Chapitre 1 À boire

Rigg fut le premier à sentir le cours d’eau.

Miche était un vieil habitué des champs de bataille, Olivenko un garde moins chevronné, mais pas un bleu non plus, et Umbo avait pour sa part grandi à Gué-de-la-Chute – autant dire au fond d’un trou !

Seul Rigg avait arpenté les forêts des hauts plateaux qui dominaient le Surplomb, piégeant les animaux pour leur fourrure tandis que celui qu’il nommait Père l’instruisait de tout et de rien – et beaucoup trop à son goût ! Il reniflait l’eau aussi sûrement que ses proies. Bien avant qu’ils n’atteignent la crête d’une pente herbeuse, il savait déjà que, là, au pli des collines, il trouverait un ruisseau. Un mince filet, sans arbres pour le border sur ce sol minéral.

Il allongea le pas.

« Stop », le freina le sacrifiable nommé Vadesh.

Rigg s’exécuta.

« Pourquoi ? Il y a de l’eau et j’ai soif.

Nous avons soif, corrigea Umbo.

— Je vous déconseille de la boire, déclara le sacrifiable.

— Vous déconseille ? En quel honneur ? s’enquit Rigg.

— C’est peut-être interdit, hasarda Olivenko.

— Vous étiez censé nous conduire à de l’eau, commença à s’impatienter Miche. Voilà de l’eau, non ?

— Oui, mais ce n’est pas la bonne », affirma Vadesh.

Rigg perçut alors ce qu’il ne pouvait voir. Par un don inné, les traces du passé se révélaient à lui. Tous les êtres vivants en laissaient dans leur sillage. Ces empreintes immatérielles, témoins immuables de leur passage, se dévoilaient non pas au regard mais aux sens de Rigg. Même les yeux fermés ou bandés, séparé de la trace par un mur ou un roc, il pouvait les suivre, les dater et même mettre un visage – humain ou animal – sur leurs créateurs.

L’Homme n’avait pas mis le pied ici depuis dix mille ans. Plus révélateur encore, le ruisseau n’avait reçu, dans la même période, que très peu de visites d’animaux. Et que de tout petits.

« Empoisonné, diagnostiqua Rigg.

— Tu m’as l’air bien sûr de toi, s’étonna sa sœur, Param.

— Les animaux ne s’abreuvent jamais ici, expliqua Rigg. Et les humains, plus depuis longtemps.

— Depuis longtemps comment ? l’interrogea Vadesh.

— Vous êtes mieux placé que nous pour le savoir, sourcilla Rigg.

— Possible, mais je vous en prie, développez. Je suis curieux de vous entendre… pour une fois que je rencontre un humain dans votre genre.

— Soit. La dernière fois remonte à l’arrivée de l’homme sur ces terres, à peu près. »

Les traces de cette époque n’avaient aucun secret pour Rigg : il avait traversé le Mur de son entremur natal à celui-ci, agrippé aux plumes d’une créature du passé. La bête avait péri, dans son propre continuum espace-temps, victime de l’holocauste déclenché par les humains à leur arrivée dans le Jardin.

« Exact… à mille ans près, concéda Vadesh.

— D’où mon “à peu près”, plaida Rigg.

— Mille ans de plus ou de moins… commenta Param. Bien tenté quand même. »

Rigg cernait encore trop mal sa sœur pour savoir si son sarcasme relevait de la taquinerie ou de la moquerie facile.

« Et ce poison ? questionna Rigg.

— Un parasite, annonça Vadesh. Qui se nourrit des dépouilles de ses semblables, ancêtres ou descendants… avant de servir de nourriture aux autres. Si un animal penche par malheur le museau dans l’eau, cette chose s’y accroche et s’arrime en quelques secondes à son cerveau.

— Pour le manger ? grimaça Umbo.

— Non, répondit Vadesh. Pour reproduire son réseau neuronal. Il fait de son hôte sa marionnette.

— Pourquoi nos ancêtres auraient-ils ramené un truc pareil de Terre ? s’enquit Umbo.

— Ils n’ont rien ramené du tout, affirma Olivenko.

— Et qu’est-ce que tu en sais ? réagit immédiatement Miche, que les propos d’un “sous-soldat” comme Olivenko laissaient toujours sceptique.

— Car, dans ce cas, le parasite polluerait tous les entremurs, argumenta Olivenko. Or, il est absent du nôtre. »

Olivenko raisonne comme Père me l’a appris, songea Rigg. Sans préjugés et en poussant la réflexion jusqu’au bout.

« Des bestioles coriaces, ces crochefaces, acquiesça Vadesh.

— Crochefaces ?

— Le petit nom trouvé par les humains pour les désigner. Un nom très à propos, comme vous l’auriez vite compris mais un peu tard, si vous vous étiez approchés pour boire. »

Quelque chose clochait dans cette histoire.

« Comment une créature du Jardin parvient-elle à prendre le contrôle de cerveaux d’origine terrestre ? s’enquit Rigg.

— Qui vous a dit qu’elle y parvenait ? rétorqua le sacrifiable. Et évitez de trop vous approcher de la rivière si vous ne voulez pas tenter l’expérience par vous-même. Maintenant, allons-y. Suivez-moi comme mon ombre. »

Ils remontèrent ensemble le vallon herbeux, Vadesh devant, Rigg derrière, les autres au milieu, en file indienne. Le sacrifiable prit soin de rester au plus haut du relief. Chaque zone humide était franchie d’un bond et le cours d’eau, chaque fois qu’ils le croisaient, d’une grande enjambée.

Le groupe s’achemina à flanc de colline. Rigg attendit que le ruisseau soit à bonne distance en contrebas pour relancer la conversation.

« S’ils échouent dans leurs tentatives, ces parasites auraient dû disparaître, non ?

— Ils parviennent tout de même à s’agripper à n’importe quel hôte terrestre, humain ou animal, relativisa Vadesh. Mais s’ils le tuent trop vite, avant d’avoir pu en coloniser d’autres, par exemple, peut-on encore parler de réussite ? Ils poursuivent le même but que nous : survivre et se reproduire.

— Ces crochefaces tuent trop vite ? frissonna Umbo.

— J’ai dit “par exemple” », le rassura – à moitié – Vadesh.

Puis il lança un sourire complice à Rigg, à qui n’avait pas échappé la référence tacite à son approximation de mille ans, quelques minutes plus tôt.

« Mais en quoi ce parasite a-t-il échoué, dans ce cas ? » martela Rigg, avec la même insistance dont il aurait jadis usé face à Père pour lui faire cracher le morceau – réaction naturelle tant le sacrifiable, de par son visage, sa voix, son caractère insaisissable, son autorité naturelle à la limite de la suffisance, lui rappelait son mentor, l’homme qui l’avait arraché à la maison royale.

« Je pense que le parasite se contente d’une discrète cohabitation chez les espèces natives, développa Vadesh. D’une sorte de collaboration… voire, si j’osais, d’un soutien, en les aidant à survivre.

— Mais pas chez les humains ?

— Le parasite ne peut contrôler que la bête qui est en l’homme, sa part animale, animée par l’instinct de rivalité et de reproduction.

— On croirait entendre parler de soldats en permission, s’immisça Miche.

— Ou de professeurs d’université », abonda Olivenko.

Vadesh ne releva pas.

« Ou de chaos, frémit Rigg. Vadesh, vous êtes arrivés avec les premiers Terriens, n’est-ce pas ? Combien de temps leur a-t-il fallu pour prendre conscience de ce danger ?

— Le temps nécessaire aux parasites pour quitter leurs chrysalides, une fois le Jardin réduit en poussière, répondit le sacrifiable. Les colons ont été pris de vitesse. Ils ont vu leur bétail se faire contaminer sans comprendre.

— Et les bergers ? s’étonna Miche.

— Les crochefaces s’adaptèrent peu à peu au corps humain. Ils ne causaient au début qu’une simple gêne, comme une mauvaise mycose.

— Puis les symptômes s’aggravèrent, comprit Rigg. Quelle est leur vitesse de mutation ?

— Rapide. Et ils ne s’adaptent pas à l’aveuglette, précisa Vadesh. On parle là d’une créature fascinante, incroyablement maligne. Sans aller jusqu’à “intelligente” non plus. »

Pour la première fois, Rigg lut dans les yeux de Vadesh autre chose que de l’intérêt, aussi vif soit-il, pour ces créatures : de la passion.

« Ils ne peuvent se fixer à leurs hôtes qu’en milieu aqueux, poursuivit-il sur sa lancée. Une fois portés par un organisme aérobie, ils perdent la faculté de respirer dans l’eau. Ils tirent alors leur oxygène du sang de leurs hôtes. Vous savez ce qu’est l’oxygène ?

— La partie respirable de l’air », soupira Umbo.

Olivenko gloussa. Rien d’étonnant, pensa Rigg : le garde avait dévoré tous les livres de la Grande Bibliothèque d’Aressa Sessamo et Umbo étudié un temps auprès de Père.

Quant à Miche et Param, nota Rigg, ils ouvraient de grands yeux ronds. Quoi, de l’air en plusieurs parties ? Rigg se souvenait avoir eu la même réaction. Mais il doutait fort de l’intérêt d’éclaircir ce point maintenant… ou même plus tard. En quoi les sciences de l’atmosphère et la mécanique des fluides pouvaient-elles intéresser un ancien soldat reconverti en tavernier et une princesse en cavale ?

Cette question, Rigg se l’était appliquée à lui-même des centaines de fois au cours de ses années d’apprentissage à travers bois avec Père, estimant que seul lui servait de savoir piéger, capturer et écorcher le gibier. Des heures à massacrer les langues étrangères et à se plonger dans l’économie, la finance, le droit… tout cela pour quoi ? Pour survivre, tout simplement. Mais cela, il ne l’avait compris qu’à la mort de son protecteur, au cours de son exil forcé.

Le jeune trappeur entreprit donc d’expliquer que l’air, invisible, se composait en fait de minuscules particules de différentes natures. Peine perdue, au vu du manque d’entrain manifeste de Miche et de Param.

Rigg écourta la leçon pour réfléchir en silence à cette histoire de parasites. Première info : ils s’accrochaient aux humains dans l’eau, mais ne pouvaient plus respirer ensuite. Pas grand-chose à en tirer, a priori. Mais toujours bon à prendre : les petits détails finissaient toujours par faire la différence, selon Père.

Un an sans lui, songea Rigg, et pourtant il est toujours là, dans ma tête. Mon prétendu père – et présumé ravisseur. Même mort, il me dicte mes pensées.

Tout à ses réflexions, le jeune homme ne vit pas venir le bâtiment au loin. Les reflets métalliques de la bâtisse n’échappèrent pas à l’œil alerte de Miche. « On dirait la Tour d’O », lança l’ancien soldat.

L’édifice fièrement dressé vers le ciel semblait en effet bâti du même matériau. Mais la comparaison s’arrêtait là. L’aiguille perdue dans les nuages n’y était pas, la forme d’ogive non plus. Et tous les autres bâtiments autour culminaient tout au plus à mi-hauteur de la majestueuse tour.

L’ensemble en imposait néanmoins. Il ne fallut pas moins de deux heures au petit groupe pour arriver à son pied, qui marquait en fait l’entrée d’une ville. La similarité des matériaux se confirmait.

« Comment ont-ils pu utiliser cette… substance ? s’interrogea Miche. Des tas de gens ont tenté de forcer la Tour d’O ces dernières années, mais ni le feu ni les coups de burin n’ont pu entamer sa surface.

— Qui chercherait à faire cela ? s’indigna Umbo.

— Les hommes assoiffés de pouvoir, et prêts à tout pour en faire étalage, répondit Olivenko. Tous ceux à qui la tour fait de l’ombre depuis des millénaires. »

Rigg en avait presque oublié que s’il devait trouver des traces quelque part, c’était ici, dans les faubourgs d’une cité. Il se décida à chercher en entendant Olivenko parler de « millénaires »… et il perçut ce qui lui avait échappé sur les berges de la rivière : des traces humaines. Aucune ne datait de moins de dix mille ans.

« Quand la ville fut-elle abandonnée ? s’enquit-il.

— La ville n’a pas été abandonnée, démentit Vadesh.

— Elle en a tout l’air. Personne n’est venu ici depuis des lustres, fit remarquer Rigg.

— Si, moi », contesta le sacrifiable.

Toi, tu n’es pas humain, mourut d’envie de lui rétorquer Rigg. Tu es une machine ; tu ne laisses pas de traces. Ta présence même est un vide. Il jugea ces paroles trop blessantes pour les laisser franchir ses lèvres… puis trouva son attitude grotesque. Si Vadesh n’était réellement qu’une machine, sa méchanceté ne l’atteindrait pas.

« Que sont devenus les habitants dans ce cas ? le questionna Param.

— Les gens ne font que passer en ce monde, vous savez. Ils sont aussi éphémères que leurs villes », philosopha le sacrifiable.

La réponse de Vadesh ne faisait guère avancer le débat, mais Rigg s’en contenta. À défaut de lui faire confiance, autant lui laisser croire.

« Et… il y a de l’eau ici ? relança Miche. Parce que je commence à me dessécher sérieusement.

— Je pensais que les fantassins buvaient leur urine, commenta Olivenko.

— Nous faisons dans les timbales, rectifia Miche, mais seulement quand les officiers de la garde civile ont une petite soif. »

Au grand soulagement de Rigg, Olivenko se fendit d’un sourire jusqu’aux oreilles et Miche éclata de rire. L’orage était passé… mais pour combien de temps ? Combien d’épreuves communes leur faudrait-il encore pour faire enfin la paix ?

Donc, les habitants de cette ville avaient fui. Rigg passa en revue les traces : elles indiquaient un exode massif hors de la ville. Il n’eut pas le temps d’en apprendre davantage. Vadesh venait de les convier à l’intérieur d’une bâtisse basse de pierre brute, buriné par les siècles.

« Quelqu’un vivait ici ? demanda Umbo.

— C’est une usine, lui apprit Vadesh.

— Où s’asseyaient les ouvriers ? Je ne vois aucun poste de travail, s’étonna Olivenko.

— Elle fonctionnait sans, ou presque, précisa Vadesh. Et tout est en sous-sol. Je la remets parfois en route… en cas de nécessité. Ses… produits me servent. Il y a ici une source d’eau potable. Les contremaîtres, mécanos et porteurs s’y désaltéraient autrefois. »

Le sacrifiable les guida ensuite le long d’une allée, puis à travers une chambre sombre. Ils émergèrent enfin, après une ultime porte, dans une salle lumineuse au plafond embrasé de mille feux, comme au sommet de la Tour d’O.

Le spectacle laissa les visiteurs bouche bée, sauf Rigg, dont l’attention continuait à se porter sur les traces – éparses et sans âge dans cette pièce. Cette usine avait tourné deux, trois décennies au maximum. Le temps de la bâtir et de l’abandonner ; le travail d’une même génération.

Vadesh posa la paume sur un épais pilier de pierre. Un ruissellement se fit immédiatement entendre à l’intérieur. Au second contact de la main, un bloc coulissa. Une auge de pierre, d’une taille à mi-chemin entre la chope et la bassine. Il la tendit à Miche.

« Pour le plus assoiffé d’entre nous, le pria-t-il.

— Elle est potable au moins ? s’inquiéta Rigg.

— L’eau est filtrée par la pierre. Il est peu probable qu’un parasite passe au travers. »

Encore une réponse vaseuse, songea Rigg. Un « oui » ou un « non » m’aideraient plus qu’une probabilité de contamination.

Miche passa l’auge à Param sans même y plonger une lèvre.

« Tu en as plus besoin que moi.

— Ai-je l’air d’une princesse souffreteuse ? » s’offusqua Param.

Certes, Param était une princesse, et pas des plus gaillardes. Avant que leur mère ne se mette en tête de les trucider, elle et son frère, Param avait vécu en repos forcé entre quatre murs dorés. Et la fuite d’Aressa Sessamo n’avait guère ravigoté la promise à la Tente de Lumière. Mais personne n’avait jamais eu l’outrecuidance de pointer, même tacitement, sa frêle constitution.

« C’est juste que vous avez dû tenir une semaine de plus que nous sur votre réserve d’eau, avec Umbo », se justifia Miche.

Param saisit l’auge et but quelques gorgées.

« Mmmm, un régal, se délecta-t-elle avec un plaisir non feint. Très fraîche. Aucun goût. À part peut-être une petite pointe de…

— Métal, compléta Vadesh. De la roche qui la filtre. »

L’auge circula d’Umbo à Rigg, qui passa son tour.

« Ne craignez rien, il en reste encore quelques litres, les rassura Vadesh.

— Bois le reste, dans ce cas, Miche, suggéra Rigg. J’attends la prochaine tournée.

— Il a peur que j’aie craché dedans, lança Umbo.

— Question d’habitude, s’exclama Miche avant de sécher le contenu d’une traite. Tu as raison, elle est délicieuse. »

Il tendit le récipient vide à Vadesh, qui se chargea de refaire le plein.

Rigg se méfiait du sacrifiable, sans toutefois se l’expliquer. Parce que tout, dans sa manière d’être, lui rappelait Père ? Possible. En tout cas, une chose était sûre : Vadesh sentait la fourberie à plein nez. Non pas à cause de ses sombres manigances – les objectifs poursuivis par Père n’étaient pas plus clairs – mais de ses réponses pour le moins évasives… et soigneusement filtrées.

Père m’aurait dit pourquoi les habitants ont fui la ville. Et sans même que je le lui demande : analyser le pourquoi des actes d’autrui était son sport favori.

Ceci dit, Vadesh n’a pas vocation à m’éduquer. Pourquoi prendre la peine de m’expliquer ?

Rigg peinait à se convaincre lui-même. Encore un héritage de son paternel : le rejet systématique du postulat de départ. « Tes hypothèses s’avéreront souvent justes et plus tu avanceras en âge, plus elles tendront à l’être. Mais toujours a priori. Il ne faudra jamais négliger les autres pistes. Garde ton esprit en alerte et si une explication plus plausible en émerge, saisis-la au vol. »

Tout cela pour dire que Rigg se méfiait de Vadesh comme de la peste. Surtout, il savait le sacrifiable conscient de sa méfiance, comme Père l’aurait été.

Il vida le fond de sa gourde par terre et s’approcha du pilier pour la remplir.

« Inutile, l’arrêta Vadesh. La pureté de cette eau découle de l’unicité de son récipient. Le mécanisme n’en accepte qu’un : cette auge. »

Vadesh glissa le bloc de roche dans son logement et le ruissellement se fit à nouveau entendre le long du pilier.

Tout le monde fit le plein d’eau pure après avoir séché les gourdes de leur contenu bourbeux, puisé en catastrophe à une source deux jours plus tôt ; le dernier ravitaillement qu’ils s’étaient autorisé en pleine cavale.

« La nuit tombe, fit observer Miche. Où peut-on trouver un endroit sûr pour dormir ?

— Partout dans la ville », répliqua Vadesh.

Rigg confirma d’un signe de tête.

« Aucun animal ne vient jamais ici.

— Bien, alors maintenant, où peut-on trouver un endroit sûr et confortable pour dormir ? s’enquit Umbo. Les nuits le dos sur la pierre, dans l’herbe mouillée, les aiguilles de pin, ça va bien quelques jours, mais un bon lit…

— Il n’y en a pas ici, le coupa Vadesh. Pour la simple et bonne raison que je ne dors pas et que personne ne m’avait annoncé votre visite.

— Vous voulez dire qu’il n’y en a plus, nuança Olivenko. Les habitants devaient bien en utiliser, non ?

— Oui, mais tout se dégrade, affirma Vadesh. Et certaines choses plus vite que d’autres.

— Et vous, à quelle vitesse vous dégradez-vous ? lança Rigg.

— Moins vite qu’un lit, estima Vadesh, mais plus vite que le métaldur.

— Et pourtant, vous semblez comme neuf, nota Rigg. Comment faites-vous ? »

Vadesh, debout contre son pilier, le fixa un long moment. À chercher une réponse elliptique, ne douta pas Rigg une seule seconde.

« Les différentes pièces de mon corps se remplacent, concéda-t-il enfin. Et ma mémoire est stockée en lieu sûr, dans la bibliothèque de l’Étoile éternelle.

— Qui fabrique vos pièces de rechange ? l’interrogea Rigg.

— Moi, déclara le sacrifiable.

— Ici ? Dans cette usine ?

— Oui, pour certaines, affirma Vadesh.

— Et les autres ?

— Ailleurs, apparemment, se déroba Vadesh. Pourquoi ces questions ? Craignez-vous que je tombe en panne ? »

Intéressant, nota Rigg. Je m’apprêtais juste à lui demander s’il avait suffisamment de stock pour se dupliquer.

Rigg conclut à une projection spontanée des craintes du sacrifiable : Vadesh avait peur de la panne.

« Comment oserais-je penser qu’une machine parfaite au point de me tromper treize années durant sur sa nature non humaine puisse avoir besoin d’une révision ? ironisa-t-il.

— Nous sommes d’accord », fanfaronna Vadesh comme s’il avait marqué un point dans une dispute.

Et peut-être étaient-ils en train de se disputer, tout compte fait. Si c’est le cas, qu’aura-t-il prouvé ? médita Rigg. Que je m’interroge sur son état ? Était-ce un acte délibéré de sa part ? De la poudre aux yeux, pour que je me méprenne sur ses capacités ? Ou, à l’inverse, une preuve de son imperfection, qui aura semé le doute dans mon esprit quand son intention première était de me rassurer ?

« Merci pour l’eau, conclut Rigg. Nous allons trouver un sol plus accueillant aux abords de la ville pour la nuit. À moins que l’un de vous ne tienne à se remettre les vertèbres en place sur un matelas de caillasse ? »

À en juger par le nombre de volontaires, peu y tenaient. Rigg se faufila parmi les bâtiments en suivant leurs propres traces à rebours jusqu’à la sortie de la ville, ses compagnons à la queue leu leu derrière lui. Vadesh s’invita en bout de convoi, persuadé d’être le bienvenu… le temps pour Rigg de mettre les points sur les i.

« Vous ne dormez pas, si je ne m’abuse ? Et nous n’avons pas besoin d’un chaperon. »

Vadesh repartit vers l’usine sans demander son reste… et sans laisser de trace, comme Père. Comme tous ces êtres invisibles pour Rigg, furtifs dans leurs mouvements.

Et pourtant, que n’aurait donné Rigg pour pouvoir le suivre dans les méandres du temps ces dix mille ans passés, depuis l’abandon de la ville par ses habitants… Mieux encore : les mille années précédentes, du temps où les rues battaient encore leur plein. Que faisait-il alors ? Et à quoi bon rester ici, si la vie était ailleurs ?

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