vous permettez, ajouta Saute-Nuages.

Tu as un petit conseil à donner, se défila Père-Souris.

— Soit, j’ai un petit conseil à vous donner, reprit Saute-Nuages. Ne tardez pas trop. Limitez-vous à quelques cycles. Vous pourrez répéter ces deux années de préparation autant de fois que nécessaire, mais vous vieillirez aussi de deux ans chaque fois. Et je pense préférable d’agir tant que vous êtes jeunes.

— Jeunes ? s’esclaffa Miche en se tournant vers Olivenko. Pour nous, il est déjà trop tard.

— Vous peut-être, mais Rigg, Param et Umbo ne sont encore que des adolescents. Regardez comme ils paraissent inoffensifs… Qui irait se méfier d’eux ? Et si vous et Olivenko leur obéissez comme il faut, alors peut-être y gagnerez-vous quelques années et un peu de confiance. Un peu de sympathie. Quelque chose, quoi qu’il en soit. J’espère. Je le crois sincèrement. Ce que je veux dire, c’est que vous ne pouvez plus apprendre grand-chose et ne pouvez rien anticiper. À leur retour, d’ici un an ou plus, vous y verrez plus clair. Peut-être l’issue de notre monde aura-t-elle changé – ce sera la surprise –, auquel cas vous serez même exemptés d’intervenir. Mais si les Nettoyeurs viennent pour la dixième fois, alors suivez vos amis dans le passé et essayez d’en apprendre davantage, en vous basant sur vos propres observations et expériences. Vous me suivez ? Évitez juste de le faire trop souvent. Et n’attendez pas de vieillir avant d’agir.

— Quel discours, ma chère, la félicita Père-Souris avec ostentation. Aussi émouvant qu’inutile : ils décideront par eux-mêmes.

— Donner matière à méditer n’est jamais inutile, estima pour sa part Saute-Nuages. Et maintenant, si tu leur montrais ta bibliothèque ? »

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