Zinna


Il s’appelait Tomi, mais Zinna l’appelait Gazelle, à cause de son autre nom, Arzel, parce qu’elle disait que c’était ce que ça voulait dire, en arabe. C’était peut-être pour ça qu’il savait courir si vite. D’ailleurs, le directeur du Centre s’appelait Monsieur Poisson, et le meilleur ami de Tomi s’appelait Lucien la Belette, parce que son nom, c’était Bellet.

Il n’avait jamais vu une personne comme Zinna, de toute sa vie. Étrange, avec un visage si pur et doux un peu penché de côté, et ces yeux verts qui regardaient au loin, à travers vous, ces yeux qui cherchaient quelque chose dans le ciel, un nuage, un oiseau, une étoile, on ne savait pas.

Tomi n’avait pas oublié cet hiver, il venait d’arriver au Centre, après cette histoire de vol de vélomoteur et tout ça. Il était parti de Vaujours, de chez les Herbaut, la famille où il était placé. Jamais plus il ne retournerait là-bas. Il gardait tout le temps dans la poche de son blouson le certificat du bureau d’orientation scolaire, où il y avait écrit une petite phrase qui disait, pas apte aux études, orientation CAP de maçon. Il gardait toujours ce papier sur lui, et il se disait que si un jour il devenait quelqu’un, il sortirait ce papier où il y avait écrit : maçon.

Il quittait le Centre tôt le matin. Il disait qu’il allait étudier à la bibliothèque. Mais eux s’en moquaient. Il était là juste pour quelques mois, avant de partir pour Paris, pour le CAP. Il marchait au hasard dans les rues de cette ville qu’il ne connaissait pas. Il ne savait même pas le nom des rues. Il allait dans les cafés, dans la vieille ville, c’est là qu’il avait rencontré Rochet, on l’appelait Rosette. C’était un dealer.

Du côté de la mer, il y avait toujours plus ou moins de mouettes qui planaient dans le vent en geignant. C’est dans cette ruelle qu’il avait vu Zinna pour la première fois.

Elle avait ce manteau gris de pauvresse, bizarre, qui s’évasait aux hanches comme une redingote, et pourtant, même habillée comme ça elle était belle. Elle marchait vite, avec son visage incliné, elle était pâle, avec des pommettes très lisses. Elle ne regardait personne. Tomi s’était écarté pour la laisser passer. Il avait quatorze ans, il était déjà plus grand qu’elle. Elle était passée, elle avait souri à peine, elle avait disparu, vraiment comme une inconnue, comme une femme qu’on aperçoit sur un quai de gare et qui glisse et se défait dans un reflet.

Dans la lumière de l’hiver, ses cheveux faisaient autour de son visage une auréole presque rouge. C’était ça qui avait fait battre le cœur de Tomi, cette chevelure frisée qui captait la lumière. Et il y avait en elle cette étrangeté, cette absence. À ce moment-là, il ne savait rien d’elle, ni son nom de Zinna, ni qu’elle était juive. Tomi n’avait personne au monde, à quatorze ans il avait tout fait et tout vu, il était voleur, sniffeur de colle, menteur et fugueur, mais il était vierge et il n’avait aucune idée de ce qu’était une femme, c’est-à-dire, pas d’autre idée que celle que les garçons du Centre avaient sur le sexe des femmes, par les allusions, les photos porno et les films X. Et ceux qui parlaient le plus fort étaient ceux qui avaient le plus peur. Alors Zinna, cette façon qu’elle avait de marcher, de regarder, son visage incliné et ses cheveux couleur de cuivre, tout cela était entré dans Tomi, il ne pouvait plus l’oublier. C’était cela qui faisait battre son cœur, même aujourd’hui après tout ce qui s’était passé, c’était cela qui le rongeait.

Elle apparaissait tous les jours au même endroit, dans la ruelle qui longe l’Opéra, et au bout on voyait le soleil briller sur la mer, et les mouettes chassées par le vent. Tomi avait passé la plus grande partie de sa vie à Vaujours, il ne savait pas qu’il y avait des oiseaux sur la mer, ni ce vent, ni cette lumière. Zinna était si étrange. C’était comme si elle sortait de la mer. Elle avait toujours ce manteau gris, le même qu’elle portait à son arrivée, en débarquant du bateau. Le matin, à cause du froid, elle serrait ses cheveux dans un châle noir, et son visage paraissait pâle, ses yeux étaient encore plus lointains, transparents.

Chaque jour, Tomi venait là, dans cette ruelle, il attendait qu’elle apparaisse. Il ne voulait rien voir d’autre de cette ville. Il ne voulait plus parler aux autres garçons, ni même à Lucien la Belette. Il regardait le manège des dealers, sur la petite place, qui attendaient la venue de Rosette. Puis il retournait vers la ruelle, parce que c’était l’heure où Zinna sortait de l’Opéra.

La ruelle était un corridor glacé. Les filles, les jeunes garçons s’en allaient vite. Personne ne faisait attention à Tomi. Il y avait aussi ce bar, avec des tourniquets de cartes postales et des souvenirs en coquillages. Tomi les regardait indéfiniment, en tournant le dos au vent.

Vers midi, les élèves sortaient en se bousculant, ils jaillissaient par la petite porte de l’Opéra, ils couraient dans la ruelle. Ils étaient habillés en anoraks et en jeans. Certains portaient des instruments de musique dans des étuis, des violons, des clarinettes. Il y avait de grandes filles sveltes aux cheveux courts, des jeunes filles avec des chignons de danseuses, en collant noir sous leurs manteaux. Tomi aimait bien les voir sortir de l’Opéra. Ils allaient chez eux. Ils avaient des parents qui les attendaient dans des voitures, il faisait si froid que les échappements faisaient des nuages de fumée. Si Tomi n’avait pas eu Zinna à attendre, il serait mort de froid, là, dans cette ruelle. Il ne savait même pas pourquoi il l’attendait. Il n’imaginait pas qu’il pourrait ne pas la voir, ne pas rencontrer son regard, son sourire. Il n’essayait pas de comprendre. Peut-être qu’il pensait qu’elle était la femme de ménage, qu’elle nettoyait les sols de l’Opéra, avec de l’eau de Javel, quand les élèves en anorak étaient partis.


Elle est entrée dans l’Opéra. C’était la fin de l’après-midi, un samedi, je m’en souviens. Il n’y avait presque personne dans la bâtisse, seulement le concierge sourd, et quelques élèves attardés. Dès que je suis entré, j’ai entendu sa voix. C’est étrange, c’est comme si je l’avais reconnue tout de suite, avant même de l’avoir vue. C’était une voix, comment dire ? irréelle, céleste. J’étais attiré par sa voix comme si on me tirait en avant. J’allais à travers les couloirs, j’ouvrais les portes les unes après les autres, sur toutes ces salles vides. Tout à fait en haut des escaliers, au bout du couloir, il y avait une porte entrouverte. C’était une pièce dont les volets étaient toujours fermés, avec des fenêtres tournées vers la mer comme des yeux d’aveugle.

Je l’ai vue. Elle était debout, vêtue de sa robe informe, avec ces escarpins blancs à talons hauts qui donnaient l’impression que ses jambes étaient arquées. Sur une chaise, près de la porte, il y avait l’affreux manteau gris qu’elle avait plié avec soin, comme si elle était chez le docteur.

Ce que j’ai vu surtout, c’est son visage. Elle était tournée de trois quarts, et la lueur de l’ampoule électrique nue faisait une sorte de flamme au-dessus de sa tête. Elle chantait, seule devant le piano fermé, cet air de Don Giovanni, Donna Elvira, mi tradi quell’ alma ingrata, et tout était différent. Son regard maintenant était tourné vers moi, le vert de ses iris me brûlait, jamais je n’avais ressenti une telle émotion. Zinna chantait, comme si c’était pour moi, comme si elle était enfin arrivée jusqu’à moi, et que j’étais venu là où je devais, en suivant le fil de sa voix, à travers la solitude et l’amertume de ma vie.


C’est d’elle que je veux me souvenir, de sa voix surnaturelle. Comment était-elle arrivée ? Je ne sais pas, je ne l’ai jamais su. Il me semblait que c’était elle que j’attendais, depuis toujours, que c’était elle pour qui j’avais vécu, le Conservatoire, les répétitions interminables, l’ennui de ces salles grises où j’enseignais le violoncelle, les concerts de routine. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à mon grand-père Chaïm. Il me semble qu’il l’a connue, elle, il me semble que c’est par lui qu’elle est venue jusqu’à moi, parce qu’il ne peut pas y avoir de hasard.

C’est étrange, je lui ai parlé tout de suite de mon grand-père Chaïm, qui était premier violon à l’Opéra de Mostaganem. Elle avait l’air si jeune, presque une enfant, malgré ses habits démodés. « Que voulez-vous, mademoiselle ? » J’ai demandé cela d’abord, un peu rudement, parce que je ne voulais pas qu’elle se doute de mon émotion. Elle m’a dit qu’elle voulait apprendre à chanter, suivre des cours de chant. J’ai pensé la renvoyer au secrétariat, pour une inscription, j’ai failli dire — ou peut-être l’ai-je dit vraiment. — « vous savez, je suis très occupé, je ne peux rien faire pour vous ». Depuis que les huissiers ont emporté le piano Steinway de Juliette pour payer les créanciers, je n’ai pas d’autre endroit où pratiquer. Zinna, elle est restée à la même place, sous l’ampoule électrique. Je lui ai demandé où elle avait appris à chanter, je lui ai dit : « Chantez encore, je vous écoute. » Elle a chanté un air de Lucie de Lammermoor, et un air de l’Italiana in Algeri, et j’ai compris ce que j’avais su tout de suite, quand je montais l’escalier à sa recherche, que c’était bien elle que j’avais attendue depuis toujours, pour qui j’avais vécu la musique. Sa voix était facile et légère, elle entrait en moi, elle réveillait les plus anciens souvenirs. Après, elle m’a raconté qu’elle avait appris toute seule, autrefois, au Mellah, en écoutant les disques de son oncle Moché. Quand ils avaient dû partir, son oncle était mort, et elle avait quitté son père. Elle travaillait pour vivre, elle faisait des ménages, elle gardait des enfants. Elle n’avait jamais quitté son manteau gris.

C’est comme cela qu’elle était entrée dans ma vie. Chaque jour, en fin d’après-midi, quand l’Opéra était désert, elle venait dans la chambre aux volets fermés, pour une leçon de musique.

Ensemble on répétait les grands airs, Faust, Roméo et Juliette, La Bohème, surtout les italiens, elle savait toutes les paroles, sans les comprendre, Aïda, la Traviata, Il Trovatore. Elle avait une belle voix. Quelquefois on chantait ensemble, le passage qu’elle préférait, c’était dans Don Giovanni :


« Là ci darem la mano, là mi dirai di si.

Vedi, non è lontano,

partiam, ben mio, da qui… »

Et Zinna :

« Vorrei, e non vorrei, mi tréma un poco il cor, felice, è ver, sarei, ma puo burlarmi ancor, ma puo burlar mi ancor ! »

Surtout, l’air d’Anna :

« Non mi dir, bell’idol mio, che son io crudele con ti, tu ben sai quant io t’amai… »


Je voulais savoir des choses sur elle, je voulais connaître sa vie. Un jour, je lui ai posé des questions : « Est-ce que tu vis seule ? Est-ce que tu as quelqu’un ? » Elle m’a regardé de son regard froid, méfiant. Puis elle a cessé de venir, et je me suis aperçu que j’avais plus besoin d’elle, qu’elle de mes leçons, et ça m’avait fait mal, honte, ça m’avait empêché de dormir. J’avais besoin de l’entendre chanter Là ci darem la mano. C’était risible et insupportable. Moi, Jean André Bassi, violoncelliste à l’Opéra, à cinquante ans passés, marié à Juliette, tellement solitaire, vivant dans ce grand appartement vétuste de la rue de l’Opéra.

C’est Juliette qui a voulu qu’elle vienne vivre à la maison. Il y avait, sur le même palier, une chambre indépendante qui devait servir autrefois pour la domestique, et qu’on appelait « la chambre inondée » parce que l’eau y entrait chaque fois qu’il y avait un orage. C’est là que Zinna s’est installée, durant cette année extraordinaire et terrible qui a précédé sa disparition. Elle était dans une période difficile, elle n’avait plus d’argent, nulle part où aller. Elle avait rencontré Juliette à la maison, et elle lui avait tout de suite plu. Juliette était malade, ses crises d’asthme étaient de plus en plus rapprochées, de plus en plus fortes. Elle disait : « Jure-moi que tu ne m’enverras pas à l’hôpital, qu’on ne me mettra pas dans un poumon d’acier. » Elle m’a chargé de demander à Zinna de rester avec elle. « Comme ça, elle sera moins seule », ai-je dit à Zinna. J’avais peur qu’elle refuse, et en même temps, je n’arrivais pas à l’imaginer tout près, à chaque instant. Zinna a dit oui, très simplement. Un matin, elle est arrivée dans la chambre inondée. Elle n’avait rien d’autre qu’une petite valise, et son fameux manteau gris. Elle est venue accompagnée d’un jeune garçon que j’ai pris d’abord pour un gitan, sombre, avec de beaux yeux sans cesse aux aguets. Quand elle a vu que je le regardais, elle m’a dit son nom, un nom étrange : Gazelle. Elle a dit aussi : « C’est un voleur, mais il est gentil. » Il l’accompagnait partout. Quand elle venait pour la leçon de musique, en fin d’après-midi, à l’Opéra, il s’asseyait par terre, dans le couloir, devant la porte, ou bien il restait sur les marches de l’escalier. Il ne voulait pas entrer dans la salle aux volets fermés.

Cette année-là était extraordinaire, brillante. Je m’en souviens, maintenant que plus rien n’existe. Même Juliette était transformée. Elle avait le regard plus vif, quand elle parlait de Zinna. Elle était pressée, impatiente. Sans cesse elle allait frapper à sa porte. Elles restaient ensemble des heures, elles se parlaient. Elles allaient se promener, elles faisaient des courses. Mais Zinna ne rentrait jamais chez nous.

Rien n’était comme avant. Zinna était sans cesse présente, même si je ne la voyais qu’au moment des leçons, ou parfois, au hasard, dans les rues voisines, dans les escaliers. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. C’était peut-être de l’amour, du désir, mais alors je n’y pensais même pas. Pas un instant je n’avais imaginé cela. Peut-être que c’était elle, sa jeunesse, sa beauté, ou bien le son de sa voix, qui m’avaient envoûté, qui m’avaient lié.

Je me souviens, un après-midi de printemps, il pleuvait à verse. J’étais rentré fatigué par les répétitions, trempé jusqu’aux os. J’avais monté les escaliers, et elle était là, assise devant la porte. L’eau cascadait de la gouttière dans sa chambre, elle avait l’air désemparé. J’ai pris un seau et des serpillières, et tous les deux nous avons épongé le sol de sa chambre, essayé de colmater les fuites sous la fenêtre. À la fin, nous nous sommes assis sur le lit de camp, épuisés et trempés, et nous avons ri et parlé, comme s’il n’y avait aucune différence, que nous avions le même âge, que nous avions toujours vécu ensemble. C’était si simple, si facile d’être là, avec elle. Sa chevelure rouge brillait de gouttes d’eau. Elle parlait du Mellah, des marchés, le souk des tanneurs, le souk des forgerons, elle parlait des maisons, des fondoucs. Moi, je lui parlais de Mostaganem comme si j’y avais vécu avec mon grand-père Chaim, des soirées où le théâtre brillait de toutes ses lampes. Je n’avais plus d’âge, Zinna n’avait plus d’âge. Tout était neuf et lumineux. L’orage continuait, la pluie cascadait sous la fenêtre, mais ça n’avait plus aucune importance.

Zinna était inscrite pour le concours. Elle répétait chaque après-midi, dans la salle aux volets fermés. Maintenant, il y avait des élèves qui restaient pour l’entendre. Quand elle chantait l’air de Don Giovanni, Là ci darem la mano, ou le récitatif, crudele ? là, dans cette pièce vétuste où le soleil n’entrait jamais, il y avait de la magie, une force mystérieuse. Oui, c’était le bonheur, le désir qui s’épanouissaient dans cette pièce, qui anéantissaient le reste. J’attendais l’instant des répétitions avec une impatience grandissante. Plus rien ne comptait, mes propres essais au violoncelle, avec l’orchestre, m’ennuyaient. Les autres musiciens s’en rendaient compte. Ils savaient. Ils chuchotaient des choses. L’un d’eux, un flûtiste du nom de Santucci me prit un jour à part, il voulait me dire quelque chose, il n’y arrivait pas : « Mon vieux, il faut te ressaisir… Tu comprends, il ne faut pas te laisser aller. » Je l’ai regardé méchamment : « Me ressaisir ? Me laisser aller ? Tu me prends pour un objet trouvé ? » Ils étaient inquiets, jaloux. Maintenant, je peux imaginer qu’ils étaient attirés, eux aussi, par la voix, par la flamme au-dessus de sa chevelure, par son regard transparent. Qu’ils avaient deviné, eux aussi, que ce ne serait pas toujours ainsi, que ça n’était qu’un instant, une vibration, un battement, et que le silence et le vide qui s’ensuivraient seraient encore plus terribles.

Maintenant, Zinna est partie. Elle n’a pas dit où elle allait. Elle ne s’est pas présentée au concours. Elle s’est effacée, simplement. Un soir, longtemps déjà après son départ, Juliette a eu une crise plus grave. Elle était allongée sur le carrelage, pâle, le visage creusé. Elle respirait mal, comme si son diaphragme devait soulever un poids terrifiant. Je l’ai trouvée là en rentrant de l’Opéra. Son regard brillait de souffrance et d’inquiétude.

« Est-ce que Zinna est là ? » Elle a dit cela lentement, en me serrant la main de toutes ses forces. « Tu veux que je l’appelle ? » J’ai dit cela comme on parle à un enfant malade, pour le calmer. Elle a secoué la tête. « Non, non, je veux seulement. » Elle me regardait avec une sorte d’étonnement, comme si ce qu’elle disait ne venait pas d’elle. Elle a dit : « Tu l’aimes. » Ce n’était pas une question. Je ne sais plus ce que j’ai dit, ce que j’ai fait. J’ai dû téléphoner à police-secours. Malgré mes promesses, j’ai laissé les infirmiers l’emmener à l’hôpital. Zinna n’est jamais revenue dans cette maison.


« Tu sais, Gazelle, quand j’étais toute petite, il n’y avait pas de plus beau quartier que le Mellah. »

Zinna commençait toujours ainsi. Elle s’asseyait sur la plage, et Tomi se mettait à côté d’elle. C’était généralement le matin. Le soir, elle disparaissait. Elle allait voir des gens, loin, à l’autre bout du monde, elle allait dans des restaurants qui brillaient comme des paquebots. Sur la plage, le matin, c’était bien. Les mouettes tourbillonnaient. C’était comme s’il n’y avait rien d’autre au monde, que tout pouvait durer une éternité.

« Alors, nous habitions une maison très vieille, étroite, juste une pièce en bas où couchait mon père avec mon oncle Moché, et moi j’étais dans la chambre du haut. Il y avait une échelle pour grimper sur le toit, là où était le lavoir. C’était moi qui lavais le linge, quelquefois Khadija venait m’aider, elle était grosse, elle n’arrivait pas à grimper l’échelle, il fallait la pousser. À côté de chez nous, il y avait la maison bleue. Elle n’était pas bleue, mais on l’appelait comme ça parce qu’elle avait une grande porte peinte en bleu, et des fenêtres à l’étage aussi étaient peintes en bleu. Il y avait surtout une fenêtre très haute, au premier, qui donnait sur un balcon rond. C’était la maison d’une vieille femme qu’on appelait la tante Rahel, mais elle n’était pas vraiment notre tante. On disait qu’elle était très riche, qu’elle n’avait jamais voulu se marier. Elle vivait toute seule dans cette grande maison, avec ce balcon où les pigeons venaient se percher. Tous les jours j’allais voir sa maison. De son balcon, je rêvais qu’on pouvait voir tout le paysage, la ville, la rivière avec les barques qui traversaient, jusqu’à la mer. La vieille Rahel n’ouvrait jamais sa fenêtre, elle ne se mettait jamais au balcon pour regarder. Peut-être que ça lui était égal de voir tout ça, peut-être qu’elle n’y pensait même pas. Peut-être qu’elle était triste, parce qu’elle n’avait personne avec qui partager le paysage. Elle avait toujours vécu dans cette grande maison, elle y était née, et quand son père et sa mère étaient morts, elle était restée seule. »

Zinna parlait lentement, comme si elle cherchait à se souvenir. Tout était si loin, perdu de l’autre côté de la mer. Tomi se serrait contre elle, sur la plage. Zinna mettait son bras autour de ses épaules. Jamais aucune fille ne l’avait serré comme cela. Il ne sentait plus le froid, ni la faim, il n’avait plus peur de l’avenir. Il ne retournerait plus jamais dans le Centre. La police ne le retrouverait pas, il saurait s’enfuir et se cacher. C’était pour ça qu’il s’appelait Gazelle.

Zinna parlait de sa ville, les ruelles qui descendent, les escaliers, les portes secrètes, les passages, et en bas, le grand fleuve avec la vague de la marée qui pousse les branches mortes et chasse les mouettes.

« Tu sais, Gazelle, le Mellah c’était le monde pour moi. Je ne sortais presque jamais du quartier, ou alors juste pour aller voir l’embarcadère, ou bien avec l’oncle Moché, dans les magasins. Quelquefois aussi on allait dans le cimetière, au-dessus de la mer. Mon oncle aimait bien les cimetières. Au Mellah, je connaissais chaque rue, chaque cour, chaque recoin des maisons. C’était tellement grand, et il y avait tant de monde qu’on pouvait naître et mourir là, sans jamais en sortir. Comme la vieille Rahel. Mon oncle Moché était tailleur, enfin, pas vraiment tailleur. Il avait une machine à coudre. De temps en temps, quelqu’un venait le voir avec un coupon de tissu : Moché, combien veux-tu pour me faire un complet avec ça ? Moché secouait la tête : mon pauvre ami, tu parles d’argent, ou de temps ? Parce que si c’est une question d’argent, je peux te faire ton complet pour rien, sans être payé. Là, mon oncle attendait deux ou trois secondes, pour juger de l’effet sur son interlocuteur. Puis, quand le client souriait, il coupait net : mais si c’est de temps que tu me parles, mon pauvre ami, je crois que tu aurais tellement à attendre que tu ferais mieux d’aller l’acheter tout fait, ton complet. Crois-moi, ce n’est pas de la mauvaise volonté, mais si tu voyais la montagne de travail que j’ai, tu t’en irais tout de suite au souk acheter ton complet. Mon oncle Moché, c’était un hâbleur, mais je m’amusais bien avec lui. C’était lui qui m’emmenait en promenade jusqu’au fleuve, ou au marché pour acheter des légumes. L’après-midi, il me faisait écouter ses disques d’opéra, il m’apprenait les paroles en italien, il chantait avec moi. Il m’emmenait aussi dans les fondoucs, pour écouter la musique des Andalous, et voir les danseurs tourner, ils avaient de grands ciseaux qu’ils grattaient en rythme, ils chantaient avec une voix aiguë, mon oncle les imitait bien. »

Zinna montrait à Tomi, sur la plage, elle dansait pieds nus sur les galets, en frappant dans ses mains, elle chantait les chansons andalouses avec une voix aiguë, étrange comme les cris des mouettes. Après, elle racontait encore, et Tomi se serrait contre elle, pour entendre sa voix résonner dans son corps.

« C’était bien, au Mellah, on n’était jamais seul. Il y avait du monde partout, tout le monde se connaissait, se saluait, se regardait. Quand je descendais vers le fleuve, par les escaliers, les autres enfants venaient avec moi, on se retrouvait à chaque coin de rue, on criait, on s’appelait : Fadel ! Saïd ! Salomon ! Moussa ! On allait jusqu’à l’endroit où la mer s’arrête, on jetait des pierres dans la vase, on regardait voler les mouettes, les courlis. On regardait l’embouchure du fleuve, avec les barques des pêcheurs et le soleil qui se couchait dans la mer, je me souviens, j’ai pensé que c’était ça le bout du monde, qu’il n’y avait rien au-delà. »

« Et ta mère, Zinna ? »

« Ma mère est morte quand j’avais cinq ans, de la typhoïde. Je ne me souviens pas d’elle. Mon père, j’avais peur de lui, mais il ne m’a jamais battue. Mais c’était mon oncle Moché que j’aimais. Il était un peu fou. Il ne savait pas travailler. Mon père disait qu’il n’était bon à rien. Quand mon oncle se fâchait, il parlait en arabe, ou en italien, comme dans les opéras. Il disait : scellerato ! perfido ! crudele ! Ça me faisait rire. »

« Mais il t’aimait, ton père ? »

« Oui, il m’aimait bien, à sa façon. Mais il avait des problèmes d’argent. Et puis avec la guerre, c’était difficile. Les gens quittaient le Mellah. Ils ne savaient pas où aller. Les vieux ne voulaient pas s’en aller, ils avaient toujours vécu là, ils ne pouvaient même pas imaginer comment c’était, en France. Mon oncle Moché ne voulait pas y penser. Un jour, il est revenu d’une promenade, il était inquiet. C’était à cause de la vieille Rahel, elle s’était fracturé le col du fémur, on l’avait emmenée à l’hôpital. Ses neveux étaient venus de France pour vendre sa maison. Elle ne pourrait plus y retourner. C’était ça qui bouleversait l’oncle Moché. Et quand on a dû partir, après l’indépendance, mon père a vendu tout ce qu’il avait, il a fait les valises et il a acheté les billets de bateau, pour tout le monde. Mais l’oncle Moché n’a pas supporté. C’était le début de l’hiver, il s’est couché, on a cru que c’était la grippe. Le bateau devait partir dans quinze jours. Il est mort le jour où on devait s’en aller, ou peut-être le jour d’après. Moi je savais que c’était parce qu’il ne voulait pas partir. Alors mon père a fait l’enterrement, et on a pris le bateau d’après. »

Tomi se serrait contre Zinna, il écoutait sa voix dans sa poitrine. Il pensait qu’il avait été là-bas, lui aussi, dans cette ville blanche avec des portes bleues, avec ces escaliers, ces passages, et la rivière, l’embarcadère, et le cimetière au-dessus de la mer, les murs ocre, les portes qui avaient des noms si beaux, la Porte du Retour, la Porte du Vent. Pour ça, il ne voulait plus rentrer au Centre, dormir dans le dortoir avec les autres garçons, entendre leurs bruits obscènes et sentir leurs odeurs, surtout maintenant que Lucien la Belette était parti vivre ailleurs, chez des gens, très loin, en Alsace.

« Tu sais, Gazelle, au Mellah, il y avait des enfants partout, dans la rue, dans les boutiques, aux carrefours à côté des fontaines, sur les rives du fleuve, ils restaient assis à regarder les barques. Partout, il y avait des enfants qui jouaient, qui parlaient, ils te parlaient, ils t’appelaient par ton nom quand tu passais… »

Tomi fermait les yeux, comme pour dormir.


La nuit, Tomi attendait devant l’immeuble moderne, sur la colline. Quand Zinna rentrait seule, il entrait avec elle. Son appartement était tout blanc, presque sans meubles, juste des coussins par terre. C’était extraordinaire, comme dans un film. Pour dormir, Zinna mettait une longue chemise blanche. Tomi se couchait contre elle, pour avoir chaud. Dans le noir, elle lui parlait encore du Mellah, et des cimetières. Tous les cimetières où elle allait, si beaux, si calmes, avec les tombes des pauvres et les dalles de pierre des riches sur lesquelles étaient gravés leurs noms, et l’herbe qui poussait. Il y avait des écureuils qui habitaient dans les tombes. On entendait la rumeur du vent, la mer sur les récifs. Quelquefois, le vendredi, les familles venaient, avec les vieux qui récitaient des prières, ils marmonnaient, ça faisait un bruit de guêpes. Autrefois, Tomi avait peur des cimetières, mais maintenant, à cause de Zinna, il allait souvent dans le cimetière en haut de la ville. Quelquefois, Zinna allait avec lui, ils marchaient entre les tombes, ils lisaient les noms, et puis ils s’asseyaient tout à fait en haut, là où on voyait la mer, et les cargos lents qui avançaient le long de l’horizon.

La nuit, il écoutait parler Zinna. Il l’entourait avec ses bras. Il sentait la chaleur de son corps, sa verge devenait dure. Le désir lui faisait mal, comme une brûlure. Mais il n’osait pas bouger, de peur de rompre le charme. Il avait peur que Zinna le renvoie dans la nuit, et il faudrait à nouveau courir pour échapper aux policiers. Alors il restait immobile, tendu, il écoutait le souffle de Zinna. Quand son souffle devenait régulier, il murmurait : « Tu dors ? » Elle ne répondait pas.

Alors Zinna était déjà la maîtresse d’Orsoni. Tomi le savait. Rosette parlait de ça, un jour, dans le bar où il se pavanait. Tomi le haïssait. Mais il ne voulait pas y penser. Peut-être qu’il avait peur de ce qui allait arriver.


Si belle, Zinna, dans sa robe écarlate, quand elle entrait dans le hall de l’hôtel Martinez, accompagnée du clignotement des flashes des photographes, traversant la foule jusqu’au grand escalier, et la lumière brillait sur ses épaules, embrasait sa chevelure, allumait les diamants de son diadème, le seul cadeau qu’elle avait accepté d’Orsoni. Un peu en retrait, comme entraîné dans son sillage, Orsoni, son visage jaune, ses cheveux coupés en brosse, cet air de bonté apaisée que montrent parfois les fripouilles et les politiciens parvenus au sommet de leur carrière, et qui n’ont plus rien à désirer que le reflet d’honorabilité que leur font miroiter les journalistes.

Ils étaient présents, justement, en un ballet incessant de photographes qui accompagnaient Zinna dans sa marche triomphale. Comme elle souriait sans répondre, c’était à l’homme d’affaires qu’ils adressaient leurs questions : « Maître ! S’il vous plaît ! Un mot sur vos projets ! Quelle est votre position dans l’affaire Darnay ! Maître ! » Orsoni, d’un geste impatient, chassait ces insectes puis, condescendant, avant de franchir le seuil prestigieux : « Messieurs ! Hic non est locus. » Et il disparaissait dans le hall de l’hôtel, tandis que les reporters éberlués se répétaient la formule en l’écorchant.

Zinna, nul n’aurait pu reconnaître ce qu’elle était, cinq ans auparavant, quand elle entrait par la petite porte de l’Opéra, vêtue de son manteau redingote gris, avec ce regard transparent et lointain des enfants perdus. Aujourd’hui, dans le hall de l’hôtel, son regard était du métal dur, et la lumière brillait sur son visage et sur ses épaules comme sur une coque.

C’était elle que je voulais voir. Depuis qu’elle était partie, un jour, sans dire où elle allait, je l’avais cherchée. Après la maladie de Juliette, j’étais dans un état de choc, je ne savais plus ce que je faisais. J’errais dans les rues, la nuit, dans l’espoir d’apercevoir Zinna, au hasard, comme un éclair, dans une voiture qui passe, dans un reflet. J’avais même demandé à une agence de filature (l’air goguenard du détective quand il examinait la photo). J’avais mis des annonces dans les journaux. Et un jour, dans un magazine de mode, sur cette photographie. Semaine après semaine, j’avais remonté la piste. Dès que les leçons de musique étaient finies, ou bien entre midi et trois heures, entre les répétitions, j’allais à l’hémérothèque. C’était la fin avril, le concours approchait. Il y avait une chaleur lourde dans l’air, quelque chose d’électrique, les orages éclataient en fin d’après-midi, inondant la chambre qui était restée vide depuis le départ de Zinna. Depuis que Juliette était revenue de l’hôpital, elle était sans courage. Avec elle, je ne parlais jamais de ce qui s’était passé, ni de cet après-midi où j’étais entré dans la chambre de Zinna. C’était si lointain, c’était vieux comme un rêve à demi oublié.

Le festival lyrique approchait. Il fallait que tout soit fini avant, que je sache tout. Zinna serait là. Tout le monde parlait d’elle, et d’Orsoni. C’était lui qui avait propulsé Zinna, comme d’autres avant elle. L’argent, les relations, le monde du spectacle s’était ouvert devant elle. La nouvelle déesse avait commencé son ascension. Dans la salle sombre de l’hémérothèque, je ne pouvais détacher mon regard de la photo de l’Opéra de Vienne, ces anneaux de lumières entourant la scène, et l’étoile ouverte sur le plafond. C’était cela dont Zinna avait rêvé, sûrement, autrefois, quand elle travaillait dans la solitude de la pauvreté, quand elle montait l’escalier jusqu’à la chambre aux volets fermés. Elle ne pensait pas aux femmes qu’Orsoni avait façonnées avant elle, celles à qui il avait tout appris, jusqu’à leur propre nom, et qui ensuite étaient tombées : retournées à leurs machines à écrire, à leurs séances de pose, à leurs expédients, ou bien plus bas encore, devenues entraîneuses, strip-teaseuses, taxi-girls. Et maintenant, on parlait aussi, à mots couverts, de celles qui étaient tombées vraiment. Après ces mois de fête, la rupture avait été insupportable, elles n’avaient pas supporté le vide. On parlait d’elles comme d’absentes, comme de mortes.

C’était cela qui me serrait le cœur. Au lieu de préparer les concours, les répétitions, avec une hâte fébrile je feuilletais tout l’après-midi les quotidiens, les revues, à la recherche de Zinna, fuyant jour après jour sur des traces incertaines.

Elle apparaissait, tout au début, sur le yacht de Maître Orsoni, le Dedalus. Le Spiegel la montrait, de profil, avec un riche industriel allemand, lors de l’inauguration d’un hôtel à Amsterdam. Dans une revue suédoise, elle était photographiée devant un voilier de compétition construit par les chantiers de Turku, en Finlande. Sur certaines de ces photos, en retrait, toujours souriant de son air rassurant d’honnête homme, je repérais la figure d’Orsoni. À côté de lui, on distinguait son lieutenant, un jeune Italien du nom de Pagnoli, qui, selon ce que disait la rumeur, était attaché à son maître par des liens qui n’avaient rien d’amicaux. Pagnoli avait défrayé la chronique quelques années auparavant, lors de l’assassinat du sénateur Rabam, un psychiatre proche du pouvoir, poignardé dans sa baignoire comme Marat. Pagnoli avait été le suspect numéro un, puis l’accusé au centre d’un procès retentissant, avant d’être innocenté par un non-lieu arraché à la force du poignet par Maître Orsoni. Depuis, les journalistes malintentionnés avaient changé son nom en Pugnale, et l’on disait qu’il était devenu le factotum de celui qui l’avait sauvé de la prison.

Dans La Stampa, j’avais lu un bref article sur le rôle que Zinna devait tenir dans la version filmée de l’Otello de Verdi, mis en scène par Ettore Scola et coproduit par Orsoni. Le film devait être tourné à Vienne, à Rome et en Tunisie. L’été suivant, elle apparaissait à Venise, à Bologne, à Rome. C’était vide, terrifiant, son visage illisible, ses yeux absents. Maintenant, sur la plupart des clichés, elle portait d’immenses lunettes noires qui mangeaient son visage, et une robe noire qui la faisait paraître encore plus mince, plus frêle. C’était un tourbillon qui l’emportait à travers le monde, dans la nuit, de lumière en lumière, brûlant son visage, ses yeux, sa voix.

Au bout de sa route, il y avait le festival où j’étais venu. Je l’ai vue, un instant, perdu dans la foule qui se pressait aux marches de l’hôtel. Je voulais crier son nom, mais ma gorge restait nouée. De toute façon, est-ce qu’elle m’aurait entendu ? Juste un éclair, sa robe rouge sombre, l’éclat de feu de sa chevelure, la blancheur irréelle de ses épaules. Son visage lisse, lointain, fatigué comme celui d’une enfant. Les photographes me bousculaient, me repoussaient en arrière. Déjà d’autres femmes arrivaient, montaient les marches de l’hôtel, les flashes crépitaient. J’avais la nausée. Dans un café, près de la gare, alors que la pluie recommençait à tomber, j’ai commencé à écrire une lettre. Je voulais la remettre au concierge de l’hôtel. Sur la feuille blanche, ne sachant pas quoi écrire, j’ai mis les premiers mots du duettino qu’elle chantait avec moi, autrefois, dans la chambre aux volets fermés, tandis que je l’accompagnais au piano :

« Là ci darem la mano, là mi dirai di si

Vedi, non è lontano, partiam, ben mio, da qui.

— Vorrei, e non vorrei, mi tréma un poco il cor,

felice, è ver, sarei, ma puo burlarmi ancor… »

Mais j’ai arrêté là ma lettre. Je l’ai froissée en boulette, je l’ai jetée, et je suis parti sous la pluie, dans toutes ces rues combles, ces rues où il n’y avait personne.


Pâle, maigre, dans sa robe noire. Zinna ne bougeait plus de l’appartement, dans l’immeuble neuf en haut de la colline. Quand Tomi est revenu là, après toutes ces années, il a eu peur, parce que c’était devenu si vide. Rien n’avait changé vraiment, mais c’était l’abandon, la solitude. Zinna dormait sur un matelas de plage qu’elle déroulait chaque soir à même le sol, et qu’elle roulait le matin pour le cacher dans un placard. Autour d’elle, sur de grandes feuilles de papier, elle dessinait avec des feutres de couleur d’étranges dessins faits d’étoiles et de cercles concentriques. « Ce sont des visages, tu les vois bien, Gazelle ? Il y a tellement de visages, tout le temps, ils mangent ta vie, ils mangent tes yeux. »

Elle avait un pick-up en mauvais état, genre Teppaz, sur lequel elle passait à longueur de journée de la musique douce, des bongos, du xylophone, des steelbands. Elle faisait du thé. Elle le préparait à la mode de son pays, dans une théière en fer-blanc avec un chapeau pointu surmonté d’un bouton rouge en forme de cerise confite. Elle fumait beaucoup, des cigarettes anglaises, ou de l’herbe, de la Marie-Jeanne. Avec Tomi, clic ne parlait presque pas. Elle avait de temps en temps un drôle de rire étouffé. Elle avait des rides amères autour de la bouche. Tomi n’osait plus se serrer contre elle, comme autrefois. Il n’osait plus prendre sa main. Il y avait si longtemps, peut-être qu’elle ne s’intéressait plus à lui. Il était trop grand.

Elle avait dû commencer à se shooter quand elle vivait avec Orsoni. Un jour, Tomi est entré, elle était en peignoir, dans la salle de bains, penchée sur le lavabo. Tomi a cru d’abord qu’elle s’était blessée. « Qu’est-ce que tu as ? Tu t’es fait mal ? » Elle s’est retournée, elle avait cette drôle d’expression sur son visage, de la souffrance, de la peur. C’était horrible. Tomi est resté immobile. Elle est passée devant lui, le sang coulait le long de son bras, dégoulinait sur le carrelage blanc. Elle faisait une vilaine grimace. « Je me suis ratée. » Elle s’est littéralement laissée tomber par terre, contre un mur. Son peignoir était ouvert sur sa poitrine nue, Tomi voyait nettement ses côtes. Puis une sorte de nuage est passé sur son visage, elle respirait profondément, comme quelqu’un qui a plongé.

Tomi n’a pas parlé de ça. Il ne voulait pas y penser. Il sentait la honte, la colère. C’était à cause des places où les gens traînent la nuit, à cause des coins de porte, des couloirs vides, des filles paumées, des gosses qui reniflent la colle entre deux voitures. C’était un vide qui aspirait, qui engouffrait.

Quand il avait retrouvé Zinna, après toutes ces années, ça n’était pas le hasard. Un moment il l’avait cru. Elle marchait dans la rue, vers lui, avec ces lunettes noires qui mangeaient sa figure. Son cœur s’était mis à bondir dans sa poitrine. Il avait appelé : « Zinna ! » Il avait couru jusqu’à elle. Elle l’avait serré contre elle. Mais il était si grand maintenant que c’était le visage de Zinna qui s’appuyait contre sa poitrine. Un moment il avait cru que tout allait recommencer comme autrefois, quand ils marchaient sur la plage au milieu des mouettes, ou quand ils s’asseyaient sur une tombe, et qu’elle parlait du Mellah.

Mais Zinna n’allait plus à la plage. La lumière du soleil l’éblouissait, lui donnait le vertige. Elle ne sortait que le soir, pour acheter des cigarettes, des trucs à manger, de la bière. Elle portait tout le temps ses lunettes noires et des robes à manches longues.

Plusieurs fois par semaine, elle allait la nuit du côté de la gare. Elle cherchait les petits dealers. Rosette disait « la femme blanche », avec un ricanement de mépris. Tomi connaissait bien Rosette. Jamais il n’aurait voulu travailler pour lui. Zinna allait le chercher dans les bars autour de la gare. C’était à vomir. Tomi tombait dans un trou noir. Tout devenait faux, mensonge, grimace. Les vieux souvenirs étaient des bobards, tout disparaissait devant le nouveau visage de Zinna, cet air âpre qu’elle avait parfois, ce regard affamé, comme quelqu’un qui se perd, qui trompe les autres. Non, ce n’était pas le hasard qui l’avait guidée. Le hasard, c’était comme la musique, ça ne pouvait plus exister avec cette faim qui rongeait son cœur. À quel moment avait-elle commencé sa chute ? Tomi essayait de se souvenir de son corps, de ses bras, de la saignée des coudes, de ses pupilles. Peut-être qu’elle avait déjà commencé, quand ils se voyaient chaque jour sur le chemin de l’Opéra. Orsoni la tenait déjà, il l’avait déjà liée, sur son maudit Dedalus, avec cette gouape de Pugnale, tous ces fêtards, ces gens à la dérive, qui allaient de port en port, à Trieste, à Venise, à Istanbul.

Une fois, elle a parlé des cinq ans pendant lesquels elle avait vécu sur le bateau d’Orsoni. Elle a parlé de l’Italie, de la Grèce. Elle racontait tout ça comme si elle l’avait imaginé. Tomi était assis, pas comme autrefois sur la plage, mais sur le parquet de la grande pièce vide, devant la fenêtre, en regardant le soleil suivre sa courbe au-dessus des immeubles. Il avait envie de se serrer contre elle, comme il faisait alors, pour sentir son cœur battre et entendre sa voix résonner dans sa poitrine. Mais il avait mal, à cause de la jalousie, parce qu’il haïssait cet homme puissant qui avait pris Zinna à son piège. Pourtant, il aimait l’entendre parler de ses voyages, de la mer : « Tu sais, Gazelle, toujours les dauphins faisaient la course avec notre bateau. Je me mettais tout à fait à l’avant, contre le mât, on allait vers la Grèce, la mer était lisse, calme, sombre, belle. Quand les dauphins sortaient de l’eau, tout près, ça faisait un bruit, tu ne peux pas imaginer, ça donnait le frisson. Ensuite, le bateau est arrivé devant la ville d’Athènes, on voyait toutes les maisons, les immeubles, les collines avec les temples. Les dauphins alors sont repartis en arrière, ils n’aimaient pas le bruit de la ville. Ils sont retournés vers le centre de la mer… »

Elle n’avait plus d’argent. Elle n’avait que la clef de cet appartement, Orsoni avait payé pour un an. Rosette ne voulait plus la fournir. Partout on savait qu’Orsoni l’avait laissée tomber. Dans un bar, près de la gare, quand il avait fini de décharger les camions, Tomi avait rencontré Rosette. Rosette lui avait dit : « Qu’est-ce que tu fous avec cette fille ? Elle est paumée, elle va finir chez les dingues. » Tomi l’avait repoussé d’une bourrade. Il haïssait Rosette, il haïssait le monde entier. Dans les rues, il courait jusqu’à la nuit. Il travaillait à la gare, puis il allait dans les bars qui ne fermaient pas. Il y avait des clochards, des somnambules. Tomi ne voulait pas rentrer dans l’appartement. Il appréhendait de voir Zinna assise contre son mur, si pâle, les yeux si vides.

Un médecin lui avait donné des médicaments, ça la calmait, elle n’avait pas l’air de souffrir, mais son regard n’accrochait plus la lumière. Tomi lui apportait de la nourriture, du pain, des fruits. Elle ne touchait à rien. La seule chose qu’elle acceptait, c’étaient les oranges. Tomi les coupait en deux, après avoir enlevé l’écorce. Elle suçait la pulpe. Elle était si faible qu’elle devait s’appuyer au mur pour marcher dans l’appartement. Tomi l’accompagnait partout, même pour l’asseoir sur la cuvette des W.-C. Elle se laissait faire comme un enfant. La nuit, il l’allongeait sur le matelas de plage, il l’enveloppait dans une couverture. Elle grelottait de froid. Lui était si fatigué qu’il s’endormait le matin, couché par terre, la tête appuyée sur son coude. Quand il se réveillait, à midi, son cœur battait, il avait peur que Zinna ne soit morte. Il lui parlait, il répétait : « Zinna, réveille-toi, Zinna, Zinna, s’il te plaît ! « Jusqu’à ce qu’elle entrouvre ses paupières et qu’elle le regarde. Mais elle ne parlait pas.

Une nuit, pourtant, il s’est réveillé, la gorge serrée. Il a eu beau lui parler, la secouer, elle n’a pas voulu ouvrir les yeux. « Zinna, Zinna, s’il te plaît ! » Il ne savait plus quoi faire. Il avait mal dans la poitrine. Il a couru en bas de l’immeuble, à la recherche d’un téléphone qui ne soit pas démoli. Le médecin SOS est venu, il a regardé les yeux de Zinna. Il a regardé les uns après les autres les flacons de médicaments vides. Alors il a fait venir une ambulance, et ils l’ont emmenée.


C’était un rêve, ou un cauchemar, entre les deux. Tomi n’était plus retourné dans l’appartement, dans l’immeuble neuf en haut de la colline. Il allait dans la petite rue où il avait rencontré Zinna, autrefois. C’était si loin qu’il ne se souvenait plus si c’était vrai ou faux. Il était même entré dans l’Opéra, il avait monté l’escalier où il s’asseyait pour écouter chanter Zinna. Il aurait voulu entendre à nouveau sa voix, si légère et irréelle, qui emplissait toutes les salles vides. Il était allé jusqu’à la chambre aux volets fermés sur la mer, avec cette ampoule électrique nue qui brûlait au-dessus de ses cheveux. Mais l’Opéra était désert. Dans la chambre, le piano était poussiéreux. Il y avait longtemps que plus personne ne l’avait touché.

C’était la fin de l’hiver. Dans quelques jours, le printemps serait là. Il y avait déjà du monde dans les rues, des filles en robe claire, des garçons en polo. Sur les placettes, les enfants couraient et jouaient au ballon, sans s’occuper des dealers, des trafics, des rendez-vous. C’était comme ça pour lui, autrefois. Quand il s’échappait de la famille Herbaut, à Vaujours, rien n’avait d’importance. Le mal, c’était les autres, les grands, ceux qui allaient trop loin et qui tombaient de leur haut. Dans le quartier de la gare, Tomi a croisé Rosette. Il a détourné les yeux, comme s’il n’existait pas. Il ne connaissait plus personne dans cette ville.

À l’hôpital, Zinna partageait une chambre avec six autres femmes. Son lit était à côté de la fenêtre. À travers les barreaux on voyait un palmier et le ciel bleu. À côté d’elle, il y avait une vieille grand-mère qui s’appelait Sophie. Elle avait essayé de se suicider. Elle avait attaché le cordon de sa robe de chambre à la tringle des rideaux, elle avait mis le nœud autour de son cou, et quand elle avait sauté de l’escabeau, la tringle s’était décrochée en cassant un carreau. Alors on l’avait emmenée, et on l’avait mise là, à côté de Zinna.

Quand Tomi est venu, elle a dit : « C’est ton amoureux ? Mais c’est encore un poussin ! »

Dans le lit blanc, avec ses cheveux attachés par une barrette, et sa chemise propre, Zinna avait l’air d’une petite fille. Tomi s’est assis sur la chaise, à côté du lit. Il ne parlait pas. Il ne voulait pas qu’elle parle. C’était comme au début, tout à fait au début, quand ils se croisaient dans la ruelle, devant l’Opéra.

Il attendrait. Il avait tout le temps, maintenant. La nuit, il allait travailler au marché-gare, à charger et décharger les camions. Le jour, il restait avec Zinna, il la regardait, il l’écoutait respirer. Il tiendrait sa main longue et fine, pour sentir sa chaleur. Il n’y aurait plus d’hôtels à Amsterdam, ni de bateaux, ni d’îles en Grèce. Il ne laisserait plus personne détruire Zinna, sa voix, son regard.

« Emmène-moi, Gazelle, je voudrais tellement retourner chez moi, être enfin chez moi. » Elle avait dit ça un jour, quand elle était malade, avant qu’on ne l’emmène à l’hôpital. Elle était si faible qu’elle ne pouvait plus marcher, plus manger, plus dormir. Le vide était en train de la dévorer.

Maintenant, Tomi savait bien ce qu’il ferait. Un jour, ils marcheraient ensemble hors de l’hôpital, comme s’ils allaient au bout de la rue, juste faire un petit tour avant la nuit, et revenir à l’heure du repas. Au bout de la rue, il y aurait encore une rue, encore une autre. Il y aurait des routes à travers la campagne, des champs, des herbes et des coquelicots. Ils continueraient à marcher, sans se retourner. La nuit serait magnifique, avec des pluies d’étoiles. Comme ils ne sauraient pas où aller, Tomi conduirait Zinna jusqu’à Vaujours. C’était son vrai pays, les terrains vagues entre les immeubles, les collines, les petites maisons régulières. Il lui montrerait la maison des Herbaut, comme s’il y était né. Ensuite ils iraient jusqu’au canal de l’Ourcq, voir glisser lentement les bateaux. Ce serait l’été, il ferait chaud, ils pourraient dormir dehors, contre un talus. Ensemble, ils ne se perdraient jamais. À nouveau, il se serrerait contre elle, il écouterait sa voix dans sa poitrine, pendant qu’elle parlerait encore de sa ville lointaine, aux ruelles étroites, aux maisons très blanches avec leurs portes bleues, et même de la fenêtre au balcon arrondi où la vieille Rahel ne viendrait jamais voir la mer.

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