Chapitre 3 Insomnies

Umbo avait flairé le danger dès l’apparition de Vadesh de ce côté-ci du Mur. La stupidité de leur traversée ne faisait à présent plus aucun doute. À l’époque, elle était encore excusable – cas de force majeure ! Mais des choix, ils en avaient eu. Celui de venir fouiner à la frontière de l’entremur les avait juste condamnés à la traverser… Ils s’étaient mis dans l’impasse tout seuls.

Enfin, tout seuls… surtout à cause de Rigg, le moteur dans cette affaire ! Comme si le fils de Knosso avait été pris du besoin subit de reproduire l’expérience fatale de son père biologique, mais par voie terrestre.

Toujours est-il que le jour de leur évasion d’Aressa Sessamo, et malgré la chasse prévisible du Général Citoyen et d’Hagia Sessamin, la mère des deux héritiers sessamides, Rigg avait foncé bille en tête vers le Mur sans laisser d’autre choix que de passer de l’autre côté.

Une stratégie de fuite discutable. Pourquoi ne pas se fondre dans la foule chacun de son côté, par exemple ? Rigg était le plus fin limier de l’entremur. Une fois évanouis dans la nature, personne n’aurait retrouvé leur trace. Et pourtant, chaque proposition autre que la sienne était systématiquement balayée par Rigg d’un argument imparable : à long terme, ils se feraient prendre ; cet entremur n’était plus sûr. Pourtant, d’autres qu’eux avaient réussi à se faire oublier. Pourquoi diable le groupe entier s’en était-il remis aux seules décisions de Rigg ? Pourquoi lui, Umbo, n’avait-il pas joué les frondeurs ?

Non pas que Rigg ait imposé sa loi. Il les avait juste baratinés avec son Mur à tout bout de champ, en le vendant comme le « choix de la raison ». Les autres avaient fini par voter pour les yeux fermés.

Même une fois arrivés aux limites de l’entremur, tout avait penché en faveur d’un demi-tour. Mais, à nouveau, ce fut la traversée, décidée par Rigg, qui l’avait emporté.

Qui l’avait bombardé chef du groupe ? Pourquoi se comportaient-ils comme ses subordonnés ?

Vadesh le premier. À peine croisé, il prêtait déjà serment d’allégeance à Rigg. Mais les autres aussi avaient franchi le Mur. Umbo et Param en tête, soit dit en passant. Sans compter qu’Umbo avait tout de même assuré le gros du spectacle. Il avait plongé Rigg, Miche et Olivenko dans le passé à cette époque déterminée par Rigg par la présence du barbailé. Puis, une fois leurs compagnons à un jet de pierre de leur but, Param avait pris la main d’Umbo et ils s’étaient tous deux envolés de leur promontoire rocheux tout en suspendant le temps comme seule elle savait le faire. Puis, à nouveau, Umbo les avait projetés en arrière, Param et lui, quelques semaines avant que les autres ne traversent. Voilà comment eux, Umbo et Param, avaient devancé tout le monde.

Si la traversée n’était pas l’œuvre d’Umbo avec tout cela… Bien sûr, Rigg avait la capacité d’aller encore plus loin dans le passé. Oui, Rigg affinait la datation du saut, en l’ancrant sur une trace précise. Et Param hachait le temps. Il ne niait pas leurs dons, loin de là. Il souhaitait juste rétablir une vérité : sans lui, pas de voyage dans le temps, point final !

Donc pourquoi tant d’indifférence de la part de Vadesh ? Pourquoi le titre de « vrai voyageur du temps » à Rigg, l’élève privilégié, et non à Umbo, l’autodidacte besogneux ? Pourquoi continuer à lui nier ses talents uniques ?

Dès le départ, le jeune cordonnier avait endossé le rôle du suppliant. Par pitié, Rigg, emmène-moi ! Le souvenir de cette quasi-mendicité fit frissonner Umbo de dégoût et de colère. Tous deux n’avaient eu d’autre choix que de fuir Gué-de-la-Chute, alors pourquoi ce comportement de vassal ?

Parce que Rigg descendait de la lignée des princes sessamides ? Impossible : ni lui ni Umbo ne le savaient avant leur arrestation à O. En outre, les Sessamides avaient été déchus du pouvoir par le Conseil révolutionnaire du Peuple et s’ils y étaient restés, Rigg n’aurait pas fait de vieux os. La grand-mère de la reine Hagia avait ordonné par décret la mort de tous les héritiers mâles à leur naissance.

Comment donc expliquer le tour de passe-passe de Rigg, qui avait fini par les conduire dans cet endroit maudit en entérinant seul ses propres décisions ?

Question de logique, songea Umbo. Rigg préside à nos destinées car Ram, l’Homme en Or, le Voyageur, notre copie de Vadesh, l’a élevé dans ce but.

Ram avait bien dispensé quelques conseils à Umbo, le temps pour le jeune homme de maîtriser son don et, grimé en jardinier, il avait formé Param dans le secret des parcs royaux d’Aressa Sessamo. Mais il avait éduqué Rigg dès son plus jeune âge, lui inculquant nuit et jour les préceptes de la souveraineté. Rigg et consorts n’étaient que de simples figurants dans le scénario de Ram.

Et ce scénario avait voulu qu’ils croisent la route de Vadesh, son frère jumeau, menteur patenté doublé d’une belle canaille. Ils ne pouvaient même pas boire sans son aide, au risque de se retrouver ad vitam aeternam avec un parasite accroché à leur tête. Ils avaient remis leur vie entre les mains d’une machine humanoïde, dont la morphologie même constituait une tromperie délibérée sur sa propre nature. Les premiers humains ont créé ces machines indestructibles et nous voici sous leur joug, tout cela parce qu’ils savent tout et nous rien.

Et maintenant, Umbo gisait là, sous le couvert des arbres, non loin des ruines d’une cité fantôme, le regard braqué vers le Grand Anneau, tout là-haut dans le ciel, en proie à ce même ressentiment larvé que celui apparu dès leurs premiers pas dans cet entremur. Enfin, « même », pas tout à fait. Sa cible avait changé. Le jeune cordonnier avait au moins l’honnêteté de le reconnaître : le ressentiment qui l’habitait visait désormais Ram et Vadesh. Mais finalement, qu’avaient-ils à voir là-dedans ? Fallait-il seulement chercher un coupable à son malaise ?

Je suis en colère, amer et désespéré, mais Rigg ne mérite pas cela et Ram et Vadesh ne sont rien d’autre que des boucs émissaires et…

Umbo roula de côté et observa ses compagnons assoupis. Que reprocher à Miche ? Sa générosité, son dévouement ? Lui, au moins, avait pris Umbo sous son aile et répondu présent dans les moments difficiles.

Olivenko ? C’était l’inconnu du bataillon. Seul Rigg le connaissait. Et il semblait l’apprécier parce qu’il avait été témoin de la mort de Knosso. Olivenko n’avait jamais joué les tire-au-flanc ni discuté les décisions du groupe – de Rigg, donc –, alors pourquoi lui en vouloir ?

Que dire de Rigg ? Umbo le considérait comme un ami véritable et si les autres s’inclinaient devant lui, ce n’était pas un hasard. Ram l’avait préparé à tout, en théorie comme en pratique.

Param était l’exact contraire de son frère. De la même lignée que Rigg – une évidence à leur ressemblance trait pour trait –, elle avait passé tant d’heures dans sa dimension au ralenti qu’à la voir allongée là, cette nuit, à l’abri de l’imposante charpente du tavernier, elle paraissait la cadette de sa fratrie quand, en fait, Rigg lui rendait deux ans. Mais ce paradoxe s’expliquait : dans son univers à la chronologie découpée, une seconde équivalait à trois ou quatre secondes au moins dans le monde réel.

Elle est même plus jeune que moi, songea Umbo.

À cette pensée, il sentit enfler en lui une vague de colère et de désespoir et… de désir si ardent qu’il se mordit la main pour contenir une irrépressible envie de crier son amour sur tous les toits… ce qui aurait été plutôt malvenu.

Par tous les saints ! frissonna-t-il. Ma première princesse, et j’en tombe amoureux.

Voilà donc ce que les gens appellent amour, songea-t-il tout en tentant de passer son trop-plein d’émotions au crible de la raison. Cet affreux… ce puissant maléfice, c’est lui qui a poussé Mère dans les bras de mon misérable tyran de père. Dans les contes, combien de héros sans cervelle se rendent coupables d’actes aussi héroïques que stupides par amour ?

Et surtout, de combien, moi, vais-je me rendre coupable pour la même raison ?

Les émois d’Umbo s’expliquaient enfin. Rigg prenait l’initiative à chaque décision, c’était un fait, mais la principale cause de jalousie d’Umbo venait surtout du comportement de Param à l’égard de son frère, de son attitude complice et désinvolte. Ils avaient vécu sous le même toit pendant des mois, étaient frère et sœur et avaient planifié leur évasion ensemble, l’un et l’autre s’étaient sauvé la vie et…

Et moi aussi, je lui ai sauvé la vie ! Et elle a sauvé la mienne !

Oui, une toute petite fois : lors du saut du rocher. Elle avait pris Umbo par la main, l’avait aidé à se relever et d’un pas, ils s’étaient élancés dans le vide. Plus tard, ils avaient franchi le Mur, toujours main dans la main…

Il sentait encore la douce chaleur de la paume de Param au creux de la sienne. Ou du moins un frisson, à ce souvenir.

Mathématiquement, elle a deux ans de plus que Rigg et moi, mais dans les faits, nous avons tous plus ou moins le même âge. Quant à son sang royal, parlons-en. La reine mère a tout fait pour la supprimer ! Si ça ne s’appelle pas renier sa fille… Elle fait partie du commun des mortels maintenant, comme moi. Tout reste jouable.

Roturière par force de loi, mais fille de monarque dans les veines.

Je dois vraiment passer pour un queuneu de première à ses yeux, un bouseux pas très fute-fute, alors qu’elle et Rigg se comprennent, avec leur langage de la haute. Il a habité chez elle, il s’est assis à sa table et il maîtrise les règles de la bienséance. Tandis que moi, je l’ai accompagnée le temps d’une traversée et lui ai allumé quelques feux de camp, comme une bonne à tout faire. Comme si j’étais le larbin de Rigg. Et pas dans la catégorie majordome incollable sur les bonnes manières, non, plutôt laquais corvéable à merci, recruté pour les besoins du voyage entre Aressa Sessamo et le Mur.

Suffit, se tança Umbo. Rien ne sert d’en vouloir au monde entier. L’amour t’aveugle et, comme te l’a si bien expliqué un jour le Voyageur, te pousse à écarter tous tes rivaux dans ta quête amoureuse. Rigg n’est pas à proprement parler un rival – il est son frère, pas un soupirant. Mais il a ses faveurs. Elle se livre à lui en aparté, lui confie ses petits secrets, toutes ces choses que tu aimerais tant partager avec elle. Seul.

Param le méprisait, lui. Comment pouvait-il en être autrement ? Même avec la meilleure volonté du monde, il ne la ferait jamais sienne. Cette pensée le mettait hors de lui. En même temps, il avait bien conscience de l’ineptie de ses propres supputations. Qu’était-il, devin ? Tous deux étaient si jeunes, qu’attendait-il au juste de leur relation ?

Tu deviens fou, frissonna-t-il. Chasse cette obsession, maintenant qu’elle a le visage de Param.

Il glissa une main dans sa poche et en sortit l’objet escamoté plus tôt, à la lisière du boqueteau.

C’était une pierre. Une gemme, plus précisément. D’une belle teinte bleu ciel, en tous points identique à celle que Rigg avait tenté de vendre à O, et désormais sous clé dans une salle forte d’Aressa Sessamo. Celle-là même qu’Umbo et Miche s’étaient échinés en vain à récupérer pour compléter la collection du jeune prince.

Il ne lui avait pas fallu deux secondes pour la reconnaître, sur son lit de feuilles mortes. Pourtant, il s’agissait forcément d’une autre… mais sortie d’où ? Umbo tendit le bras et l’observa aux rayons du Grand Anneau.

L’examen visuel ne fit que confirmer la similitude de taille et de couleur avec celle échappée du lot de Rigg ; un constat déjà établi au premier coup d’œil, ceci dit. Umbo soupesa la pierre. Son poids semblait correct. Il la croqua, l’examina sous toutes les coutures : sa dureté et la qualité de son polissage n’avaient rien à envier aux autres.

Le jeune cordonnier la rangea à la ceinture, roula sur le dos et se repassa le film de sa découverte. La pierre n’était pas tant enfouie dans le tas de feuilles mortes que posée dessus. Bien en évidence, comme par un fait exprès.

Mais par qui ? Rigg soutenait mordicus qu’aucun humain ne s’était approché de ces arbres depuis des millénaires. La pierre ne serait jamais restée sur son écrin si longtemps – elle aurait fini recouverte par des mètres d’humus et de terre.

L’absence de traces pouvait également suggérer l’implication d’un intraçable, comme Vadesh ou Ram. Mais pourquoi s’embêter à la déposer là quand ils pouvaient la remettre directement à Rigg ?

S’agissait-il d’une mise à l’épreuve, d’une manière de test ? Encore fallait-il anticiper leur ordre de passage, et la position exacte d’Umbo à son entrée sous le bosquet. Et quand l’auraient-ils déposée ? Incognito, qui plus est. De la ville aux arbres, le terrain était à découvert. Aucune empreinte, aucun signe ne trahissait le moindre passage : toutes les feuilles étaient à leur place, comme au jour de leur chute.

Et pourquoi cette pierre et pas une autre ? Les probabilités qu’il s’agisse de celle transportée et mise en vente par Rigg étaient quasi nulles, mais la ressemblance interpellait. À croire que Vadesh disposait de sa propre collection de dix-neuf pierres identiques. Ceci dit, il lui aurait fallu avoir le nez sacrément creux pour piocher la bonne. Rigg avait déballé son lot pour qu’il puisse les voir, mais d’ici à identifier la seule manquante au premier coup d’œil…

« Tu dors ? » souffla une voix au-dessus de lui.

Umbo ne bougea pas. Il sentit son pouls s’emballer. Olivenko. Comment avait-il pu se faufiler jusqu’ici sans se faire remarquer ?

« C’est ton quart », indiqua le garde.

Merci pour le rappel, râla Umbo intérieurement. Il avait dû s’assoupir, d’où sa surprise à l’apparition d’Olivenko. À force de cogiter, son tour de somme avait été sérieusement rogné – il se sentait tout sauf reposé.

Il se leva, les paupières gonflées de fatigue. Miche, qui avait le sommeil léger, s’agita comme à chaque changement de quart. De leur côté, Rigg et Param faisaient leur nuit. D’un sommeil royal.

Plutôt déplacé, s’en voulut Umbo. De tous les dormeurs, les monarques étaient certainement les plus à plaindre. Tout le monde voulait leur mort : ennemis jurés, seigneurs jaloux, frères et sœurs régicides…

Jusqu’à quel sommet de stupidité ma jalousie me conduira-t-elle ?

« Parle-moi, poursuivit Olivenko. Si tu dors debout, ton tour de garde va être joli. »

Umbo se frotta les yeux et s’étira comme un chat.

« Je suis réveillé, bâilla-t-il.

— Prouve-le-moi en allant te dégourdir les jambes, lui ordonna Olivenko. Tu n’as rien dormi. J’aurais préféré te laisser tranquille, mais bon… c’est ton quart. »

Et impossible de le faire sauter sans réveiller ces messieurs dames de la royauté.

Ça suffit, se sermonna Umbo. Ce n’est plus drôle.

Il sortit du bosquet à vive allure, indifférent au raffut de ses pas dans le matelas de feuilles mortes. Il déboucha dans un doux pâturage où ses foulées se feutrèrent ; la brise y soufflait librement, sans arbres ni feuillage pour contrarier sa course.

Quels animaux pouvaient bien garder le pré si ras ? Et pourquoi n’y étaient-ils pas rattroupés à cette heure, leurs museaux couverts de crochefaces ?

À moins que ce ne soit Vadesh qui assure la tonte. En la broutant. Qui sait de quoi ces machines sont capables, quand elles ont un projet en tête ?

Umbo fit le tour du boqueteau ; une petite trotte, malgré les apparences. Son circuit, bien au large de l’orée, le mena à flanc de pente, du côté de la ville. Il prit conscience de la bêtise de ses errements au son des premiers gargouillis de l’eau. Il avait perdu de vue les dormeurs. Tout juste apercevait-il la cime des arbres au-dessus de leurs têtes. Mais s’approcher aussi imprudemment du ruisseau… et s’il trébuchait la tête la première dans ce vivier à crochefaces ?

Comme par hasard, sa jambe gauche s’enfonça au même instant dans un trou bourbeux masqué par les hautes herbes. Il fit un bond en arrière comme pour esquiver un mauvais coup de faux. Par instinct… mais aussi peut-être en vain. Car si une larve de crocheface l’y attendait, il était fait.

Il remonta la pente à toutes enjambées jusqu’au taillis, jusqu’à ce que la silhouette de Miche se détache au clair de lune. Il s’assit et se palpa frénétiquement les jambes et les pieds. Rien, à part quelques inquiétants brins d’herbe mouillés et tenaces, sur son pied droit et ses mains. À la lumière du Grand Anneau, en cette nuit dégagée, une ultime inspection finit par le rassurer : aucun parasite ne semblait en route pour son cerveau. Aucun de taille perceptible du moins… Et en espérant qu’ils ne rampaient pas sous la peau.

Umbo souffla un bon coup et se leva pour la suite de ses aventures. À distance de sécurité du camp, cette fois.

Impossible de boucler son tour par le nord – en fait de « bosquet », ils avaient pris place à la pointe d’une péninsule, à l’extrémité sud d’une vaste forêt. Le sommet de la colline les avait induits en erreur, en masquant les arbres qui s’étendaient au-delà.

On croit toujours savoir où et face à quoi l’on se trouve et soudain, boum ! tout vole en éclats, nos certitudes, nos stupides hypothèses, car oui, quelle stupidité d’avoir… Les mots du Voyageur résonnèrent dans sa tête, interrompant ses digressions : « Les hypothèses n’ont rien de stupide, elles sont la base même de notre raisonnement. Elles accélèrent nos prises de décision, contrairement aux animaux. Eux ne voient que ce qu’ils voient. »

Umbo traversa le bois au plus court en fendant le lit de feuilles mortes des tibias, comme s’il avait pataugé dans une rivière. Il finit par rejoindre le premier pâturage. La ville s’étendait au loin, sur sa gauche cette fois, bien plus distante, mais plus haute aussi, que les arbres à main droite. Il s’arrêta un instant pour contempler les tours, intrigué par le sort de ses habitants, se demandant si Vadesh se tenait à l’intérieur de l’une d’elles, le regard tourné vers l’extérieur, vers lui peut-être.

Le sacrifiable se posait-il autant de questions que lui ? Ni lui ni Ram ne semblaient jamais hésitants. Même leurs doutes, ils les exprimaient avec aplomb. Alors qu’Umbo… il doutait jusqu’au pourquoi du comment de ses interrogations.

Vadesh avait affirmé ne pouvoir prédire l’avenir avec certitude. Il pouvait citer un milliard de choses que les humains seraient susceptibles de faire à leur arrivée dans le Jardin, s’ils y arrivaient, mais lesquelles se réaliseraient… il n’en avait pas la moindre idée, d’après ses propres dires ! La même logique ne s’appliquait-elle pas aux futurs actes d’Umbo, de Rigg et des autres ? Voilà pour toi matière à méditer, le sacrifiable.

Nous sommes imprévisibles, même pour lui, songea Umbo. Cette pensée lui mit un peu de baume au cœur. Nous sommes ses pantins, il se joue de nous et nous cache des choses, à la fois par manque de visibilité et dans un but précis. Mais lequel, mystère.

Voilà la clé de ses manigances. Il a besoin de nous, donc il nous manipule. Il veut nous amener à faire une chose d’une importance telle que le plus grand secret s’impose. Mais pourquoi ne pas nous dire simplement ce qu’il veut ? Sans doute par crainte d’essuyer un refus. Par anticipation, même. Mieux vaut pour lui nous abuser. Jusqu’au point de non-retour.

Comme Rigg, en nous mettant face au Mur.

À la seule différence que Rigg n’a rien d’un manipulateur.

Ou alors, je le connais mal.

Umbo pencha la tête en avant. Il se gratta le front nerveusement. Rien à faire, voilà que je me remets à le soupçonner. Encore un coup de Vadesh.

Il entendit des bruits de pas… légers, ceux de Param.

« Ce n’est pas encore à toi, lui lança-t-il. Je commence à peine. »

Elle continua à s’approcher.

« À peine depuis une heure, si mon horloge interne n’est pas déréglée, sourit-elle.

— Dans ce groupe, j’ai peur qu’on soit tous un peu déréglés au niveau du temps…

— Je ne trouvais pas le sommeil. »

Param accompagna alors ses paroles d’un geste insensé : d’un bras, elle entoura les épaules d’Umbo. Il sentit une douce chaleur l’envahir. Il en frissonna.

« Tu as froid, observa-t-elle.

— Moins qu’avant », répliqua Umbo. Pressentant le caractère un brin donjuanesque de sa remarque, il tenta de corriger immédiatement le tir. « Enfin, je veux dire, moins qu’après m’être embourbé près du ruisseau…

— Le ruisseau ? Tu es allé là-bas ? s’exclama Param, incrédule.

— Un accident, bredouilla Umbo. C’était un vrai marécage et…

— Tu aurais dû…

— Je me suis bien essuyé les jambes et les pieds, il n’y avait rien.

— Mais il a dit que ces trucs étaient tout petits dans l’eau… »

Rêvait-il ou étaient-ils en train de se chicaner ? Ce n’était pas le moment.

« Écoute, si j’ai mis le pied dans l’eau et qu’un de ces parasites de crocheface en a profité, alors c’est trop tard, voilà. Si tu crois que ça me fait rire.

— Il va prendre les commandes de ton cerveau, lui rappela Param.

— Ça tombe bien, le siège est libre », tenta d’ironiser Umbo. Mais la blague sonna comme un vulgaire apitoiement sur soi-même.

Param eut la bonté de ne pas le rassurer : cela l’aurait achevé.

« Peut-être qu’en parler au barbailé te ferait du bien.

— Peut-être qu’on va s’entendre comme larrons en foire tous les deux, ajouta Umbo. Pour une fois que je me fais un super copain, il faut qu’il ait quatre pattes, des plumes et ne baragouine pas un mot de ma langue.

— Il n’y a pas plus fidèle ami qu’un quadrupède muet », commenta Param.

Était-ce de l’amertume qu’il perçut dans sa voix ?

« Toi, tu n’as jamais essayé de faire ami-ami avec un chat.

— Ah oui, les chats, je les avais oubliés, ceux-là… »

Elle posa tendrement la tête contre son épaule.

« Je peux comprendre la motivation de Rigg pour venir me sauver. C’est mon frère. Mais toi… sur ce rocher, à mes côtés, tu as maintenu les autres dans le passé au péril de ta vie. Et pourtant tu ne leur dois rien, ni à Rigg, ni à Miche, ni à Olivenko. Ils ne sont même pas de ta famille.

— Je dois plus à Rigg qu’à n’importe qui d’autre.

— S’il n’avait pas levé le bras pour que tu le ramènes dans le présent…

— J’aurais attendu qu’il le fasse.

— Tu ne craignais pas que les hommes de Mère te tuent ?

— Si, bien sûr. S’ils l’avaient fait, Rigg et les autres seraient restés prisonniers à jamais du passé, frémit Umbo.

— Et moi, alors ? » sourcilla Param.

Umbo, conscient de son impair, hocha la tête d’un air abattu.

« La galanterie et moi… Toi, je savais que tu t’en tirerais.

— Et moi, je craignais le pire pour toi. Je n’avais qu’une envie : t’attraper et te faire disparaître. Mais c’était signer l’arrêt de mort de mon frère.

— Tu m’as sorti de là à la seconde où je les faisais revenir dans le présent, se remémora Umbo.

— Une petite voix n’arrêtait pas de me crier “Mais pousse-le de ce rocher !” sourit Param.

— Tu m’as sauvé la vie.

— Je nous ai presque tués tous les deux, tu veux dire, frissonna Param. Mère et ses soldats ont eu le temps de tout anticiper. Ils savaient que nous ne pouvions changer de direction en plein vol. Si tu ne nous avais pas reculés d’une semaine…

— Mais c’est ce que j’ai fait !

— J’ai sauté sans réfléchir.

— Tu n’avais pas le choix. Tu as choisi le bon moment pour nous sauver.

— Et toi, tu nous as sauvés juste après.

— Si je comprends bien, chacun de nous a sauvé la vie de l’autre », résuma Umbo.

Il s’écarta brusquement de Param puis lui fit face.

« Ma sauveuse », lâcha-t-il, content de sa blague.

La même idée avait dû traverser la tête de la princesse car, au moment, jaillirent de sa bouche les mêmes mots, ou presque : « Mon sauveur. » Sans sarcasme aucun. Ou alors, d’une sincérité telle qu’ils en devinrent criants de vérité.

Sarcasme ou pas, Umbo réagit comme toujours dans ces moments-là : en se braquant.

« Ne compte pas sur moi pour rejouer les héros de sitôt. D’autres sont meilleurs que moi à ce jeu-là. »

Param feignit de le souffleter telle une princesse outrée – en lui tapotant la joue du bout des doigts.

« “Surtout, ne me remerciez pas.” C’est ça ? »

Umbo lui lança un regard vide, l’air absent – son esprit vagabondait déjà à mille lieues de là. Elle l’avait pris par le bras, avait posé la tête sur son épaule, plaisanté avec lui, l’avait remercié, lui avait jeté des fleurs. L’avait appelé son sauveur, même sur le ton de la blague. Et maintenant, voilà qu’elle le taquinait. Que demander de plus ? Il se reprit rapidement, trop content de pouvoir continuer à boire ses paroles et participer à cette douce discussion.

« Remercie-moi tant que tu veux, au contraire. À condition que je puisse te remercier en retour.

— Le plus beau, dans mes retrouvailles avec mon frère, sourit Param, a été de découvrir que j’héritais en même temps de tous ses amis. »

Amis. Le mot était lâché. Elle le taquinait comme on taquine un ami.

« Ce qui dépasse de loin tout l’héritage que je pourrais attendre de ma mère, grinça-t-elle en détournant le regard vers la ville. Quelle désolation, cet endroit. Tant de majesté laissée à l’abandon. Tout ce travail, toutes ces merveilles, et personne pour en profiter.

— Peut-être ont-ils fui, suggéra Umbo. Peut-être sont-ils morts.

— Crois-moi, ils sont morts, trancha Param. Je me rappelle ma détresse au décès de Papa. Je n’étais pas là lorsque c’est arrivé, contrairement à Olivenko, mais je l’aimais plus que personne. Quand nous avons appris sa noyade, Mère m’a pris par les épaules et m’a dit “Tout le monde finit par mourir, mais chacun l’un après l’autre, ce qui laisse toujours une personne derrière. Sois heureuse d’être celle-là aujourd’hui.” C’est ce jour-là qu’elle m’a dévoilé son vrai visage. Le visage d’une femme parfaite ; parfaite d’égoïsme. Parfaitement dévouée à la Tente de Lumière. Jusque-là, c’était à sa fille qu’elle avait fait semblant de se dévouer. Mais j’ai compris alors que, si je venais à mourir, Mère ressentirait exactement la même chose qu’à la mort de Père.

— Rien.

— Un terrible embarras, rectifia Param. Rien ne l’embarrassait plus que de savoir que c’était sa passion qui avait tué Père.

— Pense un peu à celui qui est le sien maintenant, de te savoir toujours en vie », pouffa Umbo.

Param gloussa à son tour.

« À mon avis, elle n’a pas bougé. Tu te rappelles ? Pendant notre chute au ralenti, une nuit entière a passé et au petit matin, ses soldats fauchaient encore l’air de leurs énormes barres de métal. Ils y sont encore, crois-moi.

— Et nous continuons à chuter vers eux, continua Umbo avant de tendre instinctivement le bras pour lui saisir la main. Et si on recommençait ? »

Elle se tourna vers lui en riant. Puis son visage s’assombrit et elle se dégagea de sa poigne.

« Non, conclut-elle. Plus jamais. »

Elle tourna les talons et courut se réfugier sous les arbres à petites foulées aériennes.

Plus jamais ! se retint de crier Umbo dans son dos. Plus jamais quoi ? Sauter du rocher avec des ennemis aux trousses ? Me laisser te tenir la main ? Te parler ? Traverser le temps à tes côtés ?

Chaque question témoignait un peu plus de sa détresse. L’espace de quelques secondes, il avait presque cru à son amitié. Puis elle s’était envolée, allez savoir pourquoi. En laissant planer un affreux doute sur ses sentiments pour lui.

Quel supplice. Je n’ai jamais demandé à tomber amoureux de la sœur de Rigg, moi !

« Mon sauveur », a-t-elle dit.

Umbo s’éloigna d’une démarche un peu raide, tirant vers la ville à travers champs. Il tomba sur une sente – ou une route – grignotée par les herbes. À la lumière froide et grise du Grand Anneau, Umbo devina un terrassement en dessous. Le chemin était de bonne largeur et, malgré la présence d’herbes drues aux racines de l’épaisseur d’un doigt un peu partout à sa surface, aucun arbre ne se dressait sur son tracé. Quelques coups de binette dans ce tapis de verdure auraient exhumé une route en tous points semblable aux axes de la ville, encore intacts après dix mille ans passés.

Umbo rentra au camp. Il trouva Param couchée à la même place et – du moins en apparence – endormie. Il cessa ses va-et-vient. Un pied dans l’eau et sa discussion avec Param avaient fini de le réveiller. Il assura la fin de son quart et, à l’heure de la relève, d’après la position des étoiles, en ajouta un demi supplémentaire avant d’aller secouer Rigg. À quoi bon se précipiter, je ne vais jamais m’endormir. Mais il savait aussi que, par ce « cadeau » de quelques minutes de sommeil supplémentaires, il tentait de se racheter des vilaines pensées qui l’avaient hanté la journée durant à propos de son ami. Bien entendu, le jeune trappeur n’en avait nullement conscience. Mais un brin d’autoflagellation par-ci et d’altruisme par-là, envers Rigg en l’occurrence, ne faisaient pas de mal. Umbo se sentait déjà mieux. Moins honteux.

Naturellement, Rigg remarqua qu’Umbo avait fait du rab.

« Je ne pouvais pas dormir, se justifia Umbo. Autant que l’un de nous d’eux dorme. »

Rigg partit se dégourdir les jambes. Umbo se recoucha et, malgré son absence de fatigue, sombra en quelques minutes, puis le matin vint, en un rien de temps. Param a passé son bras autour de mes épaules, rayonna-t-il à peine réveillé. Pas étonnant que je me sois endormi. Je voulais prolonger le rêve aussi vite que possible.

À son grand dam, s’il avait rêvé, il ne s’en souvenait absolument pas.

Ce réveil à la fraîche s’accompagna du rituel immuable des corvées matinales. Exception faite, aujourd’hui, de l’eau sur le feu. La bouillie attendrait, la toilette et le rasage aussi. La moindre goutte d’eau disponible irait directement hydrater leur gosier, et rien d’autre.

« Bon, lança Miche une fois sa boulette de viande séchée et quelques miettes de fromage avalées. Les voyageurs du temps, quel est le programme ? Une petite visite au temps de grand-maman, histoire de se rafraîchir la mémoire ?

— Moi, je suis partant, annonça Rigg. Umbo ? Je te laisse le dernier mot. »

Rigg lui manifestait une déférence inhabituelle. Umbo en rougit de gêne… lui qui l’accusait de jouer perso depuis le début !

Mais Rigg lui laissait-il réellement la main ? Comment dire non à cela ?

En trois lettres, songea Umbo.

« Non », répliqua-t-il.

Tous semblèrent surpris sauf un, Rigg.

« Tu nous expliques ? » exigea Param.

Des arguments, vite.

« Quelle est votre intention, changer le passé ? enchaîna Umbo illico. Et si c’est lui qui nous change ? Et si Rigg y restait ? Que connaît-on de la violence de ces gens ? Ou des maladies qu’ils transportent ? Et si Rigg attrape ce truc qui les a terrassés ? Quel est le but de la manœuvre, précisément ?

— On va y aller en équipe, intervint Olivenko. Envoie-nous avec lui, Miche et moi, on le protégera.

— De quoi ? De l’épidémie qui vous attend là-bas ? s’exclama Umbo.

— Appelle comme tu veux ce qui a vidé les rues de cette ville, observa Rigg. Une chose est sûre : si Vadesh nous veut ici, cette… chose n’y est pas étrangère.

— Il ne nous a rien demandé, que je sache, nota Param.

— Pas encore, approuva Rigg. Mais as-tu remarqué comme il ne nous lâchait pas d’une semelle ? On est importants pour lui. Père agissait ainsi : toujours un œil sur ses protégés. Les autres n’existaient pas.

— Exact, confirma Umbo. Sauf que, moi, je ne l’ai pas souvent eu sur le dos.

— Vadesh ne nous a pas laissés respirer une seconde, nota Rigg.

— Parle pour toi, gloussa Olivenko.

— Pour moi, pour Param, pour Umbo, débita Rigg. Pour tous les voyageurs du temps.

— On a tous voyagé dans le temps, releva Miche avec un petit sourire. Il a juste un petit faible pour les jeunots.

— Si je n’étais pas plus petit que toi, Miche, je te collerais mon pied où je pense, rétorqua Rigg.

— Vu la taille de tes parents, observa Olivenko, ton pied risque de rester sagement à sa place encore un certain temps. Le mien aussi, ceci dit.

— Je ne te le fais pas dire », grogna Miche.

Olivenko leva les yeux au ciel.

« Au respect, la brute répond par la méchanceté. Merci, Miche.

— Oh, ça va, si on ne peut plus blaguer… » se justifia le tavernier, mal à l’aise.

Sauf que sa « boutade » n’en était pas une. Umbo savait pour l’avoir pratiqué au quotidien que Miche faisait rarement dans le second degré.

« Voici ce que je propose, reprit Rigg. Je pars explorer les environs à la recherche de traces intéressantes. Un retour en arrière ne vaut que si l’on choisit un moment critique du passé, on est d’accord ? Donc si je ne trouve rien de prometteur, on laisse tomber. Qui est pour, qui est contre ? »

Umbo étouffa un rire. Quelle surprenante et subite collégialité. Sauf qu’en matière de lâcher de bride Rigg leur offrait surtout d’abonder dans son sens : s’ils pouvaient apprendre quelque chose du passé, ils iraient, point final. Il se montrait une fois de plus conciliant à ses propres fins.

Et, une fois de plus, personne n’y trouva rien à redire. Mais le pire, pour Umbo, restait d’avoir à admettre que Rigg avait raison. Reconduire leur confiance en Vadesh sans y voir plus clair était pure folie. À travers son désaccord, Umbo exprimait son refus de laisser à Rigg le monopole absolu des décisions. Mais s’il avait raison ?

Rigg partit explorer les traces du passé ; les autres s’occupèrent comme ils purent. Ils observèrent un temps leur ami arpenter les étendues verdoyantes aux abords de la ville puis finirent par s’asseoir à l’invitation de Miche. Seul Umbo resta en retrait, perdu dans ses pensées, les yeux tournés vers la ville. Celle-ci surclassait de sa majesté O et même Aressa Sessamo. Chacun de ses ouvrages tenait de l’œuvre d’art, mais ne représentait jamais qu’un élément parmi d’autres d’un tout bien plus imposant et somptueux encore, comme autant de sujets d’une magistrale tapisserie, certains mis en exergue par leur relief, d’autres relégués au second plan. Du haut de la plus haute tour, que découvriraient-ils ? Les secrets d’une carte, comme le globe au cœur de la Tour d’O ? Un portrait ? Un message codé par les tours, ou par leurs ombres projetées au sol au soleil couchant ?

Umbo se fit tirer de ses rêveries par un brouhaha qui, peu à peu, lui devint intelligible.

« Si on peut éviter de se projeter au milieu d’un champ de bataille… » argumentait Miche.

Rigg semblait avoir découvert quelque chose.

« Pas au milieu, corrigea Rigg. À côté. Et loin de l’action. Hors de danger. Là où personne ne meurt, quoi.

— Tu vois les gens mourir ? s’enquit Umbo.

— Non, s’immisça Param. La prochaine fois tu resteras avec nous et tu comprendras. Il voit juste des traces qui s’arrêtent subitement.

— Des gens observaient le champ de bataille, poursuivit Rigg. Une poignée. Umbo peut m’envoyer et…

Nous envoyer, coupa Miche.

— Tu vas leur faire peur, observa Param.

— Un gentil garçon comme moi ? tenta de démentir Miche en se fendant maladroitement de son sourire le plus inquiétant.

— Évite cette grimace, commenta Olivenko. Elle ferait fuir ta propre mère.

— Juste un saut, le temps de leur poser deux, trois questions, insista Rigg. C’est tout. J’espère que Vadesh avait raison avec son histoire de langages contenus dans le Mur.

— Si vous ne vous comprenez pas, suggéra Umbo, fais-moi signe. Je vous ramènerai.

— Qui ça, vous ? » s’enquit Param.

Miche et Olivenko la regardèrent comme s’ils avaient affaire à une demeurée.

« Nous ! répondirent-ils à l’unisson.

— Et moi ? grinça-t-elle.

— Trop dangereux, rétorqua Miche.

— Cite-moi une chose sans danger qu’on ait faite ces derniers jours, le mit au défi Param. Quelqu’un doit rester ici avec Umbo. Pour veiller sur lui. »

Miche fixa Param.

« Tu tiens vraiment à être du voyage ? La guerre, ce n’est pas joli-joli tu sais.

— Tu as peur que je tombe dans les pommes à la première giclée de sang ? s’enquit Param.

— Si tu peux éviter… je te le conseille, insista Miche.

— Ma mère a essayé de me découper en rondelles, je te rappelle, s’insurgea Param. J’en ai assez. Je ne suis pas de force à manier une épée ou à abattre un arbre ou soulever une roue de carrosse, comme certains d’entre vous. Mais j’ai deux yeux et deux oreilles et je compte bien en être. Sur le terrain. »

Et Umbo ? Jamais personne ne s’était posé la question de savoir si lui n’était pas tenté de découvrir le passé. Non : il était leur ancre, leur billet de retour vers le présent. Quelle que fût son envie, sa place était ici.

« Je vais tous vous y envoyer, déclara Umbo. Moi ceci, toi cela, ça suffit. Rigg, dis-moi quand tu es prêt. »

Olivenko fusilla Umbo du regard.

« Et Param ? Tu te moques de ce qui peut lui arriver ?

— On peut se soucier de quelqu’un et néanmoins accepter sa volonté, répliqua Umbo d’un ton trahissant une colère contenue. Elle veut y aller. Pourquoi l’en empêcher ?

— Parce que c’est dangereux ! martela Olivenko. Et que les princesses ne sont pas encore immortelles.

— Je le suis presque, avec vous à mes côtés », minauda Param.

— Si quelqu’un peut prendre soin de Param, c’est elle et elle seule », conclut Umbo comme une évidence.

Rigg prit alors la parole, sans élever la voix, mais en imposant malgré tout le silence. Ce pouvoir-là, j’aimerais bien le connaître, songea Umbo.

« Ce qui me chagrine, c’est que si Param commence à découper le temps quand on sera là-bas, à dix mille ans de toi, comment comptes-tu la récupérer ? »

Il nous prend vraiment pour des neuneus.

« Assez simplement. Regarde », dit-il en se tournant vers Param avant d’ajouter en découpant bien chaque syllabe : « Param, quand vous serez là-bas, surtout, ne découpe pas le temps. »

Param se piqua au jeu.

« Excellente idée, répliqua-t-elle d’un ton taquin. Mais, si les choses se gâtent, Umbo ? Si je me sens en danger et que je le fais par réflexe ?

— Très simple : c’est interdit, poursuivit Umbo. Si ça chauffe, tu me fais signe, comme Rigg. Tu lèves le bras en l’air. Tu sais lever le bras en l’air ? Tes mains fonctionnent-elles comme les nôtres ou veux-tu que Rigg t’apprenne ? »

Peu habitué à se faire ridiculiser en public, Rigg rougit d’embarras.

« Bon, assez, les gronda Miche.

— Pourquoi Umbo est-il le seul à comprendre que je n’ai ni plus ni moins de bon sens que les autres ? s’emporta Param. Vas-y, Rigg, choisis-nous une trace qu’on aille voir à quoi ressemble cette bataille.

— Minute ! Rien ne presse… tempéra Olivenko. Le passé ne va pas nous filer entre les doigts.

— Non, mais le présent, lui, ne nous attendra pas », observa Umbo.

Le jeune cordonnier n’avait pas très envie de voir Vadesh débarquer à l’improviste et faire capoter leurs plans.

Rigg était encore rouge de honte – ou de concentration. Toujours est-il qu’il ne formula aucune réclamation.

« J’ai la trace qu’il nous faut, annonça-t-il. Umbo, à toi ! »

Ils joignirent leurs mains comme en ce jour où Rigg, Olivenko et Miche avaient uni les leurs sur les plumes rêches du barbailé, au seuil de la traversée du Mur. Et, comme alors, Umbo sentit ses entrailles vrillées sous la violence d’une poussée qui les balaya vers le passé comme le courant d’un fleuve tumultueux, charriant ses amis bien plus loin qu’Umbo n’aurait pu le faire seul, aidé par Rigg et l’attraction de la trace du passé. Loin, très loin, à des millénaires de là : dix, très exactement. Au commencement de l’histoire humaine dans le Jardin.

Ils ne disparurent pas pour autant : Umbo pouvait les suivre du regard, comme une mère couvant ses petits. Il les vit trébucher sur un sol sans doute plus bas à cette époque lointaine où la colline attendait encore de sortir du ventre de la terre. Ils se relevèrent et fixèrent la prairie étendue au pied de la ville ; là où la bataille faisait sans doute rage. Comme toujours, Umbo était privé du spectacle. Mais lorsque Rigg, bras tendu, posa la main sur un être du passé, un éclair de vêtement puis une brève silhouette apparurent. Rigg ôta la main ; la vision disparut.

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