Chapitre 13 À la bibliothèque

La bibliothèque, pourtant enfouie à des dizaines de mètres sous terre, au bas d’un escalier interminable, était agréablement aérée. Une brise légère y soufflait dans chacun de ses couloirs. Aux murs s’étalaient fresques et peintures. Des sculptures ornaient les angles de chaque pièce – quand elles n’emplissaient pas carrément tout l’espace. Des tables basses et fauteuils moelleux étaient baignés d’une lumière douce invitant à la lecture.

Seul hic : les livres. Il n’y en avait aucun.

« Nous sommes bien dans une bibliothèque ? s’interrogea Rigg.

— Ici est entreposé tout ce que les entremurs ont jamais produit en matière d’écrits, confirma Saute-Nuages.

— Sans mentionner les ouvrages terrestres arrivés dans les bagages des premiers Terriens, ajouta Père-Souris, et une collection complète de créations artistiques. Nous n’en avons d’ailleurs exposé qu’un échantillon, faute de place.

— Je ne vois aucun livre », insista Umbo.

Père-Souris afficha un sourire modeste et Saute-Nuages éclata de rire.

« Allez, Père-Souris, montre-nous tes bébés.

— Venez, les enfants », ordonna l’homme.

Au même instant, des arcades miniatures s’ouvrirent dans les plinthes de la pièce et des dizaines de souris de toutes les couleurs en jaillirent. Des blanches, des brunes, des noires, des jaunes, des rouges… Elles inondèrent le sol et envahirent les tables.

« Nous désirons voir les sculptures grecques antiques », lança Père-Souris.

Rigg se demanda bien à qui il s’adressait. Toujours est-il que, dans la seconde qui suivit, aux quatre coins de la salle, les sculptures prirent soudain des couleurs vives, des formes humaines et l’apparence du marbre. Il tendit une main pour toucher… et la vit ressortir de l’autre côté !

« Illusion d’optique, comprit Olivenko.

— Supercherie », estima Param.

Miche pouffa d’aise.

« Tu savais ? comprit Rigg.

— Moi non, mais le crocheface oui, répondit le tavernier. Il a tout de suite distingué le faux du vrai.

— Cela ne vous empêche pas d’apprécier la beauté de l’œuvre, au moins ? s’enquit Saute-Nuages.

— Autant qu’avant, sans mon masque, ironisa le tavernier. Je garde toujours un goût immodéré pour la beauté artificielle !

— J’en déduis que l’art ne vous parle guère, reprit Père-Souris.

— Le vôtre me parle bien, si, avec vos souris savantes, démentit Miche. Elles ne comprennent que vous, je me trompe ?

— Elles apprendront votre langue en un temps record, continua l’homme.

— Votre système est ingénieux. Les Éclaireurs auront beau chercher, ils ne trouveront rien. »

Père-Souris acquiesça de la tête et esquissa un sourire encore plus discret que la première fois, si cela se pouvait.

« À moins de savoir parler aux souris. Elles seules connaissent l’accès aux livres, aux lithographies, aux sculptures et aux cartes stockées dans nos archives.

— Mais… si quelqu’un les tue ? souleva Umbo. L’accès sera condamné ?

— Vous devez bien avoir un autre moyen, soupçonna Olivenko. Une clé quelque part…

— Un mécanisme… suggéra Miche.

— Rien de tout cela, infirma Saute-Nuages. Les portes dérobées et trappes secrètes finissent toujours par être découvertes, les mécanismes aussi. Non, les souris, rien que les souris !

— Nous sommes conscients des risques de perte, concéda Père-Souris.

— Il joue les modestes, le taquina Saute-Nuages. Mais ses créatures offrent un florilège génétique d’une diversité unique. Plus de trois mille espèces, toutes différentes les unes des autres. Une épidémie qui exterminerait toutes les espèces répertoriées de l’entremur laisserait la plupart de ces petites bêtes intactes.

— S’il y a trois mille espèces, s’interrogea Olivenko, je suis curieux de savoir combien il y a de souris.

— On ne s’est pas amusés à compter, confia Père-Souris. Elles se reproduisent normalement et se transmettent les secrets de la bibliothèque de nichée en nichée. Les grandes prairies de l’entremur fleurissent de milliers d’espèces végétales qui servent de base à leur alimentation. On estime leur population à plusieurs centaines de milliards.

— Donc là où vivaient autrefois des milliards d’hommes… commença Olivenko.

— Prospèrent aujourd’hui le centuple de souris. Et les hiboux, renards et fouines qui s’en nourrissent, et les faucons, aigles et loups que ces derniers nourrissent, compléta Père-Souris. Ajoutez à cela les ruminants qui endiguent la prolifération en éclaircissant les prairies, les grands félins qui se repaissent des ruminants et les hyènes et autres charognards qui s’invitent au festin et vous obtenez un véritable éden parsemé de ruines de notre ancienne civilisation et de quelques poches de yahous arboricoles, témoins d’une lointaine présence humaine.

— Un joli travail de camouflage, salua Rigg.

— Mais qui n’a servi à rien, rappela Père-Souris. D’où votre présence ici, dans notre bibliothèque. En espérant que vous y trouverez de quoi faire mieux que nous.

— Si j’ai bien compris, ce sont les souris qui nous apportent les livres ? demanda Olivenko.

— Annoncez simplement à voix haute un sujet d’étude, une source, un titre, un auteur, ou posez une question. Ensuite, attendez accoudé à une table – ou adossé à un mur ou même debout, en marchant. Le livre apparaîtra devant vous.

— Père-Souris est notre meilleur libraire, le loua Saute-Nuages.

— Disons le meilleur encore en vie, nuança le principal intéressé. Nos ancêtres m’ont mâché le travail. Conception du bâtiment, construction, collecte des œuvres, tout avait déjà été pensé et réalisé à mon arrivée, dans les moindres détails.

— Donc les souris savantes comme système d’accès, c’est un peu votre touche de finition ? ironisa Olivenko.

— J’aimerais voir un livre », annonça Rigg.

Et un livre prit forme sur la table. Puis un deuxième, puis un troisième, et ainsi de suite en continu, comme autant de sculptures exhibées l’une après l’autre, juste le temps d’un regard.

« Celui-ci ! » désigna Olivenko en fourrant son doigt dans l’un d’eux.

Le livre se mit immédiatement à léviter à distance confortable de lecture. Il s’ouvrit à la première page.

« Voyages dans des contrées lointaines, lut Rigg. De Jonathan Swift.

— Ou Les Voyages de Gulliver, déclara Père-Souris. Quatrième partie, chapitre 1, dans lequel Gulliver rencontre les yahous.

— Vous espérez nous faire avaler que ce titre est sorti au hasard ? » tiqua Miche.

Père-Souris parut peiné.

« Je n’oserais pas. Olivenko aurait pu choisir n’importe quel livre, c’est celui-ci qui serait sorti.

— On est obligés de lire ça en premier ? grimaça Param.

— Vous n’êtes obligés de rien, souligna Saute-Nuages. Vous êtes libres de choisir ce qui vous intéresse, et cela ne marchera que dans ce cas d’ailleurs. Bien entendu, vos résultats seront meilleurs, d’après nos prévisions, si vous vous plongez dans l’étude des principaux instigateurs des colonies, nos chers Terriens.

— Et si je préfère étudier l’histoire de l’entremur de Ram ? discuta Param.

— Et moi de celui où a péri Knosso ? s’empressa d’ajouter Olivenko.

— Personne n’a rien écrit à ce sujet, j’en ai peur, le débouta sèchement Père-Souris. Et nous ne recueillons pas les témoignages oraux des autres entremurs, car nos machines ne sont pas équipées pour. Nous ne conservons que les productions matérielles.

— Et si moi, je préfère visiter tranquillement votre entremur ? s’immisça Miche.

— Faites, l’encouragea Saute-Nuages. Mais restez sur vos gardes. Ici, les prédateurs nous prennent pour des humains, donc pour des morceaux de viande. En outre, vous n’avez pas d’arme.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, j’ai ce qu’il faut.

— Et comment vous défendrez-vous face à une meute de loups, une horde de lions ou un clan d’hyènes affamés ? insista Père-Souris en secouant la tête. Bien entendu, si vous servez de repas à l’un d’eux, vos amis pourront toujours faire un saut dans le passé pour récupérer vos restes. Mais ce serait une perte de temps et d’énergie.

— Je pars à la chasse aux papillons, pas aux lions, le rassura Miche. J’aimerais voir cette prairie que vous décriviez.

— Vous en aurez vite fait le tour, le prévint Père-Souris. Mais vous êtes ici chez vous et libres d’aller où bon vous semble, tant que cela vous paraît utile avant l’arrivée des Éclaireurs. Ou même par simple curiosité. Tous nos plans ont échoué, nous n’avons pas de conseil à vous donner, seulement notre aide à proposer.

— Dans ce cas j’aimerais en savoir plus sur le fonctionnement de ces vaisseaux interstellaires, annonça Umbo. Et sur leurs systèmes de commandes.

— Certains n’ont pas eu assez d’une vie pour cela, observa Saute-Nuages.

— Et ils ont vécu plus longtemps que vous ne vivrez jamais, rappela Père-Souris.

— Je n’ambitionne pas d’en construire un avec mes petites mains, insista Umbo. Mais ce que je me dis, c’est que les vaisseaux des Éclaireurs se baseront forcément sur des technologies de conception similaire, grosso modo, à celles du vaisseau mère. Les Éclaireurs dépendent de ces machines, un peu comme vous. Plus que vous, même. N’est-ce-pas ? »

Umbo épata Rigg sur ce coup-là. Sacré projet. Et brillante démonstration. D’autant qu’Umbo ne connaissait rien aux sciences ni aux technologies. Il lui souhaitait bien du courage : son apprentissage avec Père en forêt représentait une masse de travail énorme, et avec un professeur hors pair.

Une telle conclusion ne serait pas venue à l’esprit de Rigg s’il ne considérait Umbo comme moins capable que lui. Or était-ce vraiment le cas ? Umbo était à moitié fils d’Odin, Rigg et Param, seulement un quart. Si les ancêtres de Père-Souris et Saute-Nuages avaient réellement développé des gènes d’une intelligence supérieure, alors Umbo pouvait prétendre à un QI plus élevé que les deux rejetons de la famille royale.

Des préjugés de classe typiques des Sessamides, songea Rigg. Je n’ai pas perdu de temps. Persuadé d’être le fils de Père, j’ai d’abord présumé avoir hérité de son intelligence. Sauf que le puits de science s’est avéré être une machine et son fils adoré, le prince d’une famille royale déchue. Et à peine ai-je fini de prendre la grosse tête, comme tout bon héritier à la Tente de Lumière, que j’apprends qu’à nouveau j’ai tout faux.

Sur toute la ligne. Et qui me dit que mon présent ne me ment pas, lui aussi ? Laissons Umbo se pencher sur ces vaisseaux. Il apprendra aussi vite que moi, sinon plus.

Tout le monde eut bientôt les bras chargés de livres, sauf Miche, qui insista élégamment pour explorer l’entremur. Il réclama un aéronef et obtint satisfaction. Trois jours plus tard, il était de retour à bord de sa réplique exacte du véhicule de Vadesh, sans guère d’observations à faire partager. Il s’installa ensuite dans la même routine que ses compagnons : des heures à lire assis, debout, immobile ou en marchant, les livres que les souris faisaient promptement apparaître, disparaître puis réapparaître à la demande, à la page exacte de la précédente consultation.

Leur quotidien ne se limitait pas aux seules lectures. Ils mangeaient aussi et échangeaient pendant – et entre – les repas. Umbo et Olivenko se montraient les plus enthousiastes, comme deux étudiants communiquant leur passion des études avec force gestes et paroles. Rigg aurait certainement fait de même si, plus jeune, Père n’avait calmé ses ardeurs. Au fond de la forêt, à quoi bon s’exciter seul face à son professeur ?

Il se sentait parfois agacé par les exclamations de ses deux fougueux camarades, mais prit conscience peu à peu du bénéfice qu’il avait, lui aussi, à tirer de leurs lectures, questions et conclusions. Il ne pouvait prétendre maîtriser leurs sujets sur le bout des doigts, mais connaissait en tout cas la teneur de leurs discussions sur certaines questions précises, et il enregistrait tout, si bien qu’il pourrait les questionner plus tard et se faire une idée de ce qu’eux savaient ou pas.

Param, de son côté, travaillait en silence et le faisait savoir quand on l’ennuyait. Rigg demanda un jour en secret à l’une des souris de lui apporter la dernière lecture de sa sœur. Il s’agissait de l’histoire des Sessamides. En fouinant un peu, le jeune curieux découvrit qu’elle avait aussi compilé l’avant et l’après de la dynastie ; en fait, toute l’histoire de l’entremur de Ram. Un monde dont elle avait été privée jusqu’ici et qui se dévoilait à elle par le récit de son histoire et de sa géographie.

En bon élève, Olivenko s’était immergé dans l’étude de la culture terrestre, mais bien antérieure à l’époque des Éclaireurs. Il avait focalisé ses recherches sur l’évolution de la race humaine, des premiers hommes à la naissance des nations en passant par les invasions barbares en réponse à un « besoin de savoir pourquoi les humains sont devenus ce qu’ils sont », à l’en croire…

Rigg nota que le garde parlait toujours des humains à la troisième personne du pluriel. Certes, les Enfants d’Odin étaient plus proches du singe, avec leurs jambes courtes terminées par des pieds préhenseurs, que de l’homme. Mais à leur arrivée, les Éclaireurs les classeraient tous sans hésitation dans la catégorie « humains ». Tous, sauf peut-être Miche, à cause de son parasite sur la tête. Mais Olivenko ne comptait dans son arbre généalogique aucun aïeul issu d’une branche un tant soit peu dévoyée de l’humanité, comme les tripoteurs de temps dont faisait partie Rigg. C’était donc un humain pur cru ; comment pouvait-il en douter ?

Et avec du recul, les yahous aussi. Il fallait un peu de temps pour se faire à leur morphologie ; à leurs foulées plus courtes, leurs courses plus lentes, leur allonge et leur force simiesque, avec lesquelles seul Miche pouvait rivaliser. Mais ils parlaient, pensaient, mangeaient et se comportaient, dans leurs relations tribales et réactions propres, comme des humains. Ils possédaient l’instinct de survie, mais aussi le sens du sacrifice dans l’intérêt de tous ; de la fierté et de l’ambition, mais bien cachées, pour ne pas se faire exclure du groupe. Des actes, pensées et règles de gouvernance en société en tout point identiques à celles des hommes, songea Rigg.

La seule vraie singularité résidait peut-être dans leur maîtrise d’eux-mêmes. Peut-être ressentaient-ils les mêmes impératifs que n’importe qui d’autre dans l’entremur de Ram, mais avec une pleine conscience des événements qui leur offrait d’agir ou non en conséquence. Rigg pouvait observer sur leur visage le processus décisionnel en cours, l’hésitation passagère, les instincts mis en laisse. Le tout sans aucun stress. Brider leurs émotions semblait aussi naturel chez eux que de boire, manger ou respirer ; signe, peut-être, d’un degré supérieur d’évolution. La réception des premiers Livres du Futur les avait incités à se repenser encore et encore, à réécrire, sans fin, leur histoire, à n’apprendre du passé que les leçons de leur futur échec. Cette fatalité avait fini par insuffler en eux l’acceptation calme de la défaite, la nécessité de réfléchir à long terme.

S’il voulait se faire une idée de ce qui avait pu pousser les Éclaireurs à vouloir la fin de ce peuple, il était temps pour Rigg de se plonger dans les Livres du Futur. Le corpus d’œuvres terrestres compilées jusque-là – sagas historiques, biographies, romans – lui paraissait totalement incohérent. Toutes prônaient la tolérance, le respect de l’autre, la nécessité de changer pour survivre et grandir.

Le projet de colonisation lui-même était né de la peur légitime de voir le seul dépositaire de la vie humaine, la Terre, disparaître du jour au lendemain. Le passage d’une météorite à un cheveu de la croûte terrestre avait sonné le clairon : l’humanité devait s’implanter sur de nouvelles planètes ou jouer son sort à pile ou face. Un autre argument avait pesé en faveur du projet : la possibilité de ne pas répéter sur l’astre choisi les erreurs commises sur Terre. Le berceau de l’humanité, surpeuplé et surpollué, menaçait d’imploser après des années de croissance aveugle. Le génome humain présentait tous les symptômes de la dégénérescence, tant dans le comportement que dans le physique de l’homme. Un bain de jouvence était prescrit d’urgence, si possible dans un nouveau monde. La survie de l’humanité en dépendait.

Ram Odin avait donc été détaché au commandement d’un vaisseau interstellaire, avec pour mission d’atteindre un système planétaire habitable aussi vite que possible, en traversant le temps et l’espace par un trou de ver. Dans l’éventualité d’un saut raté, équipage et pilote auraient été plongés dans un état de stase le temps que le vaisseau atteigne à vitesse normale son terminus, le bien nommé Jardin. L’idée étant d’y implanter la race humaine. Mission accomplie.

Les habitants de cette planète n’y étaient pour rien si le premier saut avait connu une anomalie temporelle qui avait propulsé les colons onze mille cent quatre-vingt-onze ans en arrière. Ce n’était pas non plus leur faute si, à la suite d’une seconde anomalie, la traversée du trou de ver s’était répétée dix-neuf fois, résultant dans la duplication du vaisseau mère en dix-neuf exemplaires identiques, passagers compris, tous à destination du Jardin. Comment expliquer le rejet par les Éclaireurs de leur propre philosophie, le déni de l’innocence des peuples du Jardin, nobles descendants d’une histoire plus riche que n’importe quelle autre sur Terre ?

Avant d’ouvrir son premier Livre du Futur, Rigg demanda aux souris de lui apporter la liste des emprunteurs précédents. Quelle ne fut pas sa surprise, et sa contrition, en la découvrant : il était le dernier à les avoir demandés. À son grand étonnement, le premier nom sur la liste était Miche.

Des mois durant, ils menèrent la vie studieuse à laquelle les Enfants d’Odin les avaient invités, s’instruisant industrieusement sur les Éclaireurs, les Terriens et leur propre monde, dans le but de comprendre les raisons sous-jacentes du génocide perpétré par les Nettoyeurs. Mais, arrivé au bout de sa troisième relecture aussi approfondie qu’infructueuse des Livres du Futur, Rigg décida de convoquer ses acolytes pour une réunion. Mieux valait tard que jamais.

Il les guida hors de la bibliothèque puis, arrivés aux abords de la ville, ils s’installèrent au sommet d’une colline. Devant eux s’étendait une plaine à perte de vue. Une horde d’éléphants s’affairait au loin à ravager un taillis de troncs secs. Miche leur raconta une petite anecdote amusante. Quelques jours plus tôt, il avait observé un éléphanteau s’usant le front à essayer d’abattre un arbre. Une vieille femelle s’était alors approchée, avait joué du popotin pour le pousser de là et cueilli le tronc aussi délicatement qu’une rose. Depuis son « parasitisme », le tavernier voyait des objets invisibles pour d’autres, et sans l’aide d’instrument optique, télescopes ou autres. Ce qui portait la question à l’ordre du jour.

« Miche a une meilleure vue que nous car il a fusionné avec une forme de vie originaire du Jardin, mais ayant subi de profondes mutations, commença Rigg. Cela peut-il expliquer la décision des Éclaireurs de détruire la planète, à votre avis ? »

Les débats s’ouvrirent par une digression de Param. Étant donné que les Éclaireurs n’avaient jamais croisé ni Miche ni son crocheface, elle ne voyait pas bien le rapport.

« Miche ou un autre, clarifia Olivenko. On sait par exemple que d’autres entremurs ont été modifiés du tout au tout, mais les Enfants d’Odin n’ont pas plus de détails à ce sujet. Ce n’est pas ce que Rigg demande. »

S’ils échouaient dans leur mission, Rigg savait qu’il lui faudrait mettre à exécution le plan B : explorer seul chaque entremur. Mais d’ici là, il avait le temps d’étudier le plus déterminant d’entre tous, le seul que les Éclaireurs visiteraient.

« La littérature terrestre regorge de condamnations à l’encontre des gens haineux, reprit Rigg. La haine de l’autre, de l’étranger, y est toujours montrée du doigt. On se félicite beaucoup, dans les ouvrages terrestres, d’avoir su laisser de si bas instincts derrière soi. Et quand un biographe ou un historien cloue une personne au pilori, c’est en l’accusant de discrimination sur la base de critères physiques, linguistiques ou culturels. Comment comprendre un tel revirement de situation ? »

Ce constat déclencha chez Miche un fou rire.

« Rigg, tu es si jeune. Qu’en aurait pensé ton père ? » Et d’ajouter en se tournant vers Olivenko, déjà furieux que l’on puisse parler ainsi de Knosso : « Son père Ramsac, le sacrifiable qui l’a élevé. »

Rigg soupira.

« Je vois où tu veux en venir. Le simple fait qu’ils condamnent si violemment la xénophobie prouve qu’ils n’ont pas su régler le problème.

— Une vertu utopique, ajouta Olivenko.

— Comprendra qui voudra, marmonna Umbo.

— Toi, ne te fais pas plus idiot que tu ne l’es, le tança Param. Avec ce que tu as lu à la bibliothèque, tu dois connaître les vaisseaux jusqu’à la moindre vis.

— Ce n’est pas parce que je lis que je comprends, se défendit Umbo. Je connais juste la fonction et l’emplacement des différents composants, pas leur fonctionnement exact. Et vu que les Éclaireurs ont probablement tout changé, je doute que mes lectures aient servi à grand-chose.

— Alors, dis que tu as perdu ton temps, ajouta Param, mais pas que tu ne comprends pas “vertu utopique”.

— C’est une vertu que l’on ne possédera jamais, soupira Umbo. Je comprends, mais je trouve aussi absurde de philosopher quand on n’est pas philosophe.

— En parlant d’absurdité… l’arrêta Rigg. Ne trouvez-vous pas encore plus absurde que des gens qui reconnaissent avoir un sérieux problème avec la xénophobie puissent venir ici, être témoins de notre étrangeté – mais aussi de la richesse de civilisations vieilles de onze millénaires – et décider qu’ils nous haïssent et nous craignent tellement que la meilleure décision à prendre est encore de nous supprimer ?

— On ne sait pas si ce sont les Éclaireurs qui l’ont prise, contesta Olivenko.

— Les Livres du Futur mentiraient sur les Nettoyeurs ? mit en doute Rigg.

— Je pense que les mensonges ne manquent pas dans cet entremur, mais que les Livres du Futur disent vrai, au contraire. Je suggérais juste une seconde piste de réflexion : le fait que le premier groupe de Terriens ait été baptisé Éclaireurs et le second, Nettoyeurs. Ne faut-il pas y voir un indice que les humains venus détruire le Jardin sont différents des premiers visiteurs ?

— Il y aurait deux groupes distincts équipés de vaisseaux interstellaires ? tenta de comprendre Umbo.

— Pas forcément, développa Olivenko. Mais comment savoir si, entre les deux voyages, un coup d’État – ou une guerre, ou une révolution – n’a pas eu lieu ? Tout est possible. On peut imaginer les Éclaireurs revenant avec un compte rendu dithyrambique sur les colonies, mais se heurtant à une opposition xénophobe soudain investie du pouvoir. Opposition qui aurait tout juste eu le temps d’envoyer ses Nettoyeurs avant de se faire renverser par un autre camp favorable au Jardin, et finalement chagriné par sa destruction.

— Mais bien embêtée pour faire des excuses publiques, compléta Param, vu qu’il ne restait plus personne sur le Jardin pour les recevoir.

— Exactement, approuva Olivenko. Ce qui a décidé du sort du Jardin, ce ne sont peut-être pas les observations des Éclaireurs, mais la conjoncture terrestre. La question est : la xénophobie peut-elle placer ses partisans au pouvoir ? »

Rigg acquiesça.

« Ce ne sont pas les mieux armés d’un point de vue technologique, en général, mais il existe certaines cultures de masse qui incitent à la haine de tous ceux qui débordent de leur cadre culturel. Ces extrémistes sont toutefois bien surveillés depuis des siècles par les cultures éclairées, qui disposent de tout l’attirail pour.

— Tu as bien dit “éclairées” ? intervint Miche. Qui se permet de juger, maintenant ?

— Moi, admit Rigg. En me basant sur la seule norme qui vaille : les gens éclairés sont ceux qui n’ont aucune envie de détruire le Jardin, et les Nettoyeurs sont des barbares incultes. Je pense que tout le monde sera d’accord avec moi ? »

Les définitions furent approuvées à l’unanimité.

« Nous sommes des barbares incultes, fit observer Param. Rappelle-toi la cruauté de Mère et du Général Citoyen, le comportement de Vadesh – et le nôtre à l’égard de son crocheface. Les humains passent leur temps à se juger les uns les autres. Et à se faire la guerre quand ils se croient supérieurs.

— Pas tous, nuança Rigg.

— Si, tous ! insista Param. Sans exception.

— Pas moi, estima Rigg. Ni toi.

— Tu ne tuerais pas quelqu’un qui te saute dessus pour t’étrangler ? le défia Param.

— Ça s’appelle de la légitime défense, écarta Rigg.

— Mais Jésus, Gandhi et plein d’autres déclarent que l’homme n’a aucun droit d’invoquer la légitime défense, quelles que soient les circonstances, argua Param.

— Vérifie tes sources, l’invita Rigg. Mais je suis heureux d’apprendre que tu t’es plongée dans les écrits terrestres, toi aussi.

— Je les ai survolés, avoua Param. Mais peu importe. La nature humaine n’a pas changé, point. Quelle importance que les Éclaireurs et Nettoyeurs soient un seul et même groupe, ou deux entités différentes ? Dans tous les cas, le Jardin meurt.

— Ce que je voulais dire, clarifia Rigg, c’est qu’il faut se préparer à accompagner les Éclaireurs sur Terre.

— Génial, ironisa Param. Soit ils nous tuent, soit on reste bloqués là-bas, sans savoir si nos pouvoirs y seront d’une quelconque utilité.

— Je n’ai pas mieux à proposer pour l’instant, s’excusa Rigg, qui refusait de clore cette conversation sur une note aussi pessimiste. Mon idée est de faire le voyage avec eux, au risque de mourir là-bas, mais aussi dans l’espoir de changer les choses.

— Qu’est-ce qui te fait penser que les Éclaireurs nous feront une place à bord ? s’enquit Miche.

— Et toi, qu’est-ce qui te fait penser le contraire ? s’interposa Umbo.

— On a appris à traverser un Mur, on trouvera bien le moyen de s’infiltrer dans un vaisseau spatial, positiva Rigg.

— On a appris à maîtriser le temps, mais pas encore à voler, fit remarquer Param.

— Nous pourrions peut-être téléporter quelque chose à bord en utilisant une machine des Enfants d’Odin ? proposa Umbo. Un virus, par exemple. Quelque chose qui les tuerait. On montrerait aux Éclaireurs présents sur le Jardin ce qui est advenu de leurs équipages puis on reviendrait sauver tout le monde. Juste pour leur foutre la frousse…

— En quoi est-ce que ça les convaincrait de nous laisser la vie sauve ? s’enquit Miche. Je ne te suis pas bien, là. Pour moi, c’est la garantie de voir rappliquer les Nettoyeurs dare-dare. »

Umbo haussa les épaules et alla bouder dans son coin. Rigg était las de ce comportement puéril. Umbo ne supportait pas la moindre remarque mais ne se privait pas pour critiquer les autres. Une seule chose leur avait permis de ne pas s’embrouiller dernièrement : ne pas se croiser.

« Ce n’est pas si stupide comme idée, jugea pour sa part Olivenko. Elle demande juste à être peaufinée.

— Il n’y a rien à peaufiner, l’arrêta Rigg. Dès que les sacrifiables auront vent de ce que l’on trame, les orbiteurs détruiront l’entremur. Je vous rappelle que nous avons interdiction formelle de développer des armes.

— J’ai parlé d’un virus, rectifia Umbo, pas d’une arme.

— Un virus envoyé dans un vaisseau pour supprimer son équipage, on appelle ça une arme, insista Rigg. Ils ne se feront pas prier pour nous réduire en poussière.

— Parce que monsieur est devenu expert en psychologie robotique, peut-être ? s’emporta Umbo.

— Non, mais toi, oui », riposta Rigg.

Umbo se mordit la joue pour ne pas en rajouter. D’autant plus qu’il savait, pour les avoir étudiés en détail, que les ordinateurs de bord des premiers vaisseaux ne se laisseraient pas berner par une rhétorique du genre « Ce n’est pas une arme, c’est un virus ».

« Prenons le temps d’approfondir la question, suggéra Param.

— Non, refusa Umbo. Et quelle question ? Car il y a plus important que de savoir si on pourra ou non revenir sur le Jardin une fois partis. Nos pouvoirs fonctionnent-ils seulement sur Terre ?

— Pourquoi pas ? s’enquit Olivenko.

— Pour une raison très simple, rétorqua Umbo. Parce que nos pouvoirs sont liés à la surface de la planète. C’est la seule chose dont on soit à peu près sûrs à propos de nos sauts temporels.

— Dans l’aéronef de Vadesh, on ne touchait pas le sol, fit observer Param.

— Non, mais on n’a pas essayé de voyager dans le temps non plus », écarta Umbo.

Param grimaça.

« Et lorsqu’on a sauté du rocher ? tenta la princesse. Tout a parfaitement fonctionné, si tu te souviens bien.

— On ne s’est jamais éloignés de plus de deux mètres de la roche ! argumenta Umbo.

— C’est une bonne question, concéda Rigg. Mais l’aéronef n’aurait pas été un test probant, de toute façon, car il reste lié au Jardin par la gravité. Le problème de fond est le suivant : comme toutes les planètes du système solaire, le Jardin est en orbite autour du soleil, donc en mouvement perpétuel. Admettons que l’on décide de revenir six mois en arrière. Au cours de cette période, le Jardin aura parcouru la moitié de son orbite pour aller se positionner de l’autre côté du soleil. Et pourtant, à chaque saut, quelle que soit la durée choisie, nous revenons à notre point de départ sur le Jardin. Ce qui indique que les sauts ne se basent pas sur un référentiel absolu dans l’espace, mais relatif à la surface du Jardin. Notre pouvoir y est intimement lié. La question d’Umbo – qu’arrive-t-il si l’on quitte la surface du Jardin pour une autre planète ? – en soulève en fait un tas d’autres. Notre pouvoir est-il seulement effectif ailleurs ? Reste-t-il relatif à la surface du Jardin ? Une fois sur Terre, en un point distant de millions de kilomètres du Jardin, un saut dans le passé s’effectue-t-il toujours en relation avec notre planète de départ ? La Terre et le Jardin suivent des orbites tellement différentes… Dans une telle hypothèse, on se retrouverait à flotter dans le vide intersidéral. Sans oxygène et dans un froid glacial. »

Umbo le gratifia d’un regard guère plus chaleureux. Rigg se demanda bien pourquoi, alors qu’il venait de plaider sa cause. La nature humaine était décidément insondable. Ses récentes lectures l’aideraient peut-être à mieux l’appréhender. L’histoire de Temüdjin et Djamuqa, par exemple, deux frères de sang mongols devenus ennemis jurés à la suite de l’accession du premier au titre de souverain universel : Gengis Khan. Ou comment une si forte amitié pouvait dégénérer en rivalité, jusqu’à la haine meurtrière. S’il pouvait enrayer la chute de celle qui le liait à Umbo au niveau de la simple rivalité, Rigg ne s’en plaindrait pas.

« Cette histoire de lien avec la planète sur laquelle on se trouve me paraît évidente, repartit Olivenko.

— L’apparence est parfois trompeuse, rappela Rigg. De nos décisions dépendent nos destinées. Les traces que je perçois ouvrent des fenêtres sur la vie passée d’humains ou d’animaux liés au Jardin. Mais ces êtres sont nés et parfois morts ici. Miche, Umbo, repensez un instant à notre descente de la rivière, lorsque j’étais prisonnier de cette cabine. J’essayais en vain de me raccrocher aux traces des anciens passagers qui pendaient dans le vide au-dessus de l’eau. Je parvenais tout juste à les effleurer le temps que le bateau passe en dessous. Pourquoi ne pas imaginer des traces flottant dans l’espace dans le sillage du vaisseau ?

— Mais ce pilote, Ram Odin, évoqua Umbo, lui aussi savait manipuler le temps. Il l’a même fait par accident pendant le saut.

— Et le vaisseau s’est retrouvé en dix-neuf endroits différents, poursuivit Rigg. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Qu’en quelques microsecondes, la durée nécessaire aux dix-neuf ordinateurs de bord pour le calcul et l’activation du saut, le vaisseau avait parcouru une distance suffisante dans l’espace pour que l’inconscient de Ram joue avec le temps et envoie tout ce joli monde vers dix-neuf destinations différentes. Comme quoi, avant d’utiliser un tel pouvoir à bord, mieux vaut y réfléchir à deux fois.

— On ne sait rien de tout cela, commenta Olivenko, pas très convaincu.

— Dans le doute, je préfère imaginer le pire, argumenta Rigg. Ma proposition de retour sur Terre avec les Éclaireurs ne sous-entend pas un recours aux sauts temporels en cas de pépin. Il y a peut-être la mort au bout. Mon idée est simplement de tenter le coup. S’ils nous tuent, eh bien… ils nous tuent.

— On peut toujours se rassurer, reprit Olivenko, en se disant que si nous avions échoué, les Messagers auraient envoyé un Livre du Futur informant les Enfants d’Odin de notre échec et leur conseillant de ne pas tenter le coup. »

Param se mit à rire.

« Ils n’ont rien reçu de tel. Super, on a réussi alors ?

— Ou renoncé, hasarda Rigg.

— Ou échoué mais les Enfants d’Odin nous ont caché le livre pour ne pas nous décourager.

— À moins qu’ils n’aient abandonné tout espoir de sauvetage, ajouta Param.

— Plus on discute, intervint Umbo, moins on y voit clair. C’est toute l’impression que ça me fait.

— Restons fidèles à nous-mêmes, prêcha Rigg. Essayons et si ça ne marche pas, faisons machine arrière et recommençons. »

Umbo se leva d’un bond.

« Tu es resté fidèle à toi-même en ne retournant pas sauver mon frère Kyokay ? Il y a peut-être un truc qui n’a pas marché et qu’il faudrait recommencer là, tu ne crois pas ? »

Rigg fut soufflé d’entendre Umbo remettre cette affaire sur le tapis après tout ce temps.

« Je me rappelle que nous nous étions mis d’accord pour ne pas le faire. Cela nous aurait empêché d’apprendre à manipuler le temps.

— Mais aujourd’hui, avec notre maîtrise, nous pourrions réfléchir à un moyen d’amortir sa chute, je ne sais pas…

— Oui, peut-être, hésita Rigg. Un filet à mi-hauteur, ou un aigle géant qui l’attraperait au vol ou un petit geyser à l’arrivée qui le ferait atterrir comme dans du coton. Mais on y réfléchira plus tard si tu veux bien, après avoir sauvé le monde.

— Donc Kyokay s’est sacrifié pour qu’on puisse s’amuser inutilement avec nos pouvoirs ? s’emporta Umbo. C’est ça, que tu es en train de me dire ? Tu sais quoi ? J’aimerais autant aller sauver mon petit frère, histoire que toute cette foutue aventure ne commence jamais !

— Et, poursuivit Param d’un ton amer, toi et ton petit frère pourriez connaître une enfance de rêve, couvés par un papa poule, tandis que je tomberais sous les coups de Mère et du Général Citoyen car Rigg aura oublié de venir me sauver.

— Mais si Citoyen ne capture pas Rigg et ignore qui il est… réfléchit Umbo.

— Hagia Sessamin et son amant nourrissaient de viles intentions bien avant l’arrivée de Rigg, l’arrêta sèchement Olivenko. À l’heure qu’il est, ton père t’aurait certainement déjà donné le coup de trop, Umbo, et la douairière en aurait fait de même avec Param. En admettant le contraire, cela n’aurait pas empêché les Éclaireurs puis les Nettoyeurs de venir nous faire leurs adieux à leur manière. Donc, en gros, ce que tu essaies de nous dire, c’est que quelques années de plus avec ton frère – qui n’aurait pas manqué une autre occasion de se tordre le cou tout seul – valent à elles seules les vies de milliards de personnes. »

Umbo s’enfouit le visage dans les mains.

« J’aimerais juste que tout cela finisse. Depuis quand suis-je responsable ?

— Mais tu ne l’es pas, le contredit Param. Au contraire de Rigg et de moi, qui sommes nés responsables.

— Assez, tempéra Rigg. On ne peut pas recoller tous les morceaux cassés. Chaque saut dans le passé induit le risque d’une nouvelle tragédie. Il faut faire avec. On ne peut pas ressusciter tous les morts, point final. Je suis désolé pour Kyokay, Umbo, et désolé qu’on ne puisse réparer cela sans craindre une succession d’événements imprévisibles. Et encore plus désolé que Param se prenne pour une autre avec ses remarques puantes sur la prétendue responsabilité innée des membres de la famille royale…

— Mais c’est vrai ! s’insurgea la princesse en se levant d’un bond.

— Au moins, il y a du mieux, nota Rigg. Tu ne disparais plus, tu te mets en rogne.

— J’adore ta manière d’apaiser les esprits, le félicita Miche.

— Était-ce Miche ou le crocheface ? questionna Rigg. Bon, écoutez ! Nous avons tous de bonnes raisons de piquer une colère, d’en vouloir à unetelle ou de soupçonner untel, ou que sais-je encore. Le chagrin, la peur, tous les sentiments sont justifiés dans notre cas. Mais si nous commençons à nous haïr les uns les autres, où cela nous mènera-t-il ? Ces pouvoirs, nous les possédons, même s’ils ne sont pas toujours très utiles. Alors s’il existe une chance, même infime, qu’on puisse sauver le monde avec, alors saisissons-la. Si nous échouons, eh bien… fini les querelles, mais si nous réussissons, nous aurons tout le temps de continuer à nous chamailler pour un oui ou pour un non. J’ai aussi ma part de torts, je me sens même tellement seul et sur les nerfs que je passe mes journées et mes nuits à me demander pourquoi mon père n’était pas juste mon père et pas un stupide tas de ferraille, alors ne venez pas me parler de chagrin ou de déception. Flaque manque à Miche. Mon père me manque. Param a vu sa mère essayer de la tuer et Olivenko, son mentor mourir noyé. La liste des choses à réparer est assez longue ou faut-il en ajouter ?

— Ça nous fait déjà une bonne base, concéda Miche.

— On est enfermés dans notre bibliothèque depuis des mois. Les Éclaireurs ne vont plus tarder. L’idée de monter à bord de leur vaisseau s’imposera peut-être d’elle-même plus tard, mais avant, il y a mieux à faire.

— Tu penses à quoi ? le pressa Olivenko.

— À attendre, asséna Rigg. Sans rien faire. Laissons-les débarquer et observons de loin. On peut même envisager d’aller à leur rencontre. On fera le bilan à leur départ, puis on se replongera dans nos recherches jusqu’à l’arrivée des Nettoyeurs, qu’on observera de la même manière. La décision, nous la prendrons après être revenus au jour de notre arrivée dans l’entremur. »

Tous restèrent assis là, plongés dans leurs pensées, le regard perdu dans le spectacle des ruines, du ciel, des nuées d’insectes virevoltant dans les airs ou des silhouettes de mulots décampant dans la prairie – tout était bon pourvu qu’ils puissent éviter leurs propres regards, et celui de Rigg.

Olivenko finit par prendre la parole.

« Je n’ai pas mieux à proposer. Je vote pour.

— Moi aussi, suivit Param.

— Alors, à moins qu’Umbo ne s’y oppose stupidement, calcula Miche, la décision est prise à l’unanimité.

— Le crétin vote pour, marmonna Umbo. Ce qui devrait vous suffire pour conclure à la crétinerie totale de l’entreprise.

— Je te l’accorde, conclut Rigg. On a rarement vu aussi petit bras comme plan. Mais pour l’instant, pour citer Olivenko, on n’a pas mieux. On part là-dessus ? »

Ils partirent là-dessus.

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