Fascination

Elle est apparue de nouveau, cette nuit. Pourquoi de nouveau ? Est-ce que je l’avais vraiment déjà vue, ailleurs, dans un autre temps ? Est-ce que je l’avais seulement rencontrée ? Pourquoi ai-je eu alors cette impression, ce coup au cœur, quand elle est entrée, cette nuit, dans cette salle immense, accompagnée de cette vieille au regard de sorcière, toutes deux vêtues de noir comme les tziganes, et qu’elle a commencé à traverser le restaurant, sans souci pour l’émoi qu’elle provoquait, son beau visage dédaigneux éclairé et capté par les jeux de lumière et d’ombre venus des plafonniers ? Pourquoi alors ai-je senti sa présence, avant même de l’avoir vue, de les voir toutes deux, quand elles avaient poussé la porte vitrée, venues du mystère de la nuit dans cette ville terrible, comme réfugiées dans cette salle immense au bruit de volière ? Oui, j’ai senti cela en moi, comme un regard étranger, comme un mouvement de l’air sur ma peau, un danger presque, et elles entraient dans cette salle, immense et étrangère, elles deux dans les mouvements lents des plis de leurs robes noires, elle si jeune et belle, au visage étincelant, elle si vieille et noire, froissée, sèche et ratatinée, avec ce regard fermé, durci, comme l’ombre d’orbites vides. Mais pourquoi mon cœur battait-il plus vite, plus fort, comme si cet instant avait une importance extrême, et rien de ce que je vivais, rien de ce que j’avais vécu n’étaient au hasard ? Je me suis levé un peu de ma chaise, je crois, comme pour partir, ou pour aller au-devant d’elle, je ne sais plus. Je les regardais avancer à travers l’immense salle, suivant une ligne en diagonale, elle devant, impassible, s’arrêtant devant chaque table, suivie de la vieille qui se voûtait, et dont le regard courait plus vite qu’elle, cherchant quelque chose qu’elle ne parvenait pas à retenir. Quand elles sont arrivées au fond de la salle, alors seulement j’ai compris ce qui les avait attirées dans cette salle de restaurant qui n’était pas pour elles. À chaque arrêt, la vieille tirait à demi de son cabas une rose déjà à moitié fanée, et la proposait aux dîneurs, qui détournaient leur visage avec ennui, avec dégoût peut-être. Ou bien était-ce la beauté presque inconcevable de la jeune gitane, son visage sombre, ses yeux ardents et absents, sa bouche éclatante, ses longs cheveux noirs libres sur ses épaules, ses mains aux poignets si fins, tout son corps souple et léger dans cette longue robe noire de satin usé, dansante comme une ombre, c’était elle qui obligeait les gens à détourner leur regard, à fuir dans l’abri d’une conversation fausse, d’une indifférence feinte, ou même, à quelques reprises, d’une colère révélatrice. Oui, plusieurs fois, je vis des femmes, et un homme, au moment d’être sollicités par la vieille mendiante, les chasser d’un geste véhément, élevant une voix que la peur rendait aigre et criarde. Les saltimbanques continuaient à avancer à travers la grande salle, qui peu à peu devenait silencieuse et vide. C’est-à-dire que moi, assis à ma table au centre de la salle, je ne voyais plus les autres convives, je n’entendais plus le brouhaha de leurs voix. Au contraire, je percevais de façon presque insupportable chaque mouvement des deux femmes, et il me semblait que j’entendais chaque son de leur voix, ou plutôt, la voix monotone et geignarde de la vieille au regard de sorcière, et le silence dédaigneux de la belle jeune femme qui marchait devant elle, et s’arrêtait elle aussi de table en table, mais sans se retourner, le regard fixé au loin, dans le vague, et brillant d’un éclat dur, presque effrayant. Moi, mon cœur battait de plus en plus fort dans ma poitrine, et je sentais la sueur mouiller mes paumes. De quoi avais-je peur ? En quoi les deux bohémiennes (car maintenant je ne pouvais plus douter qu’elles fussent bohémiennes, à leur robe longue, à leurs cheveux défaits, au noir charbonneux des yeux de la jeune femme, au visage en lame de couteau de la vieille mendiante) pouvaient-elles me menacer ? Pourtant, c’était ainsi : je ressentais cette scène comme si elle n’avait de sens que pour moi, parce que j’y étais. Comme si les deux femmes en noir n’étaient pas entrées dans la salle de ce restaurant pour vendre leurs fleurs, mais pour me chercher.

Quand j’ai eu compris cela, mon cœur s’est mis à battre plus vite et plus fort. La peur, ou maintenant, la colère, qui obscurcissait mon esprit, m’obligeait à rester, à regarder. Je ne pouvais pas attendre qu’elles aient poursuivi leur recherche comme cela, de table en table. Je ne pouvais plus le supporter. J’allais crier, peut-être, en frappant sur ma table, crier : « Ici ! Regardez-moi ! Je suis ici ! ici ! » Quand la jeune femme a tourné la tête vers moi, comme si elle avait senti mon regard durci, obscurci, qu’elle avait deviné mon cri muet. Elle s’est tournée tout entière vers moi. Elle était alors d’une beauté éblouissante. Sous la lumière du plafonnier qui l’éclairait comme un projecteur sur une scène de théâtre, son visage était net et éblouissant, pareil à une sculpture, mais avec quelque chose d’ardent et de vivant dans son regard sombre, dans le dessin de ses lèvres, dans l’éclat de ses pommettes. Elle avait saisi son poignet gauche dans sa main droite, et elle le serrait dans un geste d’impatience et il me semblait, malgré la distance, que je voyais sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration, au même rythme que la mienne !

Alors, tout d’un coup, mon appréhension était partie. Je ne sentais plus ni colère, ni peur, ni impatience même. Je sentais l’ivresse plutôt, parce que cette femme inconnue me regardait, plongeait son regard dans le mien. Je n’avais jamais vécu cela nulle part, jamais je ne m’étais senti autant perdu par le gouffre d’un regard. En moi, c’était plus qu’en moi, c’était dans toute cette salle, et au-delà, dans cette ville anonyme dans la nuit, des choses, des images passaient, s’en allaient, glissaient pour remplir un autre monde, une autre vie. Pour cela, je restais debout, immobile, pour cela, j’étais gagné peu à peu par un incompréhensible et stupide bonheur. Combien de temps est-ce que cela a duré ? Je ne sais plus, je ne pourrai jamais le dire. Des heures et des jours, j’ai été debout dans cette salle de bal, où les habitants se mouvaient pareils à des fantômes, tandis que la vieille folle remontait de table en table en secouant une sébile aigriarde, ou en geignant, marmonnant des imprécations ou des prières. Des heures, des jours, le regard sombre de la jeune bohémienne a flambé comme un cierge, et j’ai senti glisser loin de moi les désirs, les chaleurs, les choses. Tout ce que j’avais vécu pendant ces dix-huit ans où je n’avais pas été là, où j’avais oublié, ces dix-huit ans sans signification ni vérité, où j’avais existé comme en rêve, faiblement, sans rien retenir ni chercher, au jour le jour, dix-huit années d’errances vaines, d’amours volages, de restaurants, de bals vides, de voyages anonymes où les plans sont des labyrinthes et les projets d’avenir des mascarades et des leurres.

Dix-huit années qui m’avaient séparé d’elle, de son regard, de cette flamme sombre qui brillait dans ses pupilles, de sa beauté si parfaite qu’elle était éternité, vérité. Le temps était passé comme dans un rêve, parce que c’était ma vie réelle, dans ces villes, avec ces gens, mon métier, mes amis, mes maîtresses, mes voyages qui n’avaient pas de réalité, simples reflets dans les yeux de la bohémienne, indifférents et brûlants, plus forts qu’aucune lumière de bal. C’est pour cela que mon cœur battait avec cette frénésie, comme s’il cherchait à briser la prison de sa cage. Maintenant le pont du regard de la bohémienne m’unissait à l’autre versant de moi-même, et abolissait l’irrégulière frontière du temps. J’étais moi-même, enfin, de nouveau moi-même. Rien n’avait changé en moi, j’étais cet enfant de treize ans qui rentrait chez lui après la classe, montant le boulevard en portant ses livres et ses cahiers entourés d’un élastique. Le long du boulevard (la route qui allait vers l’Italie, où passaient les poids lourds, les autocars, les autos dans un nuage continu de gaz brûlés) je montais vers le haut de la colline, vers le col. Un peu après un grand virage où les pneus grinçaient, je voyais ce bâtiment de sept étages au bord de la route, un peu semblable à un grand paquebot vide. Je ne l’aimais pas, et pourtant c’était lui qui attirait mon regard. Les étages supérieurs, comme le pont des navires de luxe, étaient vides, aveugles. Parfois un rideau tremblait dans le vent contre l’espagnolette, je voyais un visage, un pâle visage de fantôme. Mais c’étaient les étages inférieurs, ou, pour mieux dire, le sous-sol qui attirait mon regard. Là, sous la terre, vivaient des gens que je ne faisais qu’entrevoir, qui grouillaient dans leurs cellules si sombres que la lumière des ampoules électriques nues brillait même à midi. Il y avait de la musique, des odeurs de cuisine, des voix d’enfants, des rires, des pleurs, des mots dans une langue inconnue, dure et violente, ou bien douce parfois, pareille à de la musique.

Elle est là, maintenant, tout près de moi, si près que je pourrais la toucher. Elle me regarde de ses yeux profonds, brillants, de son regard que je ne peux éviter, dont je ne peux me soustraire, de son regard qui m’interroge. Puis j’entends sa voix. Elle me parle. Elle dit des mots, j’entends sa voix basse, un peu rauque, son accent étrange — espagnol, russe, portugais ? Elle dit, venir, paraître, souvenir, comme cela, en roulant les r et en accentuant la dernière syllabe. Elle se tourne vers sa mère, cette vieille au regard de sorcière qui mendie de table en table, elle lui parle dans sa langue inconnue, où je reconnais en effet des mots d’espagnol, gracia, alabad, ou malpais, je ne sais plus. Est-ce de moi qu’elle parle ! La vieille m’a regardé brièvement, d’un regard chargé de haine, et s’est détournée pour continuer sa progression entre les tables des noceurs indifférents.

C’est son regard que j’ai reconnu. C’est lui qui me ramène longtemps en arrière, à cette maison blanche au bord du boulevard. Je reviens de l’école, l’hiver, montant lentement le boulevard de corniche, et dès que j’ai passé le virage — un grand bâtiment sale où est écrit, en lettres arrondies d’avant-guerre un mot, un nom que je n’oublierai jamais, qui alors a pour moi quelque chose de magique, de vaguement menaçant, un nom écrit ainsi :

JUDEX

J’aperçois la maison blanche où vivent les étrangers, dans leur sous-sol sombre. Chaque fois que je passe près d’elle, mon cœur bat plus vite, à cause de ces voix, de ces bruits, des visages de femme qu’on entr’aperçoit dans les soupiraux, ou d’un enfant dont la voix pleure en sourdine, pas comme les enfants des riches, mais doucement, et longtemps, longtemps. Un après-midi, comme je monte la côte, peut-être plus vite qu’à l’ordinaire, sans m’y attendre, elles sont là : au pied de la maison blanche, dans la petite allée qui mène à l’entrée du sous-sol, une étroite bande de terre saupoudrée de ces hideux gravillons blancs que les propriétaires répandent dans les jardinets de la colline, elles sont là : la vieille femme vêtue de noir, au regard de sorcière, assise sur une chaise de paille, et devant elle, debout, maigre dans ses habits noirs, immobile comme si elle attendait vraiment quelqu’un, ou quelque chose, la petite fille. Son visage est très pâle, mangé par son épaisse chevelure noire, par ses yeux immenses, brillants. Comme j’avance, elle se tourne un peu vers moi, et elle me regarde, et comme aujourd’hui, son regard m’envahit et me libère, me change. Mais je ne devrais pas parler d’aujourd’hui, puisque aujourd’hui n’existe pas. C’est son regard d’alors, brûlant, fiévreux dans son visage pâle, ce regard de détresse, d’interrogation aussi, cet appel, cette annonciation qui n’ont pas cessé, année après année. Il est resté en moi, semblable à une lumière qui brûle dans la nuit, qui ne cesse pas de brûler. Je crois que je me suis arrêté un instant sous ce regard. Jamais je n’avais imaginé que ce regard pouvait exister, ici, dans cette maison, je veux dire dans le malheur de ce souterrain sans lumière, dans la prison où l’on disait que vivaient les esclaves. Debout au milieu de l’allée, la petite fille vêtue de noir était immobile, elle ne faisait pas attention aux autres gens qui se hâtaient sur le trottoir. C’était moi seulement qu’elle regardait, comme si j’étais celui qu’elle avait attendu (moi comme si elle m’avait attendu), moi seulement qu’elle avait choisi. Combien de temps suis-je resté arrêté sur le bord du trottoir, attaché à son regard sombre et mystérieux d’enfant, le cœur battant vite, ne sachant plus rien d’autre ? Je ne sais plus, et aujourd’hui je me demande si j’ai vraiment cessé d’être là. Mais je m’en souviens maintenant, après toutes ces années qui n’ont plus aucun sens, je me souviens d’être venu, encore et encore, à chaque instant, guettant l’heure où la jeune bohémienne quitterait l’ombre humide du sous-sol pour rester avec son aïeule sur le sentier de gravillons. Le soleil d’hiver éclairait ses vêtements, ses cheveux, allumait un reflet plus chaud sur la peau de son visage. Un jour, la chaise était vide, et la petite fille était assise à la place de sa grand-mère, et quand elle me vit, elle se leva, et courut presque vers moi, puis s’arrêta, peut-être effrayée de ce geste. « Est-ce qu’elle est malade ? » J’ai demandé cela, je crois. Elle répondit aussitôt : « Non, ce n’est pas cela. Elle a dû faire une course en ville. » Elle répondait, et ces paroles insignifiantes, elle les disait de sa voix claire comme si c’étaient les mots les plus importants du monde. Et pour moi, ils étaient importants, en effet, et je sentais autre chose qui passait au dehors des mots, dans son regard, dans la lumière, dans la beauté de son visage, de son front, de ses cheveux, et ses épaules et son corps fragile dans la robe noire. « Et vous, où allez-vous ? » Je me souviens aussi de la honte qui m’avait empêché de dire que cette route que je suivais, chaque jour, était celle qui allait de la maison de ma grand-mère au lycée, route dérisoire et banale, qui enlevait toute nécessité à notre rencontre, en faisait un banal accident sur le chemin des écoliers. Alors je ne lui disais jamais : « Je vais au lycée » mais : « Je vais là-bas », ou « Je dois aller par là. » Et elle ne me demandait pas ce que c’était, ce « là-bas ». En revanche, j’étais heureux de pouvoir lui dire que je montais chez ma grand-mère, que j’allais chez ma grand-mère, pour déjeuner, ou pour passer la nuit, parce que je me sentais plus proche d’elle, comme elle, qui vivait avec sa grand-mère (mais cette vieille en noir n’avait rien de comparable avec ma grand-mère, si douce et tendre, elle était dure et effrayante, et les jours où elle était assise sur la chaise, je me contentais de faire un sourire des yeux, et la petite fille en noir me suivait du regard, n’osant pas bouger elle non plus, ni rien dire, seulement avec cette expression d’inquiétude et cet appel dans son regard sombre, qui me poursuivait et faisait battre mon cœur longtemps après que j’avais passé le second virage).

J’aimais voir la petite fille vêtue de noir, chaque fois que je revenais du lycée, ou les samedis et dimanches, quand je pouvais flâner dans les rues du quartier. Pourtant, pas une fois je ne me suis interrogé sur elle, pas une fois je n’ai cherché à savoir ce qu’elle faisait, quand elle n’était pas debout dans l’allée étroite de l’immeuble. J’aurais dû lui poser des questions, lui demander ce qu’elle aimait, ce qu’elle voulait, guetter les réponses dans ses yeux, écouter battre son cœur, serrer ses mains d’enfant, essayer de donner quelque chose, de partager quelque chose. Mais je crois que pour moi, au fond, elle n’existait pas. Elle était un fantôme, une apparition, toujours à la même place absurde, au bord de ce boulevard d’enfer grondant de camions et d’autos, dans le froid cruel et dans la solitude de ce couloir, au pied des grands immeubles, devant les soupiraux des sous-sols desquels elle s’était échappée quelques instants, à la manière des prisonniers qu’on aère dans les cours vides des bâtiments carcéraux. Je crois que pour moi elle était un rêve, déjà, magique et mystérieux, une image ensorcelante et fragile, mais exilée de toute vie réelle, avec cette tristesse et ces secrets que les vivants ne peuvent pas percevoir. Saltimbanque, comme cette autre petite fille que je voyais alors, chaque saison de Noël, sur la grande place battue par les vents, maigre et bleuie dans son collant pailleté, et qui se contorsionnait devant son père, un drôle de sourire crispé sur son pauvre visage sans enfance. Mais moi je ne savais pas voir cela, je ne pouvais pas le comprendre. Ce que j’aimais, c’était le rêve justement, cette image noire et fiévreuse, ce regard attaché au mien avec une intensité qui me troublait et m’amusait à la fois, ce regard d’animal sauvage que je découvrais, et qui ne ressemblait à rien de ce que le monde réel pouvait me montrer, ce regard qui était amour et mort, désir, crainte et savoir déjà, fierté et dédain déjà, peut-être…

Je me souviens maintenant, du fond de cette salle immense, vide, effrayante, sous le regard de cette jeune femme inconnue qui efface le monde, je me souviens de chacun de ces instants que je croyais oubliés. Un après-midi avant l’été, un jour de grand vent et de ciel bleu, un dimanche certainement puisque je n’étais pas enfermé dans la prison du lycée, je suis allé jusqu’à la grande maison blanche, jusqu’à l’allée de graviers. Il n’y avait pas la chaise de paille, et je crois bien que j’ai eu un pincement au cœur, en pensant qu’elles n’étaient plus là, qu’elles étaient parties, l’horrible vieille et la fée vêtue de noir. J’ai marché sur l’allée de gravillons, en essayant d’empêcher les semelles de mes tennis de crisser. De quoi avais-je peur, comme aujourd’hui ? Ce n’était peut-être pas la peur, mais la solitude, dans cette journée, avec ce ciel immense et vide, comme ici, dans cette salle, et le va-et-vient obsédant des autos sur le boulevard, et ces fenêtres aveugles des immeubles, au-dessus de moi, ces fenêtres au regard aveugle. Comme j’approchais de la porte du sous-sol, tout à coup elle est apparue, devant moi. La lumière brillait sur ses cheveux et dans ses yeux, et pour la première fois, elle souriait, et son visage exprimait la liberté, une sorte de joie sauvage. C’était une expression si forte, si brûlante dans ses yeux que je ne pouvais pas soutenir son regard. Alors elle n’était pas une enfant. Elle était une femme vraiment, elle venait à moi comme une femme, belle, libre, désirable. Elle a marché jusqu’à moi, elle m’a touché de ses mains, et pendant un instant nous sommes restés immobiles, dans le vide du vent, au milieu de l’allée en gravillons. Je n’ai plus jamais ressenti cela nulle part, cette impression d’avoir perdu mon apparence, d’être devenu un pur regard, un désir. Puis quelque chose s’est rompu. J’ai senti la crainte, à nouveau, non plus la solitude, ni le vide, mais la crainte d’être dérobé, de devenir un autre, de changer mon destin. J’ai dû reculer, et elle, l’enfant vêtue de noir, elle a dû sentir ce froid qui était en moi, qui gagnait. Elle m’a dit des mots, elle m’a parlé de sa voix un peu rauque de petite fille émue, qui faisait battre mon cœur et me rejetait dans la honte. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez ? » Son regard tout à coup assombri m’interrogeait avec insistance, cherchait au fond de moi la vérité. Mais moi je ne voulais pas la lui dire. Je pensais seulement que j’allais partir, rejoindre les camarades de classe qui m’attendaient sur les quais pour une partie de ballon, ou bien monter l’escalier jusqu’à l’appartement de ma grand-mère et m’enfouir dans un fauteuil pour lire les dictionnaires en écoutant les bourrasques et en regardant la lumière du soleil. « Elle n’est pas là aujourd’hui, elle ne reviendra pas avant ce soir. » La petite bohémienne parlait encore, et l’émotion faisait ressortir son accent étrange, sonore, maladroit. « Mais moi, je ne peux pas rester, je dois — » Je voulais dire quelque chose, et je ne pouvais pas trouver de raison valable. Cela n’avait plus de sens. Elle m’a regardé tandis que je reculais, l’ombre creusait ses orbites comme celles de la mort. Alors d’un seul coup je suis parti, en marchant d’abord, puis, de plus en plus vite, en courant, éperdu, essoufflé, la tête résonnant des coups de mes pieds sur le trottoir du boulevard. Je ne sais pas où je suis allé, je ne me souviens plus où j’ai erré, cet après-midi-là, dans les rues vides entre les jardins des villas. Plus rien de tout cela n’existe aujourd’hui, tout s’est effacé. Quelque temps après, on a démoli l’immeuble vétuste dont les bohémiens avaient squattérisé le sous-sol. Quand j’ai demandé timidement au contremaître du chantier, il a seulement haussé les épaules. « Où ils sont partis ? Comment voulez-vous que je le sache ? ils sont allés ailleurs, n’importe où. Ces gens-là, ça ne reste pas longtemps au même endroit. » Je n’ai pas revu la petite fille en noir, ni sa grand-mère au regard méchant. Le temps les a englouties, et les mouvements de ma vie les ont effacées de ma mémoire.

Jusqu’à cette nuit, où elles ont apparu à nouveau, brièvement. Alors la jeune femme s’est arrêtée devant moi, elle m’a regardé. Puis d’un seul coup, elle a détourné son regard, avec une expression cruelle de dédain et de colère. La grande salle vide résonnait à nouveau des brouhahas des noceurs. La musique jouait un air faussement enjoué, une rumba qui creusait un vertige dans mon corps. Entre les tables, la vieille femme au panier de roses et la jeune femme vêtue de noir glissaient très vite, disparaissaient. Un instant encore, comme dans un rêve, j’ai vu leurs silhouettes devant la porte, puis elles se sont engouffrées dans la nuit.

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